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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Je me sens, comme tous, concerné et solidaire à l’égard de ceux qu’une administration autoritaire poursuit d’un zèle imbécile. D’autant plus qu’entre le phonisme extrême des conseillers du ministre et le phonisme ordinaire de l’enseignement de la lecture, tel qu’il se pratique au jour le jour dans les classes, il n’y a pas l’ombre d’un chat à fouetter ! Si la méthode syllabique a été abandonnée ou édulcorée, illustrée de couleurs attrayantes, le phonisme et la syllabation restent cependant avec les “mécanismes de base” les principes fondamentaux d’une lecture scolaire vertueuse enseignée par les “méthodes de lecture” commerciales. À vouloir dénoncer des maîtres qui emploieraient une “méthode” non syllabique qui enseigne pourtant la syllabation (comment peut-on enseigner la syllabation sans syllaber ? et à quelle profession s’adresse-t-on pour rééduquer les enfants en mal de lecture ?) j’espère qu’on finira par dégoûter (dégoutter ?) les instituteurs-trices de CP d’enseigner la lecture ! Le problème est assez complexe pour que des interventions intempestives soient susceptibles d’entraîner des conséquences imprévisibles. Je prie le Ciel pour que, d’un doxe index, il indique des chemins hérétiques aux enseignants du catéchisme scolaire pour qu’ils se désautruchent. Qu’ils se sentent autorisés à sortir leur tête du sable !

Ne perdons pas de vue qu’au bout de la chaîne de commandement les victimes innocentes sont, depuis la nuit des temps, les plus faibles, les enfants. Il y a l’ordre politique, le ministre, l’ordre moral, les ligues de vertu scolaires qui font pression sur lui et ... l’ordre scientifique qui conseille les ministres, qui nous enseigne et lui enseigne ce qu’il est bon d’enseigner et comment il convient de le faire. Les trois ordres poursuivent le même but, conserver l’école en tant que musée des valeurs et appareil de reproduction de l’ordre social. Un ministre autoritariste sous influence, sous l’influence des lobbies conservateurs et réactionnaires, au risque de perdre les prochaines élections, se laisse aller à exiger la transmission fidèle et loyale du déchiffrage, vecteur des valeurs traditionnelles. Il exerce une impatiente pression sur les personnels. Mais les pouvoirs d’un ministre sont limités en capacité et dans le temps par le libre jeu démocratique, par le contexte électoral et par l’insoumission syndicale et résolue des enseignants. Dans quelques mois, son mandat sera achevé. Les ministres passent... Par effet de balancier, son successeur sera probablement ouvert et libéral avec les personnels d’enseignement. En attendant, les personnels ont des syndicats pour les défendre. Mais qu’est-ce que le changement de ministre changera pour les enfants de France non syndiqués ? Les ligues de vertus, les chercheurs en méthodologie de la “lecture”, les fabricants de méthodes et les journalistes seront toujours aussi actifs ou activistes, les institutrices et -teurs, les parents seront toujours aussi convaincus de l’efficacité sinon de toutes les méthodes commerciales, du moins d’une, celle de leur choix. Le choix est grand pour les enseignants et les parents, nul pour les élèves. Quand ils auront l’âge et le droit de se syndiquer, quand il sera tard pour commencer à apprendre à lire, sera-t-il encore temps pour eux de donner leur avis sur la façon d’entrer dans l’écrit ? Seront-ils assez libres de pensée pour penser une manière d’apprendre à lire qui ne soit pas en conformité avec la pensée unique de l’otophonologie qui règne sur l’enseignement de la lecture ?

Dans l’éducation, le malheur du monde, c’est le conformisme qui nous fige dans une attitude régressive et nous prive de créativité. Nous ne devrions pas croire que, parce qu’elle s’en vante, Rachel Boutonnet est la seule à dispenser l’enseignement toxique de la mécanique du déchiffrement. Que nous la nommions globale, semi-globale, mixte, synthétique, alphabétique, phonétique ou syllabique, nous faisons ingurgiter quotidiennement la méthode du déchiffrage, poison intellectuel, aux enfants de 6 ans venus à l’école dans l’espoir d’apprendre à lire. Avec la meilleure foi du monde, nous leur enseignons :

  1. que la voie “indirecte” est le plus court et le plus facile chemin pour parvenir au sens de l’écrit,
  2. mais qu’il faut quand même beaucoup d’efforts et de larmes pour déchiffrer juste,
  3. que pour recevoir leurs messages visuels il faut entendre les sons émis par les représentations de mots sur papier,
  4. que les oreilles sont les organes intelligents de la lecture,
  5. qu’il faut se défier des yeux qui ne savent pas comprendre les signes graphiques qu’ils voient,
  6. mais que les oreilles orthodressées mécaniquement comprendront parfaitement,
  7. bref, que la langue écrite n’existe pas, que l’écrit n’est pas une langue, qu’écrire ne sert pas à penser et à communiquer sa pensée.

La tromperie est “avérée” et labellisée. Et l’on s’active énergiquement pour nourrir les petits au son.

« Quelle que soit la méthode proposée, le cerveau doit impérativement connaître le code de correspondance entre les sons et les graphismes qui les représentent pour accéder au sens de l’écrit. L’accès direct au sens n’existe pas plus chez le lecteur confirmé que chez le débutant. » Docteur Wettstein Badour, spécialiste des mécanismes de l’apprentissage (spécialiste des mécanismes -sic- de SOS Éducation).

Vous avez bien déchiffré d’abord, lu ensuite ? Vous avez compris ce que vous avez lu ? Le son précède le sens. Avez-vous bien prononcé les syllabes sans tricher avant de comprendre ? Ceux qui ont triché rendront un bon point ! Écrire, c’est transcrire des sons sur du papier et lire, c’est les décoder avec une clef. Qui n’est pas d’accord avec le docteur ? Qui ne fait pas des dictées de sons ?

« Savoir lire, ce n’est pas seulement connaître les lettres et faire sonner les assemblages de lettres. C’est aller vite, c’est explorer d’un coup d’œil la phrase entière ; c’est reconnaître les mots à leur gréement, comme le matelot reconnaît les navires. C’est négliger ce qui va de soi et sauter à la difficulté principale... La lecture qui ânonne ne sert à rien. Tant que l’esprit est occupé à former les mots, il laisse échapper l’idée... » Alain, Propos sur l’éducation.

De Robien n’a pas toujours été pilote à la direction des affaires scolaires et à l’orientation de l’enseignement. Il y est depuis peu et prochainement il quittera la cabine de pilotage. Mais les chercheurs et universitaires qui prétendent que lire c’est traduire oralement les signifiants phonétiques que sont les lettres, les syllabes et les mots et qui indiquent aux enseignants comment réussir l’enseignement de cette lecture-là sont “productifs” depuis des siècles. Après le départ de De Robien, ils pèseront encore activement dans la balance des opinions et des pratiques didactiques, quel que soit le successeur du ministre. C’est pourquoi ils lui écrivent pour lui recommander de ne rien imposer, ils s’en chargent. Dorénavant, ce sera comme d’habitude ! La liberté pédagogique selon la pensée dominante c’est le permis de choisir chez le libraire le manuel qui enseigne la correspondance phonographique. Choisissez d’enseigner le déchiffrage avec le manuel de votre choix ! Existe-t-il un manuel qui ne l’enseigne pas ? Dans un régime religieux démocratique chaque “citoyen” aurait la possibilité de choisir un rite, pourvu qu’il pratique une religion. On ne vous impose aucune confession du moment que vous en avez choisi une parmi les religions monothéistes dont nous rédigeons les missels avec label scientifique ! Le circonciseur et l’exciseur (se) auraient le choix de la lame. Et le(la) baptisé(e) ?

Par définition, le discours scientifique est un discours subversif. Il remet toujours en question les savoirs acquis, les vérités avérées, les idées reçues, les croyances invérifiables, la doxa. L’histoire des sciences est celle d’un combat de plusieurs siècles entre la raison et la doctrine religieuse d’état. En France, cette tutelle du pouvoir politico-religieux sur la pensée s’est arrêtée en 1789. Dans les jeunes sciences de l’éducation un certain nombre de scientifiques, loin de mettre en question les idées reçues, les opinions toutes faites, les pratiques traditionnelles séculaires, les valident, les présentent comme des vérités vérifiées, authentifiées et scientifiquement garanties. Mieux, ils en font la promotion jusqu’à “conseiller” les ministres qui auraient par amnésie oublié comment on enseigne la lecture à l’école depuis qu’elle existe.

Je me demande si la psychologie du neurone ne nous rapproche pas insensiblement du Meilleur des Mondes.

Laurent Carle
Novembre 2006

 
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