Redoublement à l’école
En réponse (non publiée !) à un article de Natacha Polony, paru dans
Marianne, n° 491, du 16 septembre 2006, p. 45.
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire
À Natacha Polony,
Vous êtes journaliste, donc vous pensez. Vous n’êtes pas un
simple haut-parleur qui transmet mécaniquement les signaux qui entrent dans
votre ampli. Votre journal dénonce les mensonges, les abus de la
propagande, ou des confrères, les scandales politiques, financiers, d’un bord à
l’autre de l’éventail politique. Votre journal n’écrit pas dans la langue
de bois. Vous avez pour habitude de tremper votre plume dans l’encre
sympathique du politiquement incorrect. Vous réfléchissez, vous allez sur
le terrain, vous n’êtes pas un plumitif, aux bottes du ministère de la
propagande d’un pays totalitaire.
Pourquoi faites-vous du politiquement correct quand vous
parlez de l’école en France ? Pourquoi hurler avec les hyènes ?
Pourquoi rabâchez-vous les clichés de la pensée dominante, les “vérités” de la
pensée unique ? Avez-vous jamais assisté, reporter journalistique, à une
leçon magistrale, à un cours de français, d’histoire ou de sciences ?
Votre entrefilet du 16 septembre pourrait se publier dans Le Figaro.
Vous êtes-vous trompée de journal ou vous trompez-vous d’idée ?
Vous “dénoncez” les concepts “flous”. Alors, n’utilisez pas
celui de “pédagogisme” moyen, fort ou faible. Ce flou-là n’est pas
artistique. Si vous rencontrez un “pédagogiste” dans une seule des écoles de
l’hexagone, je vous offre une caisse de champagne. Quant aux pédagogues
(5% des enseignants dans les écoles), disqualifiés par votre étiquette de pédagogiste,
ils tentent, contre l’opinion, de forger des têtes bien faites plutôt que des
têtes bien pleines. La république, la démocratie et la presse d’opinion
seraient-elles perdantes, si ces enseignants représentaient 95% de la
profession ? Qu’y perdraient-elles ? Sur 100 enseignants, cinq
pédagogues discrets sont-ils assez puissants pour “saboter” l’enseignement de
leurs quatre-vingt-quinze collègues ? Sont-ils doués de pouvoirs occultes
et maléfiques ? Ça se saurait. S’il y a une graine qui ne germe pas dans
les écoles, c’est bien celle de la pédagogie, dont l’école a tant besoin,
pourtant.
Si vous voulez dénoncer les scandales scolaires et ne pas
hurler avec les loups, voici quelques authentiques scandales qui passent
pourtant comme raisonnables mesures de bonne éducation dans le consensus mou où
baigne l’école en France, et dans le monde en général :
- la mémorisation mécanique des savoirs, le par-cœur, au détriment de
l’intelligence et du raisonnement dans l’action et dans l’interaction entre
pairs (faut-il mémoriser pour savoir ensuite, ou apprend-on d’abord et
mémorise-t-on ce qu’on vient d’apprendre en échangeant avec ses camarades ?
on intériorise les savoirs et les savoir-faire acquis dans et avec le groupe de
ses semblables),
- la prédominance du discours sur l’action pendant les heures de classe,
- la confusion entre enseignement et apprentissage : il suffirait qu’on
enseigne pour que les élèves apprennent,
- la confusion entre enseignement et transmission des savoirs (construit-on ses
savoirs ou les reçoit-on cuits et emballés à emporter dans sa mémoire ?),
- la confusion entre temps scolaire et temps du maître (les apprentissages sont
repoussés après les heures de classe et hors de l’école : à l’école on
enseigne, on n’apprend pas). Les enfants qui ont la chance d’être bien nés
trouveront chez eux des conseillers qui leur montreront comment construire du
savoir. Ils ne vont pas à l’école pour s’y instruire mais pour y faire
homologuer leurs savoirs acquis ailleurs. C’est comme ça depuis deux siècles, depuis
Napoléon. Sous Napoléon, cette anomalie ne posait aucun problème. Les
enfants des pauvres n’espéraient rien d’un inutile ascenseur social. Ils
ne fréquentaient pas l’école. Quelques rares pauvres bénéficiaient de
celle de la paroisse afin d’être instruits des choses fabuleuses que raconte
l’évangile, les miracles de Jésus et des saints. L’illettrisme collait à leur
peau comme il convient à des pauvres. Les enfants de la bourgeoisie
s’affrontaient en compétition pour décrocher les diplômes, passer les concours en
tête et obtenir les meilleures places en haut de la pyramide. Les meilleurs
gagnaient. Les mérites personnels étaient récompensés. On fonctionne toujours
dans cette logique d’un temps révolu.
- le rejet de l’échec sur l’élève et sur ses parents – et leur
culpabilisation –, l’attribution des succès au mérite de l’école d’abord,
de l’élève ensuite,
- la confusion entre lire et déchiffrer (« il ne comprend pas ce qu’il
lit » – sic –),
- le “travail” pour rire, pour du “sucre” : à l’école,
on ne produit rien, on ne
travaille pas, on apprend pour rien, pour quand on sera grand – sic –
et, paradoxalement, cette activité qui ne sert à rien est appelée “travail”.
Exemple : on apprend à rédiger et on écrit un texte sur commande qui ne
sera communiqué à personne, qui ne sera lu par personne. On écrit pour être “corrigé”
(noté et jugé) par le maître. Le texte est destiné à un lecteur imaginaire
et, faute de l’hypothétique lecture de ce lecteur virtuel, un individu, dit
qualifié, le maître, qui sait déjà, à qui on n’a rien à apprendre,
parcourt un devoir insipide. Il se fout de l’information livrée. Lui,
lecteur-correcteur, ne s’intéresse qu’aux fautes. Si vous étiez journaliste à
l’école, vous n’écririez pas pour communiquer de l’info et des idées à votre lectorat,
mais juste pour que votre directeur de publication vous colle une note, bien
méritée, sur un texte que personne ne lira. Forte et noble motivation !
- la moralisation des apprentissages : toute activité de l’élève est appréciée
en termes moralistes (le moralisme produit de l’échec plus sûrement que
le “pédagogisme”). On fait honte à celui qui “échoue”, après lui avoir interdit
de se tromper, c’est-à-dire après l’avoir empêché d’apprendre, “tu
ne sais rien parce que tu n’as pas bien travaillé !” – sic –.
Si vous étiez journaliste à l’école, il vous serait interdit de noter vos
rendez-vous dans un agenda, d’enregistrer vos interviews, de chercher des infos
dans les journaux de vos confrères et dans les agences de presse. Ce serait “tricher”. À
l’école, on n’a pas le droit de prendre l’information là où elle se trouve.
Tout doit être enregistré dans la mémoire de l’apprenti compétiteur. Car, ce
qu’on mesure à l’école, c’est le contenu des contenants et jamais les
compétences. Comme si les cerveaux enfantins étaient des bocaux vides à
remplir. Sac fourre-tout, on vous obligerait à “apprendre” votre “leçon”
par mémorisation de la totalité des informations. Mais, comme tous les “bons
élèves”, autodidacte clandestine, vous construiriez votre dossier en cachette.
- la notation systématique à tous les instants de toutes les productions d’élèves,
notation qui pervertit toute activité d’apprentissage en situation de contrôle,
notation qui transmute toute erreur en faute et interdit pratiquement
l’apprentissage. Imaginez que, jour après jour, vous ayez à faire noter
par votre rédacteur en chef chaque page, chaque paragraphe que vous
rédigez, du matin au soir. Avez-vous eu à faire un reportage sur les
souffrances psychiques que connaissent les champions sportifs et les stars du
cinéma quand ils passent de la célébrité à l’anonymat, après une trop brève
brillante carrière ? Savez-vous que les enseignants, qui collent des notes
tous les jours sur des copies, ne dorment plus ou font des cauchemars pendant
les quelques jours qui précèdent leur inspection-notation, une fois tous les
dix ans, trois à quatre fois dans une carrière ? Les enfants sont-ils plus
solides et plus résistants que les professeurs ?
- la confusion entre concourir et travailler, la compétition interindividuelle
placée au sommet de la philosophie didactique et de la motivation pour
apprendre (chacun pour soi, le maître pour tous, je n’apprends que pour
vaincre mes congénères et, ne pas gagner, c’est échouer) et le bannissement
de tout travail en collaboration, en coopération, en interaction, en équipe (on
ne “triche” pas !),
- le rassemblement en un même lieu, en même temps, d’individus dont on ne
veut rien entendre, sauf quand on les interroge, individus alignés au
coude à coude mais séparés dans l’acte d’apprentissage, comme les coureurs de
100m dans leurs couloirs respectifs,
- conséquence de cette “discipline” : la nécessité de
classes “homogènes”,
revendiquée par tous les syndicats d’enseignants. Les élèves d’une même classe
doivent être tous semblables, tous pareils, tous identiques, clonés, pour
que le maître puisse parler d’une seule voix, simultanément, à tous, sans
distinction de têtes. Pour enseigner et pour classer, c’est plus confortable.
Mais pour apprendre ? Pas de personnalisation, pas de préférence, égalité
de traitement ! Et que le meilleur gagne ! Alors la compétition sera
déclarée équitable. Les apparences sont sauves. Donner pareil à tous, c’est
favoriser ceux qui ont de l’avance. Le cours magistral, qui, en théorie,
s’adresse à tous, profite aux cinq premiers.
- conséquence de cette conséquence : si une classe d’âge reste groupée tout au long du
cursus, les classes seront de plus en plus hétérogènes. Il faudra alors prendre
en compte la diversité des individus et imaginer des situations de réel
apprentissage. Il faudra installer des dispositifs variés pour une pédagogie
différenciée. C’est intellectuellement et professionnellement très
inconfortable. Si on maintient le statu quo, les erreurs et les
injustices de l’enseignement collectif et totalitaire seront de plus en plus
visibles. C’est moralement inconfortable. On fait donc redoubler – “dans
l’intérêt de l’élève” – pour maintenir l’homogénéité, ou du moins son
apparence. Faire “passer” ne change rien si on ne change pas de méthode,
si on ne passe pas de l’enseignement à la pédagogie. Faire redoubler ne change
rien si... Donc le redoublement ne sert pas l’élève mais la politique scolaire
de sélection. Il cache la faillite pédagogique.(1)
- la disqualification de l’erreur en faute, erreur pourtant inévitable
et nécessaire pour celui qui apprend et qui tâtonne : on apprend en
se trompant, quand on concourt on n’a pas droit à l’erreur,
- la priorité aux renforcements négatifs sur les renforcements positifs, la
stigmatisation et l’humiliation systématique de l’ignorance, ignorance qui ne
serait que provisoire, si elle n’était épinglée comme un
échec définitif, et un jansénisme rampant : la grâce
(l’intelligence) ne s’acquiert pas, on l’a ou on ne l’a pas ! Et,
paradoxalement, ce seraient les plus méritants qui réussiraient. Allez comprendre !
Cette liste à scandales n’est pas
exhaustive. Il faudrait rappeler la confusion entre élémentaire et simple,
entre simple et facile, entre complexe et difficile, et, par conséquent,
l’exclusion de la complexité selon Edgar Morin, c’est-à-dire la présentation
dogmatique aux élèves d’une réalité dépecée en éléments simples à réinventer
par recomposition, réalité inconnue, jamais vue, puisque les élèves viennent à
l’école pour la découvrir. Recompose et réinvente qui peut, à partir
d’une pure abstraction incompréhensible pour la plupart ! C’est au
nom de ce principe didactique de décomposition de la réalité concrète qu’on
présente aux élèves de 6 ans des atomes de langue écrite, nommés unités de lecture
– sic –, pour justifier la doctrine d’enseignement de la
lecture avec méthodes.
Une seule des conditions ci-dessus suffit à empêcher un enfant d’apprendre. Et
l’école d’aujourd’hui les réunit toutes.
Laurent Carle
Septembre 2006 – Mai 2010
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(1) Pour parler de faillite
du système scolaire, il faudrait se donner comme but la réussite de tous. C’est
la volonté officielle répétée. Mais, la finalité implicite étant la sélection
des “meilleurs” après élimination des plus faibles, c’est le mot “efficacité” du
système élitiste qui convient le mieux pour parler de redoublement et d’échec scolaire.
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Dernière révision : vendredi 07 février 2014 – 16:00:00 |