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Regards sur l’Europe
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Un texte de Daniel Calin
 

Une remarque préalable s’impose. La laïcité comme principe organisant les constitutions ou les législations des États et la laïcité comme culture politique dominante dans une société sont loin d’être systématiquement corrélées. En Europe, par exemple, la Turquie est probablement l’état de droit le plus laïc, plus laïc encore qu’une France qui s’est bien éloignée de la laïcité rigoureuse(1) qui avait inspiré le fondateur de la Turquie moderne. La Turquie est cependant gouvernée actuellement par des partis ouvertement islamiques, dont le succès indique à quel point l’esprit laïc est loin de dominer la société turque. Inversement, la Suède reconnaît l’Église évangélique luthérienne comme religion d’État, horreur suprême aux yeux de laïcs français, alors que la grande majorité de la population suédoise est quasi totalement indifférente à toute forme de religiosité, ce qui reste fort loin d’être le cas en France.

La rigueur laïque dans le droit public est peut-être plus souvent le signe de tensions politiques fortes entre croyants et non-croyants, ou majorité religieuse et minorités religieuses(2), que le signe d’un esprit public laïcisé en profondeur. Théoriquement, la laïcité exige seulement le repli de la croyance religieuse dans la sphère de l’intimité. En pratique, les grandes religions sont tout sauf des systèmes de représentations intimement personnels. Une véritable laïcisation culturelle exige certainement, sinon l’effacement des croyances religieuses, mais au moins une transformation en profondeur de la religiosité elle-même, de systèmes collectifs contraignants de croyances partagées en élaborations intimes de valeurs et de représentations à usage strictement personnel.

Les récents débats autour de la Constitution proposée aux peuples européens, sèchement refusée par les citoyens par deux des pays fondateurs, la France et les Pays-Bas, ont fait une assez large place à la question laïque, en France en particulier. Ces débats ont fait resurgir deux faits occultés depuis des décennies. Le premier est que l’emprise des religions sur la vie publique en Europe est nettement moins affaiblie qu’on veut bien le croire. Le second est que les droits publics des différents États constitutifs de la Communauté Européenne sont radicalement incompatibles.

Le premier fait s’est traduit par un forcing de toutes les forces religieuses européennes, soit par le biais d’interventions directes de responsables religieux, le pape en tête(3), soit par le biais des relais politiques des Églises, puissants ou dominants dans certains pays, pour inscrire la religiosité dans la Constitution Européenne, ce qui est par définition en opposition avec la laïcité. Les premières moutures du projet constitutionnel inscrivaient constitutionnellement les valeurs chrétiennes comme fondatrices de l’Europe, transposant une réalité historique en elle-même incontestable en principe organisateur de la Communauté Européenne. Cette référence chrétienne excluait les minorités juives et musulmanes des fondements de l’Europe, tout comme elle niait a fortiori le rôle pourtant essentiel de philosophies non-religieuses ou anti-religieuses dans l’élaboration de l’Europe moderne. La référence chrétienne a finalement été abandonnée de la version finale de la Constitution, dont le préambule ne se référait plus qu’aux « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ». Plus confuse, cette référence n’en restait cependant pas moins contraire au principe laïc de la séparation rigoureuse du pouvoir politique et du pouvoir religieux, en accordant explicitement au fait religieux une valeur fondatrice de l’Europe politique.

Si la France est constitutionnellement définie comme une « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » par l’article premier de la Constitution de 1958, cette laïcité juridique claire, confirmée par la législation sur la séparation de l’Église et de l’État et la laïcité de l’enseignement public, est une exception européenne. Si le Portugal est défini comme État laïc par sa constitution post-salazariste de 1976, c’est une laïcité toute formelle : le concordat de 1940 avec le Saint-Siège est resté en vigueur, ainsi que le statut privilégié accordé à l’Église catholique. L’Espagne, l’Italie(4), la Pologne, l’Autriche sont également encore des pays concordataires. L’enseignement religieux est obligatoire en Pologne, en Autriche. Il est omniprésent en Italie. L’Espagne est traversée actuellement par un violent conflit à ce sujet. Inversement, plusieurs pays européens conservent très officiellement une religion d’État, évidemment financée par l’État. C’est superlativement le cas de l’Angleterre avec le lien historique et structurel entre la monarchie et l’Église anglicane. C’est le cas de l’Écosse avec l’Église presbytérienne. C’est le cas du Danemark, de la Finlande et de l’Islande avec l’Église évangélique luthérienne. En Allemagne, l’État prélève des impôts ecclésiastiques et l’instruction religieuse est obligatoire dans les écoles publiques : les citoyens ont certes le droit de refuser ces deux règles, mais ils doivent pour cela faire une démarche spéciale, socialement inhabituelle et mal tolérée, même si la majorité de la population allemande se déclare maintenant agnostique. La constitution de l’Irlande fait référence à la Très Sainte Trinité, et l’Église catholique dispose d’un statut privilégié. La constitution grecque fait référence à la Sainte Trinité et l’Église grecque orthodoxe a de fait un statut de religion d’État, le président et le vice-président devant obligatoirement être de cette confession.

Dans de telles conditions, on ne s’étonnera pas que la version finale du projet de Constitution européenne n’ouvrait en rien sur une extension de la laïcité en Europe. Bien au contraire, l’article I-52, premier alinéa, assurait la perpétuation de l’existant, y compris les religions d’État : « L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres. » Le même article, dans son troisième alinéa, tendait même à favoriser les liens entre les religions et la Communauté Européenne elle-même : « Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations. » La question laïque a donc, très logiquement, été un des thèmes forts de la campagne référendaire sur cette Constitution, avec les conséquences que l’on connaît(5).

Au-delà des situations de droit, la situation politique et culturelle est à certains égards assez paradoxale. L’Europe du Nord, protestante pour l’essentiel, mais où la religiosité réelle est souvent très affaiblie, apparaît dans l’ensemble comme installée pacifiquement dans des religions d’État peu contestées. Inversement, l’Europe méditerranéenne, catholique, ou orthodoxe pour ce qui est de la Grèce, est traversée par des conflits plus ou moins virulents et récurrents, alors même que la religiosité y est manifestement beaucoup plus vivace que dans la plupart des pays protestants. Cela tient certainement à la nature même du protestantisme, luthérien en particulier. Impulsé historiquement par les milieux urbains éclairés, caractérisé par un repli du culte sur la famille, très intériorisé, la foi protestante, même vive, se fond plus facilement dans la modernité urbaine et individualiste que les fastes collectifs exubérants et les pulsions autoritaristes récurrentes du catholicisme et de l’orthodoxie. C’est pourquoi un mouvement de laïcisation politique et juridique de l’Europe a plus de chances de partir de l’Europe du Sud que de l’Europe du Nord, si tant est que des traditions culturelles aussi divergentes aient une chance de se rencontrer un jour.

L’Europe n’est guère unie que sur le principe de la liberté des croyances et des cultes, même pas, comme nous venons abondamment de le voir, sur l’égalité de traitement entre les cultes. Elle est tiraillée entre des traditions et des positions inconciliables sur la question de la laïcité. La laïcité française est une exception historique, politique et juridique, qui n’a guère de chance de gagner du terrain que chez ces voisins latins et catholiques. Toute l’Europe est par ailleurs travaillée par une nouvelle expansion de la religion musulmane sur son sol, essentiellement par l’immigration pour l’instant, mais aussi peut-être demain par l’intégration de pays musulmans comme la Turquie ou la Bosnie. La religion musulmane, surtout traversée comme elle l’est ces dernières décennies par des mouvements à divers degrés intégristes, est une religion pour le moins peu favorable à la laïcisation. La question laïque n’a manifestement pas fini de hanter la scène politique européenne.

Daniel Calin
Septembre 2006


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Notes

(1) Constitution de 1937 imposée par Mustafa Kemal Atatürk.

(2) On sait le rôle important joué dans l’histoire de la laïcité en France par les minorités juives et protestantes.

(3) À plusieurs reprises, Jean Paul II a demandé qu’une « référence claire à Dieu et à la foi chrétienne soit formulée dans la Constitution européenne ».

(4) Le concordat mussolinien de 1929 a été renégocié en 1984. La notion de religion d’État a été abandonnée, mais le nouveau texte concordataire stipule que « les principes du catholicisme font partie du patrimoine historique du peuple italien », formulation qui a visiblement inspiré les rédactions successives de la Constitution européenne.

(5) En mai 2006, des sondages d’opinion ont montré que les Français restaient massivement fidèles à leur vote d’alors, nettement plus encore chez ceux qui avaient voté non que chez ceux qui avaient voté oui.


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