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Destruction de l’Éducation Nationale :
responsables et exécutants, comment vous sentez-vous ?

 

 
Texte de Raymond Bénévent,
philosophe, ancien professeur à l’IUFM d’Alsace/Université de Strasbourg

 

À
Mesdames et Messieurs les Inspecteurs de l’Éducation Nationale,
et
Mesdames et Messieurs les Inspecteurs (aujourd’hui Directeurs) d’Académie (peut-être ?)
Mesdames et Messieurs les Recteurs d’Académie (sait-on jamais ?),

 

Pour avoir quelque chance d’être lu, permettez-moi de préciser d’emblée que ce courrier n’est pas d’accusation, mais bien plutôt de compassion. Manière de dire que je n’aimerais pas être à votre place dans les moments présents...

 

Dans les semaines écoulées en effet, sont tombées simultanément, dans toute le France, les décisions de fermetures massives de classes, voire d’écoles, et les notifications de suppression de postes en Réseaux d’Aides Spécialisées pour les Elèves en Difficulté (RASED), voire de RASED tout entiers. Ainsi s’achève le démantèlement complet du seul dispositif qui permettait aux enfants ne parvenant pas à s’intégrer dans l’univers scolaire de retrouver quelque chance d’y accéder. Je pourrais développer ici la méprise – ou la supercherie – qui consiste à essayer de faire croire que ce dispositif pouvait être avantageusement remplacé par une « aide personnalisée » dont le présupposé est que les difficultés scolaires sont avant tout d’ordre cognitif ou méthodologique, et que, à part quelques cas qu’il faudra médicaliser (s’ils sont petits) ou judiciariser (s’ils sont adolescents) il n’y aurait à accompagner que des enfants ayant intégré le métier d’élèves mais y rencontrant des difficultés. Déni massif de la réalité, aveugle au sort de ceux pour qui l’univers scolaire signifie tellement peu qu’il est inexistant, ceux qui ne peuvent trouver l’entrée d’un édifice qui n’a pour eux aucune réalité, ceux-là qui sont massivement les « clients » des RASED. Bref, le nouveau dispositif, s’il peut servir à quelques-uns, déjà élèves mais empêchés, n’est pour les autres même pas un « emplâtre sur une jambe de bois », mais un « emplâtre à côté de la jambe de bois ! » J’ai travaillé, en philosophe, les tenants et aboutissants de cette méprise, mais ce n’est pas là ce qui me mobilise aujourd’hui. C’est quelque chose de beaucoup plus simple, et cependant dramatique.

 

Qui a été chargé de décider les fermetures de classe et de les annoncer ? Des « Commissions » diverses, au niveau académique ou départemental, protégées par leur effet d’anonymat collectif. Mais qui a dû informer, pour les personnels des RASED, maîtres E (enseignants spécialisé chargés de l’aide à dominante pédagogique) et maîtres G (enseignants spécialisés chargés de l’aide à dominante rééducative) de la suppression de leur poste, voire de l’intégralité de leur réseau, après avoir dû choisir les condamnés ? Dans la plupart des cas, vous-mêmes, Inspecteurs de l’Education Nationale de leur circonscription.

Or face à vous, la plupart des enseignants spécialisés concernés ont vécu une triple sidération :

1 – Celle de voir tenus pour rien leur compétence, leur engagement, l’itinéraire de toute une vie professionnelle.

2 – Celle de réaliser que rien décidément ne semble pouvoir arrêter une entreprise de destruction systématique emportée par sa propre folie, que rien ni personne, enseignant, parent ou élu n’est désormais capable de tenir en respect.

3 – Mais celle surtout de se voir annoncer leur propre annulation et celle de tout un dispositif par des Inspecteurs, assez souvent anciens collègues qui, pour la plupart, désapprouvaient ce qu’ils étaient chargés d’annoncer.

Et si quelques-uns ont exécuté la consigne sans troubles apparents, il n’en a pas été de même pour tous :

Ce sont la violence et le potentiel de destruction portés surtout par les deux dernières attitudes qui ont sidéré vos interlocuteurs : vous étiez pour eux méconnaissables !

 

Êtes-vous pour autant des salauds, des traîtres, des arrivistes ? Non, simplement des hommes et des femmes parmi d’autres qui, soumis au piège de la double contrainte, ne peuvent que se briser, se cliver, ériger tout l’édifice des dispositifs de défense, y compris les plus destructeurs pour autrui, le cynisme et la perversion, pour tenter d’éloigner d’eux des dilemmes insoutenables.

À quel prix pour les autres, mais aussi pour vous ? Se remet-on jamais d’avoir cédé sur sa foi, sur son éthique, professionnelle voire personnelle ? Bref, les dispositions actuelles détruisent non seulement les enfants, les parents, les enseignants, mais aussi les responsables que vous êtes. Peut-être avez-vous été séduits un moment par la rhétorique présidentielle qui voulait que la preuve d’une juste réforme était qu’elle fasse mal ? Peut-être vous êtes-vous perçus, en toute bonne conscience, comme les chevaliers d’un vrai renouveau ? Lorsqu’un régime utilise la confiance que nous lui faisons pour exiger notre acquiescement aux dommages qu’il nous fait, il ne mérite qu’un nom : lequel, d’après vous ?

Depuis Socrate au moins et l’obéissance à son « démon » contre les dérives de la Cité, fussent-elles couvertes par les lois, il existe quelque chose qui se nomme objection de conscience. Vous qui êtes comme tout un chacun victimes de dispositions perverses et destructrices, accepterez-vous d’y être en outre des bourreaux, fût-ce par délégation ?

 

Vous êtes à une place stratégique dans les rapports entre élèves, parents, enseignants d’une part, autorités étatiques de l’autre. Une révolte collective de votre part pèserait d’un poids considérable pour redonner un espoir à chacun, et un avenir à tous dans la défense de l’école de la République. Et vous y retrouveriez votre honneur, qu’on a tenté de vous faire perdre.

Raymond Bénévent
Mars 2012

 

Dans le souvenir vivant des IEN avec qui j’ai eu l’honneur et souvent le bonheur de travailler, en Alsace ou ailleurs, au temps où nous mangions ensemble, sans le savoir, notre pain blanc...

 
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Dernière révision : dimanche 16 février 2014 – 11:30:00
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