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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Le docteur Wettstein Badour, spécialiste des mécanismes de l’apprentissage, en explique le fonctionnement (Site Internet de SOS Education) :

« Est global tout apprentissage qui aboutit à la compréhension en partant d’un ensemble (mots, groupes de mots, phrases). Les méthodes globales (ou mixtes), après un temps plus ou moins long d’approche globale, isolent des graphèmes dans les mots pour faciliter l’apprentissage du code qui les compose. Pour les défenseurs de ces pédagogies, les mots sont considérés comme des images. Ils sont « reconnus » par leur forme quand ils ont déjà été vus et l’enfant accède à leur sens « en faisant l’économie du décodage ». Or les travaux des chercheurs de ces vingt dernières années montrent que cette hypothèse est totalement erronée.

Nous savons désormais que le cerveau est dans l’incapacité d’assimiler les mots aux images. L’accès direct au sens n’existe pas plus chez le lecteur confirmé que chez le débutant. L’image est traitée par l’hémisphère droit de manière analogique alors que les mots, comme des idéogrammes, sont pris en charge par l’hémisphère gauche, qui opère par une succession d’analyses et de synthèses. Quelle que soit la méthode proposée, le cerveau doit impérativement connaître le code de correspondance entre les sons et les graphismes qui les représentent pour accéder au sens de l’écrit. On conçoit sans peine qu’il est plus simple d’assimiler le code quand on en fournit les éléments de base et les règles de combinaisons à l’élève que lorsqu’il lui faut les découvrir tout seul, avec tous les risques d’erreurs que cet exercice complexe génère. En effet, les enfants victimes de discrimination des sons, de reconnaissance ou d’orientation des formes commettront de nombreuses confusions qui les priveront de l’accès au sens du texte et du plaisir de lire. Ils entreront alors dans la spirale de l’échec avec son cortège de perturbations qui vont des dysorthographies aux anomalies de comportement. Affirmer que les méthodes mixtes présentent moins de danger que les méthodes globales, est une grossière erreur car, les graphèmes isolés étant mêlés à des graphèmes inconnus, les risques de confusions sont identiques à ceux des pédagogies globales pour les enfants qui présentent les anomalies citées précédemment. »


L’éducation doit promouvoir une « intelligence générale » apte à se référer au complexe, au contexte de façon multidimensionnelle et au global.

Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur. Publié en octobre 1999 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, Paris.


Un siècle avant ces propos, Decroly apprenait aux élèves à reconnaître les mots avant les lettres, en procédant selon la voie naturelle, du syncrétisme à l’analyse et à la synthèse combinées et non de l’analyse à la synthèse (J. Piaget). Il mit en pratique et baptisa « méthode globale » une méthode de lecture proposée par Nicolas Adam au XVIIIe siècle, en réaction contre l’enseignement de rigueur à l’époque, le déchiffrement. Il l’inséra dans un courant pédagogique inspiré par la fonction de globalisation (au regard de l’observateur, l’ensemble apparaît toujours avant les détails), l’appropriation active, les intérêts actuels de l’enfant (la motivation), l’autonomie et l’action (étiquettes-messages servant de supports à des consignes d’actions à entreprendre). Son mérite est d’avoir donné la parole à l’enfant, de lui avoir accordé un statut d’acteur dans le système éducatif et surtout d’avoir offert une place de premier rang dans l’écrit à la pensée, à une époque où, sous la baguette du maître, l’on faisait psalmodier et chanter à tue-tête par des élèves choristes et décervelés les lettres et les syllabes calligraphiées d’une main magistrale au tableau noir (ta, ti, to, tu, té, tè, tê, te). La méthode de lecture globale decrolienne, outil didactique au service de la pédagogie, n’est donc qu’un aspect du globalisme de sa conception pédagogique d’une école pour la vie et par la vie. Nous la nommerions aujourd’hui pédagogie de la complexité, selon le principe d’Edgar Morin : aller non pas du simple au complexe, mais de la complexité vers toujours plus de complexité. Mais, hélas, à l’opposé de sa pédagogie de la complexité, aujourd’hui on préconise un enseignement de la lecture à l’unité qui se soucie de promouvoir une « indigence générale ».

En tant que principe didactique directeur (priorité au sens), la méthode globale d’enseignement de la lecture n’est que peu ou pas du tout pratiquée dans les classes aujourd’hui. Comme à l’Arlésienne, que personne n’a vue mais dont tous connaissent les agissements, il lui est unanimement reproché de causer des dégâts irréversibles dans l’esprit des écoliers. En 1950, déjà, C. Freinet écrivait à son propos : « Il faut, dans toute période difficile, trouver un bouc émissaire. La méthode globale est aujourd’hui responsable de tous les maux dont souffre l’école. Si les enfants lisent moins bien qu’autrefois, c’est la faute à la méthode globale. S’ils font trop de fautes dans leurs dictées ou dans leurs lettres, c’est évidemment la méthode globale qui en est la cause. » Cette mauvaise réputation sans preuves, cette cabale, cette rumeur d’Orléans la poursuit encore de nos jours. Au-delà de l’inventaire des méfaits imputés gratuitement, de quelle théorie est-elle héritière et quel services concrets peut rendre à un débutant l’approche globale de l’écrit ?

À quoi sert l’oral ? À quoi sert l’écrit ?

Le langage parlé et articulé permet la transmission instantanée des idées et le récit d’événements entre un émetteur et un récepteur réunis ou en relation électroacoustique. À travers l’espace et le temps, l’écrit apporte les mêmes informations là où l’émetteur est absent. Ensemble, on se parle. Séparés, on s’écrit et on se lit. La fonction de l’écrit est de transmettre, en termes différents, ce que la parole ne peut pas faire entendre. Un texte n’a donc évidemment pas besoin d’être prononcé par la voix pour parvenir à la conscience du lecteur. Cette évidence-là émerge rarement dans les discours didactiques cotés à la bourse des idées rebattues. Pourtant, l’écrit ne s’entend pas mais se voit avec persistance, du fait de sa permanence, contrairement à l’oral, périssable. Message durable et inaltérable, il offre aussi, physiquement, à la lecture, une vitesse de prise d’information incomparablement supérieure à celle du débit du langage parlé. Autrement dit, une plus grande quantité d’informations en temps identique (quatre à cinq fois). Le parcours visuel d’un texte peut se faire à la vitesse de la pensée, même si la pensée du lecteur n’est pas égale en rapidité à celle de l’auteur. L’écrit offre donc au lecteur des avantages indéniables : communication affranchie du temps et de l’espace, fidélité de la transmission (les écrits demeurent non contestables) et vitesse d’appréhension. D’ailleurs, pour celui dont la vitesse de « lecture » ne dépasse pas celle de la parole, lire ne présente ni intérêt intellectuel, ni confort technique. Pour lui, mieux vaut écouter un exposé ou un récit parlé. Les collégiens dont la vitesse de lecture silencieuse n’est pas supérieure au débit de la parole (9000 mots/heure) avancent dans les textes à la vitesse des fantassins sans souliers.

Lire, c’est donc entrer dans la pensée de l’auteur à la vitesse de... la pensée. Apprendre à lire, c’est apprendre à chercher du sens en associant l’œil et la pensée, et ce, dans la circonstance qui caractérise la production comme la réception d’écrit, dans le registre de la communication non parlée, dans le silence. Toute technique de lecture qui consiste à reconstituer les sons de l’oral « enregistrés » dans un message visuel impose un détour coûteux et aléatoire, ôtant à l’écrit sa différence et sa supériorité sur la parole. Une bonne stratégie didactique doit initier le débutant à la prise directe de sens, plus économique, et à l’exercice de la pensée par l’écrit, dans l’écrit. En effet, l’écrit est un langage comme l’oral, l’écrit utilise la langue comme l’oral, l’écrit peut même transcrire de l’oral. Mais il est plus et autre chose que la transcription graphique du langage parlé. Il est un langage en soi, un langage pensé, sans sonorité. Il fonctionne comme une seconde langue, une langue pour les yeux, vecteur de sens sans détour par le son et sans retour au mot parlé. Comme dans l’usage d’une seconde langue vivante, les lecteurs efficaces pensent en langue écrite, ils ne traduisent pas les graphies en phonies. En lecture idéo-visuelle, la compréhension silencieuse ne dépend pas de la voix, de la prononciation et de l’accent du lecteur quand il parle. Un trouble de l’élocution peut gêner les auditeurs d’une lecture à haute voix mais n’affecte nullement le lecteur lui-même.

La fausse querelle des méthodes

En général, dans les esprits, modestes ou éminents, sans doute à cause du double sens du mot apprendre, quelques confusions règnent entre enseigner (teaching) et apprendre (learning) d’abord, ensuite entre apprendre la méthode et apprendre à lire. Brièvement, enseigner c’est transmettre des savoirs garantis et définitifs à un public attentif mais passif, apprendre c’est faire pour savoir, c’est agir et interagir pour s’approprier des connaissances et des compétences provisoires et renouvelables. Les méthodes de lecture sont toutes des méthodes d’enseignement (et non d’apprentissage) dont les utilisateurs sont les maîtres (et non les élèves). De l’Antiquité jusqu’à la fin du XIXe la méthode syllabique fut la seule manière d’enseigner la lecture. Elle enseignait, et enseigne encore, d’abord la correspondance entre les lettres et « leurs » sons, ensuite leurs associations pour produire des syllabes (la syllabation ou fusion syllabique) et, pour terminer, la synthèse de ces syllabes pour faire des mots. Aujourd’hui, la méthode syllabique modernisée (ou méthode synthétique) enseigne les phonèmes et leurs « représentants » graphiques. À chaque jour une leçon, à chaque leçon un son et ses « habits », présentés sur deux pages du manuel. Le but est de faire mémoriser le nombre fini des combinaisons de lettres productrices de sons et les règles de la combinatoire (code de correspondance grapho-phonologique). Cette stratégie vise à rendre l’élève capable de « lire » (déchiffrer) n’importe quel mot de la langue française. La démarche synthétique se réfère à une logique rationnelle au sens cartésien : progresser de la partie vers le tout, de l’unité élémentaire vers la totalité. Mais, dit Claparède, la manière d’être de chaque élément dépend de la structure de l’ensemble et des lois qui la régissent. L’élément ne préexiste (pas) à l’ensemble : il n’est ni plus immédiat, ni plus ancien. La connaissance du tout ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties. Pour l’enfant, le tout n’est pas un assemblage de parties mais un bloc, une unité ; aller du simple au complexe c’est donc remonter du tout à la partie. Et pour Edgar Morin, la connaissance des informations ou données isolées est insuffisante. Il faut situer informations et données dans leur contexte pour qu’elles prennent sens. Pour prendre sens le mot a besoin du texte qui est son propre contexte et le texte a besoin du contexte où il s’énonce.

La théorisation et la mise en pratique de la globale par Decroly et ses collaborateurs dans la première moitié du XXe siècle, en Belgique, ne fit pas de celle-ci une rivale dangereuse pour la syllabique et néfaste pour... les écoliers français. Par contre, elle suscita une controverse, aussi bien entre théoriciens de la didactique de la lecture qu’entre profanes, après la deuxième guerre mondiale, controverse que les réactionnaires de l’enseignement relancent depuis quelques années. Nostalgiques de l’âge d’or, les prophètes de l’ancien temps ne cessent de nous rappeler les « savoirs et les méthodes nécessaires à l’éducation du passé ». Ils prétendent y renvoyer l’humanité entière. Malgré leurs prières à Chronos et leurs objurgations à l’encontre des horloges, ils ne parviennent jamais à faire tourner les aiguilles à l’envers et, par dépit, annoncent l’apocalypse pour le temps présent pour « inciter » les paroissiens à retourner dans les limbes de l’histoire. En relançant une fausse querelle, celle de la méthode phonographique, ils occultent un vrai débat, celui de l’idéographie du français écrit. Comme on brouille les émissions de l’ennemi en temps de guerre, ils embrouillent le jugement et l’entendement des audio-lecteurs.

Pour les partisans de la globale, la syllabation ne présente aucun intérêt intellectuel et diffuse l’ennui chez l’écolier. Pendant la durée de la phase dite alphabétique, dans les exercices systématiques de décodage les élèves déchiffrent sans comprendre. Aussi, beaucoup perdent de vue la fonction de la lecture : comprendre pour communiquer. La démarche déductive qui leur est demandée les conduit à mettre en application des règles formelles conçues par des auteurs d’ouvrages didactiques préoccupés du succès commercial de leur produit, règles sans fondement expérimenté ou empirique, enseignées artificiellement et conformément à un programme, hors contexte signifiant. La motivation sollicitée, « bien travailler » (sic), est étrangère à la fonction de communication : échanger et comprendre. La méthode encourage dans un premier temps une lecture hachée et mécanique (bien articuler des phonèmes insensés) pour ensuite réclamer une lecture « courante et expressive » (mettre le ton exigé par un système qui privilégie l’oralité sur la pensée). Demander aux élèves d’apprendre à lire sans comprendre pour leur reprocher plus tard de ne pas comprendre « ce qu’ils lisent », relève d’une injonction paradoxale. À ces inconvénients mis en lumière par la globale, les réponses « pédagogiques » classiques consistent soit à accélérer pour l’écourter la phase alphabétique, ce qui laisse les enfants lents sur le bord du chemin, soit à doubler la quantité d’exercices formels de décodage, soit à réclamer un allégement d’effectif en CP, soit à placer les « retardataires » dans des classes spéciales, soit à recourir aux soins de la rééducation médico-pédagogique. Cela revient à faire plus de la même chose : gaver de déchiffrage et saturer l’esprit, ce qui aboutit à faire disjoncter le fusible qui protège contre la surcharge cognitive.

Les partisans de la méthode synthétique, convaincus que reconnaître un mot sans être capable de le déchiffrer, ce n’est pas lire, reprochent à la globale d’encourager une sorte de mémorisation par cœur du dessin des mots. Selon eux, cela ne permettrait de reconnaître, et souvent par hasard, que les mots qui sont présentés identiquement à leur forme graphique initiale. Quant aux autres, les enfants les devineraient et... « deviner n’est pas lire » (déchiffrer). Ce serait se soustraire illicitement au code de bonne lecture scolaire. Ces reproches s’inscrivent dans une tradition qui suspecte l’action, la mémoire et l’intuition d’être les ennemies de l’intelligence. C’est pourtant en répétant « par cœur », en situation, les mots et les phrases des adultes, en mémorisant sans code explicite les mots entendus, en se trompant, en inventant des néologismes provisoires ou même en employant les mots à contresens, c’est-à-dire en malmenant, beaucoup mais de moins en moins souvent, le bon français que les jeunes enfants apprennent peu à peu à parler, avec une grande part d’intuition. Faute d’inventer le langage écrit, il faut bien commencer par répéter de mémoire les phrases et les mots, écrits et prononcés par les adultes. « Oui, mais il serait plus rapide de parvenir à la maîtrise de la lecture en mémorisant un nombre limité de formes graphématiques et un code de correspondance, universel, que de tenter de stocker en mémoire la totalité hétérogène du corpus linguistique. » La connaissance de quelques centaines de termes seulement du français fondamental (les mots les plus fréquents) permet à un adulte de lire 80% de la littérature (570 précisément selon François Ters et, selon Decroly, 400 pour les enfants de 7 ans). « Quand bien même ! D’abord, il faut au moins deux ans pour apprendre à lire. Or, les collègues, qui reçoivent au CE1 les enfants du CP, et les parents exigent des élèves sachant lire : capables de déchiffrer n’importe quel logatome [den, lur, ouf], n’importe quel mot hors contexte, n’importe quel pseudo-mot ou non-mot [gensoule, lertir] (sic). Ensuite, enseigner la lecture sans manuel relève de l’hérésie didactique ! »

Cette controverse s’est terminée par un compromis qui s’est voulu œcuménique, sous la bénédiction des linguistes. Les hostilités ont pris fin avec cet aphorisme : la bonne méthode est celle qui convient au maître, celle avec laquelle il se sent à l’aise. Les auteurs de méthode syllabique ont fini par proposer des méthodes mixtes  : « méthodes synthétiques à point de départ global », dans l’intention de satisfaire la diversité des attentes de la clientèle. Les mixtes consacrent une semaine ou deux en début d’année à faire mémoriser quelques mots non décomposés (entre 10 et 40 mots usuels et mots outils) et notamment les noms des deux personnages « mixtes » (un garçon, une fille) d’un semblant de feuilleton censé répondre aux intérêts affectifs des enfants. Mais bien vite on en revient à la traditionnelle leçon de sons et de leurs correspondants graphiques. Les globalistes après quelques mois de « globale pure » se consacrent à la décomposition des mots en syllabes ou en phonèmes. La globale s’est reconvertie dans le temple de la mixité. Finalement, les deux visent l’acquisition de la technique du déchiffrage et se rejoignent, au second trimestre scolaire, dans un travail méthodique d’analyse et de synthèse d’éléments abstraits, censés permettre d’aborder le sens... plus tard. La première (synthétique à point de départ global) part des éléments linguistiques de deuxième articulation et des règles de combinaison. La deuxième (analytique avec ligne d’arrivée syllabique) part de la phrase pour dégager des règles de correspondance grapho-phonologique. L’une enseigne les sons nus et originels, l’autre les extrait des mots qu’elle déshabille. On sort un son... « pour lui faire prendre l’air », commente Eveline Charmeux. Qu’elles dissèquent les mots d’une langue sans vie, avec le scalpel du médecin linguiste, ou qu’elles les fassent disséquer par des petits linguistes maladroits, elles tendent séparément à un savoir-faire identique qui n’est pas de la lecture : automatiser les prétendus mécanismes d’oralisation pour une pratique scolaire de la lecture à haute voix. La méthode qui fait ba b a alphabêtise tout autant que celle qui fait b a ba. Les deux décodent à pleins tubes. Quand ils lisent eux-mêmes, même les auteurs de méthodes définissent leur lire comme l’action d’entrer dans la pensée écrite d’autrui et non celle d’oraliser ses écrits. En renonçant à cette stupide querelle les prédicateurs de l’apocalypse s’épargneraient la peine au dernier quart de chaque heure de s’épuiser en s’accrochant inutilement à la grande aiguille pour l’empêcher de sonner une heure de plus.

La question qui pourrait faire débat

Les compromis n’ont rien de condamnable. Mais en pédagogie comme en politique on sacrifie souvent les idées généreuses sur l’autel de l’entente cordiale. Les programmes communs se transforment souvent en service minimum : ne pas faire plus que ce qui est convenu et que la majorité estampille en consensus. On confond volontiers valeurs essentielles avec valeurs traditionnelles. Ainsi, en matière de lecture scolaire on sacrifie l’intelligence, l’initiative et l’inventivité au profit du dressage, du conformisme et de la soumission à des règles inadaptées mais consacrées par la coutume, fédératrices donc. On se demande bien pourquoi les réactionnaires n’entrent pas dans ces accords de grenelle de l’enseignement méthodique qui se réfèrent pourtant à une définition de la lecture scolaire en tous points identique à la leur.

Dans l’état actuel de l’enseignement, le choix d’une méthode se fait sur des critères de confort intellectuel, de sécurité affective et de simplicité didactique. L’aboutissement concret de l’enseignement qu’elle propose est rarement considéré : savoir tout déchiffrer pour être admis en CE1 ou maîtriser l’outil de communication et de culture ? Ce n’est pas la méthode qui est choisie, puisqu’il est majoritairement admis qu’apprendre à lire c’est apprendre à faire correspondre les sons aux signes, selon la procédure je vois/j’entends. En fait, le choix se limite à celui du manuel nommé méthode. Ces manuels enseignent tous un « code de correspondance » qui présente un niveau d’exigences propre à satisfaire le rationalisme, le formalisme et la rigueur d’une discipline militaire. Mais en singeant la démarche scientifique, il ne parvient pas à satisfaire la raison et l’intelligence. Car il n’a rien d’universel. Un même son peut « correspondre » à des graphies différentes : voie, vois, voient, voit, voix. Si l’on écrivait maire, mère, mer ou paire, père, pair, perd ou encore lit, lie, lient, comme ils se prononcent, non seulement on créerait de la perturbation dans la communication, mais on déclencherait des désordres dans la pensée. Ces désordres définis illico comme troubles pédopsychiatriques feraient l’objet de techniques de « prise en charge » adéquates. Une même graphie peut se déchiffrer (se lire ?) de plusieurs façons en fonction du sens (du contexte) : la graphie mer dans aimer ramer en mer change de son en changeant de sens, de même lien dans lient, lien, client (en enlevant une lettre à lient on ajoute un son ; en lui ajoutant une lettre on ajoute deux sons). Les méthodistes espèrent-ils que l’élève déchiffreur sera plus intelligent que leur méthode ?

Ascendantes (synthétiques), majoritairement choisies parce qu’elles sont livrées avec un manuel prêtes à enseigner, ou descendantes (analytiques), très rarement choisies à cause de leur inconfort didactique, toutes se réfèrent à cette définition de l’acte : lire c’est traduire oralement les signifiants phonétiques que sont les lettres, les syllabes et les mots dont le groupement est représentatif du langage parlé (Pierre Lefavrais). Elles présentent à l’élève les phonèmes (unités de sons), les syllabes et leurs habits comme des unités de lecture : le « bruit de la lettre » (à mémoriser). On peut désigner ce courant pédagogique qui remonte à l’Antiquité par le terme de phonisme. Pour les phonistes, l’écrit serait la mémoire de l’oral (la transcription graphique des sons de la parole) et lire serait réactiver les sons dormant sous les signes. Au contraire, pour le courant pédagogique contemporain, très minoritaire, la compréhension, l’intelligence du texte, précèdent l’oralisation éventuelle mais non nécessaire. On peut les considérer comme des intellectualistes (d’après l’étymologie, intelligere : comprendre et inter-legere : lire entre... les lignes). Ils présentent en tant qu’unités de lecture les mots, signifiants parce que contextualisés, c’est-à-dire les idées, selon la procédure je vois/je pense. En lecture intelligente, l’écrit est l’outil de production et de communication de la pensée. La prise de sens n’est pas un effet secondaire de la lecture, la question subsidiaire en fin de questionnaire, le coup de peigne qui vient conclure la toilette du matin. Elle en est l’origine, le motif, l’essence et la raison d’être.

La fin de la fausse querelle sur les méthodes ouvrirait la porte à un vrai débat, occulté jusqu’ici : pour saisir la pensée écrite, faut-il passer par la « médiation phonologique » des phonistes ou peut-on comprendre avec les yeux (Lionel Bellanger) ? Comme le courant phoniste occupe encore à 90% autant le champ idéologique où on pense la pédagogie que le terrain où elle se pratique, le « bruit de la lettre » brouille toujours la communication et l’esprit pédagogiques. Le XXIe siècle sera-t-il spirituel ? Ça commence mal ! En 1999, Edgar Morin confiait au système éducatif cette « mission proprement spirituelle : enseigner la compréhension entre les humains, condition de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité. » L’école sera-t-elle un jour éducative, c’est-à-dire démocratique, laïque et républicaine au vrai sens des termes ? Les modernes aristocrates de la pensée se proclament républicains et prescrivent des méthodes d’enseignement aristocratiques. Ils le font à la manière des généraux napoléoniens, ennoblis par un empereur auto sacré, qui faisaient régner la monarchie sur des « citoyens » invités à renoncer à la démocratie au nom de la république.

L’intérêt de la globale

En son temps, il y a un siècle, Decroly croyait qu’il fallait attendre l’âge de maturité lexique, 7 ans, pour commencer l’enseignement de la lecture. En attendant, il confiait à l’école maternelle la tâche de préparer l’équipement préalable (les « prérequis »). Aujourd’hui, nous savons (nous devrions savoir) que l’éducation anticipe sur la maturation (L. Vygotski) et qu’il n’y a pas d’âge pour apprendre à lire (R. Cohen), à condition qu’on n’impose pas une méthode aux enfants. En maternelle, les enfants peuvent commencer à lire (à apprendre donc) si on ne leur enseigne pas le déchiffrement.

Les esprits occupés et embrouillés par la théorie phoniste ont de la peine à concevoir un apprentissage de la lecture sans méthode grapho-phonologique. Et enseigner sans méthode signalerait un manque certain de professionnalisme au regard des gardiens du temple. En face d’une telle pratique pédagogique, convaincus ou sous influence, ils prennent la lecture (sans décodage) pour une lecture globale. Le maître « sans livre de lecture », qui n’enseigne pas les « sons », pratiquerait la méthode globale. Persuadés qu’un « lecteur » ne peut pas comprendre le sens avant d’avoir acquis la maîtrise du « code », ils se méprennent sur l’intention et le but pédagogiques. Le terme de « globale », abusivement employé pour désigner ce qu’ils ne comprennent pas, est devenu un passe-partout linguistique dans la bouche des détracteurs mal informés, désinformés ou désinformateurs. Pour ces rationalistes, tout doit être enseigné et la lecture ne doit pas échapper à l’enseignement. Par contre, faute de place, les temps d’apprentissage sont repoussés après l’école. Les nombreux partisans de l’enseignement frontal qui place le maître au centre du système prétendent faire passer la connaissance par le cours magistral pour peu que l’auditoire reste attentif et passif. Mais ils n’assument jamais les échecs de leur transmission. En effet, ils les imputent par avance aux destinataires de leurs émissions.

À l’inverse, le courant pédagogique contestataire du phonisme n’enseigne pas la lecture. Il met les élèves en situation de communication écrite et leur fournit les conditions de s’approprier la langue écrite. L’envie de communiquer induit le désir de lire et d’écrire, lequel induit le désir d’apprendre. Car ne pas être enseigné n’est pas synonyme de ne pas s’instruire. Comme tous les savoir-faire fondamentaux, le lire-écrire s’apprend par la pratique et dans les interactions sociales internes et externes à la classe. Epeler et syllaber des mots ou des « non-mots » (sic) ne sont pas des « gestes » de lecture. Ce n’est même pas de la protolecture. Par le déchiffrement on infantilise les élèves que la lecture devrait émanciper. Dans l’état actuel des connaissances, nous ne savons pas comment les enfants apprennent et s’apprennent à lire. Nous savons seulement comment nous leur enseignons. L’enseignement des « règles » de décodage fait obstacle à l’apprentissage de la lecture. Les heures consacrées à l’étude des sons sont perdues pour la lecture, puisqu’on apprend à lire en lisant. C’est pourquoi travailler sans « méthode de lecture » est toujours préférable à la meilleure des méthodes. Consacrer du temps aux apprentissages exige de réduire le temps occupé par l’enseignement et d’accorder le temps d’apprendre (au moins trois années). On rencontre de nombreuses oppositions à cela. Les enseignants de maternelle considèrent la lecture comme la mission spécifique de l’école primaire tandis que ceux de CE1 pensent que ce n’est plus leur affaire. Ainsi, les maîtres de CP sont condamnés à user jusqu’à l’abus des méthodes qui enseignent la « lecture » en un an et les élèves à les subir. Le renoncement à l’enseignement imposerait aux parents une frustration terrible et aux maîtres l’équivalent d’une auto disqualification. Renoncer à la toute-puissance et affronter la réprobation du milieu sont des épreuves redoutables, dont on peut triompher actuellement avec une aide psychologique venue de psychologues avertis et le soutien confraternel d’un mouvement de pédagogie moderne.

Si l’on tient à enseigner des sons malgré la médiocrité des résultats de cet « enseignement », la méthode globale est préférable à toute autre. En effet, pendant la phase dite globale, les enfants se constituent un capital de mots qu’ils n’auront pas à déchiffrer plus tard mais qu’ils sauront lire d’abord, décomposer en éléments linguistiques ensuite. Pour déchiffrer les mots il faut d’abord les avoir lus. Lire avant de déchiffrer, c’est ce que font tous les auteurs de méthodes synthétiques, contrairement à ce qu’ils enseignent, puisqu’ils savent lire. Les élèves de la globale le feront aussi bien. Aucune règle apprise a posteriori ne pourra neutraliser leur recherche de sens. Ils sauront définitivement ce que lire veut dire et en connaîtront la saveur. La méthode globale a bien pour objectif final, mais non prioritaire, la maîtrise du code de correspondance. Cependant, dans les séquences de son programme relativement souple, elle offre une place à l’imprévu, au probable et à l’improbable, au tâtonnement, à l’erreur et à la création. La pensée enfantine, stimulée par la recherche, la curiosité intellectuelle et l’attrait de la découverte, peut s’infiltrer dans les vides didactiques d’une méthode qui ne craint pas l’inconnu. Mixant le déchiffrement (le son) et la lecture (le sens), elle est donc la véritable méthode mixte.

Laurent Carle
Mars 2008


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