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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Combien de professionnels apportant, de près ou de loin, leur contribution rétribuée ou bénévole à l’œuvre scolaire sont-ils en mesure d’opérer une nette distinction entre enseignement et pédagogie, ou entre cours magistral et situation d’apprentissage ? Les pratiques traditionnelles, qui placent depuis toujours la magistralité au centre du système scolaire, nous semblent s’appuyer sur des principes éducatifs allant de soi et intangibles, parce que nous les avons absorbées comme vérités à la mamelle du cours magistral pendant nos propres années de classe. Les pratiques pédagogiques qui placent l’enfant au centre du système éducatif nous étonnent, nous irritent même, comme la révolution copernicienne.

Dans la majorité des classes, l’enseignement prime sur l’apprentissage et on réduit l’innovation scolaire à l’amélioration de techniques existantes, conformes aux traditions. Pour les partisans du tout didactique, majoritaires aujourd’hui dans l’école, la simple réception par l’élève de l’enseignement du maître se définit déjà comme un acte pédagogique. On qualifie de pédagogique toute activité didactique qui consiste à exposer un savoir, présent dans la tête du professeur et dans les livres scolaires, à un auditoire d’élèves d’âge ou de niveau supposé égal. Seule condition exigée par ce truisme, un certificat d’aptitude “pédagogique” qui habilite le maître à enseigner. Cette réduction du pédagogique au didactique autorise les observateurs à la fois partisans et conservateurs du système à vilipender les vrais pédagogues en les étiquetant “pédagogistes”.

Qu’est-ce qui distingue le maître pédagogue de l’enseignant ? Celui-ci fait profession de transmettre les savoirs au programme par export de la tête qui sait vers les têtes ignorantes. Le transport est assuré par le verbe magistral. Toute action d’appropriation de l’élève est traitée ici comme accessoire et renvoyée à l’extérieur de la classe. Cette prédéfinition de la transmission a pour conséquence involontaire mais réelle de confondre les situations d’apprentissage avec les situations d’enseignement. Illusion naïve qui réserve bien des déboires à la plupart des “enseignants” ! Déboires bien souvent à l’origine de la demande d’intervention du psychologue. Car les élèves, eux, ne font pas cette confusion. Pendant ces heures de cours qu’ils finissent par trouver interminables, ils attendent le moment de passer enfin aux apprentissages actifs. Quand leurs attentes ont été trop longtemps déçues, ils renoncent à apprendre, renoncement qui n’apparaît pas immédiatement au regard du maître occupé à enseigner. Mais, parfois, ils en arrivent à refuser d’écouter le discours magistral, attitude instantanément perceptible parce qu’elle tend à se généraliser par contagion. En face d’un enseignement exclusif, il n’y a pas de “cancre” tranquille. On prend parfois pour refus de savoir ce qui n’est que lassitude à tenter de suivre un discours qui n’en finit pas. Le professeur qui enseigne est un monarque sans couronne bercé par un rêve de toute-puissance jamais réalisé. Souvent désabusé, il manifeste un étonnement toujours renouvelé de ne pas voir son discours gravé instantanément dans la mémoire de l’auditoire pourtant présent, attentif parfois. Il explique, avec la naïve certitude des gens qui croient à la puissance didactique du discours, que « les élèves ne savent pas écouter ». Quoiqu’on le fasse avec talent, chacun sait bien que le cours n’intéresse et ne profite qu’au petit nombre d’élèves se trouvant dans la zone proximale de développement à l’instant même. Pour motiver la masse, le système a inventé la stimulation par compétition individuelle. Son corollaire logique en est la déqualification de toute activité d’apprentissage qui ne donnerait pas lieu à notation. L’autre corollaire, bien plus néfaste encore, est la prohibition de tout échange, de toute collaboration entre pairs et de tout travail en équipe, pourtant indispensables dans une communauté éducative publique ouverte à tous, en principe non élitiste.

À l’opposé, la pédagogie est la posture éducative, à la fois constructiviste et interactionniste, qui consiste à placer l’enfant au cœur du système éducatif, orientation que les gardiens de l’idéologie dominante dénoncent comme une entreprise de sabotage du système élitiste. Le pédagogue est un maître, titulaire diplômé, un intervenant temporaire (ou à temps plein), rémunéré ou bénévole, que son réalisme humain a fait renoncer au didactisme, au formalisme, à l’élitisme par l’enseignement exclusif. Il sait que le savoir ne s’acquiert que par appropriation à travers l’action du sujet qui apprend en interaction avec l’adulte et avec ses pairs. Il propose donc des situations d’apprentissage, faites de recherche active, de réflexion, de confrontation sociocognitive, d’échange, de discussion. Il pose problème(s) à ses élèves et leur fournit les conditions intellectuelles et matérielles pour résoudre les questions. Les résolutions de problème les obligeront à renoncer à ce qu’ils croyaient savoir, aux idées reçues qu’ils tenaient pour vraies jusqu’ici. Le pédagogue accompagne et guide sur les chemins de la connaissance. Il donne à agir, à observer, à discuter. Il sait qu’il ne peut ni apprendre, ni décider à la place de l’élève. Il ne demande pas au psychologue de faire avec sa baguette de magicien du mauvais élève un bon. Car il n’y a pas de mauvais élève dans une classe où on n’enseigne pas. Les progrès individuels ne sont pas des victoires sur les camarades mais des conquêtes sur soi-même avec l’aide des autres. Provocateur d’intelligence, instigateur du doute, il invite ses élèves à ne pas lui faire confiance, à ne pas gober les discours, à toujours vérifier par eux-mêmes les affirmations non assorties de faits observables et vérifiables. La vérité ne tombe pas de la bouche de celui qui sait mais de l’expérimentation, de l’observation et de la confrontation. Le savoir ne se délivre pas mais se construit. Apprendre, contrairement à croire, c’est douter, découvrir par soi-même de nouvelles voies vers la connaissance, ouvrir des portes jusqu’ici fermées par les tabous et mystères. Au contraire de la religion, la connaissance rationnelle n’est pas révélation. Elle n’entre pas dans les esprits par l’effet de la grâce au terme d’une pieuse méditation mais par l’aboutissement d’une appropriation active en groupe. Elle se conquiert mais ne se mérite pas. Pourtant, l’école publique fonctionne comme une institution janséniste laïque : si la pédagogie permettait à tous de participer à la construction commune des savoirs et d’en profiter librement, on ne distinguerait plus les élus dans la foule. On ne peut pas laisser la grâce toucher le commun ! Quand la grâce profite à tous, il n’y a de profit pour personne ! Pas d’élus, pas d’élite ! Bien qu’on souhaite que le destinataire du savoir améliore sa capacité de réception et de rétention du cours qui lui est adressé, on lui refuse le statut d’acteur, de chercheur, d’interlocuteur et de coopérateur.

La pédagogie, c’est la démocratie à l’école. Si les techniques didactiques facilitent la transmission des savoirs, elles n’en restent pas moins aveugles à l’humain, au sujet apprenant. Elles n’ont pas de sens en elles-mêmes, comme les méthodes de “lecture” qui délèguent la fonction sémantique de l’écrit aux interventions familiales. La pédagogie seule permet d’éclairer l’itinéraire de l’éducateur en mission d’accompagnement vers l’émancipation, facilitateur du passage de la dépendance à l’autonomie. C’est elle qui donne du sens et de la densité aux techniques didactiques utiles mais aveugles et volatiles. C’est elle aussi, plus que la “liberté professionnelle” face à la hiérarchie, qui rend le professeur libre, lucide et autonome. La didactique n’est qu’un outil. Elle peut se tromper, la pédagogie ne se trompe jamais. C’est elle qui dit ce qui émancipe et ce qui aliène. Plus le maître est pédagogue, plus il est libre, comme ses élèves, libéré de l’idéologie dominante et délivré de la prothèse des manuels scolaires. C’est donc bien à la didactique de se mettre au service de la pédagogie et non l’inverse.

Laurent Carle
Février 2007

 
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