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Voir un billet d'Evelyne Charmeux  Ce texte est initialement un écho à un billet d’Eveline Charmeux intitulé Pour ouvrir l’année, si on parlait un peu des compétences nécessaires pour enseigner ? et à un commentaire que j’y avais ajouté.

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




« Pour finir, la parole revient à Haim Ginott, au travers du texte qu’il distribuait à chacun des enseignants de l’établissement qu’il dirigeait : « Cher professeur, je suis un survivant des camps de concentration. Mes yeux ont vu ce qu’aucun homme ne devrait voir : des chambres à gaz construites par des ingénieurs instruits, des enfants empoisonnés par des médecins éduqués, des nourrissons tués par des infirmières qualifiées et entraînées, des femmes et des bébés exécutés et brûlés par des diplômés de collèges et d’universités. Je me méfie donc de l’enseignement. Ma requête est la suivante : aidez nos élèves à devenir des êtres humains. Vos efforts ne doivent jamais produire des monstres éduqués, des psychopathes qualifiés, des Eichmann instruits. La lecture, l’écriture, l’arithmétique ne sont importantes que si elles servent à rendre nos enfants plus humains »(1).

« Alors, à nous, avec nos actes et nos mots, de défendre cet appren­tissage humain, “simplement humain” ».




Ainsi concluait Sylvain Grandserre, dans son papier de janvier 2007, dont j’ai extrait cette citation(2). Qu’est devenue, au XXIe siècle, la requête humaniste de Haim Ginott ? Examinons la première des techniques, dont il souhaite qu’elle rende nos enfants plus humains ! La lecture enseignée aujourd’hui humanise-t-elle ? Et d’abord, l’ensei­gnement de la lecture, aujourd’hui, lecturise-t-il les enfants humains ?

Ses yeux avaient vu l’innommable, l’horreur absolue, camps de concentration, chambres à gaz, fours crématoires pour cadavres gazés, gérés administrativement, techniquement, rationnellement et méthodiquement, par des techniciens qualifiés et diplômés, colla­borant avec des médecins empoisonneurs, des infirmières tueuses d’enfants et autres professionnels faisant « correctement » leur métier au plan technique(3). Ses yeux se sont définitivement fermés avant d’avoir lu les statistiques d’élèves sortant non lecteurs de nos collèges. Ils n’ont donc pas eu le temps de voir que certaines tech­niques d’enseignement sont inhumaines en soi. En son temps, seuls les « bons élèves » étaient « admis » dans le secondaire. Aujourd’hui, tous les Français passent au collège, mais nous savons qu’un sur quatre finira sa scolarité illettré, malgré les méthodes, ou à cause des méthodes, qu’elles s’appellent Gaffi le fantôme, Planète des Alphas, Léo et Léa, etc., etc. Les méthodes permettent aux techniciens de l’enseignement d’enseigner, avec confort, la technique de déchiffrage, à la place d’un savoir faire, le savoir-lire, qui ne s’enseigne pas. Et quand ces techniciens sont en panne de phonologie, ils refilent les bébés aux orthophonistes, qui reprennent la « méthode » de sylla­bation à zéro. On le sait, les chiffres le démontrent, la raison l’affirme : apprendre, c’est faire ce qu’on ne sait pas faire, pour apprendre à le faire ; apprendre à lire, c’est lire pour apprendre. Mais on ne veut pas le savoir. Des analystes scientifiques réputés, gardiens du temple, four­nissent assez d’études techniques sur « l’échec en lecture » pour qu’on puisse se voiler la face encore quelques siècles. Si la troupe des fantassins de rue nazis, spadassins SA ou SS, exterminait aujourd’hui, comme hier, une minorité ethnique ou religieuse, ce serait avec la plus parfaite ignorance littéraire, la plus profonde inculture. Des monstres débiles, inconnus de Haim Ginott, des Eichmann illettrés, en quelque sorte. Serait-ce vraiment une nouveauté par rapport aux années de cendre de la première moitié du XXe siècle ? En 2010, on « enseigne » toujours la « lecture » comme on le faisait en 1910. Les « méthodes » (les outils didactiques) ont changé leurs titres, la méthode et la théorie n’ont pas changé. Toutes présentent le détour par le son, la « voie indirecte », comme le chemin obligé et garanti pour parvenir au sens de l’écrit. En France, 19 CP sur 20 les utilisent. Le vingtième maître de CP est taxé par l’opinion de « pédagogiste de la globale » et... désap­prouvé. Consensus national, donc, qui égare 25 % de jeunes enfants débutant en lecture, surtout ceux issus des classes défavorisées. Les rescapés du traquenard, la plupart issus des classes favorisées, sont « récompensés pour leur mérite ». Tous les espoirs de « réussite » sociale leur sont permis. La lutte des classes dans sa forme scolaire, celle qui met d’entrée de jeu les enfants de pauvres hors lecture et hors compétition, commence par consentement mutuel entre parents d’élèves, état, élus politiques, administration de l’enseignement, jour­nalistes, écrivains, universitaires, formateurs et... enseignants. Incroya­ble, mais vrai ! L’école, cette institution dédiée à l’enfance, a peur du sens. À chaque rentrée, on cherche sur les catalogues de librairie la « méthode » de syllabation la plus « syllabique », pour apprendre aux élèves à mettre du son sans sens sur des signes graphiques... en guise de « lecture »(4). Peut-on prétendre, ensuite, éclairer les esprits avec la lumière de la connaissance ? « Haim, ton souhait ne semble pas techniquement exaucé. »

Bien sûr, l’école où ont grandi les monstres, dont parle Haim Ginott, n’est pas plus responsable que le service de maternité qui les a accouchés. Encore que... L’esprit de compétition, qui sert de stimu­lant majeur dans l’école traditionnelle, la consécration « morale » des premiers de classe, la mise au pilori des « derniers », l’interdiction de « copier » (échanger, collaborer, s’entraider) ne peuvent guère engendrer les valeurs humanistes, telles que l’entraide, la solidarité, la mutualité et l’empathie qui auraient pu les inciter à la fraternité humaine. Né dans une famille « à l’aise », en tête de classe et ostensiblement encensé tout au long de son cursus, gagnant au bac et aux concours, peut-on, ensuite, du poste prestigieux qu’on occupe, nanti des émoluments « bien mérités » que l’on touche et des avanta­ges en nature dont on bénéficie, éprouver chagrin et compassion au spectacle de la misère ? Depuis toujours, l’école française fonctionne sur le modèle d’une société capitaliste libérale : chacun pour soi, que le meilleur gagne ! En choisissant, sans réflexion, sans les confronter aux valeurs, une théorie et une didactique de la lecture qui mettent le sens de l’écrit à l’arrière-plan de la pédagogie, plutôt que celles qui le privilégient, l’école française permet aux enfants des classes favorisées, qui apprennent à lire (du sens) en famille, de prendre, dès le CP, une avance irrattrapable sur ceux qui ont le plus besoin de l’école pour s’instruire. Elle valide et consolide les privilèges, et pas seulement culturels, des classes favorisées. Elle donne l’avantage à ceux qui l’ont déjà. Dans la lutte des classes, l’école républicaine laïque n’est pas neutre, elle est discriminative. Au pire, elle prend parti en organisant, hypocritement, une compétition dont elle connaît d’avance les vainqueurs, récompensant les gagnants et stigmatisant les perdants. Au mieux, elle arbitre, de bonne foi et impartialement, le match, sans faire de commentaires, en confiant les plus faibles à des soignants sur la touche. Ce faisant, bon gré, mal gré, elle persiste à utiliser, avec acharnement didactique, ces méthodes discriminatoires. Et surtout, l’arbitrage la conduit toujours, en fin de compte, à la sélec­tion et à l’élimination anticipées, dès le CP, comme si la scolarisation n’était pas due, mais seulement obligatoire, jusqu’à l’âge de 16 ans.

On peut ne pas demander à une méthode d’être éthique, et tant pis pour le rêve de Haim, seulement d’être technique, à savoir, fournir le service qui lui est demandé, avec efficacité. Or, les méthodes d’enseignement de la « lecture » mettent les jeunes enfants dans tant de difficultés, les égarant sans scrupules sur une fausse piste de lecture, que seuls ceux qui savent déjà lire, ou qui apprennent à lire à côté, réussissent leur apprentissage, donnant l’illusion qu’ils ont réussi à lire grâce à elles. Trop compliquées parce que simplistes et réductri­ces, illusoires, trompeuses, abusives, en réduisant l’acte de lire à une simple conversion graphophonologique, lettre à lettre, syllabe à syl­labe, elles font toujours réussir les mêmes couches sociales, empê­chant les pauvres d’accéder au sens de l’écrit. Ces méthodes, dites de lecture, ne sont ni éthiques, ni techniques, ni justes, ni sociales. Elles sont iniques. Pire, en inspirant une confiance technique aveugle aux maîtres qui les emploient, elles les entraînent à croire que les élèves, qui s’y embourbent, ne font pas suffisamment d’efforts. Il leur faut donc les exhorter, les réprimander, les menacer de sanctions, de redoublement, les accabler de renforcements négatifs, réclamer de leurs parents qu’ils les « fassent » lire tous les soirs – en faisant « scrupu­leusement » b a ba, dans le respect du « code » et, s’ils les mènent chez l’ortho­phoniste, « c’est encore mieux » –, pendant que les « bons » reçoivent encouragements et récompenses. Bref, elles obligent à moraliser l’apprentissage de la lecture. Moralise-t-on l’apprentissage de la marche ? Ni éthiques, ni techniques, ni morales, les méthodes sont... moralisatrices.

« Il faut profondément remettre en question la représentation que l’on a des relations entre l’oral et l’écrit. En fait, dans aucune langue, l’écrit ne transcrit la prononciation, y compris dans les langues qui ont plus que le français recours à la correspondance phonies-graphies. C’est toujours le sens que l’écrit traduit » nous rappelle, depuis toujours, Eveline Charmeux(5). Mais nous ne voulons pas le savoir, comme le chantait Brel, le grand Jacques. La survie et la prospérité du marché des « méthodes », le confort intellectuel, le conformisme, le traditiona­lisme, le conservatisme, le lobbysme, passent avant le vrai savoir-lire. Le tri sélectif destiné à la pérennisation des privilèges acquis des classes dominantes se fait à l’école, au CP, par l’enseignement d’une technique de « lecture » qui élimine les non initiés. La mise en question de la théorie phoniste bouleverserait en profondeur le marché du livre scolaire, les structures de l’enseignement, la psycho­logie des enseignants, de leurs formateurs, de tous les métiers de l’éducation, détruirait les repères qui jalonnent le parcours de ceux qui « réussissent ».

Les techniciens – ni « facho », ni « réactionnaires », comme le fait remarquer Sylvain Grandserre – maîtrisent les techniques d’enseigne­ment du déchiffrage (pardon, du décodage à pleins tubes). Les méthodes ont pour objectif de monter des automatismes « lettre-son » par réflexes conditionnés. Leur pédagogie consiste à évacuer sans tarder l’intelligence de l’élève, toujours encombrante et retardatrice pour finir le programme du catalogue des sons : « sers-toi du code de correspondance, que je t’enseigne, pour faire le bruit ! Sonorise les lettres et les syllabes, sans chercher à comprendre l’écrit ! Quand il s’agit d’apprendre la méthode, il n’y a rien à comprendre. Tu com­prendras plus tard, quand tu sauras lire. » Appliquées à des humains en devenir, ces techniques de dressage déshumanisent « technique­ment » l’apprentissage scolaire de la lecture, même dans une société démocratique, sans, pour autant, être aux ordres d’un pouvoir totalitaire. C’est là le pouvoir occulte de l’idéologie, qui obtient sans persécution, sans répression, par la seule persuasion discrète, un ordre social injuste et des professionnels d’école, pédagogiquement et idéologiquement disciplinés, aux ordres didactiques, formés au tri scolaire reproducteur de l’ordre social(6). Contrairement à l’ordre social nazi, l’idéologie capitaliste s’accommode bien d’une « liberté » sans égalité et sans fraternité. C’est pourquoi les techniciens scolaires peuvent livrer, librement, sans état de conscience, au « marché », des catégories sociales non instruites, non qualifiées, mais tout aussi sacrifiées sur l’autel des nouveaux dieux, la pub, le foot, la téléréalité, la bagnole, le fric et la bourse. Des fournées entières d’enfants éliminés subtilement, sans crématoire. Les nouveaux dieux n’ont pas besoin de boucs émissaires à châtier, de victimes expiatoires à dévorer. Au contraire, l’éco­nomie de consommation de masse a besoin d’une masse de consommateurs peu instruits, peu éduqués, mais dépen­dants, fanatiques de gadgets et avides d’acheter, faciles à gruger. Les « techniciens » nazis savaient ce qu’ils faisaient. Les techniciens de la didactique de la syllabation, atteints de cécité pédagogique et humaniste, l’ignorent. À chaque époque, son fléau. Qu’en dirait Haim Ginott ?

Laurent Carle
03 septembre 2010

 
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Notes

(1) Cela implique que instruction, distinction et noblesse de l’âme ne sont pas synonymes, les contraires culture et barbarie se marient parfois.

(2) Simplement humain (sur ce site) ou sur le site de Philippe Meirieu (format PDF). Il semble que l’appel de Sylvain, à qui j’ai emprunté mon titre, n’ait pas été entendu.

(3) Le pire, le comble de l’horreur, qu’est-ce ? Que des humains aient été traités comme du gibier, maltraités comme des bêtes de somme, mis à mort comme des insectes, ou qu’il se soit trouvé des humains pour exécuter ces basses besognes ?

(4) Inutile de se précipiter. Syllabique, elles le sont toutes. Sinon, à qui les vendrait-on ?

(5) Voir le billet d’Eveline Charmeux, publié son blog en date du mardi 31 août 2010, intitulé Pour ouvrir l’année, si on parlait un peu des compétences nécessaires pour enseigner ?.

(6) La force de l’idéologie est d’installer dans les esprits de toute une communauté, personnel, usagers et encadrement, des croyances pensées comme des certitudes scienti­fiques, non datées. L’usage généralisé et la doxa en ont fait des vérités universelles, éternelles, définitives, donc. Sous la plume de savants professeurs, clercs et prédicateurs, elles sont devenues doctrine. Étant fixées dans le cerveau, comme le bras à l’épaule, s’en séparer serait vécu comme une douloureuse amputation, sans anesthésie. Parées de l’évi­dence de vérité, qui dispense de les passer au filtre de l’examen critique et rationnel, les mettre en question serait une attitude hérétique et profanatrice.

 
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