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Entre sirènes et surveillants

 


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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




À
Philippe Meirieu : Contre le « management », refaire de la politique : la contention ou l’éducation ? (Le 13 juin 2007)
et
Sylvain Grandserre : Faire la paix, avoir la loi.




Il semble que pour se draper de vertu le nouveau pouvoir n’a pas besoin de marier l’autoritarisme moral au libéralisme économique. L’hypocrisie morale est candidate au mariage sous le voile blanc de la démagogie. En France les lois sont faites pour les autres ! Sur la route pour les conducteurs qui roulent devant moi, dans le quartier pour mes voisins, en classe pour mes élèves ! À la Chambre ou au café, la réflexion politique sur l’école pose comme définitivement résolus la question éducative et le statut de l’écolier. Le débat, d’où le sort de l’écolier est systématiquement exclu, se tient entre le pouvoir, les organisations de parents et les corporations d’enseignants. Il concerne les contenus et le financement. Pour l’efficacité du système, la balle est lancée dans le camp de ceux, les autres, qui ne se pressent pas de faire ce qu’ils devraient : exiger sans mollir que les élèves soient plus “studieux”. Selon leur idéologie d’appartenance, les extrémistes envisagent soit de nouvelles révolutions de pavés, soit un nouveau tour de vis dans l’ordre moral. Par les deux bords, le travailleur de l’enseignement est doté d’une élévation d’esprit qui le tient à respectable distance des contingences triviales quotidiennes.

Pourtant, ayant observé que l’adulte contemporain (l’enseignant syndiqué en est) est, plus que l’écolier, consommateur boulimique de satisfactions factices proposées par la pub, la bagnole et le gadget électronique, je me trouve entraîné à affranchir mon propos. En effet, vu sous l’angle “komsomologique”, l’enseignant ne reste pas sur la touche dans le domaine de la consommation individuelle de masse. Le système économique a besoin de millions d’individus achetant le même produit chacun pour soi, le consommant chacun chez soi dans son pavillon à crédit. Ni les écoliers, ni les enseignants n’y échappent(1). L’enfant d’aujourd’hui grandit parmi ces “modèles” et s’y identifie, hélas ! En famille, dans la rue et dans les centres commerciaux, la carte privilège Auchan qui permet de “tout acheter”, en classe le discours moral et hypocrite qui exalte le travail laborieux, douloureux même (un bon apprentissage "doit" faire souffrir), l’effort, l’ascèse ! Là dehors la facilité, ici dedans pour la centième fois sur ses devoirs il lui est recommandé de remettre l’ouvrage. Les conseils de classe et d’école retentissent à perpétuité de ces exhortations au “travail”. Si la faiblesse enfantine et infantile est exposée en permanence à la tentation consumériste, la vocation moraliste menace la fragilité magistrale(2). En réunion, les velléités pédagogiques de la majorité des participants sont solubles dans le café du commerce. Les instructions fantaisistes d’un ministre font moins d’obstacle à la modernisation de l’école que la contamination du virus conservateur qui guette tout esprit adulte plongé dans un bain scolaire. Le désir d’apprendre trouve rarement sa pitance dans le cours magistral. Cet écartèlement entre injonctions et tentations, entre prescription et persuasion déclenche chez l’enfant le sentiment d’avoir affaire à des adultes inconstants, versatiles, contradictoires ou stupides. Des adultes qui ne prêchent pas par l’exemple. Sont-ce des enfants qui roulent bourrés, camés, à fond la caisse, au mépris de leurs semblables ? Nonobstant, les Tartuffe, les fondamentalistes intégristes sans barbe, sous la bannière de Finkielkraut, brandissant la bible, réclament hypocritement plus d’injonctions, plus de prescriptions, plus de sévérité. Leurs imprécations oratoires ne changent rien, mais culpabilisent et désespèrent les perdants de la compétition scolaire, prélude à la concurrence “libérale”. Si la hauteur de leurs réclamations et de leurs réquisitoires les élèvent guère en vertu, du moins les font-elles passer pour gardiens courageux de la culture et de l’éthique. En outre, le double lien qui en procède conduit l’écolier à l’indécision chronique. L’apprentissage implicite qu’impose cette “modernité”; est savoir tricher avec les règles et louvoyer sans cesse entre des situations dont les normes se contredisent et oblige à porter un masque différent en fonction du contexte. Il serait souhaitable que les professeurs ne calquent pas leurs conduites sociales sur la foule anonyme et leurs attitudes professionnelles sur les saints pères de l’église. À moins de les infantiliser en ne leur accordant qu’un statut d’enfant, la nation est en droit d’attendre d’eux plus de majorité politique, plus d’autonomie intellectuelle, plus d’éthique, plus de démocratie, plus de conscience professionnelle que d’un mortel ordinaire. Leur métier est devenu difficile parce qu’ils s’obstinent à vouloir le mariage de la carpe et du lapin, à goûter le soufre de l’alcool en vente libre et tremper les lèvres dans le vin béni de la sacristie. Qui remet en question ses pratiques héritées de la tradition qui poussent à l’abus didactique quotidien ? Qui s’interdit les méthodes “pédagogiques” qui fonctionnent au bénéfice du corps enseignant et de sa mythologie féodale, au détriment de l’usager de l’école ? Qui se donne pour projet d’éduquer à la construction en commun des savoirs, à la solidarité, à la citoyenneté, au respect des autres plutôt que de gaver l’oie à l’entonnoir du devoir solitaire avec des contenus “à savoir pour réussir les examens” ? Les mesures budgétisées prises par les successifs gouvernements sont versées au compte des avantages acquis quand elles améliorent graduellement la vie des adultes dans l’école et sont détournées, voire oubliées avant d’être connues, quand elles améliorent la vie des enfants (livret d’évaluation des compétences, organisation par cycles pédagogiques, travaux personnels encadrés, soutien par groupes de besoin, heure de vie de classe…). Toute réforme aboutit invariablement à l’effet “plus de la même chose”, c’est-à-dire ne change rien.

Les écoliers sont invités à respecter des procédures, des règles et des normes décidées et mises en œuvre à leur insu. En France, être écolier et mineur c’est occuper une place minime en droit et en statut, c’est être un travailleur migrant frontalier qui transite quatre fois par jour entre l’austérité relationnelle, fausse rigueur morale, et la foire commerciale, marchande de joies factices. Dans la rue le piège de la dernière nouveauté commerciale, de la pub à la mode, à l’école l’injonction de suivre une doctrine scolastique d’avant le siècle des Lumières. Si beaucoup d’adultes se soumettent de bon gré à la subordination commerciale indolore, peu d’entre eux accepteraient d’obtempérer à l’ordre scolaire, à commencer par les maîtres d’école. Ce qui, dedans, est “bon pour les enfants” ne l’est pas pour les adultes. Une plus forte dose de travaux stimule et élève le niveau des premiers, déprime les seconds(3). Acheteur convoité et séduit en boutique, absorbeur obligé et culpabilisé en classe, l’enfant est dénié en tant que sujet, mais “bien pris en charge” comme objet. Séduit dehors, suspect dedans, sujet jamais. Si sa bonne volonté n’est pas au rendez-vous du projet commercial ou didactique, son guide a le choix entre la ruse et le chantage pour obtenir la conduite et le résultat attendus. Pourtant, la finalité d’une école émancipatrice et libératrice serait d’éduquer l’enfant d’abord à l’esprit critique qui permet de se soustraire à l’emprise de la publicité des marchands ensuite à l’autonomie qui délivre de l’usage quotidien de l’automobile comme moyen de déplacement de proximité et du recours au clerc expert pour décider de ses choix fondamentaux. La défense de droits scolaires qui feraient de l’écolier un citoyen de son école et de son quartier, purement théoriques pour le moment, mobilise peu les organisations. Une fois le personnel, les murs et le mobilier obtenus, le sort des jeunes scolarisés et leurs conditions d’apprentissage à l’école ne sont pas au programme des associations, des partis et des syndicats, ni des élus de l’assemblée nationale qui font confiance aux professionnels. S’en remettre à eux ressemble plus à une démission de la nation qu’à une confiance sans limites dans le professionnalisme des enseignants. Cette confiance acquise par simple désistement leur crée dépendance et obligation de loyauté envers l’institution qui a reconnu leurs mérites et leur assure sécurité d’emploi. Elle fait obstacle à l’obligation de service à l’égard des élèves dont les intérêts du moment ou à venir ne sont pas forcément concordants avec une institution conservatrice. Dans la conduite d’une classe, la légende raconte que placer l’enfant au centre brise des tabous, heurte des croyances et stoppe la carrière du maître. Gare au “pédagogiste” qui ne respecte pas le droit coutumier, la Tradition !

Quand ils ne sont pas les produits d’un dressage – les méthodes de lecture y participent, hélas – la connaissance est bouleversement, l’apprentissage est révolution, la parole subversion de l’ordre établi, l’éducation processus d’autonomisation pointé vers le futur. L’enfant est l’avenir de l’homme. Il n’est ni son présent, ni son passé. À quoi lui servirait d’entrer dans l’histoire des hommes, dans la ronde du monde, s’il ne lui est pas permis de construire son devenir propre ? Veut-on que la terre tourne à l’envers, veut-on un monde “meilleur des mondes” ? Pour que l’école ne devienne ni un musée de l’éducation occupé à maintenir les traditions, ni un instrument d’ajournement de l’accession des générations montantes, de limitation des ambitions des classes populaires et, finalement, un atelier antisocial, l’institution ne devrait confier ses élèves qu’aux adultes majeurs qui ont conscience claire de cette impérieuse nécessité éducative.

Laurent Carle
Juillet 2007

 
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Notes

(1) Curieusement, la règle du chacun pour soi, chez soi, était inscrite dans le code de bonne conduite scolaire bien avant l’entrée dans l’ère de la consommation. L’individualisme, fondement idéologique de l’élite méritocratique, prétend, mince paradoxe, forger une collectivité nationale par la compétition individuelle.

(2) Injonction paradoxale : travaille ! C’est pour toi que tu travailles.

(3) Plus d’heures de cours, plus de pages noircies garantiraient à l’écolier, au collégien, au lycéen une ascension lente mais certaine sur la montagne des idées et de la connaissance tandis que l’augmentation du temps de service du personnel entraînerait irrémédiablement une baisse générale du niveau et aggraverait l’échec des élèves les plus faibles.

 
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Dernière révision : lundi 03 février 2014 – 15:40:00
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