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Pas facile, la plomberie, avec les mains dans les poches !

 

 
Un texte de Chantal Remillieux


Un autre texte de Chantal Remillieux  Voir un autre texte de Chantal Remillieux, publié sur le site de Philippe Meirieu, intitulé Et si la SEGPA, c’était pas la honte ? Ou l’art de poser les questions à l’envers... (format PDF).

 

Abdelkader est arrivé quinze jours après la rentrée, les billets d’avion en provenance d’Algérie sont moins chers.

Crâne rasé, chewing-gum, casquette, manteau à capuche à fourrure, écouteurs MP3... panoplie totale, pas vraiment mon style. Une vraie racaille dirait l’autre.

En cours, il n’a aucun matériel et affiche une certaine fierté à ne pas aimer le français ; ça tombe mal, c’est la matière que j’enseigne dans cette SEGPA d’un quartier “sensible”. Les élèves sont sensibles, c’est vrai, moi aussi d’ailleurs.

Un mois après la rentrée, c’est le ramadan et comme d’autres il se traîne en cours en bâillant. Puis viennent les vacances de Toussaint et les émeutes urbaines où il n’a pas dû être le dernier à faire l’imbécile. Une collègue a trouvé une cagoule dans son sac.

On a une réunion de synthèse où un éducateur de la PJJ nous explique qu’Abdelkader a volé une autoradio et qu’il travaille avec lui sur une lettre à rédiger et la prise de conscience de ses actes.

Pour le premier stage en entreprise, on ne sait pas où le mettre.

Il finit dans le pressing d’une collègue prof d’atelier en “entretien des textiles”. Stage cocooning où il promène le chien entre deux repassages. Il apprend à dire bonjour, à sourire, à rendre service.

À part relever le défi, je ne vois pas d’autre choix.

C’est déjà décembre quand on commence vraiment à travailler ensemble.

Je fournis les feuilles, souvent le stylo.

Quand il produit une ligne, je m’enthousiasme, quand il a des choses à dire, c’est moi qui écris sous la dictée et j’exige qu’il recopie sans erreur.

On va à la médiathèque, il crache par terre et se fait sermonner par le service d’ordre. Je sors un mouchoir, il nettoie, on écrit une lettre d’excuse, on parle du crachat, des différences culturelles.

Je râle quand il est en retard, quand il coupe la parole, quand il mélange l’arabe et le français mais je lui dis souvent qu’il est capable. Je le garde cinq minutes après le cours pour ne pas faire les remarques en public, mon cours n’est pas une arène romaine.

J’écris son nom en arabe, un point pour moi, les autres veulent tous leur nom en arabe avec la traduction. Ça fait des années que je prends des cours d’arabe et que je n’arrive toujours pas à prononcer correctement les consonnes mais je reconnais les insultes, je sais écrire les prénoms et connais leur signification. Ça fait illusion, ça empêche qu’il y ait trop d’apartés, “la prof, elle parle arabe !” et c’est plus facile après d’écrire en français aussi.

Un jour tous les autres sont absents et on va ensemble au Centre d’Information et d’Orientation. Abdelkader passe un test et on parle de sa personnalité et de tous les aspects positifs. On cherche des renseignements sur la plomberie.

Sur le chemin, il me raconte qu’il est arrivé en France en CM2, il a été viré d’un premier collège en sixième parce qu’il avait agressé un prof. Je cherche à savoir pourquoi, “il m’a pris la tête”. Je lui demande si un jour je lui prenais la tête, je me ferais agresser aussi, il rigole.

On cherche un stage en plomberie, on écume l’annuaire sans succès, il se décourage, “c’est parce que je suis arabe”, pauvre persécuté, c’est surtout parce qu’il est en concurrence avec ceux qui sont déjà en CAP.

On écrit à la mairie. C’est long. On attend.

Et puis une lettre arrive, il a rendez-vous au service de l’architecture.

C’est un autre quartier, il ne se sent pas d’y aller seul, dès qu’il quitte la ligne de métro c’est l’angoisse.

Je l’accompagne un soir.

À 17 heures on est dans les embouteillages sur le périphérique et il demande pourquoi je ne double pas les autres voitures en prenant la bande d’arrêt d’urgence comme son frère “j’vous jure, ça va plus vite”. J’incarne le rappel à la loi, la sécurité et il l’accepte.

Devant le bâtiment, on fait une ultime répétition, enlever la casquette, dire “bonjour MONSIEUR”, serrer la main “à la française”, attendre d’être invité à s’asseoir, sourire et... NE PAS CRACHER.

Nous sommes reçus dans un beau bureau par le responsable du service, Abdel a du mal à tout suivre, son regard est attiré par une immense vue aérienne affichée au-dessus du bureau, il cherche son quartier, il est distrait par le mobilier (il teste discrètement la chaise tournante), étonné d’être là. C’est moi qui réponds aux questions.

Ça va mieux à l’atelier, le responsable de l’équipe lui explique les horaires, ce qu’il va faire.

Dehors, je lui montre le plan pour rejoindre une station de métro à dix minutes à pied. “Pouvez pas m’accompagner ?”. Je lui fais reformuler la question, je suis prof de français quand même, “S’il vous plaît ? madame, je ne suis pas sûr de trouver le chemin, pourriez-vous m’accompagner ?”, ça prend dix minutes et quelques passants nous regardent d’un drôle d’air : ils ne savent pas que ça permettra d’aborder la forme interrogative et le condi­tionnel en classe...

Quand il voit la station, il est soulagé, en terrain connu. À chaque croisement, on s’est retourné pour voir le chemin en sens inverse et on a regardé le plan.

Il a déjà fait quelques pas et lance comme un au revoir “c’est bon, je vais y arriver tout seul !”. Je lui demande s’il n’a rien oublié, il fouille ses poches, trouve le ticket de métro, ne comprends pas... Je le rattrape : “Abdelkader, je suis venue exprès en voiture au collège au lieu de prendre mon vélo, je vous ai accompagné, vous allez faire un stage en plomberie, vous êtes content, alors ?” Un éclat dans les yeux, un grand sourire, “ah oui, merci Madame !”, “au revoir Abdel, rentrez bien, bonne soirée !”

Au bout de deux jours de stage, je téléphone au chef d’équipe.

Au niveau du comportement, ça va, il est poli, ponctuel, mais “il faudrait qu’il enlève ses mains des poches”. Je lui téléphone, “alors Abdel, vous avez les mains dans les poches ?!!” On discute, il ne sait pas comment se rendre utile, je lui conseille de passer les outils, de participer au nettoyage et surtout d’enlever les mains des poches.

À la fin de la première semaine, je passe à la pause déjeuner. Une dizaine de personnes travaillent dans ce service, tous des hommes dans la cinquan­taine, Abdel s’est fait accepter, a enlevé les mains des poches, participe, sourit, s’intéresse à la plomberie, a découvert des tas de lieux inconnus, des vieux bâtiments, des musées.... transformé.

À la fin des deux semaines, j’y retourne. Le chef d’équipe a discuté avec Abdel de l’agression contre le prof en sixième et l’a convaincu de faire une lettre d’excuse, Abdel réfléchit. On lui propose un apprentissage pour la prochaine année scolaire. Il est fier de lui, a retenu les noms des outils.

Nous ne sommes qu’en mars.

L’année n’est pas finie mais voilà un p’tit gars reparti du bon pied, agréable en classe, avec des projets, capable de sortir du quartier et de son personnage. Déjà plus mon style...

Pourquoi j’écris tout ça ? Parce que j’en ai marre des discours désespérés.

Je crois que c’est notre regard qui fait ce que sont nos élèves.

Bien sûr, les discours islamistes extrémistes font peur mais on a un rôle à jouer pour les déjouer. Voir les individus sans amalgame, rester exigeants et ouverts. C’est ce qui peut rendre ce travail passionnant.

Bien sûr, pour le jeune prof qui débarque, c’est moins simple, j’ai largement l’âge d’être leur mère et ça aide, je pense que les postes en collège en ZEP ne devraient être donnés en dessous de 40 ans qu’aux volontaires.

Chantal Remillieux
Le 22 mars 2006

 
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