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Référence  Texte écrit à la suite de l’émission de France-Culture Du grain à moudre, avec Philippe Meirieu, Natacha Polony et Michel Delord sur le thème « Peut-on faire réussir tous les élèves ? »
Autre publication  Texte publié également sur le forum du site de Philippe Meirieu, le 04 septembre 2007, ainsi que sur le site Les agoras d’ailleurs.

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Si réussir c’est être le meilleur pour gagner contre les autres, la question ne se pose pas. Comment faire 25 vainqueurs sur 25 élèves quand deux c’est déjà un de trop ? En ce cas, il faut vraiment interdire la pédagogie qui fausse les résultats quand on l’introduit dans les classes qui proposent la compétition comme ressort unique de la motivation à “travailler”. Mais est-ce vraiment nécessaire ? Qui voit de la pédagogie ailleurs qu’à la marge dans l’enseignement de masse ? Dans le système compétitif actuel, la pédagogie mettrait fin à l’humiliation qui inhibe toujours les mêmes éternels perdants. Mince bénéfice ! Elle ferait courir le risque aux éternels gagnants de perdre quelque chance de vaincre brillamment. Car c’est la longueur de l’écart qui couronne d’insolence la victoire. Au contraire, si c’est instruire tous les élèves, alors il faut éliminer les éliminatoires et la compétition dans les classes, de la maternelle à la 3e. En ce cas, la pédagogie devient indispensable. Il faut choisir entre une école sport de compétition individuel et une école maison d’éducation pour tous. Il n’y a pas place pour les deux dans la psychologie d’un enfant qui apprend. Brillants ou défaillants, là où la compétition et la sélection dominent, les concurrents n’ont pas droit à l’erreur. Toute la problématique de la transmission des savoirs dans l’école à la française se résume dans cette question : réussir à l’école est-ce synonyme de vaincre ? À cela près que là où il y a compétition il n’y a pas apprentissage. Dans l’état actuel du progrès moral et de la conscience collective, aux yeux de l’opinion soumise aux idéologues de la pensée dominante, il est évident que réussir c’est gagner. L’issue à cette impasse ne peut être que la pédagogie.

Natacha Polony, chroniqueuse scolaire de droite, idéologue du retour à l’école de jadis, dans un hebdomadaire du centre, neutre politiquement et indépendant financièrement, pour penseurs libres et libres penseurs, réclame la restauration de la discipline à l’école. Elle parle d’autorité, jamais du respect de la loi qui pourrait concerner aussi les adultes qui y travaillent. Elle confond son cursus scolaire personnel de première de classe avec le parcours de la totalité des élèves de sa génération. Elle fait comme si elle ne savait pas que les maîtres du “temps béni” de la méritocratie - répliques tièdes des contremaîtres d’usine qui réveillaient les enfants en manque de sommeil à coups de nerf de bœuf - maîtres d’école en blouse noire puis grise, enseignaient les règles à coups de règle, assoyaient leur “autorité” en claquant et en pinçant les joues des élèves indisciplinés, extorquaient les “bonnes réponses” en tordant les oreilles et en tirant les cheveux des “mauvais élèves”. Instrument de dressage radical conforme à l’idéologie du mérite que tout bon élève devait rechercher en apprenant dans la douleur, cette méthode avait l’avantage de convaincre cancres et parents qu’ils étaient bien les seuls responsables de leurs échecs. De nos jours, la “pédagogie” traditionnelle a évolué vers une didactique spécifique à chaque discipline. Dans cette logique de repli sur son domaine et sa corporation, le bon professeur maîtrise avec érudition les contenus à transmettre et se documente sur la méthode la plus appropriée à la matière qu’il enseigne. Ce que chaque élève, réduit à une outre vide à remplir, fera du cours dispensateur de savoirs pour son édification personnelle ne relève pas de ses attributions, sauf à prendre la mesure par notation continue - dite contrôle - de ce que chaque potache conserve des cours entendus. Pour la “pédagogie” traditionnelle et pour Polony, restituer par cœur jour après jour, c’est savoir. Cela suffit à occuper les élèves, leurs familles et les maîtres, agents de transmission d’une idéologie qu’ils n’ont pas choisie délibérément ! Chacun pour soi, le maître pour tous ! Que le meilleur gagne ! Cette politique réussit aux 30% des élèves d’une classe ordinaire (7 ou 8 par effectif de 25). Les enfants de bonne famille, pas forcément riches mais propres, bien élevés, bénéficiaires d’une culture familiale littéraire et artistique, dotés d’un riche lexique personnel et déjà lecteurs à leur entrée au CP lisent la leçon une seule fois pour la dégorger impeccablement sur un ton récitatif qui contente le maître. Le bon élève d’école traditionnelle est d’abord un expert relationnel. Il connaît les goûts, les faiblesses, les tics et tocades du maître. Il sait comment et avec quoi lui plaire, quand se montrer savant, quelle question lui poser pour le mettre en valeur sur le devant de la scène. Il sait même jouer l’ignorance pour fournir à son maître l’opportunité de lui enseigner quelque chose. Mais dans une classe, “le bon élève” est rare. Ses camarades tentent de suivre avec beaucoup d’innocence, sans savoir que l’école les fait “marcher”. En effet, la tradition scolaire française depuis toujours traite le jeune enfant comme un être inférieur dénué d’intelligence à induire en erreur pour l’inciter à plus de perspicacité. Pour ne pas surcharger ses neurones, elle lui présente une réalité incompréhensible parce que déformée par excès de simplification, quand elle n’est pas purement artificielle pour simplifier la tâche d’enseignement. Elle invite l’élève à se livrer à des simulacres d’activités intellectuelles, simulacres de lecture, simulacres d’écriture, simulacres de calcul avec promesse de bons points pour avoir joué le jeu avec docilité(1). Rien n’est simple ni évident, nous dit sans cesse Philippe Meirieu avec une obstination admirable. L’élève dont la naïveté est abusée ne sera pas prêt pour aborder la complexité de la littérature, de la communication écrite ou parlée, des mathématiques et des sciences enseignées au collège. Il y a dans ces pratiques traditionnelles rituelles qui s’imposent et sont imposées comme légitimes, scientifiques même, un abus didactique notoire, aussi condamnable que l’abus sexuel. Une nation qui réserve ce sort à ses enfants a beaucoup de chemin à faire en démocratie et... en pédagogie.

Mais cette stratégie permet la sélection, le tri et l’élimination précoces, avant l’acquisition de l’esprit critique. Parallèlement, les futurs champions sont repérés et confirmés pour leur excellence. Alors qu’acquérir de l’expertise à l’école suffirait amplement à remplir les heures scolaires, l’école traditionnelle confond cette expertise avec l’excellence, l’excellence avec le don, le don avec l’avance sur les camarades, le tout avec la génétique. Elle incite les enseignants à rechercher un poste dans les beaux quartiers, loin des cités populaires surpeuplées, là où le pourcentage de bonnes notes monte à 70%. S’il suffisait d’être excellent pour être expert, les grands dirigeants auraient conduit le pays et son école vers un progrès humain qu’on espère et qui se fait attendre. Durant ces récentes décennies, combien de PDG diplômés en excellence des Grandes Ecoles, membres de l’élite sélectionnée par le système, couverts d’honneur et de primes, ont mené leur entreprise à la faillite ou gravement compromis la santé des Français autant que l’économie du pays, sans être sanctionnés, pendant que de petits écoliers étaient punis pour avoir fait trop de fautes dans leurs dictées ? Les descendants de paysans de la IIIe République ont migré en masse vers les villes pour y grossir le prolétariat. Des bonnes classes, il n’y en a pas pour tout le monde. Enseigner magistralement dans les beaux quartiers est fortement gratifiant. Enseigner magistralement ailleurs est source de déboire professionnel et de désappointement. Que faire dans une classe de quartier difficile où cette méthode réussit avec 2% des élèves ? On a beau moraliser les leçons de grammaire et menacer les élèves de redoublement, le pourcentage n’augmente pas. Dans ses appels à la répression, Natacha Polony dénonce le complot “pédagogiste” qui ferait sombrer 98% de ces élèves. « Autrefois, on enseignait méthodiquement à des élèves qui travaillaient et qui, en conséquence, savaient. Depuis que les pédagogistes se sont emparé de l’institution, dit-elle, on les fait jouer et ponctuellement on organise des simulacres de débat. On travaille dans le temps restant. Bref, on pratique l’enseignement de l’ignorance. » Faut-il être poison télétoxique ou invisible pour nuire efficacement sans être présent ? Il y a peu, sont-ce les “pédagogistes” ou la tradition qui conseillait aux institutrices de CP d’attacher la main des gauchers pour les obliger à écrire avec la droite et les deux mains des malentendants pour les empêcher de communiquer par le langage des signes ? Quand un ministre prend des mesures béabatifiantes, est-ce par respect de la psychologie de l’enfant ou de la tradition ?

Pourtant, dans son parti de la dénonciation, Natacha Polony appelle l’école à sélectionner l’élite tout en déplorant la baisse du niveau général et l’échec massif de 20 % des écoliers français. « C’est la faute aux pédagogues ! » Elle reproche au bouc émissaire la casse des pots que son système scolaire provoque. Car si les coups ne pleuvent plus sur les têtes, le système n’a pas changé pour autant. Le maître traditionnel d’aujourd’hui, au féminin comme au masculin, sans blouse et sans l’arsenal agressif d’antan est un despote impuissant, mais despote tout de même, contre son gré ou de plein gré. Juge et législateur, contrôleur de résultats et directeur de conscience, vigile et sélectionneur, entraîneur et arbitre. Tout en un. Quand on est investi de trop nombreux pouvoirs, l’autorité personnelle ne suffit plus. Il faut de nombreuses forces de police pour les exercer. Dans cet encombrement permanent de rôles contradictoires, y a-t-il place pour la pédagogie ? Le mouvement anti-pédagogique s’est constitué en groupe de pression pour l’interdiction d’une pédagogie... qui n’a jamais eu sa place dans l’école à la française. On fabrique un coupable mythique en désignant quelques têtes connues du public (celle de Meirieu est leur préférée) et on le combat pour le “salut de la république” et la “sauvegarde” de la culture en péril. Comment pourrait-on sélectionner si tous arrivaient en tête, si personne n’abandonnait après s’être fait distancé et classé dernier dans la compétition ? L’outillage de base de la sélection chère aux défenseurs de l’école de papa est la bascule, le chrono et le balai. Gare à qui ne fait pas le poids dans les temps (la leçon à peine terminée, on en contrôle les acquis avalés non digérés sur la balance Roberval) ! La citation à l’ordre du mérite ou du déshonneur reste le stimulant favori. Mieux vaut savoir avant d’apprendre !(2)

Toutes les époques ont connu des éducateurs théoriciens et pédagogues, blasphémateurs ou apostats, qui mettaient l’élève au centre du système. Mais au temps de Cousinet, Freinet et Piaget, le lycée était réservé à “l’élite”, on ne s’y mêlait pas, on n’y brouillait pas les œufs. Aujourd’hui, si les enfants du peuple restaient “à leur place” dans l’enseignement primaire, les gardiens du temple manifesteraient moins bruyamment leur hostilité à l’égard de la pédagogie. Mais il y aurait beaucoup de chômage chez les professeurs de l’enseignement secondaire. Le problème qui se pose n’est pas du domaine des techniques d’enseignement mises en œuvre, comme le prétend Polony qui voudrait que l’élève soit instruit malgré lui... par sa bonne volonté. S’il suffisait d’arroser les enfants de savoirs par simple exposé magistral ou à l’aide d’une méthode rigoureuse comme Léo et Léa (rigoureuse selon leurs auteurs mais parfaitement inutile sinon nocive(3)), tous les savants seraient pédagogues et Polony pourrait se présenter le jour de la rentrée pour “enseigner” la lecture aux petits débutants du CP avec 100% de réussite garantie (mais alors comment désigner le gagnant de cette course sans élimination ?). Depuis que l’école existe les résultats ont montré en tous temps qu’il ne suffit pas d’enseigner pour “remplir des têtes vides”. Tout est complexe et les explications univoques trompent l’opinion. La faute jetée sur un coupable désigné bouc émissaire occulte les problèmes, elle ne les résout pas. La définition d’un statut pour l’élève, sa place et ses droits dans l’école, notamment en ce qui concerne sa qualité de nature comme interlocuteur valable du maître, la définition de l’école comme maison de l’enfance, le droit de coopérer avec ses pairs, le droit à l’erreur, le droit de regard sur les méthodes... sont beaucoup de questions occultées par le faux débat sur le sabotage de l’école traditionnelle par les “pédagogistes”, qu’entretiennent conservateurs et réactionnaires, tous zélateurs de l’ordre.

Le point commun à ces soi-disant penseurs des valeurs de la droite humaniste et de l’âge d’or de l’école est qu’ils ne cherchent pas. Ils ont trouvé. « Arrêtons les horloges ! » Ce qu’ils croient avoir pensé se trouvait en filigrane dans les leçons que leur ont faites leurs bons maîtres quand ils étaient écoliers. Aujourd’hui, ils formulent en termes savants les idées rebattues qu’ils ont reçues quand ils étaient petits premiers de classe, enfants d’école comme enfants de chœur ou enfants de troupe. À présent que les voilà officiers supérieurs, ils ne peuvent renier le système qui les a haussés au-dessus du bidasse de deuxième classe. Trop occupés à vanter les avantages d’une doctrine pédagogique pour aristocrates, ils n’ont pas l’idée d’y réfléchir quelques minutes pour comprendre en quoi et comment ils se trompent. Qu’ils ne pensent pas pareil, mais qu’au moins ils pensent ! Qui ne cherche plus et ne s’instruit plus ne mérite pas d’enseigner !

Laurent Carle
Fin août 2007

 
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Notes

(1) Exemple de supercherie par simplification méthodique : l’enseignement de la langue écrite. Comme son nom l’indique, elle est une langue en soi, une langue pour les yeux qui a son propre code et son propre usage, une langue autonome, indépendante de l’oral. Si elle était langue orale, langue pour les oreilles, les nombreuses techniques modernes d’enregistrement l’auraient depuis longtemps réduite à une langue morte. Comme l’anglais, l’allemand ou le russe, elle est une langue vivante, une langue faite d’assemblages de signes visuels dont la composition porte du sens, directement et sans détour sonore. Elle s’écrit et se lit, ne se parle pas et ne s’entend pas. L’aveugle ne peut pas lire le journal, le sourd si. Elle s’apprend en se pratiquant par la lecture-écriture. La tradition scolaire la présente à l’enfant de 6 ans comme une simple technique de notation des sons de la langue orale. Elle lui fait croire que, de ce fait, il existerait une correspondance phonographique terme à terme, comme en notation musicale. Elle persuade l’élève qu’en apprenant par cœur ces correspondances et leur prétendu code il apprend à lire et à écrire. Ainsi dans un CP conforme au dogme, l’élève passe un an de sa vie à apprendre par cœur des “règles” et des “unités élémentaires”, dites de lecture, simplifiées jusqu’à l’essence la plus abstraite par des didacticiens fabricants de manuels dits de lecture. Résultat : 20% des élèves entrant en 6e ne savent pas lire. Et les idéologues de la tradition attribuent cet échec aux pédagogues, dont le pourcentage dans l’effectif des enseignants de CP est inférieur à 10.

(2) À lire : Un témoignage en vaut un autre... ou « Histoire d’un aller et retour » par B. Melia Mora (format PDF).

(3) Voir la note 1.

 
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