Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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De la Toute Puissance à l’Humilité ...
Se décentrer de soi pour mieux accueillir l’Autre

 

 
Un texte de Jefta Compaijen
Éducateur spécialisé, promotion de 2001-2004
 

De la Toute Puissance
À l’Humilité ...

Illustration représentant un petit personnage au creux d'une grande main

Se décentrer de soi
Pour mieux accueillir l’Autre

 
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Sommaire

I – Pourquoi ce thème ?
II – Questionnements liés à la pratique
III – Objet du mémoire
IV – Approche théorique
V – Que se passe-t-il dans la pratique ?
VI – Les propositions
Conclusion générale
Lexique
Bibliographie
Annexe : Les interviews
Introduction
Notes

 
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I – Pourquoi ce thème ?

Avant de développer plus amplement la question de la toute puissance, il me semble indispensable d’exposer les raisons motivant le choix de ce sujet. Ceci afin d’exposer les contextes dans lesquels cette question m’a interpellé. Ce bref exposé indique aussi quelque chose sur la manière dont ce thème va être abordé.

Lorsque je me suis inscrit au concours d’éducateur spécialisé, j’avais pour objectif d’aider des personnes ayant des difficultés à s’affirmer ou à s’exprimer authentiquement. Je constatais autour de moi qu’il était de moins en moins facile de construire et de développer une authenticité. Cette authenticité est liée à une identité personnelle. Je le dis ainsi, je pourrais aussi bien dire que les personnes, me semblait-il, étaient de moins en moins capables d’assumer leur identité ou leur liberté. Peut-être que j’étais également personnellement confronté à ce problème et, ainsi, sensible à cette question. Je voulais donc aider ces personnes à s’affirmer, à augmenter la confiance qu’elles avaient en elles-mêmes. Il s’agissait également de les valoriser, de leur montrer qu’elles avaient de la valeur et ceci de manière inconditionnelle. J’ai donc suivi cette formation dans laquelle j’ai appris à me conduire d’une manière “professionnelle” avec des “usagers”, des “bénéficiaires” ou appelez-les comme vous le voudrez(1).

En progressant dans la formation théorique et pratique, je me suis rendu compte de l’importance d’apprendre à gérer le pouvoir que l’on acquérait sur l’Autre(2) dans la relation éducative. D’une part, ce pouvoir était lié aux représentations que la personne avait de l’éducateur. En effet, lorsque je m’entretenais avec une personne, c’était dans un cadre professionnel ; la personne parlait ainsi à un éducateur et non à Jefta Compaijen. Et je crois que dans l’image qu’elle pouvait avoir de l’éducateur, il y avait une dimension de pouvoir. Ceci sera développé ultérieurement.

D’autre part, ce pouvoir est également lié au langage. Nous avons tellement appris à manier les mots et les phrases que nous pourrions arriver à argumenter tout et n’importe quoi. Non pas parce que nous avons forcément raison mais parce que nous arrivons à tourner les propos dans des sens tellement complexes que notre interlocuteur peut se sentir désarmé par moments. Mon maître de stage long l’exprimait très justement en disant : “Dans les années 1970, on arrivait à justifier même le fait qu’il pouvait être utile de coucher avec un résident...”.

C’est parce que je suis conscient des dangers d’un abus de ce pouvoir que j’ai décidé de consacrer mon mémoire à ce sujet. Je voudrais en effet tenter de comprendre, de discerner les origines, les conséquences et les explications de la présence de la toute puissance dans le travail social. Toute puissance signifiant ici l’abus de ce pouvoir, abus de l’Autre, peut-être malgré nous, peut-être malgré notre volonté de lutter contre elle. Cela suppose d’ores et déjà que nous définissions ce concept, ce que nous allons faire tout de suite.

 

II – Questionnements liés à la pratique

J’aimerais commencer ici avec une citation d’un établissement accueillant des personnes ayant des difficultés avec leur consommation d’alcool ou avec des produits stupéfiants. Leur principe de fonctionnement, clairement énoncé dès l’accueil du résident, était :

Il n’y a que toi qui peut le faire,
Mais seul tu n’y parviendras pas...
(3)

Ceci introduit la notion d’accompagnement et situe le travailleur social à sa juste place me semble-t-il. C’est également en m’appuyant sur cet énoncé que j’ai commencé ma formation pratique. Voici un bref rappel sur les différentes manières dont je me suis interrogé sur le sujet de la toute puissance dans l’accompagnement de l’Autre. En effet, comme nous allons le voir ci-après, cette question m’a préoccupé, sous des formes différentes, tout au long de ces trois années de la formation.

1.) La programmation de l’Autre est-elle légitimée ?

Le premier stage de découverte s’est effectué dans une U.P.I.(4). L’objectif était de favoriser l’intégration de jeunes adolescents ayant un dysfonctionnement physique ou mental dans le milieu scolaire classique. C’est au cours de ce stage que je fus pour la première fois confronté à cette question de la toute puissance, même si je ne la formulais pas ainsi à l’époque. En effet, à un moment donné, lorsque je discutais avec la responsable de l’institution de la situation d’un garçon de 15 ans qui avait une psychose, elle me dit : “Il va finir son année chez nous, puis il ira dans un I.M.E.(5) et travaillera dans un C.A.T.(6).”.

Je ne me reconnaissais pas dans cette manière de procéder. C’était là une manière de se conduire avec l’Autre qui allait à l’encontre de toutes mes valeurs et convictions. Etait-il légitime, voire professionnel, de déterminer ou de programmer ainsi la vie d’un Autre ? Pour moi-même, je ne sais pas de quoi demain sera fait, comment pourrais-je alors le savoir pour l’Autre ?

Je me suis interrogé sur cette programmation et ses conséquences. N’est-on pas en train de créer une société parallèle en disant que finalement ce jeune homme (ou tant d’autres) ne pourront jamais intégrer notre monde de travail, à cause de leur handicap ? L’intégration de cette population “pas tout à fait comme nous” est-elle réellement souhaitée ? Ou alors, en fin de compte, est-ce que cela donne un sentiment de satisfaction personnelle de s’occuper des personnes en difficulté, satisfaction liée à ce pouvoir que le professionnel a sur eux ? Ce pouvoir de programmer et de décider pour l’Autre ? A-t-on réellement cette compétence, cette capacité-là ou est-ce que nous voudrions nous l’octroyer pour cette satisfaction personnelle ? Quelles incidences le pouvoir a-t-il sur une personne ?

Car si notre désir est réellement l’intégration de l’Autre, cela revient à dire que notre objectif est la suppression de l’objet de notre travail(7). Par objet nous comprenons les différentes catégories, la classification (stigmatisation ?) des personnes en fonction de leur(s) difficulté(s). Il ne s’agit pas d’un objet “stérile” ou inhumain ; nous parlons là de la construction sociale d’une population qui a besoin de notre aide. Est-ce réellement notre volonté et notre intention que d’intégrer ces personnes ayant des difficultés ? Plus exactement, l’éducateur, le travailleur social est-il capable et souhaite-t-il profondément miser sur les capacités de la personne en difficulté à passer d’un monde “adapté à leur handicap” au monde qui est le nôtre ?

Dans tous les cas, cet exemple m’a amené à réfléchir sur mon approche de la personne, quel que soit son âge et quel que soit son handicap. Je n’ai pas apprécié cette programmation d’un individu dans le sens où je ne voudrais pas agir ainsi. Éduquer ne signifie pas choisir ou faire à la place de l’Autre, me semble-t-il. Guy Ausloos l’exprime ainsi : “Accepter l’imprévisibilité, c’est se méfier de nos hypothèses de changement pour privilégier leurs innovations. La plupart du temps nous travaillons trop et, ce faisant, nous éteignons la créativité des familles (du jeune). Nous savons pourtant que si l’information circule, les changements deviennent possibles.(8)

2.) Le choix de la facilité, est-ce encore éduquer ?

Le second stage de découverte s’est déroulé dans le foyer d’hébergement A.P.S.A.H.(9). Contrairement au stage précédent, ici, il n’y avait que des adultes. Il n’y était donc pas question de programmer qui que ce soit puisque ces personnes travaillaient ou alors elles faisaient partie de la section occupationnelle. A priori leur situation était inscrite dans une durée plus ou moins longue. Toutefois, cette inscription dans le long terme est-elle possible dans l’éducation spécialisée ? Le concept d’éducation ne sous-entend-il pas un processus de changement ? Est-il justifiable que l’Autre ne change pas avec notre accompagnement ? A quoi sert l’éducateur alors ?

Durant ces deux mois de stage, j’ai choisi de me concentrer essentiellement sur la section occupationnelle(10). Plus exactement, c’était mon intention de m’occuper d’elle afin de pouvoir approfondir la notion d’accompagnement dans ce cadre. Toutefois, ici, je fus confronté à une autre difficulté : il n’y avait pas de travail avec cette partie du foyer. Un tel fonctionnement peut s’expliquer mais ne se justifie pas : il s’agissait là de professionnels las, habitués à la routine et à l’institution. On me l’a dit du reste : “Oui, ok, tu vas faire telle et telle activité avec eux … et puis après ? Personne ne prendra la relève et donc cela n’ a pas de sens. C’est de “l’activisme” pas plus...”. Il y avait un tel désinvestissement de la section occupationnelle, et c’est là une appréciation personnelle, que je n’avais ni l’envie, ni la possibilité de m’y investir. En revanche, il y avait quelques difficultés dans les rapports interprofessionnels et avec la hiérarchie ; notamment des difficultés à communiquer. Puisque de toutes les manières l’équipe ne s’occupait que très peu de la section occupationnelle, elle ne pourrait jamais me reprocher de ne pas le faire non plus... Ainsi, j’ai choisi la partie qui m’intéressait beaucoup plus : le fonctionnement de l’équipe.

Néanmoins, je m’interroge aujourd’hui, n’est-il pas possible de faire le lien avec le sujet qui nous occupe ? La toute puissance peut-elle être corrélée à un manque d’investissement du professionnel ? Les personnes pour qui je devais être présent n’avaient pas le choix, elles subissaient au contraire mon choix : soit elles participaient à ce que j’organisais, soit elles restaient “vissées” sur leur fauteuil parce que je choisissais de ne pas m’occuper d’elles. N’y a-t-il pas une forme de toute puissance dans la manière dont nous abordons notre travail ? Si je n’ai pas envie de m’investir, l’Autre aura-t-il la possibilité de m’y obliger, de casser ma toute puissance donc ? Nous sommes payés pour effectuer telle et telle chose, comment faisons-nous pour y répondre, sachant que très rarement on nous critiquera pour ce que nous faisons ou ne faisons pas…

Puisque la collectivité et les gens en général sont bien contents que nous nous chargions de ce “fardeau” de la société, ne serions-nous pas d’office confrontés à cette question de toute puissance puisque nous avons “carte blanche” ? Les éducateurs sont légitimés par l’État (il y a même un diplôme d’État validant la formation) pour travailler avec des personnes confrontées à un handicap (mental et/ou physique et/ou social). Toutefois, est-ce que cela légitime également n’importe quelle pratique ?

3.) Notre désir d’aider et le risque d’enfermer

Finalement, le dernier stage, dit “à responsabilité”, s’est effectué dans un service d’A.E.M.O.(11) où les éducateurs travaillent essentiellement au domicile des familles. Cela sous-entend une relation tout à fait différente que celles qu’il pouvait y avoir dans les stages précédents. En milieu ouvert, les personnes vivaient indépendamment de nous, alors que dans les autres stages il y avait un contact continu et quotidien avec elles. Ce cadre me convenait beaucoup mieux puisque notre travail devait s’adapter à des situations tellement singulières et uniques que la question de la routine et de la toute puissance comme j’avais pu la vivre précédemment n’existait pas ici... Certes, la programmation et l’inactivité étaient exclues, mais la toute puissance s’y est manifestée sous une forme différente. Nous développerons essentiellement des expériences vécues dans ce stage par la suite de ce document et je me contente de simplement soulever l’interrogation qui se pose ici. N’y a-t-il pas un risque face aux parents en difficultés de les enfermer dans notre perception des choses, dans nos interprétations qui sont, en plus, étayées par des connaissances ?

Je me suis rendu compte combien il pouvait être facile de prétendre connaître les solutions et de donner La réponse... “Le danger est grand, pour celui qui croit en l’éducabilité des hommes, de tenter d’en convaincre autrui en s’appuyant sur ce qui, dans le registre scientifique, lui apparaît susceptible de légitimer sa conviction.”(12) Le même auteur traitant de la question de l’éthique dans cet ouvrage, poursuit quelques lignes plus loin, “Or ces arguments, s’ils ont le pouvoir de renforcer des points de vue déjà établis, s’avèrent particulièrement inefficaces pour en faire changer quiconque. Ceux sur qui ils devraient avoir du poids les récusent dès lors qu’ils contredisent leurs opinions ; ils leur opposent même des arguments inverses (…) qu’ils n’ont aucun mal à aller puiser dans l’immense réservoir constitué depuis plusieurs siècles par l’inépuisable débat sur l’inné et l’acquis.

Peut-on supposer qu’un fonctionnement rigide, inflexible et beaucoup trop personnalisé peut être perçu comme une autre forme de toute puissance ? Un professionnel qui a un tel comportement, que fait-il du regard externe (celui du Juge des Enfants, de l’analyse de la pratique, ...) et comment est-il capable d’accepter un désaccord de la part des parents et/ou des enfants, voire de ses collègues ?

Dans le cadre du milieu ouvert, nous sommes amenés à travailler avec des familles qui sont en difficultés. Notre intervention doit tendre vers une réduction voire une élimination du danger pour le développement de l’enfant. La toute puissance s’exprime-t-elle ici à travers la manière dont l’éducateur spécialisé dirige ces changements dans les fonctionnements familiaux ? Si on va dans ce sens, ce n’est plus la famille qui est accompagnée dans sa quête d’autosolution pour parler comme Guy Ausloos. Qu’est-il advenu des notions de respect, de compréhension, d’empathie et d’observation d’un tel travailleur social ? “Seul le système (la famille) a la compétence pour résoudre le problème auquel il est confronté. En conséquence, le rôle du thérapeute (l’éducateur) n’est pas de comprendre ou de chercher des solutions, mais d’activer le processus pour que le système trouve sa propre solution, génère son autosolution.(13)

Est-il possible d’apporter une aide dans un fonctionnement tout puissant ? En fait, peut-on encore parler dans ce cadre d’aide et de conseil, tels que le stipulent les articles 375 et suivants dans le Code Civil ? L’Autre est-il réellement le destinataire de notre aide ou s’agit-il de l’enfermer dans notre propre système de pensée ? Au lieu de mettre la famille au centre, dans un fonctionnement tout puissant, n’est-ce pas notre conception de ce qu’est une “bonne famille”, ou une “relation normale” qui est au centre ? Et finalement qu’en est-il de la notion d’enfant en danger ? Comment construire ce concept de “danger” de manière équilibrée ? Comment trouver en effet un équilibre entre d’une part notre vécu personnel et nos connaissances théoriques et, d’autre part, les circonstances environnementales, affectives et historiques de la famille ?

Puisque nous nous situons ici dans un cadre judiciaire, la famille n’a pas le choix. Elle est obligée de nous écouter car si elle ne le fait pas, notre rapport indiquera ce fait au Juge des Enfants. Ce magistrat rend notre intervention légitime du reste. N’y a-t-il pas là aussi l’expression d’une troisième forme de toute puissance dans le sens où personne ne peut nous reprocher de ne pas faire correctement notre travail dans la famille ? Si la situation de danger n’évolue pas, pourquoi disons-nous trop souvent “La famille est résistante”, “Elle ne coopère pas” (...)(14) ? Il est facile de pointer du doigt la famille, mais si nous nous regardions nous-mêmes, qu’en est-il ? La nécessité de se décentrer de soi (comme il est dit dans le sous titre de notre mémoire) vise-t-elle simplement un meilleur accueil pour la famille ou permet-elle aussi une autre prise de conscience de notre pratique, comme une sorte de double regard pour parler comme Michel Lemay ?

Si l’écoute de l’Autre, tant dans son discours manifeste que dans ses intentions non dites mais espérées, est une attitude essentielle de tout intervenant éducatif, le regard porté sur soi-même est une autre exigence fondamentale. Il est avant tout dépendant d’une disposition d’esprit où l’aidant, sachant que son outil principal demeure sa personnalité, ose s’interroger sur ce qu’il est et sur ce qu’il fait dans sa rencontre avec autrui.(15)

Je me demande si on peut faire autrement, et, si oui, de quelle manière ? Comment peut-on conjuguer la mission donnée par le Juge des Enfants et la relation d’aide, autrement dit le paradoxe “aide sous la contrainte” ? Ce n’est pas notre objectif de faire de la prescription (de prescrire à la famille des sortes de recettes pour que son fonctionnement s’améliore). Néanmoins, comment accompagner la famille concrètement ? Faut-il la reprendre, la corriger, la sanctionner ? N’est-ce pas le cas dans un fonctionnement tout puissant(16) ? Comment l’éducateur tolère-t-il une opposition ou une non adhésion à la mesure ? Comment trouve-t-il un équilibre entre la proposition de son aide et la toute puissance qui consisterait à enfermer la famille dans ses propositions, ce qui empêcherait ainsi la famille d’avancer par elle-même ?

4.) Conclusion

Ainsi, à travers ces stages, je me suis interrogé de manières différentes sur la notion de pouvoir (la toute puissance est une forme suprême de pouvoir, nous y reviendrons). Ce n’est que maintenant que je me rends compte qu’il s’agissait bien de cela dans chaque lieu où j’ai pu goûter une forme de la pratique éducative. C’est frappant du reste, quand on y réfléchit, “éducation” implique d’office une dimension de pouvoir, (n’est-ce pas ?) dans le sens où l’on indique à l’Autre comment faire...(17) Nous allons voir maintenant les limites ainsi que l’abus de ce pouvoir car, comme nous l’avons déjà dit, la toute puissance peut être vue comme un abus. Cette idée est clairement exprimée par les paroles suivantes :

Chez les hommes serviables et bienfaisants, on rencontre régulièrement cette ruse grossière qui commence par se créer une image erronée de celui à qui ils doivent venir en aide. Ils veulent, par exemple, qu’il "mérite" d’être secouru, qu’il ait besoin de leur aide, et qu’il leur doive être profondément reconnaissant, attaché et soumis. Avec ces idées fausses, ils disposent de l’indigent comme d’une propriété car c’est leur désir même de propriété qui les rend serviables et bienfaisants.”(18)

Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas là d’une action volontaire, ni même consciente (enfin, je l’espère). Du reste, cette citation ne constitue pas non plus une critique envers le monde éducatif. Toutefois, cela n’empêche pas ma prise de conscience de ce danger qui consisterait à ne plus voir l’Autre comme étant une personne avec une vie mais, au contraire, et peut-être malgré nous, malgré moi, de faire de cette personne un objet (propriété dirait le philosophe cité ci-dessus), objet servant à concrétiser une pratique du travailleur social. C’est précisément sur ce danger-là que je souhaite me concentrer : danger de ne plus voir, entendre ou considérer l’Autre. C’est ainsi que j’ai choisi de mieux approfondir la question de la toute puissance.

Pour cela, nous aborderons dans un premier temps une dimension théorique. Celle-ci semble indispensable afin que nous sachions de quoi il s’agit quand nous parlons de la toute puissance. Ensuite, nous nous pencherons plus amplement sur les aspects pragmatiques et cliniques corrélés à notre sujet. Dans cette partie nous verrons également comment l’éducateur spécialisé peut, potentiellement, se protéger de l’illusion de la toute puissance.

III – Objet du mémoire

Pour résumer, la problématique de ce mémoire d’éducateur spécialisé concernera essentiellement la difficulté pour le professionnel de sortir de sa dimension imaginaire. Cette difficulté est d’autant plus importante que les familles avec qui nous devons travailler dans les mesures d’actions éducatives n’ont pas le choix, soit elles "participent", soit elles subissent notre intervention. Pour le dire autrement, comment pouvons-nous accompagner la famille sans faire le travail à sa place et, ainsi, l’empêcher d’avancer ?

Trop souvent j’ai assisté à des entretiens où il y avait un dialogue à différents niveaux, “un dialogue de sourds” diraient certains. Je me suis également rendu compte, en faisant des entretiens moi-même, combien il était difficile d’accompagner l’Autre, de chercher à mieux le comprendre, sans dire ou faire les choses pour lui.

1.) Qu’est-ce qui pose problème ?

Le thème traité, la toute puissance et la difficulté à se décentrer de soi pour mieux accueillir l’Autre, est difficile à décrire et à expliquer. Il s’agit là d’un sujet abstrait et, pour certains, sensible. Nous sommes, telle est ma position, tous confrontés individuellement à cette question de toute puissance ; que ce soit par la hiérarchie supérieure dans le cadre de notre métier, que ce soit vis-à-vis d’un conjoint, d’un parent, d’un professeur ou autre. Peut-être sommes-nous nous-mêmes parfois dans un comportement tout puissant.

Afin de mieux comprendre ce qui pose problème, nous allons tenter d’expliquer ce qu’est la toute puissance, ce qu’il faut comprendre par là.

Avant de commencer, je voudrais illustrer avec deux exemples ce que nous visons en employant le concept de “toute puissance” dans la suite de ce document. Il s’agit là de deux illustrations concrètes de personnes dans une situation où elles subissent une forme de toute puissance.

A) L’exemple des amis de Job

L’histoire de Job, tirée de la Bible(19), illustre parfaitement ce que nous définissons comme étant la toute puissance. Dans cet exemple, il faudra faire le parallèle entre les amis de Job et l’éducateur spécialisé.

En quoi consiste l’histoire de Job ?

Job vivait dans le pays d’Outs que l’on situerait aujourd’hui au sud-est de la Palestine. Job était très riche et tout allait bien. Il avait dix enfants (sept garçons et trois filles) mais aussi un bétail considérable : sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cent paires de bœufs, cinq cent ânesses et un personnel très nombreux. Il est même dit : “Cet homme était le plus considérable de tous les fils de l’Orient.(20)

Un jour tout bascule ; Job perd ses richesses, ses enfants, sa femme et même sa santé dégringole de manière drastique. Le livre raconte comment il est devenu l’objet d’un test entre Satan et Dieu. Ce dernier autorise Satan à “toucher à tout ce qui lui appartient (...) sauf garder son âme(21). Ainsi Job, en quelques heures, devient un homme misérable, malheureux et abandonné de tous.

Au bout d’un certain temps, trois amis apprennent les malheurs qui lui étaient arrivés et ils lui rendent visite. Deux de ces amis (il s’agit de Bildad et de Tsophar) seraient originaires des pays arabes où les gens étaient connus pour leur sagesse. Lorsqu’ils s’approchent, et c’est là une première leçon pour l’éducateur me semble-t-il, “Ils s’assirent avec lui par terre, pendant sept jours et sept nuits, personne ne lui disant une parole, car ils voyaient que sa douleur était fort grande(22). Nous pouvons en effet nous poser la question de savoir quelle place nous accordons au silence dans la relation avec l’Autre et comment nous montrons notre compassion. Sommes-nous capables de cela ?

Au bout de cette première scène, le dialogue s’installe. Job se lamente sur son sort et ses amis tentent de le consoler. Au fur et à mesure qu’ils avancent, on observe que les amis ne s’intéressent plus à Job, ne le consolent plus ni ne l’écoutent. Au contraire, ils l’accusent et l’humilient et ils disent à Job ce qu’il doit croire et faire pour qu’il puisse se sortir de cette situation si difficile.

Il me semble que la toute puissance se situe à cet endroit : les amis ont perdu de vue Job avec ses difficultés et ils se concentrent uniquement sur leur vision de cette situation. Les conseils qui sont donnés, qui sont sincères et pleins de bonne volonté, nous n’en doutons pas, sont ainsi inefficaces puisqu’ils ne correspondent nullement à la personne de Job.

Nous y reviendrons mais nous nous contenterons ici de souligner le même risque pour l’éducateur travaillant en milieu ouvert. Nous pourrions nous poser la question de savoir comment il était possible que les amis de Job, malgré leur sagesse, leur patience et leur maîtrise de soi, arrivent à humilier Job ainsi. A plus forte raison, moi qui n’ai pas la connaissance qu’ils avaient, ni leur sagesse, comment puis-je me protéger de ce danger de ne plus voir l’Autre ? “La route vers l’enfer est pavée de bonnes intentions”, dit-on parfois ; c’était probablement le cas de ces amis qui empiraient le contexte quotidien de Job au lieu de l’apaiser. Job les interrogera même directement, pour leur ouvrir les yeux : “Jusques à quand affligerez-vous mon âme et m’écraserez-vous de vos propos ? Voilà dix fois que vous cherchez à me confondre ; n’avez-vous pas honte de me malmener ? (...) Ayez pitié, ayez pitié de moi, vous, mes amis ! (...) Pourquoi me poursuivez-vous ? N’êtes-vous pas rassasiés de ma chair ?(23)

Pour clore cette première illustration de la toute puissance, nous voyons que celle-ci peut se manifester en parlant à la place de l’Autre, en nous appuyant seulement sur notre interprétation d’une situation. Il s’agit là d’imposer son opinion, son vécu et sa vision à l’Autre.

Maintenant nous allons prendre une deuxième illustration également tirée de la Bible. L’avantage de ce livre est qu’il comprend beaucoup de récits dont nous pouvons tirer des leçons sans forcément adhérer aux diverses religions qui s’appuient sur lui.

B) L’exemple de David

Le deuxième exemple concerne David. Nous nous situons juste avant le grand combat de David contre Goliath. David vient se présenter au roi Saül pour lui dire qu’il affrontera le géant. Il y a une forme de toute puissance dans la réaction du roi : “Saül revêtit David de ses propres habits ; il plaça sur sa tête un casque de bronze et le revêtit d’une cuirasse. David mit à sa ceinture l’épée de Saül par-dessus ses habits et entreprit de marcher, car il n’avait pas encore essayé. Mais il dit à Saül : Je ne peux pas marcher avec tout cela, je n’ai jamais essayé. David s’en débarrassa et prit en main son bâton, choisit cinq pierres polies du torrent et les mit dans sa gibecière de berger et dans sa poche. Puis, sa fronde à la main, il s’avança contre le philistin.”(24)

Nous voyons ici comment le roi Saül fait une projection sur David. Il pense que ce dernier allait agir comme il aurait agi. Le roi, lorsqu’il combattait, utilisait ce casque, ces cuirasses, etc. Mais ceci n’est pas du tout adapté à David qui n’était qu’un berger.

Dans le travail en AEMO, ceci signifie que mes propres solutions ne sont pas forcément celles des autres. Il s’agit d’accompagner les parents et les enfants afin de leur permettre de trouver leur autosolution (Guy Ausloos). Dans une toute puissance, notion que l’on va déconstruire toute suite, on enferme souvent l’Autre dans un cadre très restreint qui correspondrait à nous mais pas forcément à l’Autre.

Avant de poursuivre, il est intéressant d’observer la réaction de David par rapport à l’attitude du roi. Il montre clairement que les vêtements du roi ne lui correspondent nullement et il laisse tout sur place. Peut-être que les familles avec qui nous devons travailler ne peuvent pas nous dire que nos conseils, notre aide ne leur conviennent pas, notamment parce qu’elles savent que nous sommes en relation avec le Juge des Enfants. Néanmoins, le résultat n’est-il pas parfois le même ? Est-ce que la famille s’approprie notre aide ou alors est-ce qu’elle fait semblant jusqu’à l’arrêt de la mesure pour ensuite "rechuter" dans un fonctionnement antérieur ?

2.) Conclusion

Ces deux exemples montrent deux formes d’expression d’une toute puissance. Elle peut se situer en effet à travers nos paroles mais également à travers nos actes. Nous y voyons également que ni Job, ni David ne sont les bénéficiaires de l’aide apportée par les amis ou par le roi. Dans la relation éducative, ce risque existe pour le travailleur social qui, comme le sous-titre de ce document l’indique, n’est pas capable de se décentrer de lui-même et qui, à cause de cela, n’est pas apte à accompagner l’Autre.

IV – Approche théorique

1.) Introduction

Dans cette quatrième partie nous allons tenter de définir la toute puissance. C’est-à-dire de voir en quoi elle consiste, comment et à travers quoi elle s’exprime et finalement nous tenterons de lui donner un sens. Pour ce faire, nous nous orienterons essentiellement vers la psychologie et la philosophie. Les bases de cette partie se trouvent dans les interviews que j’ai mises en annexe. Ces interviews seront plus amplement utilisées dans la cinquième partie de ce document car les personnes interviewées abordent surtout le côté pratique de la toute puissance. Toutefois, lors des différentes définitions données de ce sujet, il y avait des points récurrents. Ce sont ces points que je tenterai de développer et d’analyser.

Cette partie est importante puisqu’elle permet de savoir de quoi nous parlons réellement quand nous utilisons le concept de toute puissance. Les deux exemples précédents (Job et David) ne sont que des illustrations qui permettent d’imaginer ce que nous désignons par ce concept. Maintenant, il s’agit de le théoriser, c’est-à-dire de le construire afin de permettre de mieux discerner ce qui se passe dans la relation à l’Autre lorsqu’il y a un éducateur qui se croit tout puissant.

Avant de poursuivre, je voudrais juste souligner qu’il n’existe pas d’éducateur tout puissant. C’est une illusion. En revanche, il peut exister des éducateurs (ou d’autres personnes quelle que soit leur qualification) qui se croient tout puissants et qui adoptent un fonctionnement en conséquence. Que signifie cela ? C’est ce que nous allons approfondir maintenant.

2.) Comment et où situer la toute puissance ?

Il me paraît fondamental de commencer par inscrire ce concept dans un cadre, de lui donner des contours afin que nous puissions mieux le cerner lors des développements ultérieurs. Quand on parle d’une chose, il faut pouvoir la situer sans la décontextualiser. Ceci engendrerait une compréhension limitée des propos ainsi qu’une interprétation qui risquerait d’être faussée. Quelqu’un a dit : “Du texte sans contexte devient du prétexte”(25).

A) La toute puissance et l’appareil psychique

Dans ce mémoire, nous situerons la toute puissance dans la dimension imaginaire de l’individu. Il s’agit, comme le dit le psychanalyste dans l’interview en annexe, d’une “faille narcissique”. Dans l’appareil psychique, il y a trois domaines : le réel, le symbolique et l’imaginaire(26). Lacan représente ces deux registres (imaginaire et symbolique) et le réel par trois ronds de ficelles nouées borroméennement, c’est-à-dire d’une manière telle que si l’on défait l’un des ronds, les deux autres se défont aussi.

Si la toute puissance se situe dans une dimension imaginaire, si elle est intrapsychique, elle s’appuie donc sur le monde extérieur. C’est ici du reste que se situe le côté dommageable et pervers de la toute puissance : l’Autre existe forcément dans la toute puissance imaginaire du professionnel mais il occupe une place en tant qu’objet. La toute puissance (de l’éducateur) ne peut pas exister ni sans l’Autre, ni sans le registre symbolique, c’est-à-dire le langage.

Le dictionnaire de la psychologie définit la dimension imaginaire de la manière suivante : “L’imaginaire est à entendre à partir de l’image. C’est le registre du leurre, de l’identification. Dans la relation intersubjective, quelque chose de factice s’introduit toujours qui est la projection imaginaire de l’un sur le simple écran que devient l’Autre. C’est le registre du moi avec ce qu’il comporte de méconnaissance, d’aliénation, d’amour et d’agressivité dans la relation duelle.(27)

Que faut-il comprendre par là ? Le moi se construit à partir du sixième mois environ, lors des débuts du stade du miroir. Cette élaboration du moi se fait jusqu’au dix-huitième mois environ. Le bébé se construit et commence à exister en tant que sujet. Exister se compose de la manière suivante : ex = en dehors de ; et sistere = être là. Ceci indique clairement que le bébé doit se séparer de la fusion à sa Mère. C’est ici que se joue aussi la construction de l’identité, identité qui est fondée sur cette instance psychique : le moi qui prend naissance lors de cette séparation. Toutefois, ce moi est une imagination, il est construit sur l’image que le sujet a du monde extérieur, des parents essentiellement durant les premières années. “Nous ne pouvons nous donner une identité qu’à partir d’une identification au semblable, pour le jeune enfant d’abord son parent, de telle sorte que le noyau primitif de l’identité du moi est composé d’éléments appartenant à l’image de l’Autre.(28)

Lorsque Lacan suppose que le réel est à repérer comme étant impossible, il fait appel à cette construction imaginaire, cette élaboration intrapsychique d’une réalité externe. Cette réalité, construite par le sujet, est une lecture du réel, lecture articulée borroméennement avec les registres imaginaire et symbolique. C’est à cause de cette construction articulée avec la subjectivité que le réel en tant que tel n’existe pas. Pour le formuler autrement, cette construction ou élaboration est effectuée par un individu qui a une perception de la réalité. Puisque cette perception est singulière, unique, même si elle est construite sur des données factuelles, concrètes, elle est appelée le registre imaginaire. Cela ne signifie nullement que ce qui est imaginé est fantaisiste ou complètement dissocié de notre monde ; c’est simplement une perception subjective ou une interprétation d’une réalité partagée par tous.

Une personne qui a un fonctionnement tout puissant est incapable de sortir de cette perception et donc de cette dimension imaginaire. Elle croit que sa vision de la réalité est la bonne et qu’elle est valable pour quiconque. C’est en nous appuyant sur cette “cécité” que nous développerons tout à l’heure l’idée que la toute puissance est une prison. Lors de l’interview du psychanalyste, nous avons soulevé l’idée que la personne toute puissante pense posséder la vérité dans le sens où elle aura tendance à invalider toute autre perception et à prétendre que la sienne ne relève pas d’une interprétation mais qu’elle est La Vérité et qu’il n’y a pas de doute sur la véracité de celle-ci.

Pour conclure ce paragraphe, nous avons vu que la toute puissance s’inscrit dans l’imaginaire tout en s’appuyant et en se construisant sur le réel et le symbolique. Il ne s’agit pas dans ce mémoire d’une toute puissance liée à la hiérarchie administrative, dimension soulevée par plusieurs personnes interviewées, qui est une forme de pouvoir qu’une personne utilise concrètement sur une autre personne. Non, dans notre cadre, l’Autre existe. Ce qui pose problème dans cette toute puissance est que l’Autre n’est qu’un objet et non un sujet pensant.

B) Une quête de soi inachevée ?

Lors des interviews, plusieurs ont également parlé d’une quête de soi à travers la toute puissance. Nous essayerons de développer cette hypothèse dans ce chapitre.

Il nous faut parler ici du narcissisme. Le philosophe que j’ai pu interviewer situait la toute puissance dans un narcissisme primaire tout en me conseillant de vérifier l’exactitude de ses propos auprès d’un psychanalyste. Je l’ai fait et il avait raison mais qu’à moitié. Le narcissisme primaire correspond à un moment très court, à un instant en fait. C’est l’investissement pulsionnel, désirant, amoureux, que le sujet réalise sur lui-même ou, plus exactement, sur l’image qu’il a de lui, à laquelle il s’identifie. Ensuite cette reconnaissance reste à développer jusqu’au moment où l’on reste allongé plus longtemps que la moyenne (la mort).

Après ce moment unique instantané du narcissisme primaire, on parle de narcissisme secondaire. Nous touchons ici plus exactement à la relation entre le je et le moi, l’un qui cherche l’autre. Plus précisément le je (sujet) cherche en fait à combler le vide dû à la séparation d’avec la Mère lors du stade du miroir. Ce vide permet d’avancer, de grandir, de s’élaborer et de construire son identité. Ce vide, dû à la séparation d’avec la Mère (avec qui il y avait une relation fusionnelle durant la grossesse jusqu’au moment de cette séparation), crée un manque. L’enfant cherche à combler ce manque en s’attachant à l’image que ses parents lui renvoient et, plus tard, à celle renvoyée par d’autres personnes (pairs, famille...).

Suite au narcissisme primaire, que nous avons défini, vient le processus de l’identification imaginaire qui va développer et étayer le moi. Le sujet va construire son identité, il va se définir progressivement. Toutefois, ce moi (ou plus précisément cette représentation, cette image qu’est le moi) est fondamentalement extérieur au sujet et, à cause de cela, ce moi ne peut donc avoir la prétention de présenter complètement le sujet dont il porte l’identité.

Le moi est un autre” a dit Jacques Lacan en paraphrasant Rimbaud, “et il est paranoïaque par définition”. Il faut reconnaître qu’il est une dissociation entre le je et le moi, entre le sujet et l’image qu’a le sujet de lui-même. Comme nous l’avons déjà dit, l’image ne peut représenter intégralement le sujet, c’est impossible. Bien des philosophes se sont penchés sur ce problème à travers la question “Qui suis-je ?

Dans la toute puissance, il y a une fusion ou une substitution entre le je et le moi. Il n’y a plus de quête narcissique. Cette quête est terminée, il n’y a plus de manque, plus de vide, c’est la perfection. Mais, comme nous le savons tous, cette idée est une illusion. Nous désirons tous cette jouissance liée à la perfection. Mais, comme Freud l’a également dit, la jouissance est interdite. Pourquoi ? Puisque le progrès n’est alors plus possible.

Nous pouvons faire ici référence à l’adolescent qui dit : “Je me connais. Je sais qui je suis.” Nous entendons là une quête, une recherche d’identité, un besoin d’identité, de repères et d’assurance. Lorsque l’adolescent grandit, en général, il se rend compte que cette connaissance de soi est toujours partielle et qu’elle continuera d’évoluer jusqu’à la mort.

Le moi doit, devrait être un moteur pour le je. Nous pouvons employer les termes idéal du moi ou encore le moi idéal qui correspondent à une définition de ce que nous aimerions être. Lorsqu’une personne ne fonctionne pas d’une manière toute puissante, elle reconnaît qu’elle n’est pas parfaite puisqu’elle se rend compte qu’il y a un décalage entre sa personne (le je) et entre la personne qu’elle aimerait être (le moi). C’est parce qu’elle se rend compte de cela qu’elle peut arriver à se décentrer d’elle-même pour accueillir l’Autre qui est lui également dans une quête semblable.

La personne qui fonctionne de manière toute puissante n’est plus confrontée à ce décalage. Le je et le moi ne font plus qu’un. Plus exactement, nous dirons qu’il y a là une aliénation du sujet à l’image qu’il a de lui-même. De ce fait, il ne peut plus se décentrer de lui-même pour considérer l’Autre. Cette personne ne se rend pas compte de la quête narcissique de l’Autre, elle ne peut pas la voir. Si tel était le cas, elle prendrait en même temps conscience de sa quête inachevée, de son imperfection et, ainsi, casserait sa jouissance.

Comme personne ne souhaite que la jouissance prenne fin, la personne qui fonctionne de manière toute puissante, qui se croit peut-être toute puissante “préfère” faire de l’Autre un objet et amener cet objet à sa conception personnelle de la perfection. L’Autre n’existe donc plus en tant que sujet pensant mais il devient finalement un objet qui concrétise la pensée de la personne toute puissante.

C’est ici que l’accompagnement devient impossible. Normalement, il s’agit d’accompagner les personnes et de les aider à mieux pouvoir se prendre en charge elles-mêmes. Cet accompagnement peut passer par une certaine forme de directivité, c’est-à-dire que l’éducateur “prend la personne par la main”. Il n’est pas question d’une infantilisation mais en prenant la personne par la main il s’agit de la rassurer, de la sécuriser et de lui permettre de reprendre de la confiance en elle-même. L’éducateur doit savoir qu’il faudra progressivement lâcher cette main afin que la personne apprenne à se prendre en charge sans notre aide.

C’est ainsi que je vois la fonction éducative. On nous a dit en début de la formation qu’ “éduquer c’est séparer”. Cette séparation consiste à lâcher la main de l’Autre afin qu’il puisse avancer par lui-même.

3.) Comment la toute puissance s’exprime-t-elle ?

Maintenant que nous avons pris beaucoup de temps à inscrire la toute puissance dans le registre imaginaire et à comprendre la position de l’individu qui se croit tout puissant par rapport à l’image de lui-même, nous allons décliner différents aspects qui font suite à cette toute puissance. Nous allons voir de quoi est construit ce concept et quelle est sa consistance.

A) Le processus de domination

Lorsqu’un éducateur fonctionne de manière toute puissante, c’est comme s’il dominait l’Autre. Qu’est-ce que dominer ? C’est “Exercer sa suprématie” selon le dictionnaire Larousse. Ce verbe implique en effet une hiérarchie, un dominant et un dominé. Quand j’emploie le verbe dominer, je pense au cirque où l’homme maîtrise un animal et lui fait faire ce qu’il veut.

Nous avons déjà démontré que l’éducateur est dans une position hiérarchiquement supérieure (dominante) par rapport à la famille. Son intervention est légitimée par le Juge des Enfants. Toutefois, l’éducateur n’est pas obligé de dominer les sujets composant la famille. Il y a un statut dominant mais un professionnel qui aide et qui conseille pour paraphraser l’article 375 du Code Civil. Une domination de personnes implique, en effet, que le dominant enferme le dominé, que l’éducateur dominant (tout puissant) fasse de l’Autre ce que bon lui semble. Ce dernier se trouve alors enfermé dans la vision, dans les représentations de l’éducateur. C’est un abus de pouvoir. Dans ce processus de domination, il y a une démarche incapacitante, voire déshumanisante de l’Autre.

Ce dernier est nié dans ses capacités, dans sa personnalité et dans sa volonté. Il est écrasé, parfois déshumanisé (notamment dans la relation objectale). Cela se traduit par une suppression des capacités de l’Autre à identifier par lui-même ce qui pose problème. Ainsi, le processus de domination engendre une impossibilité à trouver sa solution personnelle aux difficultés. Au contraire, quand l’éducateur domine l’Autre, il lui dit “Voilà, c’est ça votre problème et voici comment vous devez vous en sortir”.

Les conséquences peuvent être dramatiques. D’autant plus que l’éducateur qui se croit tout puissant aura tendance à faire des reproches au cas où la famille n’obéirait pas à sa parole (car c’est bien d’une obéissance qu’il s’agit). Ce professionnel(29) instaure une crainte et une soumission. Il trace un cadre autour de la famille et l’oblige à agir d’une manière définie par lui. C’est une forme de dictature et la relation objectale n’est pas loin.

Nietzsche l’exprime ainsi : “Ce qu’on peut obtenir en gros au moyen du châtiment, chez l’homme et l’animal, c’est l’accroissement de la peur, l’aiguisement de la prudence, la maîtrise des désirs ; ce faisant, le châtiment dompte l’homme, mais il ne le rend pas “meilleur”, - on serait même en droit d’affirmer le contraire avec plus de légitimité encore.”(30) Il y a maintes façons de châtier des personnes, même entre adultes. Je pense notamment à la manière dont l’éducateur leur parle ou à la manière dont il écrit les rapports envoyés au tribunal pour enfants. On peut aussi châtier malgré nous. Il est même possible, dans un fonctionnement tout puissant, que l’on punisse les parents alors qu’inconsciemment on souhaiterait punir des personnes qui nous ont blessé (un professeur, un parent, un frère, un éducateur (!), …).

Dernièrement je lisais dans un article l’importance du langage non verbal dans un comportement dominant : “La grande taille et la force physique, même si elles favorisent la possibilité d’imposer sa volonté, n’assurent pas nécessairement un ascendant sur le plan social. Par contre, le regard joue un rôle indéniable : calme, il traduit la maîtrise de soi ; soutenu, il marque la détermination ; perçant et se posant sur un congénère tentant de se distinguer, il peut signifier la mesure ou le rappel qu’il est bon de demeurer à sa place.”

B) Le pouvoir: dimension politique de la relation éducative

La toute puissance implique forcément une dimension de pouvoir sur l’Autre. Il est intéressant de remonter dans les siècles pour voir les changements sémantiques de cette notion. Dès le 12e siècle, pouvoir désigne une puissance politique, l’autorité qui gouverne un État. À partir de 1250, pouvoir s’applique à l’ascendant psychologique et, juridiquement, au droit que l’on a de faire quelque chose, spécialement à la capacité d’agir pour quelqu’un d’autre et à l’acte par lequel on donne le droit à quelqu’un d’agir.(31)

Nous voulons ici surtout souligner cette dimension politique du pouvoir. Il ne s’agit pas de la politique politicienne, c’est-à-dire la Gauche, la Droite, etc. Il s’agit de l’organisation politique de la Cité pour faire référence à la Grèce antique, de la manière de se conduire les uns envers les autres dans la société. On parle très peu de cette dimension politique dans la relation éducative, pourtant elle est bien présente. L’éducateur est à l’interstice entre la famille d’un côté et les autorités officielles et publiques de l’autre.

Le Juge des Enfants estime qu’il y a un enfant en danger dans les familles où l’éducateur intervient. Le Juge statue par rapport à la norme de la société française. L’éducateur doit faire de sorte que la famille parvienne à vivre sur un fonctionnement accepté par l’ensemble de la Cité. C’est ici également que se situe l’intégration. L’objectif de l’éducateur est d’accompagner la famille vers un fonctionnement accepté par la société, plus exactement par le Juge des Enfants. Ce processus d’intégration consiste à extraire la famille d’une stigmatisation et d’une catégorisation (“Parents maltraitants”, “Parents défaillants”, “Enfants battus et négligés”, …) pour que celle-ci puisse occuper une nouvelle place dans son environnement. Cette nouvelle place est d’abord moins stigmatisante mais également plus proche des normes sociétales. C’est bien ici une dimension politique, on travaille le lien social et la manière dont la société s’organise localement.

Le pouvoir (élément inhérent à la fonction éducative mais aussi à la toute puissance) se situe dans le statut de l’éducateur. Ce statut indique que l’éducateur est représentant de la norme et de la société française. Il s’agit là d’une place difficile ; en effet, comment accompagner la famille dans sa recherche de l’autosolution tout en représentant une norme préétablie ? Notre accompagnement n’est pas neutre puisqu’il y a une demande du magistrat qui nous oblige à intervenir dans cette famille. Nous faisons le lien ici avec la différence entre une thérapie (volontaire, démarche personnelle) et une aide sous la contrainte (ordonnance d’une mesure AEMO). Nous y reviendrons ultérieurement.

Dans tous les cas, en ce qui concerne le sujet qui nous occupe ici, l’éducateur tout puissant s’octroie le pouvoir pour imposer sa norme personnelle. Je pense, j’espère qu’un tel éducateur n’est pas conscient d’une telle imposition. Pour ce dire je m’appuie entre autre sur les propos suivants : “Il n’est pas nécessaire d’explorer très profondément la pensée constructiviste pour se rendre compte qu’elle mène inévitablement à l’affirmation que l’être humain - et l’être humain seulement - est responsable de sa pensée, de sa connaissance et donc de ce qu’il fait. Aujourd’hui, (...) une doctrine peut en effet paraître inconfortable si elle avance que nous n’avons personne d’autre à remercier que nous-mêmes pour le monde dans lequel nous pensons vivre. (...) Nous construisons la plus grande partie de ce monde inconsciemment, sans nous en rendre compte, simplement parce que nous ne savons pas comment nous le faisons.”(32)

Nous voyons ici encore que seul l’éducateur est responsable de son fonctionnement tout puissant. Nous y voyons aussi qu’il ne peut pas en être conscient puisqu’il ne sait pas comment il le fait. En revanche, si le professionnel enferme la famille volontairement dans son système de pensée personnelle, il ne mérite pas le nom de travailleur social et encore moins celui de professionnel. Ce fonctionnement serait alors ce que l’on appelle un lavage de cerveau. On élimine la personnalité, la subjectivité de l’Autre et on en fait un clone de soi-même. Et c’est bien cela le risque de la toute puissance.

Pour terminer avec cette dimension de pouvoir de l’éducateur sur l’éduqué, ma mère m’a dit un jour deux phrases toutes simples mais chargées de sens : “Le pouvoir se situe dans le service” et “L’autorité doit se recevoir”. Que faut-il comprendre par là ? Nous reviendrons toute à l’heure sur la question de l’autorité mais analysons de manière succincte la question du pouvoir. La toute puissance induit d’abord une forme d’humiliation et ensuite soit une soumission soit une rébellion. Dans tous les cas, l’Autre ne peut pas être acteur par rapport à lui-même. Il agira de fait par rapport à l’éducateur, soit en se rebellant soit en se soumettant.

Si, pour revenir à la phrase “Le pouvoir se situe dans le service”, je parviens à montrer à l’Autre que mon objectif c’est de l’accompagner sur un bout de chemin pour qu’il arrive à faire le point et à mieux se prendre en charge, si je parviens à lui montrer que je ne peux pas faire le travail à sa place, que je ne peux pas définir ce qu’est, pour lui, un mieux-être, mais qu’il va falloir qu’il se prenne en charge lui-même, si je parviens finalement à lui faire comprendre que je serai là pour le soutenir, pour parler et pour l’accompagner, alors il se rendra compte qu’il est réellement au centre de mon travail avec lui. Cette prise de conscience, je le crois, peut susciter une volonté de se sortir de cette situation difficile et peu agréable et cette volonté-là est indispensable pour qu’il y ait des améliorations.

Si les gens ne veulent pas changer, nous ne pouvons rien faire. De plus, si l’individu, une fois conscient de cette volonté, se rend compte qu’il n’est pas tout seul mais qu’on est prêt à l’aider, à le soutenir, à le conseiller, etc., il s’approprie une force qui lui permettra de remonter la pente. S’il se rend compte que nous pouvons l’aider mais que nous ne voulons rien faire à sa place puisque ce ne serait pas lui rendre service, alors il comprendra mieux le sens de notre prise en charge. Il situera mieux notre place, nos compétences et nos limites et il pourra mieux “profiter” de la prise en charge.

Probablement cette manière de penser et de décrire la pratique paraît quelque peu linéaire et idyllique. Néanmoins, il s’agit là d’une attitude sous-jacente à ma pratique. Il me semble qu’il faut toujours regarder comment nous pouvons appliquer cette attitude dans un comportement concret. D’où une nécessité de réfléchir sur ce que nous faisons, comment nous le faisons et dans quel sens nous le faisons. C’est là aussi une des manières de lutter contre plusieurs formes de toute puissance, de cécité dans le travail en milieu ouvert.

C) L’autorité dans la toute puissance

Pour développer ce point, nous devons faire une distinction entre l’autorité statutaire et l’autoritarisme. Il existe d’autres types d’autorité que nous ne pouvons pas développer ici par manque de place.(33)

Comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises, l’éducateur est légitimé par le Juge des Enfants pour intervenir dans une famille. La parole du magistrat représente l’autorité. C’est un exemple d’autorité statutaire. Le diplôme d’État est un autre exemple d’autorité statutaire. Il vient certifier que l’éducateur a suivi une formation d’éducateur avec tout ce que cela représente. Un dernier exemple est l’autorité parentale. Elle reconnaît à un individu la capacité à assumer la responsabilité d’un ou de plusieurs enfants.

La nécessité et le sens de cette autorité sont très bien expliqués par Hannah Arendt qui traite de la question d’autorité dans La crise de la culture : “Le symptôme le plus significatif de la crise, et qui indique sa profondeur et son sérieux, est qu’elle a gagné les sphères prépolitiques, comme l’éducation et l’instruction des enfants, où l’autorité, au sens le plus large, a toujours été acceptée comme une nécessité naturelle, manifestement requise autant par des besoins naturels, la dépendance de l’enfant, que par une nécessité politique : la continuité d’une civilisation constituée, qui ne peut être assurée que si les nouveaux venus par naissance sont introduits dans un monde préétabli où ils naissent en étrangers.(34)

L’autorité statutaire s’inscrit dans le registre symbolique. C’est pour tout le monde pareil. Elle ne s’inscrit pas directement dans la toute puissance qui est, nous l’avons vu, dans le registre imaginaire. Nous pourrions dire que cette autorité statutaire représente le cadre légitimé de la toute puissance.

Dans les interviews en annexe, plusieurs personnes ont défini la toute puissance comme étant de l’autoritarisme(35). Que cela signifie-t-il ? C’est en fait “une forme d’autorité absolue qui n’accepte aucune contradiction” (Le Larousse). Cette forme d’autorité ne s’inscrit plus dans le champ symbolique mais dans le champ imaginaire. Elle est, en effet, constitutive de la toute puissance. Dans ce cadre, il s’agit d’employer l’autorité dans un système de pensée préexistant. L’autorité statutaire vient même le légitimer, le renforcer, dans le sens où les parents et/ou enfants ne peuvent pas ne pas accepter l’autorité de l’éducateur en AEMO à cause de la mission accordée par le Juge à l’éducateur.

Or, nous l’avons déjà dit sans le développer plus amplement, l’autorité doit se recevoir. C’était le cas par exemple dans la civilisation romaine. Nous citerons encore Hannah Arendt : “Le mot auctoritas dérivé du verbe augere, “augmenter”, et ce que l’autorité ou ceux qui commandent augmentent constamment : c’est la fondation. Les hommes dotés d’autorité étaient les anciens, le Sénat ou les patres, qui l’avaient obtenue par l’héritage et par transmission de ceux qui avaient posé les fondations pour toutes les choses à venir, les ancêtres, que les Romains appelaient pour cette raison maiores. (...) Pour comprendre ce que voulait dire le fait de détenir l’autorité, il n’est pas inutile de remarquer que le mot auctores peut être utilisé comme le contraire de artifices, qui désigne les constructeurs et fabricateurs effectifs, et cela précisément quand le mot auctor signifie la même chose que notre “auteur”. Qui, demande Pline à propos d’un nouveau théâtre, faut-il admirer le plus, le constructeur ou l’auteur, l’inventeur ou l’invention ? - voulant dire, bien sûr, le dernier dans les deux cas. L’auteur dans ce cas n’est pas le constructeur mais celui qui a inspiré toute l’entreprise et dont l’esprit, par conséquent, bien plus que l’esprit du constructeur effectif, est représenté dans la construction elle-même.(36)

C’est bien cette forme d’autorité qui est indispensable dans notre profession. Il ne s’agit pas, comme il est dit trop souvent, d’une autorité qui ne fait qu’imposer, qui oblige à obéir. Il ne s’agit pas non plus de devoir argumenter, de persuader l’Autre pour que celui-ci aille dans notre sens. Il faudrait arriver à ce que l’Autre nous suppose cette autorité. En même temps, il faut que l’éducateur soit conscient qu’il peut influencer la construction, car c’est cela son métier, mais que l’Autre (la famille, l’individu) construise avec ce qu’il est.

D) La place de l’Autre dans la toute puissance

Nous pouvons nous interroger sur la place et la fonction qu’occupe l’Autre, celui qui est dominé. Puisqu’il est enfermé dans l’autoritarisme (l’autorité exagérée dans l’imaginaire de l’éducateur), il semble que l’Autre ne peut pas décider lui-même de sa place(37). Ceci signifie qu’il est placé à l’endroit où l’éducateur veut qu’il soit. L’Autre n’est plus qu’un objet qui légitime un fonctionnement de l’éducateur. Ce dernier, comme il a été dit précédemment, s’accapare l’Autre pour lui donner une place dans son imaginaire, dans son système de pensée rigide.

Nous pouvons encore nous interroger ici sur la personnalité de l’éducateur qui a un tel fonctionnement. Pourquoi a-t-il besoin de l’Autre ? Qu’en fait-il ? Nous pouvons soulever la question du lien entre l’être et l’avoir.

Qui s’empare d’un être et cherche à le posséder, ne le dit pas ouvertement. Il le considère comme sa possession, en prétendant, avec ménagement, qu’il prend soin de lui, ou qu’il en a la responsabilité. Or, qui porte la responsabilité a le droit de disposer, et s’empare des enfants, des handicapés, des vieux, des malades et des désaxés, comme s’ils étaient sa propriété, et gare au malade qui s’avise de recouvrer la santé, gare à l’enfant qui veut faire sa vie ! C’est là que se manifeste la manière d’être déterminée par l’avoir.(38)

Il y a là une illustration parfaite de ce que nous entendons par “toute puissance”, à un détail près : nous supposons que l’éducateur qui fonctionne de cette manière n’en a pas conscience. Il le fait malgré lui, notamment parce qu’il s’agit d’un mécanisme de défense. Nous le verrons tout à l’heure.

Cette notion de propriété est très présente dans une telle relation. L’Autre nous appartient. Nous voyons clairement la prison dont je parlais précédemment. L’Autre est enfermé dans l’imaginaire de l’éducateur, enfermé dans les a priori et les préjugés de ce dernier. “Ils sont des avocats qui ne veulent pas passer pour tels. Le plus souvent, ils sont mêmes les défenseurs astucieux de leurs préjugés qu’ils baptisent au nom de vérités.”(39)

L’éducateur ayant une conduite toute puissante peut avoir l’air en effet de défendre ses vérités sans que les parents et/ou les enfants puissent le contredire. C’est essentiellement l’aspect rigide et uniforme, voire linéaire, de certains discours qui m’ont fait penser à cela. L’Autre devient ainsi un bouc émissaire d’une tension intrapsychique de l’éducateur.

La toute puissance de l’éducateur restreint non seulement la prise de position possible de l’Autre mais elle réduit considérablement sa liberté. Ce dernier ne peut pas s’exprimer authentiquement, il lui faut absolument tenir compte des réactions de l’éducateur. Nous savons tous que ceci ne permet pas à la personne de se développer et de s’approcher d’une autonomie. Le danger existe également que non seulement nous lui supprimions sa liberté d’agir mais, qu’à long terme, nous modifiions sa manière de penser. Nous faisons encore référence au lavage de cerveau. Or, nous savons combien il est important que la personne apprenne à penser par elle-même. C’est à nous de les y encourager et de souligner leur potentiel souvent existant mais inutilisé.

Les gens peuvent gérer leurs processus mentaux. Puisque l’on doit vivre continuellement dans un environnement psychologique créé en grande partie par soi-même, l’exercice du contrôle sur sa propre conscience est d’une importance considérable pour le bien-être personnel. Dans la mesure où les personnes peuvent réguler ce qu’elles pensent, elles peuvent influencer leur manière de ressentir et de se comporter.”(40)

En effet, comment considérer l’Autre ? À maintes reprises, lors du stage ou encore pendant la formation théorique, nous avons dit de certains parents que leurs capacités à raisonner, à observer et à analyser étaient faibles. Parfois les termes “déficients intellectuels” ou “malade mental” étaient présents dans les propos. Nous devons donc réfléchir ici sur la manière dont nous envisageons l’Autre. Sommes-nous capables de parler positivement des personnes rencontrées dans notre métier ? Si nous parlons de ce que nous faisons à des personnes en dehors de l’éducation spécialisée, quelle image, quelle opinion auront-elles des parents faisant l’objet d’une mesure AEMO ?

Sommes-nous capables de miser sur les potentiels de l’Autre ou, au contraire, nous contentons-nous de dire ce qui ne va pas chez lui, de souligner ses incapacités et de le maintenir ainsi dans une relation de dépendance ? Bien souvent, nous avons trop tendance à diminuer, à “casser” l’Autre dans le but (inconscient, espérons-le) de nous valoriser nous-mêmes.

Philippe Meirieu fait une distinction remarquable entre l’autre et l’Autre.

L’autre (avec une minuscule) désigne simplement un être humain, un être que nous pouvons traiter en “objet”, dresser ou séduire, que nous pouvons considérer comme si ses pensées et ses actes étaient le simple résultat des influences qu’il a reçues. En revanche, quand nous parlons de l’Autre (avec une majuscule), nous évoquons une liberté qui se met en jeu, une personne qui ose, parfois un simple instant, parler enfin pour elle, sans se caler sur ce que lui dictent la pression sociale, la peur du plus fort ou du plus influent, l’inquiétude d’être ou de ne pas être conforme. L’Autre, en ce sens, est un être qui assume son altérité. C’est pourquoi, l’Autre est quelqu’un qui échappe, un temps, à tout pouvoir et, plus particulièrement, à “mon pouvoir” sur lui ; c’est un être que je ne possède pas, ni en l’enserrant dans mes systèmes d’interprétation, ni en le manipulant grâce à mes réseaux d’influence. L’Autre c’est quelqu’un que je reconnais avant de le connaître, quelqu’un que je salue, avec qui je peux prendre le risque d’une relation où rien ne sera joué d’avance ; l’Autre, en d’autres termes, c’est quelqu’un que je peux, au sens propre du terme, rencontrer.”(41)

Si j’ai souligné cette phrase, c’est justement parce qu’elle montre clairement que nous ne sommes pas tout puissants. Cela implique également un risque : l’Autre ne va pas forcément aller dans notre sens. D’où, encore une fois, l’intérêt d’accompagner l’Autre et non pas que celui-ci nous accompagne. Il ne s’agit pas d’inverser les rôles. L’éducateur est là pour soutenir, rassurer et accompagner les parents et les enfants. Il doit se centrer sur la famille qui, elle, doit être au centre de la prise en charge éducative. C’est bien là la place de chacun et non l’inverse. Ceci implique que l’éducateur se décentre de lui-même, de sa dimension imaginaire. Voyons maintenant pourquoi cela peut être difficile pour certains. Rappelons-le, il s’agit là de quelques hypothèses, d’une certaine manière de lire les comportements de soi-même et d’autres. Je ne suis pas psychologue et je n’ai nullement la prétention de donner l’Explication unique et véridique.

4.) La toute puissance, un mécanisme de défense ?

A) Introduction

Nous savons maintenant de quoi nous parlons quand nous utilisons le concept de toute puissance. Toutefois, j’aimerais ajouter un dernier chapitre dans cette partie théorique qui consiste à analyser quels sont son sens et son utilité. Je crois que chaque comportement d’un individu, aussi destructeur soit-il, doit apporter des bénéfices secondaires, sinon ce comportement n’aurait pas lieu. Je pense par exemple aux pathologies alimentaires qui, au-delà d’une transformation physique douloureuse, apportent des bénéfices secondaires.

Permettez-moi de citer encore ce philosophe allemand du siècle dernier : “Toute tentative d’aller au fond des choses, d’éclaircir les mystères est déjà une violence, une volonté de faire souffrir, la volonté essentielle de l’esprit qui tend toujours vers l’apparence et le superficiel - dans toute volonté de connaître, il y a une goutte de cruauté.(42) En effet, il n’est pas facile de parler de ce danger sans prendre des risques, sans disqualifier ou agresser quiconque, moi-même y compris. Nous pouvons aussi nous interroger sur la dimension de la souffrance infligée à l’Autre (au lecteur ?) à travers la toute puissance. Finalement, peut-être ce même auteur a-t-il raison quand il écrit dans un autre ouvrage : “Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore - voilà un dur principe, mais un principe fondamental ancien, puissant, humain trop humain peut-être.”(43)

B) Pourquoi “mécanisme de défense” ?

Le principe est le suivant : pour ne pas être confronté à nos propres difficultés, nous avons choisi un métier où l’on peut aider l’Autre, l’accompagner, etc. Ainsi, dans ce cadre, notre concentration se fixera sur les difficultés de l’Autre à qui nous pourrons donnons des solutions, des réponses, etc.(44) En essayant de travailler avec et pour l’Autre, nous évitons inconsciemment de travailler sur nous-mêmes. C’est ici que se situe le mécanisme de défense que nous pouvons articuler avec la toute puissance.

C) S’agirait-il d’une projection ?

Pour commencer, reprenons encore une fois les dires de Nietzsche : “Pourquoi faire un principe de ce que vous êtes vous-même, de ce que vous devez être vous-même ?(45) Plus loin dans cet ouvrage où l’auteur cherche à aller plus loin que la morale, simple et restreinte, il donne une approche de réponse : “Avec des principes on voudrait tyranniser ses habitudes, ou les justifier (...) : deux hommes qui ont les mêmes principes veulent atteindre probablement par-là quelque chose de foncièrement différent.” (46)

Cette dimension est à relier avec ce que dit le psychanalyste(47) lorsqu’il parle de la réparation de soi par l’Autre. Nous pourrions parler ici du mécanisme de dénégation(48). C’est comme si je niais le fait qu’il y ait des blessures, des souffrances ou des difficultés en moi et que je projetais sur l’Autre ce qu’il faudrait que j’arrive à faire pour moi-même. Ainsi, je suis hermétique aux questions et aux besoins de l’Autre. Je suis tellement occupé inconsciemment avec mes propres difficultés, que j’en deviens incapable de me centrer sur l’Autre.

Aujourd’hui, je me demande encore si cela n’est pas plus fréquent qu’on ne le pense. Combien de fois ai-je observé un mécanisme similaire dans l’éducation spécialisée mais aussi ailleurs ? Les gens croient qu’ils maîtrisent la problématique de l’Autre. Ils font comme s’ils le connaissaient sur le bout des doigts ! Ainsi, grâce à cette omniscience, ils sauraient ce que l’Autre devrait faire et ils sont convaincus que leurs réponses correspondent exactement aux difficultés de l’Autre.

Prenons un exemple concret pour illustrer ceci. Admettons que dans une mesure d’AEMO je rencontre un jeune garçon qui, de par son comportement ou de par la place qu’il occupe au sein du système familial, me rappelle ma propre histoire. Ses souffrances font écho en moi, ça “résonne” diraient certains. Si je ne m’en suis pas “sorti”(49) grâce à un travail sur moi, le risque est alors élevé que je projette sur ce jeune garçon, inconsciemment, ce que je devrais faire moi-même. C’est quoi la projection ? Ce sont finalement des attributions de conflits émotionnels personnels à l’Autre.

Lorsque j’ai interviewé l’éducatrice travaillant dans le foyer éducatif pour les filles, elle m’a expliqué ceci avec un exemple concret. Elle-même, lorsqu’elle était adolescente, n’avait que très peu d’argent. Il fallait qu’elle compte chaque centime et elle devait réfléchir à trois fois avant de débourser. Certaines adolescentes au foyer ne se rendent pas compte de la valeur des choses. Aussi, dernièrement, il y a eu un gros conflit entre l’éducatrice et une adolescente puisqu’il y avait là deux rapports à l’argent différents. C’est ici un exemple de projection ; il faudrait analyser plus profondément la situation pour trouver ce qui faisait que l’éducatrice réagissait là d’une manière rigide, toute puissante.

Cet exemple permet également de nous questionner sur une hypersensibilité face à un aspect, face à une dimension de la vie quotidienne qui fait que nous réagissons de manière toute puissante. On peut être tout puissant par rapport à un sujet précis sans l’être en général. Le mécanisme de défense est sous-jacent et peut représenter une explication à une telle réaction violente. La projection est en tout cas flagrante dans ce cas.

Lorsque Guy Ausloos parle de l’autosolution, il suppose que la famille a en elle-même sa solution pour sortir de sa situation difficile. De plus, la solution que la famille trouve elle-même est celle qui sera la plus efficace et adaptée à son problème. Je pense, mais c’est là une opinion personnelle, que l’éducateur qui fonctionne dans la toute puissance, qui n’est donc pas capable de se décentrer de lui-même et qui est dans une totalité fermée, projette sur l’Autre ce qu’il devrait faire lui-même. C’est ici que nous voyons également que l’autosolution est toujours présente chez l’individu, y compris chez l’éducateur. Et c’est bien cette autosolution qu’il projette sur l’Autre sans se rendre compte que c’est de lui-même qu’il est entrain de parler !

Dans la toute puissance, l’éducateur est incapable d’imaginer ce qui conviendrait à l’Autre. De par ses conseils, il pense aider l’Autre et nous ne doutons pas ici de sa sincérité. Toutefois, celui-ci occupe la fonction d’objet, de réceptacle ; dans tous les cas, il n’occupe pas la place de l’Autre selon le sens de Meirieu. En donnant des conseils, c’est comme si l’éducateur se les donnait à lui-même. C’est pour cela du reste que le dialogue n’est pas possible dans une telle relation. L’éducateur parle avec lui-même et non pas, contrairement à ce que nous pouvons observer concrètement, à l’Autre.

Nous voyons donc ici une première composante du fonctionnement tout puissant : “crier” ses réponses aux difficultés... non pas à l’Autre mais à soi. Car finalement il doit y avoir une frustration très importante pour la personne qui est empreinte d’une telle rigidité. Toutefois, il peut également s’agir d’une fuite du regard de l’Autre sur soi ou d’un bouclier qui empêche ce regard sur soi. C’est ce que nous allons aborder maintenant.

D) La toute puissance : un bouclier, une fuite ?

Puisque je suis tellement occupé avec moi-même, je ne me mets pas à la portée de l’Autre. Ce dernier peut me dire des choses, mais j’en deviens incapable de les entendre(50). C’est comme s’il y avait un mur autour de moi qui limite la communication avec l’Autre. Il y a comme un bouclier entre nous deux, je me protège de l’Autre. Peut-être vous posez-vous la question : “Pourquoi est-il nécessaire de se protéger de l’Autre, où est le danger ?” Je pense que, pour une personne qui se croit toute puissante, toute autre personne est un rival, une menace potentielle. Toute personne est susceptible de la destituer de sa toute puissance et pour se protéger des attaques des autres, elle a besoin d’un bouclier. Ce bouclier la protège du risque que l’Autre la renvoie à ses blessures profondes(51).

Mais ici aussi, il faut que nous nous interrogions sur la nature de ce moyen de défense. Ce bouclier est probablement constitué de plusieurs couches. Il est premièrement question du statut. Cette couche peut être comparée à l’épiderme. Ensuite, juste en dessous de cette première couche, nous pouvons supposer qu’il y a un manque de confiance et de stabilité interne. Ce manque influencera le côté plus ou moins rigide de nos propos. Une personne ayant peu de confiance en elle-même mais qui fonctionne néanmoins de manière toute puissante affichera par exemple un discours très rigide, discours qui aura pour objectif de la rassurer elle-même. Mais ce manque de confiance (le derme du bouclier pourrions-nous dire) ne vient pas de nulle part. En effet, c’est ici que nous arrivons à l’hypoderme, la dernière couche du bouclier est surtout constituée de mes propres interrogations, mes frustrations, mes blessures et mes expériences négatives antérieures.

Peut-être le lecteur trouvera-t-il l’analogie avec la peau (épiderme, derme, hypoderme) abusive. Il me semble néanmoins que ces trois couches sont interactives mais aussi interdépendantes comme c’est le cas de la peau. Pour illustrer autrement cette interactivité, supposons que j’aie un discours très rigide suite à un manque de confiance en moi. À force d’être intransigeant sur mes idées et de les “plaquer” sur mes interlocuteurs, je vais me retrouver isolé et abandonné de tous puisqu’il n’est pas du tout agréable de parler avec de telles personnes.

Moi-même, pour nier mes difficultés personnelles, je me dirai qu’elles ne sont pas suffisamment intelligentes, ouvertes ou tolérantes pour pouvoir me comprendre. Je pourrais même me dire que ce sont des personnes qui manquent de confiance en elles-mêmes puisqu’elles ne sont pas capables de dialoguer avec quelqu’un qui sait qui il est et qui maîtrise ce qu’il dit. Voyez-vous la projection ici ? Je crois que là aussi de tels exemples arrivent plus fréquemment qu’on ne le pense.

Toutefois, nous pouvons également nous imaginer que nous utilisons, parfois malgré nous, ce bouclier, notamment à des situations d’entretien difficiles, où l’on parle d’événements douloureux par exemple. Je pense ici à cette mère, rencontrée en AEMO également, qui restait dans sa position d’enfant vis-à-vis de ses propres parents. Elle en souffrait beaucoup et était, à cause de cette relation difficile avec ses parents, incapable d’occuper son rôle de mère.

Quand on en parle avec elle et que l’on essaie de l’aider, de la soutenir dans sa parentalité, on ne peut pas s’empêcher de ressentir cette lutte en nous qui sommes quelque part aussi confronté à cette dialectique qui oppose l’enfant que nous restons vis-à-vis de nos parents et le sujet autonome que nous devons être dans la vie de tous les jours. Finalement on reste toujours enfant de... et cela fait partie intégrante de notre identité. Ce bouclier peut nous servir pour garder une certaine capacité à relativiser, à tendre vers une sorte d’objectivité, c’est-à-dire rester capable d’être centré sur cette mère en l’occurrence, sans nous laisser aveugler par nos propres ressentis.

Nous sommes obligés dans de telles situations de nous décentrer de nous-même pour nous concentrer sur l’Autre. En revanche, l’éducateur tout puissant ne peut pas se décentrer de lui-même et pour éviter de souffrir plus que la mère dans le cas ci-dessus, l’éducateur se réfugie derrière le bouclier pour que rien ne transpire de ses propres difficultés. Son discours vis-à-vis de la mère se résumera alors en quelques “pseudo-conseils” comme : “Vous devez vous séparer de vos parents et apprendre à vivre par vous-même” ou “Allez voir un psychologue pour qu’il vous accompagne dans vos difficultés”. On peut même en arriver à un point où l’éducateur dira : “Si vous ne changez pas, madame, vos enfants seront placés”. Ainsi oblige-t-on la mère à changer sans lui proposer notre aide. La fuite du problème de l’éducateur face à ses propres difficultés est flagrant ici.(52)

Nous voyons dans ces exemples que beaucoup de dimensions citées par les professionnels dans les interviews y prennent leur place. Ce bouclier peut constituer la carapace dont parlaient A. et B. Rien ne m’atteint, je suis à l’abri de tout ce qui peut venir me perturber. Enfin, c’est ce que je crois… jusqu’au jour où il y a une “craquée” dans mon fonctionnement et où je suis alors proche de l’explosion.

Sans pouvoir l’approfondir davantage, nous nous limitons à soulever quelques exemples d’explosion : humiliation de l’Autre par un abus de pouvoir, passages à l’acte divers mais aussi auto- ou hétéro agressivité, fuite dans les médicaments ou d’autres types de drogues, vengeance par les écrits envoyés au Juge des Enfants, etc.

E) La toute puissance : une réalité ... psychotique ?

Puisque l’éducateur ne peut prendre en considération la réalité de l’Autre dans un fonctionnement tout puissant, son travail est forcément limité. S’il ne travaille pas avec la réalité de l’Autre, on peut se poser la question de savoir si l’éducateur est capable ou non de travailler avec sa propre réalité. Nous repensons ici à ces trois ficelles nouées borroméennement : le réel, le symbolique et l’imaginaire qui sont interactifs et interdépendants. Cela signifierait donc que mon rapport à la réalité de l’Autre dit aussi quelque chose de mon rapport à ma propre réalité (donc par rapport à ma dimension imaginaire personnelle).

Par déduction, si je suis incapable de considérer la réalité de l’Autre, il est légitime de se demander ce qu’il en est de ma propre réalité. Puisque l’Autre devrait faire partie de la réalité professionnelle de l’éducateur, ce dernier ne peut pas se passer de l’Autre. Or, dans la toute puissance, c’est bien souvent le contraire. Ceci nous pousse à nous interroger : dans quelle réalité vit l’éducateur tout puissant ?

Durant le stage long, j’ai, entre autres, écrit quelques pages sur cette question. Le titre que j’avais donné à ce document était : “L’éducateur face à la psychose”. Au cours de mes recherches à ce sujet, je me suis intéressé à la définition que donnait Henry Ey de la psychose (aiguë) : “C’est une apparition brutale, massive et soudaine de symptômes délirants. Elles [les psychoses] sont caractérisées par une résolution rapide. Il y a un retour à l’organisation psychique antérieure présupposée non psychotique. Elles correspondent à une première élaboration psychique à un moment donné de l’existence du sujet.”

Le tout est de savoir ce que nous entendons ici par “symptômes délirants”. Pour nous limiter au sujet qui nous intéresse ici, le fait que l’éducateur ne puisse pas travailler avec l’Autre parce qu’il n’y a pas de rencontre, pas de reconnaissance, constitue un premier symptôme inquiétant. Ensuite, lorsque ce professionnel se parle à lui-même, lui-même qu’il croit être l’Autre, c’est un second symptôme inquiétant qui peut également faire penser à un délire(53). En effet, si l’on dit que l’éducateur ne travaille pas dans la réalité partagée entre lui et le sujet, nous ne pouvons faire autrement que de penser à une psychose liée au délire.

Toutefois, pour rester dans le cadre de ce paragraphe, ce danger-là existe pour nous tous. Robinson l’explique en faisant le lien avec théories freudiennes sur les rêves :

Commençant à comprendre les mécanismes qui expliquent la formation de la psychose chez le malade, Freud s’aperçoit qu’ils sont assez proches des mécanismes qui président au rêve de tout homme endormi. Tout se passe comme si chaque humain en rêvant était psychotique. En effet, les deux états sont assez proches l’un de l’autre sur plusieurs points : retrait du monde extérieur, déploiement de la vie imaginaire sans tenir compte de la raison et des exigences de l’adaptation, court-circuit de la conscience réfléchie, proximité très grande des thèmes déployés avec les fantasmes les plus profonds, notamment les fantasmes infantiles, rupture avec la réalité et prédominance de la logique inconsciente sur la logique consciente. Ce qui revient à dire que “tout psychisme humain est potentiellement, structuralement psychotique”. La psychose n’est donc pas une structure fondamentalement différente de la nature de l’homme normal. On peut théoriquement passer de l’un à l’autre.(54)

F) Une impossibilité à reconnaître l’affect ?

Nous comprenons également que la dimension affective ne peut pas être présente dans la toute puissance. Les sentiments nécessitent une reconnaissance de l’Autre. Or, derrière ce bouclier, l’Autre n’est pas “visible”. De plus, on ne contrôle pas ses sentiments, on peut en devenir conscient et leur donner une place, “apprendre à vivre avec” diraient certains, mais on ne maîtrise nullement leur naissance. L’éducateur qui voudrait être tout puissant ne peut pas accepter cela puisque “ne pas contrôler” signifie “ne pas être tout puissant”. Il est alors obligé de nier (ou de cliver) leur présence dans sa pratique. Cela signifie également qu’il ne peut pas se concentrer sur l’Autre puisque ce dernier lui renvoie forcément des choses. Nous pensons ici aux sentiments tels que la frustration, l’agacement, voire la haine, mais aussi l’affection, la joie ou un attachement particulier.

Ici aussi, il faut aller plus loin, pourquoi l’affect poserait-il problème pour la personne qui se croit toute puissante ?(55) Ne pas pouvoir contrôler ses ressentis signifie ne pas être tout puissant avons-nous dit. C’est bien pour cela qu’une telle personne ne peut pas s’autoriser à éprouver des choses puisqu’elle risque alors de devenir, dans un certain sens, dépendante de l’Autre. Or, la dépendance est impossible dans une toute puissance.

Il faut dire également que si je m’autorise à accepter que je ressente des choses pour l’Autre, à être congruent dirait Rogers, j’accepte également que l’Autre a un pouvoir de me faire ressentir des choses. Cela reviendrait donc à attribuer un certain pouvoir à l’Autre et, encore une fois, cela est impossible dans la toute puissance.

G) Qu’est-ce que le regard externe ?

Comme toutes les personnes l’ont souligné dans les interviews, pour limiter le risque de tomber dans la toute puissance dans notre métier, il faut accepter le regard externe. Nous allons creuser cette dimension un peu plus amplement maintenant. La question du titre de ce paragraphe peut paraître simpliste : un regard externe, c’est forcément un regard qui vient de l’extérieur. Mais au-delà de cette évidence, quel est le sens de ce regard ? Pourquoi est-il si difficile de l’accepter ? Où est le danger provoquant la carapace ?

Je ne suis ni psychologue, ni psychanalyste et je ne prétends pas maîtriser leurs approches respectives non plus. Ce sont des professionnels qui, me semble-t-il, occupent une place de tierce personne. Ils sont autrement actifs dans la relation avec l’Autre. L’éducateur travaille aussi avec le concret, “le quotidien” disent certains. Ce professionnel exerce au nom d’une commande qui lui vient d’ailleurs (le Juge des Enfants, les normes sociétales, etc.). Il s’agit donc d’une explication que je donne en tant qu’éducateur qui a appris quelques notions de psychologie au cours de sa formation. J’espère que ceci ne sera pas considéré comme de la “psycho à deux balles”.

Prendre en compte le regard externe consiste d’abord à accepter qu’un autre donne son opinion de la situation. Il peut y avoir ici une première difficulté : accepter le risque d’avoir tort, d’être à côté ou d’avoir mal compris. Cela implique aussi d’accepter que l’Autre puisse avoir raison. Finalement, cela nécessite absolument de faire une dissociation entre les comportements et l’individu. On peut critiquer des manières de fonctionner sans critiquer la personne qui agit. Or, nous avons souvent la tendance à “définir” (ou enfermer) la personne en fonction de ce qu’elle fait ou dit.

Il nous paraît important de souligner ceci puisque l’éducateur qui se croit tout puissant n’accepte justement pas ce regard externe, cette possibilité d’être remis en question. Du reste, plus une personne refuse la critique (qui devrait toujours inciter à construire) et la réflexion sur ses pratiques, plus il devient difficile de faire cette dissociation entre la personne et ses comportements.

Pourquoi est-il impossible d’accepter le regard externe dans la toute puissance ? Comme nous l’avons dit, ce regard vient questionner la pratique de l’éducateur. Pardonnez-moi si je fais des liens qui paraissent pour le moins hasardeux, mais si, comme le philosophe le dit dans l’interview en annexe, la toute puissance est corrélée au moi d’une part ; et si, d’autre part, la toute puissance est l’aboutissement ou la rupture de la quête narcissique, alors l’éducateur ne peut pas accepter le regard externe puisque cela remet en cause sa totalité et donc sa toute puissance. Lacan disait : “Le moi est paranoïaque par définition”. Je pense que c’est aussi à la toute puissance que nous pouvons appliquer cette phrase.

La toute puissance est une totalité et une jouissance, avions-nous dit précédemment. Il n’y a pas de manque, pas de trou ; c’est la perfection. On ne peut pas accepter le regard extérieur dans ce genre de situations puisqu’il risque de venir bousculer un petit détail qui peut prendre alors des conséquences dramatiques pour l’éducateur et annuler son pouvoir.

H) Le paroxysme de la toute puissance

Ainsi, c’est à cause de cette rigidité de plus en plus importante que l’éducateur tout puissant finira par s’éloigner de plus en plus de la réalité partagée avec d’autres. Dans l’interview en annexe, le pasteur dit que la toute puissance pour l’Homme est mortifère. À force de ne pas accepter ce regard externe, voire de le supprimer, on finira par s’isoler. L’Autre ne peut qu’abandonner une telle relation puisque le prix à payer est beaucoup trop important. Le prix peut être un sentiment de culpabilité trop pesant (je ne suis pas normal, je dois être malade) ou encore un sentiment d’infériorité susceptible d’engendrer par exemple une dépression ou une agressivité tournée contre soi. Tôt ou tard, la personne fera le lien entre ses sentiments négatifs, autodestructeurs et la toute puissance, la rigidité de la personne. Elle se rendra compte que pour casser cette spirale négative, le seul moyen est de se séparer de la personne qui fonctionne de manière toute puissante.

Le prix à payer pour “vivre” et entretenir une relation avec une personne agissant de manière toute puissante peut également être une perte de patience, de confiance qui provoquera également une séparation, un arrêt de la relation.

Pour aller jusqu’au paroxysme de la toute puissance, chose qui n’arrive pas quotidiennement, le tout puissant n’a pas d’autre choix que de se supprimer lui-même. À force de s’isoler et de ne pas reconnaître l’Autre en tant que son alter ego, on finit par ne plus avoir de relations avec lui. À la limite, il ne peut plus en avoir du tout puisqu’il voit partout une menace à sa toute puissance. Chaque individu qui s’approche trop de la personne toute puissante constitue réellement une menace pour sa toute puissance. Le moi (paranoïaque) voit en l’Autre une personne potentiellement capable de prendre sa place et ainsi de casser sa toute puissance. Nous pouvons citer ici l’exemple de Saddam Hussein qui a éliminé des membres de sa propre famille afin de supprimer les dangers menaçant sa toute puissance (cf. l’interview du sociologue et du pasteur).

Comme nous l’avons dit, pour aller au paroxysme, pour s’assurer réellement de sa propre toute puissance, il faut se supprimer soi-même. On doit y éliminer tout ce qui vient du monde extérieur, des personnes autour de soi mais aussi de tout ce que peut lui faire ressentir son corps. L’aboutissement de la toute puissance est ainsi réellement mortifère, que ce soit dans un champ relationnel ou physique. Pour boucler la boucle, nous voyons ici que l’aboutissement de la toute puissance est sa propre suppression. La personne, pour aller jusqu’aux limites de sa toute puissance, doit supprimer son corps pour voir si elle a encore une puissance sur la mort. Tout devient menace, danger et objet à éliminer pour assurer la perpétuité de sa toute puissance. C’est ici aussi la différence entre Dieu et les hommes : l’un maîtrise la mort et l’autre non(56).

C’est ici du reste la morale de l’histoire du maître et de l’esclave selon Hegel. Ils ont des statuts différents qui donnent une place à chacun dans le contexte du travail. Là où se situe la différence, me disait le philosophe, c’est justement dans le rapport à la mort : pour l’esclave, c’est une libération alors que pour le maître, c’est une menace puisqu’il perd son pouvoir(57).

5.) Conclusion

Dans la première partie de ce travail, nous nous sommes interrogés sur la manière dont l’éducateur travaillait avec l’Autre. Nous avons vu que dans certains fonctionnements, le risque de la toute puissance était bel et bien présent. Nous avons maintenant défini ce que nous entendons par “toute puissance” et nous avons également cherché à comprendre à quoi elle pouvait servir. Nous avons également cherché à discerner quelles étaient les places de chacun dans une relation entre un éducateur qui se croit tout puissant et l’éduqué que nous avons généralement appelé “l’Autre”.

Mon but personnel avec toute cette approche théorique est de vous rendre sensible à cette toute puissance essentiellement pour deux raisons. La première est qu’une telle relation fait beaucoup de dégâts et qu’elle engendre une mauvaise représentation de l’éducateur en général. Trop souvent nous entendons des expressions comme “L’éducateur s’écoute parler” ou “Il gaspille sa salive” ou encore “Ils pensent qu’ils ont la science infuse”. Notre but n’est nullement de véhiculer ou d’entretenir une telle image de l’éducateur. Cela implique donc qu’il faudra être attentif à l’Autre et réfléchir à ce que nous faisons.

La deuxième raison de cette sensibilité à la toute puissance concerne directement la suite de ce document. Elle vous permettra de mieux comprendre la manière dont j’essaierai de dire quelque chose sur ma pratique. Si j’ai été suffisamment clair, cohérent et précis dans ce qui vient de précéder, vous serez alors en mesure de comprendre ce à quoi je vais aboutir à la fin de ce travail : la nécessité d’un espace de réflexion, de dialogue et de quête de discernement au moins durant les premières années d’exercice professionnel.

 

V – Que se passe-t-il dans la pratique ?

1.) Introduction

Dans cette cinquième partie, je voudrais m’appuyer sur des exemples cliniques vécus durant le stage à responsabilité. Je tenterai de décrire ce qui s’est passé, après quoi je proposerai une analyse de la situation. Je proposerai également des pistes de réflexion permettant de considérer autrement l’Autre que dans les chapitres qui viennent de précéder. Enfin, nous verrons quelques hypothèses qui peuvent permettre de se décentrer de soi pour mieux accueillir l’Autre.

A) Que signifie se décentrer de soi ?

Avant de développer la partie clinique où je tenterai d’expliquer comment j’ai travaillé dans le milieu ouvert, il me semble utile de commencer par décrire l’objet fondamental de cette partie : le décentrage de soi. Je le décrirai ici seulement dans les grandes lignes afin que le lecteur puisse comprendre et mieux discerner comment ce processus de décentrage se concrétise dans le travail.

Nous avons vu dans la partie théorique qui précède que l’illusion de toute puissance ne permet pas ce décentrage de soi ; c’est comme si on était enfermé, prisonnier de sa dimension imaginaire personnelle. Il y a dans ce fonctionnement un système de pensée et de références qui est rigide et unique.

Le fait de se décentrer de soi consiste justement à tenter d’acquérir du discernement dans le fonctionnement de l’Autre(58). Il s’agit de considérer son système de pensée. Pour cela nous avons besoin de son aide et de sa parole. Nous avons également besoin de nos connaissances, de nos expériences antérieures, etc. Toutefois, ces derniers éléments doivent aider l’éducateur à mieux accompagner l’Autre. Il ne s’agit pas d’obliger ce dernier à nous accompagner. Ce serait de la “dictature sociale”. Dans tous les cas, ce ne serait, à mes yeux, pas vraiment “éducatif”.

Le titre de ce document s’intitule “De la toute puissance à l’humilité”. Il me semble que pour pouvoir se décentrer de soi, il faut de l’humilité. Il ne s’agit pas de se laisser humilier, tels ne sont pas mes propos. Il s’agit en revanche de pouvoir accepter que l’éducateur n’ait pas La Réponse pour l’Autre, mais qu’il va falloir la construire ensemble (avec lui). Je suis convaincu qu’il faut de l’humilité, c’est-à-dire être humble, pour pouvoir accompagner l’Autre, pour le considérer comme ayant du potentiel ou encore pour le mettre au centre de notre intervention.

B) Deux exemples pour illustrer le décentrage de soi

À l’instar de la troisième partie, avant de passer à mes expériences cliniques personnelles, je voudrais exposer ici deux exemples concrets qui permettent de comprendre en quoi consiste le décentrage de soi. Premièrement, il s’agit d’une situation vécue où deux éducatrices devaient “verrouiller” une jeune fille en crise. Cette dernière voulait à tout prix quitter le foyer où elle était accueillie et se débattait violemment avec une éducatrice. Cette professionnelle s’épuisait rapidement (ce qui peut se comprendre à cause de la force incroyable que peut avoir une personne qui est en crise). De plus, à cause des coups de poing, de pied et de coude, l’éducatrice souffrait à plusieurs endroits. Lorsqu’une deuxième éducatrice intervint, la jeune fille (13 ans) se débattit encore mais se calma rapidement peu de temps après.

L’éducatrice me dira quelques minutes plus tard : “Je sentais ses mains qui crispaient les miennes et les serraient contre elle. Elle était encore en crise mais ... c’est comme si elle se protégeait d’elle-même maintenant. Ici, malgré les coups et la violence subie sur elle aussi, l’éducatrice était capable de transcender ce que pouvait ressentir ou recevoir son propre corps (réaction primaire, normale) pour tenter de comprendre ce que la jeune fille exprimait et comment celle-ci agissait. L’éducatrice se décentrait d’elle-même pour se centrer sur la jeune fille.

Un second exemple, pour illustrer une situation où le professionnel ne s’est pas décentré, concerne une jeune enseignante. J’ai puisé cet exemple dans un échange avec une amie qui me racontait la chose suivante : une jeune enseignante devait donner un cours à une classe de seconde. Cette classe, constituée d’adolescents, n’était pas toujours facile à vivre. Un jour, lors d’un cours apparemment assez difficile, les élèves sont intellectuellement saturés et la tension monte légèrement. Au bout d’un moment un adolescent de 16 ans, “dont le visage était de couvert de boutons, me dit : « Moi, je n’ose pas me regarder dans la glace mais je suis content de ne pas être à votre place parce qu’alors…! »”. Ce professeur était bousculé, atteint. Ce jeune garçon avait trouvé une faille, un point sensible dans ce qu’était pour lui un modèle d’autorité. Elle a durant le reste du cours affiché une dureté vis-à-vis de l’adolescent sans lui adresser une parole. En sortant de son cours, elle a craqué dans les toilettes.

Cet exemple nous paraît illustrer parfaitement l’incapacité (momentanée ?) à ne pas se décentrer de soi. Quand on sait que les adolescents, pour se former, se construire, ont besoin de se confronter à l’autorité et jouent ainsi avec les limites, il est plus facile de relativiser des attaques comme celle décrite ci-dessus. En fait, nous supposons que celle-ci n’était même pas adressée à l’encontre de ce professeur (qui l’a au contraire bien pris pour elle) mais contre le statut d’autorité. Si elle avait été capable de se décentrer d’elle-même, elle aurait peut-être compris que l’adolescent n’en voulait pas à elle en tant que personne. Peut-être aurait-elle compris ou observé que ce jeune homme était avant tout en conflit avec lui-même.

C’est ici une interprétation que nous avons construite sans avoir vécu la situation même. Il s’agit simplement de deux exemples pour illustrer ce qu’il faut comprendre par “se décentrer de soi” dans la suite de ce document.

Maintenant nous allons considérer et analyser ce qui s’est passé dans mes propres interventions en milieu ouvert. Pour cela je commencerai par décrire la situation telle qu’elle s’est présentée à moi pour ensuite pouvoir parler de la conception et du sens donné à ma pratique.

2.) Patrick

Lors de mon stage long, j’ai accompagné durant quelques mois un jeune homme (16 ans) qui vivait chez sa mère. Un jour, vers 11 heures, lorsque nous avions rendez-vous, je frappe à la porte et Patrick (nous l’appellerons ainsi) m’ouvre. Il se présente torse nu et semble étonné de me voir là. Il me fait entrer et partit s’habiller. C’était la première fois que je venais le chercher à son domicile. Je me suis rendu compte des circonstances, à mes yeux, asociales dans lesquelles devaient vivre ces personnes. J’étais en mesure de comprendre une des raisons qui pouvaient pousser Patrick à consommer de la drogue quotidiennement.

Pour ne décrire que très grossièrement le contexte : face à la porte d’entrée, il y avait une vieille machine à laver. L’alimentation électrique de celle-ci était une rallonge qui traversait le hall au milieu. A ma droite, dans le couloir allant aux chambres (au nombre de cinq je crois), le sol était rempli de mégots écrasés et il y avait un tas de balayures au milieu. Dans la chambre au fond, il y avait un énorme tas de vêtements jetés contre un mur comme de vieux chiffons. Plusieurs canapés y étaient également empilés. Sur le balcon face à moi, il y avait d’autres vêtements ainsi qu’un vieux réfrigérateur. La porte pour accéder de la cuisine au balcon ne pouvait pas se fermer car cela aurait exigé de supprimer la rallonge électrique alimentant ce réfrigérateur. Le salon était plus propre : il y avait des tapis orientaux, une table basse avec un cendrier qui débordait. Je vis également une superbe télévision dernière modèle et une chaîne stéréo d’une grande marque. Celle-ci était accompagnée d’enceintes qui devaient aisément supporter beaucoup de décibels.(59)

J’étais époustouflé. Mes propres repères, principes et représentations étaient entièrement bousculés…

Lors de ce rendez-vous, j’ai ressenti la tentation d’abuser de mon pouvoir, c’est-à-dire que je devais résister à ma volonté de projeter mes convictions sur la famille qui habitait ici. Il y avait là un fossé entre son monde à lui et le mien et ce fossé était énorme. J’aurais pu sermonner Patrick en lui disant que ce n’était pas acceptable de vivre dans un tel contexte et l’obliger à prendre un balai pour commencer à nettoyer un peu tout cela. J’aurais pu me fier seulement à mes propres repères concernant le “bon fonctionnement” d’une famille pour entreprendre un accompagnement avec lui. Et c’est bien cela la toute puissance qui empêche l’Autre d’être libre et d’agir par lui-même.

C’est ici un exemple de “cécité” de l’éducateur qui se croit tout puissant et devient incapable de se décentrer de lui pour considérer l’Autre. Cette incapacité ne s’arrête pas là, elle va bien au-delà. Cette cécité implique également que le travailleur social est incapable d’accompagner l’Autre dans la recherche de ses réponses, de ses moyens de réparation personnels. Au contraire, comme nous l’avons déjà vu précédemment, l’éducateur qui agirait ainsi, enfermerait l’Autre dans ses propres représentations. Il n’y a pas de place pour l’autosolution, mais il n’y a uniquement de la place pour les “réponses” de l’éducateur.

Il me semble que le chemin inverse est, éthiquement(60) mais aussi professionnellement, plus approprié : il faudrait apprendre à se concentrer sur l’Autre et sur les contextes dans lesquels il vit. “Un phénomène demeure incompréhensible tant que le champ d’observation n’est pas suffisamment large pour qu’y soit inclus le contexte dans lequel ledit phénomène se produit.”(61) L’objectif n’était pas de faire en sorte que Patrick fasse ce que je voulais, le but était qu’il arrive à se prendre en charge lui-même. Pour que je puisse l’aider, j’avais besoin d’informations concernant sa vie quotidienne, de sa perception de son environnement. Que ce soit bien compris, il ne s’agissait pas de procéder à un interrogatoire. Il fallait en revanche resituer les choses dans leur contexte.

A) Différentes postures possibles

Patrick ne semblait investir aucune proposition de notre part, ni celles que lui donnaient les travailleurs sociaux de la Mission Locale ou encore ses enseignants. Lorsque je discute de cette situation avec l’éducateur responsable de la mesure, celui-ci soulève la possibilité qu’il pourrait s’agir d’une incapacité intellectuelle pour envisager de telles démarches. Il se pourrait également que Patrick n’ait aucune envie de s’extraire de cette situation et qu’ainsi il ne s’en donne pas les moyens non plus.

Telle n’était pas ma position. Bien évidemment, il y avait une réalité à reconnaître : Patrick était inscrit dans une C.I.P.P.A.(62) quoiqu’il fréquenta cette institution très irrégulièrement ; il semblait n’avoir aucune motivation pour entreprendre des démarches dans le but de trouver un lieu d’apprentissage. Il avait une vague envie de travailler dans la peinture en bâtiment ... “parce que j’ai des copains qui font ça aussi”. Je pourrais encore continuer la liste qui semble démontrer que Patrick vivait au jour le jour sans se soucier (un minimum) de son avenir.

Il est difficile de travailler avec des individus qui semblent n’avoir aucune demande précise. S’il y avait au moins une demande concrète, par exemple l’accompagner à la Mission Locale ou dans un forum de métiers, il y aurait une piste de travail qui émanerait de sa propre demande. Au contraire, ce jeune homme semblait subir notre intervention. Si nous n’étions pas présents, il ne ressentirait pas de manque. Il est lourd et fatiguant de proposer des rendez-vous alors que les gens ne sont pas demandeurs.

Ce manque de motivation, cette errance quotidienne et ce désinvestissement de tout ce qui lui est proposé me paraît bien approprié pour illustrer ma posture personnelle. Je vais donc décrire ici une manière, ma manière de me décentrer de mes a priori sur Patrick et son fonctionnement. Si je m’étais dit que Patrick avait une déficience intellectuelle légère, je me serais focalisé sur cette incapacité organique à se prendre en main. La tentation aurait été beaucoup plus présente de pousser Patrick à faire ceci ou cela. Or, je ne voulais pas non plus l’infantiliser(63).

Dans ce cadre précis, j’ai préféré m’y prendre autrement. De manière inconditionnelle, je choisissais d’accompagner Patrick, de chercher à le rencontrer à chaque rendez-vous sans faire les choses à sa place à cause de cette éventuelle déficience. Encore une fois, il ne s’agit pas de nier les difficultés, mais, au contraire, il s’agit de composer avec elles. Je préférais m’appuyer sur les capacités potentielles de Patrick plutôt que de me fixer sur ses difficultés.

Bien sûr, lorsque je souhaite l’accompagner de manière inconditionnelle, il ne s’agit pas de tout excuser ou d’être d’accord avec tout. Loin de moi cette idée. Il s’agit simplement de prendre en compte le monde dans lequel il vit et, si je parviens à me faire accepter par lui, de lui proposer mon aide pour améliorer progressivement certains aspects de ce monde. Quelqu’un a dit ceci :

Si vous éduquez une personne en fonction de ce qu’elle est, elle le restera.
Si vous éduquez une personne en fonction de ce qu’elle devrait être, elle le deviendra.”

Personnellement je ne sais pas ce que Patrick devrait être, faire ou croire. En revanche, j’ai pris l’option, et c’est là un choix de ma part, de prendre suffisamment de temps avec lui, il se pourrait qu’il parvienne à avoir un autre regard sur sa situation. Tout en parlant de sa façon de percevoir la situation, il se rendrait compte de la nécessité urgente de se mettre au travail. Les éducateurs(64) avaient beau le lui dire, mais Patrick ne l’entendait pas. Alors je choisis d’orienter nos entretiens pour qu’il puisse verbaliser lui-même tout ce qu’il pensait de sa situation. C’est ainsi qu’il me dira qu’il s’ennuie à l’école, qu’il voudrait avoir un peu d’argent, qu’il aimerait faire telle ou telle activité, etc.

B) À quoi servent les activités ?

Lorsque je demande à Patrick ce qu’il attend de moi, il me répond qu’il aimerait aller au cinéma, faire du “paint-ball” ou encore aller “boire un coup en ville”. Je voudrais profiter de cet exemple pour expliquer comment j’envisage les activités qui peuvent constituer un excellent support pour la relation éducative ... mais pas de n’importe quelle manière.

En effet, nous l’approfondirons tout à l’heure, mais l’activité peut aussi devenir de l’activisme. À mon sens, l’éducateur peut utiliser des activités mais l’objectif n’est pas de faire des activités. Il faut pouvoir donner un sens à l’activité entreprise, il faut pouvoir en faire un outil de travail. C’est là une différence entre un éducateur et une personne payée pour occuper d’autres personnes. Concrètement, je ne proposais pas des rendez-vous à Patrick pour l’amener je ne sais où ; cela ne m’intéressait nullement. En revanche, si l’activité entreprise avait pu constituer un objet dans le cadre de notre travail, alors j’aurais pu essayer d’organiser cela. Car c’est bien là le rôle de l’activité. Elle permet de voir la personne dans un autre contexte, pour observer sa manière de se divertir ou de se conduire dans des lieux publics. L’activité peut aussi représenter une récompense pour un travail fourni précédemment.

Ce qui me gênait pour faire des activités avec Patrick, c’était l’impression qu’il m’utilisait pour qu’il puisse faire ce dont il avait envie. Lorsque je lui demandais comment ça s’était passé avec les éducateurs qu’il avait eus précédemment, il me répondait qu’ils l’amenaient dans des endroits de loisir. Je lui ai clairement exprimé que je ne fonctionnerais pas de cette manière, je n’étais pas là pour le garder ou pour l’amuser. Non ! J’étais là pour travailler avec lui et s’il avait besoin d’un gardien ou d’un animateur, il n’avait pas la bonne personne en face de lui.

Bien sûr, il est facile de faire des activités, d’organiser tout un tas de loisirs pour que chacun puisse s’amuser et passer un bon moment. Mais ce n’est pas pour cela que j’ai choisi le métier d’éducateur. Mon but est d’accompagner l’Autre et de l’aider à être un peu mieux dans ses “baskets”. Je crois, et cela n’engage que moi, que le fait d’organiser des activités tout le temps peut aussi constituer une fuite. L’activité entreprise “remplit” le temps passé ensemble. En revanche, le risque existe qu’il n’y ait plus de temps pour entreprendre un travail en profondeur.

J’y reviendrai ultérieurement, mais le fait d’entreprendre des activités très (trop ?) régulièrement, peut aussi avoir pour but (inconscient peut-être) de rassurer l’éducateur. Je fais des choses avec Patrick (ou avec quiconque) et c’est bien de faire des choses. Pour le dire d’une autre façon, nous pourrions supposer que l’activité mise en place pour l’Autre empêche le travail avec l’Autre puisque ce dernier est occupé. Enfin, si nous allions un peu plus loin, nous pourrions émettre l’hypothèse que l’activité n’est pas organisée pour l’Autre mais qu’elle l’est pour l’éducateur afin que ce dernier n’ait pas à travailler avec l’Autre ou avec lui-même. Nous pouvons ici refaire un lien avec la toute puissance telle qu’elle a été abordée précédemment.

Le problème c’est que le faire prend une place trop importante. Il faut apprendre à laisser de la place au vide, au silence, à l’Autre. Il se pourrait que dans ces moments de vide et de silence, l’Autre nous montre des choses plus profondes. Car, ne nous leurrons pas, l’activité est aussi un excellent moyen pour l’Autre de ne pas se mettre au travail. En plus, dans l’activité entreprise, il s’amuse, etc. Un adolescent ou un enfant plus jeune va choisir ce qui est le plus attractif, c’est-à-dire l’aspect ludique de notre intervention. Il me semble parfois que ce serait aussi bien d’encourager l’Autre à entreprendre un travail qui le responsabilise et qui le fait avancer. À long terme, les “fruits” d’une telle relation seront bien plus bénéfiques, me semble-t-il. Il ne faut pas oublier de tenir compte de l’âge des enfants. On ne travaille pas de la même manière avec un enfant de 4 ans qu’avec un adolescent de 16 ans. Pour le premier, l’activité constitue un bon support pour communiquer. Il me semble qu’il serait convenable de s’y prendre autrement avec des “ados”.

Vous l’aurez compris, je n’ai pas entrepris des activités ludiques avec Patrick. Mais qu’avons-nous fait alors ? Concrètement, nous nous sommes beaucoup promenés dans le stade qui était juste à côté de son domicile. En marchant et en lui posant des questions, petit à petit, il exprimait de temps en temps des choses d’un niveau plus personnel. J’ai essayé de lui montrer que sa situation m’intéressait. Ce n’est pas un jeu que j’ai joué, Patrick m’intriguait réellement. Je ne comprenais pas comment il faisait pour vivre, pour ne rien faire de ses journées ou pour vivre dans une telle solitude. Il ne s’agissait pas de l’obliger à parler, de me substituer à son père qui s’était suicidé. Il ne s’agissait pas non plus de parler des choses métaphysiques seulement, même si nous en parlions aussi. Mon objectif lors de ces promenades était de susciter des interactions, de lui accorder un espace où il puisse parler un peu. De plus, le stade constituait un lieu neutre, ce qui me paraissait important pour un adolescent.

Il faut savoir que cette situation m’a pris beaucoup de temps pendant plusieurs semaines. Les éducateurs salariés n’avaient pas ce temps-là puisqu’ils avaient une quantité de travail bien supérieure à la mienne. Moi, j’avais le temps puisque j’étais stagiaire et que je ne devais pas avoir plus de sept ou huit mesures(65). J’avais donc le temps nécessaire pour un tel accompagnement mais j’avais également la volonté intrinsèque de miser sur les capacités de Patrick à se sortir de cette situation. Maintenant, je voudrais développer ce point un peu plus puisque cette volonté de croire en l’Autre est également un sujet cher à mes yeux.

C) La volonté

Il me semble que cette volonté d’accompagner l’Autre est indispensable à la relation éducative. C’est aussi ce que disait Philippe Meirieu : il faut parier sur l’éducabilité de l’Autre. Je suis également convaincu que cette croyance dans les potentialités de l’Autre “transpire” à travers mes interventions. Il me semble que si je parviens à faire comprendre à Patrick que seul lui-même a les moyens de s’en sortir et que personne d’autre ne pourra le faire à sa place, il se sentira peut-être un peu plus capable pour entreprendre des choses. S’il voit que je crois en ses capacités, il pourra peut-être prendre un peu confiance en lui.

Souvent, les gens avec qui nous travaillons dans l’éducation spécialisée ont des difficultés à différents niveaux. Ce n’est pas qu’ils sont incapables, mais, pour prendre une illustration concrète, c’est comme s’ils avaient une caisse à outils sans qu’ils sachent se servir de ces outils ou sans savoir qu’ils les possèdent. J’essaye de leur montrer qu’ils ont les capacités pour changer de direction, changer de comportement ... mais que personne ne peut le faire à leur place.

C’est ici que se situe la volonté de construire également : je ne peux pas construire de nouvelles relations à leur place, en revanche je peux les accompagner, je veux les accompagner pour découvrir de nouveau quels outils il y a dans leur caisse à outils. Ensuite, il s’agit de les aider à apprendre à se servir de leurs compétences. C’est là un travail de longue haleine, dans le sens où nous avons souvent à composer avec des personnes qui n’ont que très peu de confiance en elles, qui ont été disqualifiées par leur entourage, par le milieu scolaire, etc. Il s’agit, et j’y insiste à toutes les fois où c’est possible, de ne pas se laisser prédéterminer par les paroles d’autrui. Il m’est arrivé plusieurs fois de dire concrètement à certains parents ou adolescents : “Pardon ?! On dit que vous n’êtes pas capable de faire telle ou telle chose ? À vous de montrer que vous en êtes capable ! Vous vous connaissez mieux que quiconque non ?” C’est ici que se situe la volonté de miser sur leurs capacités personnelles.

Ce manque de confiance est souvent associé à un repli sur soi, une dépression latente ou patente, des velléités ou encore une lassitude. Avec tout le respect que je leur dois de manière inconditionnelle, je tente de les aider à modifier ce système de pensée, pour le remplacer par des pensées plus positives et constructives, en tout cas des pensées qui prédéterminent l’avenir moins sombrement. L’extrait suivant me paraît illustrer autrement cela :

Certaines personnes deviennent dépressives en raison d’habitudes de pensée défectueuses. La dépression est essentiellement un trouble de la pensée. Les personnes qui ont tendance à la dépression déforment et interprètent négativement les événements. Elles font des inférences erronées à partir de données minces, sortent les informations de leur contexte et leur donnent une signification négative, surgénéralisent leurs insuffisances personnelles à partir d’échecs isolés, transforment en catastrophe les erreurs et les faux pas ordinaires en exagérant leur gravité, personnalisent des événements négatifs qui ont peu ou rien à voir avec eux, pensent de façon dichotomique que telle personne est astucieuse ou stupide, courageuse ou couarde, sans statut intermédiaire, et excellent à ne pas tenir compte de leurs succès et de leurs expériences positives. Ces habitudes de pensée erronées créent une image de soi négative qui oriente les processus attentionnels, interprétatifs et mnésiques de la personne vers les aspects malheureux de l’existence.(66)

D) L’importance de la forme

Il faut être vigilent et conscient de la manière dont nous accompagnons l’Autre dans cette perception de sa réalité. Il ne s’agit pas de faire un lavage de cerveau, de nier une identité ou de lui dicter une autre manière de penser. Il s’agit bien en revanche de l’accompagner dans une nouvelle construction dont Patrick (ou une autre personne que nous accompagnons) est le Maître d’œuvre.

Le même auteur cité dans le paragraphe précédent dira quelques pages après : “Le traitement efficace de la dépression nécessite que les patients s’engagent dans des styles capacitants de pensée et dans des activités de maîtrise qui contrecarrent l’autodévalorisation et le sentiment d’impuissance. Croire que l’on peut relever un défi transforme le découragement consécutif à des échecs en s’absorbant positivement dans des activités.(67)

Ici peut se situer également une tentation d’abus de pouvoir dans le sens où si l’Autre construit d’une manière qui ne nous ressemble pas personnellement, nous l’obligeons à faire autrement. Tel n’est pas l’objectif de notre intervention. Nous pouvons exprimer notre désaccord avec pour objectif de stimuler l’Autre à penser sur ce qu’il fait. Mais notre désaccord ne devrait pas prendre des proportions plus importantes.

Je crois que la manière dont nous disons que l’Autre a des capacités est importante. Nous pouvons dire les mêmes mots, les mêmes phrases, tenir le même discours mais l’Autre peut le percevoir de manières totalement différentes. Il est important justement de se décentrer de son propre discours afin de chercher à comprendre comment l’Autre perçoit ce qu’il lui est dit. C’est sur cette compréhension-là que je souhaite bâtir la relation éducative. Il est dit : “La communication : ce n’est pas ce que l’on dit, c’est ce que l’Autre comprend”.

La phrase “Seul tu peux te sortir de cette situation et tu as les capacités pour le faire” peut être entendue par Patrick, par l’Autre, de différentes manières. En fonction de la façon dont je le dis, il peut entendre un encouragement : c’est alors cette volonté, cette croyance en ses potentialités qui transpire.

En revanche, il peut également se sentir coupable, “L’éducateur me dit que je peux m’en sortir alors que je n’y arrive pas” et ainsi engendrer une appréhension quant à notre prochain rendez-vous. Je crois que la communication est bien plus que les mots ou les discours. La perception de l’Autre dépend essentiellement, je le crois, de la manière dont les choses sont dites, de la communication non verbale.

E) L’importance de la réception de l’Autre

Patrick aurait également pu interpréter la même phrase d’une autre manière. Il aurait pu entendre ce que j’y disais sur le moment et, après mon départ, passer à autre chose. Vulgairement parlant, ça rentre dans une oreille et ça sort directement de l’autre. Cette possibilité peut constituer la base d’une analogie avec l’action de semer des graines dans un jardin potager. Si l’on veut que les graines poussent, il faut premièrement préparer la terre. La semence ne pourra pas croître dans une terre qui est dure, qui n’a pas été bêchée. Les oiseaux, par exemple, viendraient rapidement piquer toutes les graines qui restent alors à la surface. La semence ne peut pas non plus grandir dans une terre rocailleuse. Il serait alors impossible que les graines pénètrent la terre en profondeur et prennent racine. Les graines lèveront mais seront vite séchées par le soleil et mourront. Finalement, dans une terre remplie de mauvaises herbes, les graines ne pourront pas non plus porter du fruit. Dans ce cas, la semence ne pourra trouver les substances dont elle a besoin pour croître. La semence sera étouffée. Il faut, si l’on veut que les graines puissent engendrer une récolte, préparer ce terrain et enlever tout ce qui peut faire obstacle à la maturation de la semence.

Cette métaphore illustre parfaitement la manière dont je tente d’accompagner l’Autre. Quels liens existe-t-il entre cette illustration et le travail en milieu ouvert ? Toute la métaphore tourne autour de la manière dont l’Autre reçoit ce que je peux lui dire. Toutefois, la métaphore ne s’arrête pas là. Elle met aussi l’accent sur la manière dont le jardinier sème et cultive son terrain. L’éducateur doit être attentif à l’état dans lequel l’Autre se trouve. En fonction de cet état, le travailleur social doit adapter ses attitudes et son discours.

Plus concrètement, pour aller jusqu’au bout de la réflexion, l’éducateur ne peut pas apporter aide et conseil à l’Autre sans prendre connaissance de “l’état du terrain”. Ce professionnel doit d’abord discerner ce qui pose problème. Ensuite, si l’on continue dans la logique selon Guy Ausloos, il pourra favoriser l’émergence de l’autosolution. Si l’éducateur n’agit pas ainsi, il enfermera l’Autre dans son propre système de pensée et l’on risque de se trouver dans une forme de toute puissance telle qu’elle a été abordée dans la partie théorique.

La terre qui est dure et qui ne peut pas recevoir la semence pourrait illustrer un fonctionnement rigide de l’Autre sur lequel l’éducateur n’a pas de prise. Quelqu’un qui vit depuis des mois, voire des années, d’une manière particulière, finit par s’y conforter. Je pense ici à un père rencontré durant le stage long qui prétendait avoir toutes les raisons de continuer à agir ainsi. C’est comme s’il avait grandi dans ce fonctionnement et qu’il était maintenant incapable de l’adapter par rapport à sa famille. Une prise en charge systémique, ayant pour objectif de faire circuler la parole pour éclaircir les positions et les ressentis de chacun, peut être adaptée pour “bêcher le terrain”.

Qu’est-ce qu’une terre rocailleuse qui empêcherait une bonne réception de notre aide et conseil ? Nous avons dit que la terre remplie de cailloux empêchait les graines de prendre racine en profondeur. Je voudrais faire ici un parallèle avec nos conseils qui sont acceptés et qui engendrent les effets souhaités ... mais que momentanément. Ces conseils n’ont pas pu prendre racine ; un travail en profondeur n’a pas pu être effectué. Je pense ici à la suppression des symptômes du dysfonctionnement. Ces symptômes peuvent être une violence physique du père sur son fils ou encore une incapacité de la mère à se faire respecter par ses enfants, etc. Ce sont là des symptômes d’un dysfonctionnement familial qui est toujours complexe. Il n’est pas sûr qu’en supprimant ces symptômes, on ait supprimé le dysfonctionnement. Celui-ci peut, si les choses n’ont pas été travaillées en profondeur, se traduire sous d’autres modalités. C’est pour cela que l’éducateur doit, à mes yeux, considérer et aborder avec les membres de la famille qui sont concernés, tout ce qui peut constituer un “caillou” dans les difficultés rencontrées.

Lorsque nous abordons ces difficultés, que nous les analysons avec les parents et les enfants, alors nous pouvons mieux accompagner la famille dans les changements. Alors nous pouvons également mieux orienter ceux-ci professionnellement afin de répondre à la demande du Juge des Enfants.

Si l’on n’enlève pas les épines ou les mauvaises herbes de la terre, la semence ne pourra pas croître, avons-nous dit. Les mauvaises herbes ou les épines peuvent représenter certains obstacles qui empêchent une bonne réception de notre aide et conseil. Ainsi, des résultats scolaires pas très bons, des difficultés financières, des tensions avec l’entourage, des disputes non réglées peuvent constituer des obstacles et étouffer les conseils que nous apportons. Si l’éducateur n’accorde pas suffisamment d’attention à ces obstacles, à ces “mauvaises herbes” du fonctionnement familial, alors les conseils et l’aide qu’il apportera seront rapidement étouffés. Il est dans la nature humaine de se rappeler les choses difficiles ou négatives et parfois de s’y fixer. Il faut apprendre à soi et aux gens à regarder aussi les choses positives. Personnellement, je tente également d’encourager les parents et les enfants, si ces derniers sont suffisamment matures, à régler les obstacles, à aborder les difficultés les uns avec les autres. C’est ainsi un des moyens pour “désherber” le terrain.

F) Comment travailler avec le symptôme ?

Il ne s’agit pas ici de se laisser éblouir par les événements ou les anecdotes qui peuvent constituer des pierres, des mauvaises herbes. Il me semble dangereux de se focaliser sur un seul élément isolé de toute une histoire ou de tout un (dys-) fonctionnement. Prenons encore l’exemple de Patrick avec sa consommation de cannabis. Je pourrais uniquement me concentrer sur cette consommation sans chercher des explications. Mon discours pourrait être le suivant : “Il faut que Patrick arrête de fumer du shit. C’est interdit par la loi et ce n’est pas bon pour lui. Je vais donc faire en sorte qu’il arrête.” L’objectif est alors l’élimination de ce symptôme, car c’est ainsi que je vois cette consommation de drogue dans cette situation. S’il fume autant, il me semble, c’est qu’il y a un problème plus profond auquel il ne peut faire face seul.

Je n’ai pas choisi un traitement symptomatique en ce qui concerne mon intervention auprès de ce jeune. J’ai préféré m’intéresser aux causes de cette consommation et aux bénéfices que cela lui apportait.(68) Ainsi, il me dira qu’il s’ennuie et c’est pour cela qu’il fume du cannabis. Sans employer le mot, il a clairement expliqué qu’il s’agissait là d’une fuite dans un “monde meilleur”. On a pu parler une fois (c’était difficile pour lui) de la quantité qu’il avait besoin de fumer pour “aller suffisamment loin”. Le seuil de tolérance vis-à-vis de ces substances devenait de plus en plus élevé. Cela lui causait certains soucis. En effet, il achetait ces boulettes de shit chez des copains à qui il devait déjà pas mal d’argent. Pour pouvoir les payer, il commençait à voler, etc. C’était ainsi une spirale négative d’où il allait devoir sortir. Et il était temps qu’il s’en sorte puisqu’il vivait dans un autre monde à tel point qu’à l’école il était arrivé à plusieurs reprises en état d’ébriété. À un autre moment, il avait roulé et fumé un joint sous la fenêtre du proviseur qui était entrain d’animer une réunion !(69)

C’est alors que je l’ai encouragé à aller plus régulièrement à l’école, à chercher des endroits de stage (ce qu’il devait aussi faire dans le cadre scolaire) afin de pouvoir structurer son quotidien. Par structurer nous comprenons le fait de se lever à des heures régulières, de s’occuper pour éviter l’errance ou l’ennui, voire la délinquance. La structure du quotidien donne également des repères, ce qui peut favoriser une certaine stabilité.

Pour en terminer avec cet exemple, j’ai pris le temps de discuter et de faire des démarches avec Patrick pour trouver des terrains de stage ou d’apprentissage. Il lui était difficile de parler en général. Il n’avait pas de motivation quelconque. Malgré cette lassitude apparente, malgré un investissement dans la relation que je ne voyais pas de sa part, j’ai tenté de continuer à lui faire comprendre qu’il avait les possibilités en lui de se sortir de cette situation difficile. J’ai continué à lui dire qu’il était (aussi) responsable de son état et qu’il était trop facile de dire “ma mère ne me donne pas d’argent de poche alors je m’ennuie parce que je ne peux pas sortir...”.

Pour finir, l’éducateur responsable de la mesure m’a dit dernièrement (j’avais déjà quitté le stage depuis plusieurs semaines) que Patrick avait commencé à rénover un peu l’appartement, qu’il avait arraché les papiers peints et qu’il était entrain d’en coller de nouveaux. Je ne sais pas si Patrick a compris ce que j’ai essayé de lui faire comprendre et, si c’est le cas, si c’est suite à cette compréhension qu’il a “percuté”. Sincèrement, cela ne m’intéresse pas non plus de le savoir. Ce qui, à mes yeux, est important, c’est que Patrick s’en sorte. Qu’il s’en sorte grâce à mon aide, je n’en saurai jamais rien et je préfère que cela reste ainsi. S’il s’en sort, ce sera essentiellement grâce à lui-même parce qu’il a su s’en donner les moyens.

3.) La famille C.

J’ai suivi cette situation durant le stage long pendant environ huit mois et demi. Cela signifie donc que j’ai pu rencontrer cette famille assez souvent et qu’il était possible d’élaborer un travail sur du moyen terme. Cette famille, habitant dans le sud du département, était constituée de deux parents et de quatre enfants (8, 6, 4 et 2 ans et demi), dont deux filles et deux garçons. Tout au long de ces huit mois et demi, il y a eu deux fausses couches de la mère, qui faisait part d’un désir important d’un cinquième enfant.

Au mois de septembre, avant le début de mon stage en milieu ouvert, la directrice de l’école avait procédé à un signalement pour maltraitance à caractère sexuel et une négligence affective et éducative. Après plusieurs mois de prise en charge effective, nous avons progressivement constaté que cette mère avait une affection très importante pour sa progéniture. Il faut dire qu’elle était très remontée contre la directrice de l’école de ses enfants. Elle nous le dira ainsi : “Il suffit que ma fille aînée se touche le bas ventre à l’école et nous sommes convoqués à la gendarmerie !

Nous lirons dans le dossier de l’enquête pénale au tribunal que les deux parents avaient une activité sexuelle intense, entre adultes, pendant un moment donné de leur vie et que, peut-être, des enfants auraient assisté à des scènes inadaptées à leur âge. Ces derniers présentaient tous des tremblements. Les trois aînés avaient en plus des problèmes mnésiques, ce qui ne facilitait pas les différents apprentissages à l’école.

La mère restait au domicile pour s’occuper du dernier. Le père a effectué un stage d’apprentissage dans le domaine agricole mais à la fin de ce stage de trois mois, il n’a pas été employé puisqu’il était, selon l’employeur, trop lent et pas assez productif. Ce licenciement est venu réactiver une dépression latente. Cette dépression est également liée à des difficultés financières importantes. Concrètement, ce monsieur est souvent alité et il regarde la télévision.

Les parents n’ont pas pu suivre des formations qualifiantes parce qu’ils n’avaient pas les facultés intellectuelles nécessaires, selon leurs dires. Avec monsieur nous avons à plusieurs reprises évoqué la possibilité d’un emploi dans un atelier protégé ou un C.A.T. Il ne refusait pas l’option mais, à mon départ, rien n’avait encore été entrepris pour une inscription dans un de ces deux lieux.

Pourquoi avoir choisi de prendre cette situation ?

J’ai beaucoup appris grâce à cette famille et j’aimerais développer plusieurs points ici. Je voudrais commencer par la difficulté de prendre de la distance avec ses représentations qui peuvent parfois limiter la relation à l’Autre. Je vous expliquerai pourquoi. Dans un second temps, je voudrais aborder la façon dont nous procédons dès le début de notre intervention. Ceci me permettra également d’expliquer comment se déroulent les mesures d’action éducative par rapport au Juge des Enfants. Enfin, j’aimerais également aborder la manière dont les éducateurs peuvent parler lors des entretiens avec les parents.

A) Qu’est-ce qu’être professionnel ?

Lors de mon premier entretien avec les parents de la famille C., j’étais quasi-ébloui par mon ressenti, par ce que j’éprouvais à ce moment là. Le père, un homme au début de la trentaine, était maigre, réellement maigre. Il était évasif au début, ne tenait pas en place et donc se levait à tout moment, parlait très peu et fuyait, ou du moins ne savait pas affronter notre regard. Plus tard, il nous apprendra qu’il a eu de grosses difficultés sociales dans sa scolarité et qu’il a un problème intellectuel mais qu’il a surtout, selon ses dires, une angoisse énorme que nous venions lui enlever les enfants ... comme si tout était déjà écrit d’avance.

Mais, à côté du comportement de ce monsieur, ce n’était pas tellement lui qui me bousculait au niveau de mes représentations, c’était surtout sa compagne. Il m’est difficile de décrire cela puisque je ne suis pas fier d’avoir pensé ça d’une personne avec qui je devais travailler. J’étais un (futur) professionnel, donc je devais être en mesure de dépasser les apparences. Parfois, ce n’est malheureusement pas aussi facile qu’on le souhaiterait. Nous sommes tous plus ou moins sensibles à certaines dimensions. Personnellement, je l’ai été avec l’apparence de madame qui provoquait immédiatement un dégoût en moi, une pitié et une répulsion.

Cette femme, ai-je dit beaucoup plus tard à l’éducatrice responsable de la mesure, lorsque je l’ai vue pour la première fois, avait une apparence peu attractive dans le sens où elle ne prenait pas soin de son corps, ce qui a pu faire l’objet d’un travail ultérieur. Elle avait une apparence négligée, comme si elle ne voulait pas prendre soin d’elle. Cette mère nous dira plus tard qu’elle avait besoin de se punir pour la culpabilité qu’elle traînait suite au décès de sa mère dont elle se sentait responsable.

Elle évoquait pour moi la survie, non pas dans le sens de l’aventure mais une survie sans voir une sortie du tunnel, vivre sans attendre des choses du lendemain. Elle était, tel que je le ressentais, enfermée dans un tunnel qui l’empêchait de voir et donc de comprendre le monde extérieur. D’autant plus que cette famille était isolée de presque tout contact social positif. Elle voyait des menaces partout (école, mairie, éducateurs, assistante sociale, etc.) et ainsi avait, en plus, un comportement de défense vis-à-vis de notre arrivée.

Pour en revenir aux limites de mon ressenti personnel, si je m’étais fixé sur ce que j’avais éprouvé à ce moment-là, je n’aurais jamais été capable d’entreprendre des activités avec leurs enfants ni d’assister, et encore moins de participer, aux entretiens avec ces deux adultes. Cela n’aurait pas été “professionnel”, même si ce mot reste très difficile à définir. Peut être pourrions-nous dire qu’un professionnel sait faire un effort intellectuel important et régulier pour voir ces personnes comme des sujets adultes et non comme autre chose. Dans tous les cas, j’ai essayé de faire cet effort-là, ce qui m’a permis par la suite de travailler avec cette famille. Si je n’en avais pas été capable, il m’aurait été impossible de me mettre à la portée de la famille et je n’en aurais nullement eu la volonté du reste. Ainsi, nous voyons que ce que nous éprouvons doit être canalisé, je le crois, de par une rationalisation de ce qui se passe. Nous y reviendrons à la fin de ce document.

Je crois également que c’est ici que se situe un autre aspect professionnel : ne pas rester sur l’apparence, remettre en question ses représentations. Il est difficile de transcender nos ressentis. Personnellement, c’était l’apparence de cette femme qui m’était difficile mais j’imagine que l’éducateur peut se trouver dans d’autres situations qui le mettent en difficulté. Je pense à des familles où le père est malade alcoolique ou alors une situation dans laquelle le professionnel est accueilli dans un lieu dans lequel il y a une manière de ranger les choses pour le moins étrange. Il m’est arrivé personnellement de rentrer dans le salon d’un monsieur d’une cinquantaine d’années, salon qui était rempli de montagnes de boîtes de conserves et de magazines. Il y en avait partout du sol jusqu’au plafond. Lorsqu’on voit de telles situations, on se dit que l’on vit réellement dans un autre monde.

Il est difficile de transcender l’apparence, le concret, dans de telles situations. Il est difficile, dans ces premiers moments où toutes nos représentations sont bousculées, de continuer à respecter la personne. Il est également difficile de ne pas retomber dans nos a priori, dans nos systèmes “prêts à penser”. Je crois que c’est ici que se situe une de nos qualités professionnelles : il faut savoir se distancier des apparences pour regarder ce qu’il y a derrière. C’est bien cela que nous soulignons également par l’importance de savoir se décentrer de soi pour accueillir l’Autre tel qu’il ou elle est. Un auteur l’a exprimé ainsi : “Pour être éducateur, il faut savoir regarder ce qui ne se voit pas, entendre ce qui ne se dit pas et proposer ce que l’Autre ne souhaite pas.” Un proverbe va dans le même sens : “La voie du Ciel c’est : Vaincre sans lutter, convaincre sans parler, faire venir sans appeler, réaliser dans la sérénité.(70)

Ces difficultés à communiquer d’une manière constructive peuvent être abordées dans des espaces de parole qui permettent une distanciation par rapport aux ressentis. Nous y reviendrons toute à l’heure.

Pour terminer ce paragraphe, il faut savoir que les premiers moments passés avec la famille sont primordiaux pour la suite de la relation. C’est pour cela qu’il est tellement important de savoir transcender ou mettre à distance, sans nier leur existence, nos premiers ressentis. Nous allons approfondir maintenant l’importance des premiers entretiens. Nous le verrons, ceux-ci prédéterminent plus ou moins la manière et les sujets sur lesquels nous allons devoir travailler avec la famille.

B) Les premières rencontres

Les premiers entretiens sont souvent d’une importance capitale, avons-nous dit. Ils permettent de prendre connaissance et de savoir, à peu près, à qui nous avons affaire. Concrètement, après que la famille ait été à l’audience où le Juge des Enfants ordonne une mesure d’action éducative en milieu ouvert, l’éducateur responsable de la mesure envoie un courrier avec une proposition de rendez-vous. Après avoir convenu d’une première rencontre, nous nous rendons à leur domicile. Il s’agit, lors de celle-ci, de rassurer les parents par rapport à l’audience. Nous expliquons les raisons de notre présence, ainsi que nos rapports respectifs avec le tribunal pour enfants. C’est là une première fonction de l’entretien. Il arrive fréquemment que les parents soient angoissés quant à notre arrivée. Ils ont peur que nous venions pour placer leurs enfants ou pour effectuer un contrôle social. Ils nous le disent de temps à autre : “C’est comme une sorte de mainmise sur notre famille”. Ceci ne rentre pas dans le cadre de l’objet de ce travail, mais il serait intéressant de développer l’image que ces parents ont de l’éducateur par rapport au Juge pour Enfants, comme si nous étions tout puissants…

Cette première rencontre est donc essentiellement basée sur la parole, c’est-à-dire sur un échange. Il ne s’agit pas non plus d’une discussion de la pluie et du beau temps, cela n’aurait pas de sens. La collectivité publique ne nous paye pas pour simplement dialoguer avec les parents. Nous sommes là pour travailler avec eux sur un sujet bien précis, il ne faut pas l’oublier je crois.(71) Parfois, ce n’est pas aussi facile que cela, c’est ce que je tenterai d’expliquer plus tard dans le dernier exemple. Notre objectif, sans être rigide, est de pouvoir aborder, d’une part, le vécu des parents de l’audience et, d’autre part, d’expliquer le déroulement de la mesure. Souvent les parents n’ont pas connaissance de ce qui se passe et de ce qui va arriver dans les mois à venir. Il est important de leur expliquer la fonction du Juge des Enfants, notamment que ce magistrat intervient au nom du danger de l’enfant. Si nécessaire, il peut être opportun de reprendre les articles 375 et suivants du Code Civil pour éclaircir le cadre légal de notre intervention.

Une fois que nous avons ainsi abordé le rôle du Juge des Enfants, nous essayons en général de parler des circonstances à l’origine de la mesure AEMO. C’est un point plus difficile à aborder pour les parents ; cela fait appel à des événements douloureux ou culpabilisants. Personne n’aime qu’on lui rappelle les situations difficiles ou négatives.

Lorsqu’il est trop difficile pour les parents de s’exprimer sur ce point, nous reprenons avec eux le contenu de l’ordonnance ou du signalement. Il arrive que l’ordonnance détaille les motivations du Juge pour une mesure AEMO, mais ce n’est pas toujours le cas. En général, les parents sont plus réactifs au signalement. La plupart le vivent comme une injustice, peut être comme un échec ou une atteinte à leur vie intime. On parle parfois d’un attentat à la parentalité.

Ainsi, nous pouvons encore citer l’exemple de la famille C. qui a vécu le signalement comme une réelle déclaration de guerre entre l’école et les parents. L’impact de ce signalement était tellement violent que tout au long de mon stage long, cette mère ne pouvait en aucune façon parler positivement de la directrice. Tout ce que cette dernière faisait ou disait était interprété négativement. Il faut dire que c’était réciproque, la directrice n’avait pas non plus une affection particulière pour cette mère de quatre enfants. En revanche, et c’est quelque chose que je ne peux pas (encore) expliquer, j’ai participé à une réunion entre les professeurs des enfants, la directrice et les parents où il n’y avait aucun souci ! C’était étrange.

Durant l’entretien suivant cette réunion, au domicile des parents, nous avons pu reprendre les difficultés rencontrées avec les professeurs. Ce n’était pas évident pour les parents car maintenant j’avais entendu les deux versions de l’“histoire”. Cela permet du reste de relativiser les critiques perçues et exprimées ou encore de proposer une explication potentielle de certaines réactions de la part de la directrice. Avant d’en arriver là, il faut avoir réussi à calmer les tensions, la rancune et les réactions qui étaient certes épidermiques mais compréhensibles. D’où la nécessité d’expliquer notre rôle aux parents lors de ces premiers entretiens, afin qu’ils sachent que nous ne venons pas pour les condamner ni pour leur faire la leçon. Nous sommes là pour les aider à mieux pouvoir fonctionner avec leurs enfants. Ceci peut également signifier que nous avons à travailler dans la pluridisciplinarité comme c’était le cas ici avec l’école.

Les premiers entretiens sont souvent difficiles pour les parents. Néanmoins, ils n’ont pas tellement le choix. Ils sont tout de même obligés de recevoir l’éducateur à domicile. Souvent les parents ont peur que l’éducateur ne les respecte pas, qu’il leur fasse la leçon, qu’il place leurs enfants, etc. C’est ici du reste une dimension non ou peu abordée dans la partie théorique, mais nous pourrions nous poser la question suivante : les parents, à cause de ces appréhensions, ne nous mettent-ils pas dans une position de toute puissance? Leur perception n’est-elle pas tellement imprégnée de ces angoisses qu’ils interprètent nos conseils et notre aide tout autrement que nous ne le voudrions ? Je souligne encore ici l’importance des premiers entretiens afin de leur expliquer notre position et notre rôle.

Toutefois, la mesure d’AEMO est tout de même une sanction, une aide sous la contrainte. La parole de l’éducateur en AEMO est légitimée : l’ordonnance du Juge des Enfants oblige quelque part l’éducateur à fournir des résultats, à obtenir des changements. Du reste, c’est ici que se situe la différence entre une thérapie et une mission donnée par le magistrat. Une thérapie est entreprise par l’individu qui vient solliciter de l’aide au thérapeute. La famille, sauf dans les mesures d’AEMO administrative, doit se soumettre à la mesure d’AEMO puisque le Juge l’y oblige au nom du danger pour l’enfant. Si la famille refuse, il peut y avoir des conséquences (placement de l’enfant, s’il y a lieu, des poursuites pénales, etc.).

Il importe de bien expliquer cela aux familles dans le cadre de l’AEMO. Notre intervention est temporaire, c’est-à-dire qu’elle peut se dérouler durant de 6 à 24 mois. Rares sont les mesures qui atteignent un nombre d’années élevé. Les parents et les enfants peuvent adopter un fonctionnement qu’ils savent approuvé par nous, par le Juge. Ils le font parfois, c’est-à-dire qu’ils tiennent un discours sur lequel ils savent que nous ne les contredirons pas. Mais ce n’est nullement pour nous qu’ils doivent se conduire différemment, c’est bien au contraire pour eux-mêmes ou, plus exactement, pour l’enfant qui est en danger. C’est notre rôle de leur faire comprendre cela et d’éviter par là même de nous retrouver ensemble dans des conflits de loyauté dont il est difficile de sortir. Il faut arriver à amener l’Autre à réfléchir sur lui-même sans le faire à sa place. Là est aussi le but lorsque nous accueillons l’Autre.

C) La parole dans la relation

Nous avons à plusieurs reprises souligné l’importance de la parole. Je propose ici une petite réflexion sur la manière dont nous parlons avec l’Autre. Je voudrais soulever plusieurs questions, sans forcément fournir la réponse. Je ne suis pas sûr qu’il y ait Une Réponse, c’est pour cela que je développerai succinctement mes pensées concernant ce sujet.

Avant de poursuivre, je voudrais encore préciser qu’il s’agit là d’un thème qui m’importe et auquel je suis attaché. Peut-être est-ce dû à mes origines étrangères, je n’en sais rien. En revanche, je sais que la parole émise n’a pas toujours l’effet souhaité. Comme nous l’avons déjà dit avec l’exemple de Patrick, ce ne sont pas seulement les mots qui sont importants.

D) La parole est une manière d’agir

“Dire, c’est faire”(72)

Sans vouloir trop rentrer dans ma vie personnelle, j’ai la chance de pouvoir me marier en juillet prochain. Lorsque le Maire déclare deux personnes “mari et femme”, n’est-ce pas là un excellent exemple de la citation au dessus de ce paragraphe ? Il y a un statut avant et après. Seulement quelques mots (et des signatures) peuvent changer bien des représentations.

Toutefois, le même principe s’applique également dans des circonstances moins agréables. C’est ainsi que nous parlons parfois de parents maltraitants ou de familles déchirées. Je soulève ici simplement la question suivante : ne sommes-nous pas entrain d’induire une telle image chez les parents et les enfants ? Si l’éducateur dit à un enfant que son père le maltraite, l’enfant aura-t-il la capacité intellectuelle de relativiser cela ? Il convient de s’interroger là-dessus puisque les conséquences peuvent être dramatiques.

Les parents savent nous exprimer leur impuissance face à notre capacité de les définir comme étant des parents maltraitants : “De toute manière, on dit que nous battons nos enfants, alors, même si n’était pas vrai, notre parole ne fait pas le poids.”(73) Il est facile de classer des personnes ainsi dans une catégorie. Nous pensons avoir ce pouvoir de déclarer certains parents comme étant “défaillants”. Je l’ai lu dans certains rapports.

C’est ici une première dimension de la preuve comme quoi nous pouvons faire des choses avec la parole. D’où la nécessité de savoir ce que nous disons et de la manière dont nous le disons. Nous y reviendrons tout à l’heure.

Nous avons dit qu’un éducateur qui se croit tout puissant pense être détenteur de la vérité. Puisque ce n’est nullement notre volonté de communiquer ainsi avec l’Autre, il faut que nous nous interrogions sur notre manière de parler. Pour revenir à la famille C., je ne suis pas sûr qu’elle eût besoin des réponses au début de la mesure. À la limite, nous pourrions dire ce que nous voudrions mais tout était déformé ou rejeté à cause de cette attitude défensive, cette angoisse de placement de leurs enfants. Il est important de tâter le terrain pour savoir quand est-ce le bon moment pour dire les choses. Presque chaque culture a ses propres proverbes ou dictons par rapport à la parole ; ce qui est frappant, c’est qu’il y a une sagesse sous-jacente plus ou moins semblable. J’en cite ici trois pour expliquer mes propos par la suite :

Celui qui parle beaucoup ne manque pas de pécher, Mais celui qui retient ses lèvres est un homme prudent.”(74)

Ne parlez jamais de vous, ni en bien, car on ne vous croirait pas, ni en mal car on ne vous croirait que trop.”(75)

Lorsque la parole sort du cœur, elle pénètre les cœurs, mais lorsqu’elle sort de la langue, elle ne dépasse pas les oreilles !(76)

Nous pourrions rallonger cette liste autant que nous le voudrions. Mais écrire ou partager de tels proverbes, cela ne suffit pas. Comment pouvons-nous nous en saisir dans notre travail ?

E) Le Kairos

Je voudrais ici parler du Kairos qui représente le bon moment. Kairos est un mot grec qui signifie temps. Par opposition à l’autre mot grec chronos qui exprime le temps de façon linéaire - heures, jours, semaines, etc.-, Kairos exprime un temps spécial voulu par la Providence, propre à un événement particulier. Il arrive que dans des entretiens avec les familles, nous disions une chose pile au bon moment ; cela a tout l’effet souhaité et porte également son fruit par la suite. C’est là la parole qui sort du cœur et qui pénètre les cœurs, pour paraphraser le proverbe indien. Malheureusement, ces moments là ne peuvent pas se provoquer puisque nous ne pouvons dire qu’a posteriori que c’était le bon moment. Dans mes recherches sur cette notion, j’ai trouvé une définition ainsi qu’un commentaire qui peuvent également s’appliquer aux entretiens, à notre rôle d’apporter aide et conseil :

Définition :
Kairos est le dieu de l’occasion opportune, du right time, par opposition à Chronos qui est le dieu du time. Il est souvent représenté comme un jeune homme ayant une épaisse touffe de cheveux à l’avant et une tête chauve à l’arrière ; il s’agissait de le “saisir par les cheveux” lorsqu’il passait... toujours vite. Le Larousse encyclopédique le définit comme “une allégorie de l’occasion favorable souvent représenté sous forme d’un éphèbe aux talons et aux épaules ailés”. Plusieurs auteurs utilisent le mot Kairos comme substantif pour désigner l’aptitude à saisir l’occasion opportune. Ce terme est utilisé en philosophie, en théologie, en psychologie et en pédagogie. On l’utilise aussi dans les sciences de l’administration.

Commentaire :
Je voudrais ajouter quelques mots sur la notion de Kairos. C’est une notion spécifiquement grecque. Elle s’est développée dans une réflexion sur la pratique, pratique rhétorique, militaire, médicale. Le Kairos, qu’on traduit en latin par opportunitas, en français par occasion, relève de la nature des choses : l’état par exemple des sentiments d’une foule, de la santé d’un patient ; mais il relève aussi d’un savoir : la connaissance que le rhéteur a du moment où l’on peut faire basculer un auditoire, que le médecin a du moment où l’on doit donner le médicament pour renverser la situation. C’est aussi du temps, mais qui est hors de la durée ; c’est l’instant fugitif mais essentiel, soumis au hasard mais lié à l’absolu. Ainsi, considérer la sensation comme le Kairos est une vue très profondément grecque, parce que le Kairos renvoie au cours du monde, au hasard, au déroulement imprévisible des choses, mais aussi à un savoir antérieur. Le Kairos n’est rien sans le savoir qui permet de le reconnaître ; il n’est qu’événement parmi d’autres pour celui qui ne sait pas. Mais, pour celui qui sait, il est ce qui lui révèle son propre savoir, par le choc de la réalité qui se révèle comme signifiante.(77)

Ce sont ces moments qui permettent d’avancer dans la relation, d’avancer vers les objectifs fixés par le Juge des Enfants. Nous ne pouvons pas provoquer ces Kairos ; en revanche nous pouvons les favoriser en leur montrant que nous ne venons pas simplement pour faire notre discours après quoi nous retournons au bureau. Il s’agit là réellement d’accompagner, de faire un bout de chemin ensemble, il s’agit de leur montrer que le travail ne peut pas se faire sans eux. Une fois qu’ils auront compris cela et qu’ils s’investiront également dans une amélioration des circonstances, alors nous verrons des moments uniques. Ce sont ces moments, Kairos, qui permettent de construire et d’avancer.

Pour terminer avec la famille C., elle a fait beaucoup de progrès. Une fois que nous avons pu commencer à aborder ce qui faisait obstacle dans le travail, leurs appréhensions vis-à-vis du retrait de leurs enfants et du signalement, nous avons, ensemble, pu crever l’abcès c’est-à-dire évacuer ces “mauvaises herbes” qui n’avaient plus lieu d’être.

À la fin des huit mois, notre rôle avait tellement évolué qu’il n’y avait plus d’appréhension vis-à-vis de notre présence, mais ces parents nous demandaient des conseils ; ils avaient compris que nous étions là pour les aider, que telle était notre volonté également et qu’ils pouvaient en bénéficier. Lorsque nous en arrivons à un tel niveau, le travail devient réellement possible et agréable. Finalement, malgré les réticences du début vis-à-vis de cette famille, j’en garderai un bon souvenir et un sentiment de satisfaction.

Nous allons maintenant analyser un dernier exemple tiré de ma pratique personnelle. Il s’agit là d’une mesure AEMO où j’ai beaucoup moins bien “réussi” (si on peut parler de réussite dans ce milieu).

4.) Madame M.

Cette mesure d’action éducative concerne une mère, de 21 ans, avec son fils qui avait 2 ans et demi. Ensemble, l’éducatrice et moi-même, nous intervenions également auprès du père avec qui j’avais plus de difficultés. Celles-ci concernaient ses attitudes et sa manière de parler. Pour les résumer, je dirai que ce monsieur avait un discours “lisse”, sans faille, mais qui ne disait rien de ses propres difficultés. Il parlait tout le temps des défauts de son ex-femme, sans qu’il parle de lui. Ce monsieur était en accord total avec ce que nous lui disions, mais devant nous uniquement. Lorsque nous entendions comment ce père retranscrivait l’entretien avec nous à son ex-femme, il déformait beaucoup les points abordés, pour ne pas dire qu’il mentait carrément. Nous avions l’impression qu’il nous manipulait constamment.

J’intervenais seul auprès de la mère durant plusieurs mois. Dans les entretiens, nous abordions principalement ses difficultés à investir la relation avec son fils. Au début, l’enfant n’avait pas encore la capacité de parler et sa maman ne savait pas comment elle devait faire pour rentrer en relation avec lui. Il s’agissait essentiellement de la rassurer et de lui dire que la relation ne passe pas seulement par le langage ; il y a également toute la communication à travers le regard, les touchers, etc.

Cette mère avait aussi quelques difficultés à occuper une fonction d’autorité. Concrètement, elle ne pouvait pas dire Non à son fils. Ou, plus exactement, elle ne savait pas maintenir ce “Non”. Pour illustrer cela, je prendrai un exemple vécu au début d’un rendez-vous chez elle à son domicile. L’enfant venait de se lever, il était autour de neuf heures. Il demande à manger un bonbon. Sa mère lui répond “Non, d’abord le petit déjeuner”. L’enfant grimpe alors sur les genoux de sa mère et lui fait un gros câlin dans le cou, puis il répète sa question.

Je voyais littéralement comment cette mère se faisait mener “par le bout du nez” par son fils et, bien sûr, elle alla lui chercher son bonbon.

Lorsque nous en parlions ensemble après, j’essayais de lui faire comprendre quelles conséquences cela pouvait entraîner chez son fils. Une des possibilités était que les repères fixés n’étaient pas assimilés par l’enfant. Ce dernier risquait de se dire plus tard : “On me dit “Non”, mais le Non n’existe pas parce que j’ai la capacité à manipuler celui ou celle qui fixe les repères pour qu’à la fin, ce Non devienne Oui”. C’est également un des problèmes avec tant d’adolescents qui sont toujours en rébellion contre les autorités (professeurs, gendarmes, parents...).

Un autre sujet que nous abordions lors de chaque rendez-vous, c’était les relations compliquées avec son ex-mari. Celui-ci était de religion musulmane, religion dont il souhaitait appliquer les différentes traditions. Ainsi, sans avertir la mère de l’enfant, il l’amenait en Algérie pour le faire circoncire. Il avait la garde durant le week-end et la mère, ne voyant toujours pas arriver son fils le lundi, appela le père sur son portable. Ce dernier répondit très naturellement : “Ah, je ne te l’ai pas dit ? Je suis en Algérie avec I. pour le faire circoncire. Je reviens mercredi.”

Ce n’était pas que madame était contre l’acte de circoncision, mais elle n’approuvait pas la manière dont cela était mis en place. Ces difficultés à communiquer entre ces parents étaient à l’origine de maintes disputes. À cause de ces incompréhensions, ils s’accusaient régulièrement l’un l’autre. Il arrivait aussi que le fils soit l’objet de la dispute.

Alors, j’ai passé beaucoup de temps à écouter cette femme, cette mère pour que nous cherchions des moyens pour améliorer cette communication. Lorsque madame avait accompli quelques progrès, il arrivait un événement qui anéantissait tout le travail effectué auparavant. Juste avant les vacances d’été, le Juge des Enfants nous (l’éducatrice responsable de la mesure et moi-même) convoque à une audience imprévue. Il s’agissait de l’enfant (nous l’appellerons I.) qui, au retour du week-end de chez son père, avait des bleus partout. Lors de l’audience, le Juge lit les examens médicaux effectué s: rien que sur la tête de l’enfant, il y avait 56 hématomes d’un diamètre supérieur à 1 cm. Il y en avait à des endroits inhabituels, c’est-à-dire derrière les oreilles, sous les yeux contre le nez, sous le menton, dans la nuque, sur les joues et ... ce n’était pas beau à voir. Résultat, au moins durant la période de l’enquête pénale qui allait débuter le jour même, le père ne pouvait voir son fils qu’une fois par semaine au domicile de la mère qui en aurait la garde continue après la sortie de l’hôpital de I. Il y avait beaucoup de choses à reconstruire.

Pourquoi ai-je pris cette situation ?

Il s’agit là d’une mesure durant laquelle, certes, j’ai encore beaucoup appris, mais dans laquelle j’ai l’impression d’être passé à côté un travail constructif. Pour mieux vous expliquer cela, je voudrais développer plusieurs points, à savoir : la question de l’âge (elle pourrait être ma partenaire), la question concernant l’éducateur qui se fait manipuler par l’Autre et finalement je souhaiterais développer la notion de l’écoute (comment, pourquoi écouterions-nous et que fait-on avec ce que l’Autre nous dit ?)

Une fois ces points développés, succinctement par manque de place, ils constitueront égalent un excellent moyen pour aborder les propositions que je développerai à la fin de ce document. Celles-ci concernent surtout l’espace de réflexion sur notre travail et sur notre place dans l’éducation spécialisée. C’est cet espace que j’ai pu mettre en place durant mon stage long qui me permet de réfléchir sur ma pratique et d’en dire quelque chose ici dans le mémoire. Mais nous y reviendrons après.

A) La proximité liée à l’âge ; de quelle proximité parle-t-on ?

Nous avons déjà vu que cette mère avait 21 ans. Moi-même j’en avais 23. Il ne s’agit pas ici de décrire une relation amoureuse impossible comme nous pourrions en lire dans des romans. Que le lecteur se rassure, je n’étais pas non plus à la recherche de cela(78). Néanmoins, le fait que nous étions à peu près du même âge a eu une influence sur ma manière de me conduire auprès d’elle. Il faut savoir ici que chaque comportement est influencé par la personne avec qui nous discutons, c’est entre autres lié à l’interaction. Nous adoptons un comportement en fonction de la personne avec qui on est. Je n’agirai pas de la même manière si je suis en face de cette femme de 21 ans, en face de la mère de la famille C. de tout à l’heure, ou en face de ma future femme ni en face d’une femme qui sera un membre du jury de l’examen final.

Ce que je voudrais analyser ici, c’est l’aspect professionnel dans une relation avec un pair, avec une personne avec qui on a beaucoup en commun. Pour mieux expliquer cela, commençons par dire ce que nous avions en commun. Premièrement, il y avait les sujets liés à l’âge. Je pense par exemple à une quête identitaire ou à une séparation progressive vis-à-vis de nos parents. Ensuite, le second point en commun, c’était notre incompréhension et notre révolte contre les attitudes du père de I. Pour finir, madame avait une volonté de proximité avec son fils que je lui souhaitais également.

J’ai eu des difficultés par rapport à la proximité avec elle. Je me suis laissé envahir par les questions qui nous occupaient. Lorsque je parle de la nécessité de se décentrer de soi, j’interroge la manière dont j’ai procédé dans cette relation. Dans tous les cas, les choses que cette mère pouvait exprimer faisaient tellement écho en moi, ça résonnait pourrait-on dire, que les résonances influençaient mes comportements. C’est comme si le professionnalisme que je pouvais “avoir” par ailleurs était réduit ici à cause de cette proximité concernant les points cités dans le paragraphe précédent.

Ce n’est pas que je n’étais que centré sur moi-même mais j’étais plus ou moins noyé dans ses discours. C’est pour cela que je développerai tout à l’heure la notion de l’écoute. À force de l’écouter et de m’intéresser à sa perception des choses, dans laquelle je me reconnaissais, je n’avais plus la distance nécessaire pour pouvoir apporter aide et conseil. Certains parleront de la nécessité d’un médiateur conjugal, d’empathie et de compassion, je pense par exemple à l’approche humaniste de la relation selon Rogers. Personnellement, j’étais trop engagé sans m’en rendre compte.

Au bout de quelques mois, je me rendais progressivement compte que nous stagnions ; ce que nous pouvions faire était fait. Il n’y avait plus rien à dire, puisque nous avions fait le tour de la question. Et c’est ici le piège d’une telle proximité. C’est également là le danger d’une relation fusionnelle avec un membre de la famille rencontrée en AEMO. Il n’y a plus la distance nécessaire pour pouvoir continuer à accompagner, puisque j’étais aussi démuni qu’elle pour pouvoir trouver d’autres pistes de travail. Pour autrement expliquer le lien entre le piège et l’accompagnement, il me semble qu’un éducateur qui accompagne est à une certaine distance. Il suit l’Autre dans les chemins dans lesquels ce dernier s’engage, donne éventuellement son opinion sur ses choix, mais il voit surtout les chemins dans lesquels l’Autre ne s’engage pas. Ces chemins non choisis peuvent constituer des alternatives en cas de stagnation ou d’échec.

Personnellement, je m’étais tellement impliqué dans la perception immédiate que madame avait de son contexte, que je ne voyais plus les alternatives. J’étais tellement collé à son quotidien et à la réflexion qu’elle en avait que j’étais trop dépendant d’elle pour la suite de notre travail. Or, le rôle de l’éducateur n’est pas d’être dans la dépendance de l’Autre. Certes, il ne peut pas faire le travail tout seul, il ne peut pas non plus obliger l’Autre à travailler. En revanche, il a besoin de l’Autre pour pouvoir travailler. Je crois que l’éducation n’est plus possible quand il y a une telle proximité, quand l’éducateur est noyé, et j’utilise volontairement ce terme, dans le quotidien de l’Autre.

Éduquer, c’est séparer, avions-nous dit précédemment. Dans cette situation, je ne savais plus comment je pouvais me séparer du quotidien de cette femme. J’ai essayé plusieurs choses. Entre autres, j’ai dit à cette mère que ses relations entre elle et son ex-mari ne m’importaient que dans un cadre spécifique : si ces relations constituaient un objet de danger pour I., alors nous devions en parler. Si ces relations étaient uniquement difficiles pour elle et pour le père, sans engendrer un danger pour l’enfant, alors c’était à eux de trouver une solution. Après tout, c’étaient des adultes et cela ne m’intéressait aucunement de prendre position pour l’un ou pour l’autre. Ainsi, je lui ai fait comprendre que mon rôle n’était pas d’être “médiateur interparental” mais que, si j’étais là, c’était pour I., afin qu’il puisse grandir dans des conditions optimales. J’ai également insisté auprès d’elle, ainsi que chez le père, pour qu’ils fassent les démarches pour inscrire leur fils dans une école maternelle. Madame voulait également prendre rendez-vous avec un pédopsychiatre pour que ce dernier fasse un bilan complet de son fils. Malheureusement, à l’instar des démarches d’inscription pour l’école, elle n’en restait qu’à des intentions. Ces intentions étaient bonnes en soi mais le problème était que ni elle ni le père ne les concrétisaient.

Vous comprendrez que la relation se modifiait ainsi. À la proximité se substituait petit à petit une sorte de paternalisme. Je me distanciais de son quotidien et je lui faisais clairement comprendre que si elle voulait sortir de ces relations ambiguës avec son ex-mari, je ne pouvais pas le faire à sa place. J’ai recentré les rendez-vous sur I. et un peu moins sur elle. Naturellement, cela ne lui faisait pas forcément plaisir dans le sens où elle n’était plus tellement au centre de mon attention. Je venais pour son fils. À la fin de mon stage, j’en suis arrivé à lui répéter qu’elle devait faire des démarches, à exprimer aussi clairement mon incompréhension face à l’absence d’actes concrets de sa part. Elle avait une excuse à chaque fois, dont je doute de la véracité du reste, mais le travail n’avançait plus. Non pas que nous nous sommes séparés d’une manière difficile : il n’y a pas eu de conflits ou des choses comme ça. J’avais simplement l’impression de perdre mon temps ainsi que le sien à cause de l’absence de progrès.

Nous allons maintenant nous pencher sur le sujet de l’écoute. Comme nous venons de le lire, seulement écouter peut être dangereux puisque cela risque de nous noyer. Ne pas écouter, comme dans la toute puissance évoquée précédemment, est aussi mauvais dans le sens où la parole de l’Autre ne peut pas être prise en compte puisqu’elle n’est pas entendue.

B) L’outil de base de l’éducation : l’écoute

Il s’agit là d’un thème qui prend une importance capitale et qui est une source de plaisir intense pour moi. Lors de la construction du projet d’établissement dans le cadre de la loi 2002-2, j’ai proposé de l’inscrire en tant que valeur de notre profession au même titre que le respect ou le non jugement.

1.) Qu’est-ce qu’écouter ?

Le dictionnaire définit le verbe “écouter” comme étant “prêter l’oreille à, s’appliquer à entendre. Etre attentif à, tenir compte de ce que quelqu’un dit, exprime, désire”.(79)

Il est intéressant d’apprendre dans l’approche étymologique qu’écouter viendrait du latin classique auscultare, qui signifie “écouter avec attention, ajouter foi, obéir”. Naturellement, il ne s’agit pas d’obéir aux parents dans le cadre de l’AEMO, l’inverse n’est pas non plus vrai du reste. En revanche, l’idée d’ajouter foi, d’écouter avec attention nous paraît en effet importante. De nombreux sages ont répété à plusieurs reprises : “L’Homme a deux oreilles mais il n’a qu’une bouche...”. Il y a aussi des proverbes comme “Parler vaut de l’argent, le silence est d’or”. Un autre type de proverbe : “Celui qui retient ses lèvres est un homme prudent”. Et nous pourrions rallonger la liste.

Pour nous, écouter renvoie premièrement à une action volontaire. On peut entendre des bruits malgré nous ; mais écouter les bruits relève d’un choix. Lors de l’écoute, les bruits deviennent des sons, de la parole, de la musique ou autre. Quand nous nous rendons au domicile des parents, c’est pour écouter ce qu’ils ont à nous dire. Leur parole nous intéresse ; cela va même plus loin, nous avons besoin de leur parole pour pouvoir travailler. Là aussi, il y a des conséquences importantes. Lorsque nous montrons aux parents que nous les écoutons, c’est comme si nous disions beaucoup de choses, mais nous les disons en filigrane, de manière sous-entendue. Au risque de paraître étrange, les “oreilles peuvent dire beaucoup”. Ecouter quelqu’un signifie s’intéresser à sa parole, à sa personne. C’est gratifiant quand on vous écoute puisque vous prenez de l’importance pour celui qui vous écoute.

Or, les familles rencontrées en AEMO sont souvent stigmatisées, elles ont un “boulet” à traîner dans leur environnement : “Famille à problèmes” ou “Cas sociaux”. C’était aussi le cas de madame M. qui était stigmatisée par son ex-mari. Ce dernier avait brossé un portrait négatif de cette mère auprès du Juge. Ce magistrat avait ainsi une image très pessimiste de madame M. Ceci était accentué parce que madame M. n’avait pas forcément le don pour s’exprimer diplomatiquement. Ceci dit, il est toujours dangereux de ne bâtir ses décisions que sur une version de l’histoire. Quand le travailleur social (le nom est bien choisi) écoute l’Autre, il y a du lien social qui se construit et qui permet de s’affirmer et de continuer à se construire.

J’ai eu la chance de pouvoir travailler dans quelques domaines variés avant de rentrer en formation, notamment chez des maçons, des pompes funèbres ou encore dans un bateau restaurant. En général, la communication est tout de même limitée dans le sens où il faut travailler, on discutera après le travail. Ou alors, par exemple en montant un mur avec les maçons, le sujet récurrent était la sexualité mais dans une approche plutôt vulgaire ou alors la quantité de travail, le repas de midi ou les tensions avec le patron. Je dois dire que lorsque je les interrogeais sur la pratique du métier, ils étaient tout de même capables de m’expliquer comment il fallait faire et pourquoi.

On ne discutait pas des choses abstraites ou des difficultés que l’on pouvait avoir. Je peux comprendre pourquoi le taux d’alcoolisme dans cette catégorie professionnelle est élevé : le travail est pénible, lourd et dans des conditions climatiques peu attractives (j’ai travaillé jusqu’à -28°C à l’extérieur ; on se chauffait les mains aux gaz d’échappement du camion, tellement il faisait froid). Il suffit qu’il y ait des difficultés au domicile pour que la communication se dégrade et l’isolement s’accroît.

2.) La fonction de l’écoute

Pourquoi écouterait-on ? Il est bien plus facile de “faire la leçon”, de dire ce que nous avons à dire, et de ne pas perdre notre temps en écoutant l’Autre. De toutes manières, c’est simple : si l’Autre pense comme moi, il a raison et je n’ai donc pas besoin de perdre mon temps. S’il n’est pas d’accord avec moi, il n’a qu’à écouter puisque je suis professionnel, j’ai fait des études et j’ai le Juge à l’appui. N’est-ce pas souvent comme ça que l’on raisonne ? Nous pouvons retrouver des idées semblables dans l’interview de l’éducateur travaillant dans un foyer d’hébergement ajouté en annexe.

Justement, lorsque je parle d’écoute, cela implique pour moi un décentrage de moi-même et de mes propres préoccupations. Il s’agit de m’écarter de mes convictions et de mes a priori, sans nier leur existence, afin d’essayer de comprendre ce que l’Autre a à dire. Certains pédagogues partaient de ce principe : au bout d’un moment, l’Autre n’aura plus rien à dire et c’est alors que nous pouvons commencer à travailler. C’était notamment le cas de Neill (1883-1973).

Je ne m’inscris pas tout à fait dans une telle démarche. Quand j’écoute, il ne s’agit pas de me taire uniquement, loin de là. Je ne suis pas non plus une poubelle où la personne vide ses difficultés sans les reprendre, ce qui est une illusion du reste : on reprend toujours avec soi ce que l’on a dit mais sous des formes différentes. Je ne suis pas non plus un psychanalyste qui est capable de discerner autrement ce qui se passe dans la relation à d’autres. Néanmoins, dans ma relation avec madame M., il y avait un peu de ça tout de même. Il m’était difficile de pouvoir apporter aide et conseil, justement parce que je ne faisais qu’écouter, que me centrer sur elle sans pouvoir former une opinion professionnelle en tant qu’éducateur en AEMO.

Lorsque j’écoute, il s’agit de m’intéresser à la parole de l’Autre pour mieux le comprendre, pour mieux l’aider. Cette capacité à se décentrer de soi pour se centrer sur l’Autre fait de nous des professionnels. C’est cela qui fait que nous sommes capables de considérer l’Autre sans nous laisser trop influencer par nos expériences personnelles (même si nous ne pouvons pas et ne devons pas totalement en faire l’abstraction). Je pense notamment que l’écoute d’un enfant est très importante. Il s’agit bien souvent d’enfants qui n’ont pas pu grandir dans des circonstances optimales.

Lemay écrit à ce sujet : “Ecouter ce qu’il dit en lui faisant sentir par nos attitudes authentiques d’intérêt combien ses mots, ses phrases, ses idées maladroitement exprimées sont pour nous des messages importants est la première démarche à effectuer. On ne s’exclame pas “C’est évident et facile !” Dans les faits, l’enfant carencé a d’abord été un oublié. Cela signifie que ses messages n’ont jamais été régulièrement entendus et qu’il ne s’attend plus guère à être écouté. Son discours est par là même une sorte de monologue à transformer en dialogue.”(80)

C) Objectifs de l’écoute

Dans le paragraphe précédent, nous avons tenté de décrire la fonction de l’écoute pour l’Autre. Nous nous sommes posé la question de savoir ce que notre écoute de sa parole allait pouvoir avoir comme incidence sur lui.

Dans ce paragraphe, nous voulons aller plus en profondeur pour tenter de comprendre les objectifs de notre écoute et donc de pouvoir répondre de façon plus complète à la question “Pourquoi écoute-t-on ?

1.)On écoute pour pouvoir parler

Il est ici question de la place qu’occupe chacun des interlocuteurs. Toujours dans le cadre de l’AEMO, quand nous parlons avec les parents, quelle parole est la plus importante ? S’agit-il d’écouter ces derniers avec pour objectif de pouvoir mettre en avant notre discours (préfabriqué en général) ? Cette question mérite d’être soulevée, notamment en parallèle de la question de la toute puissance. Dans la toute puissance, nous l’avons vu, la parole de l’Autre n’est pas entendue, ne peut pas être entendue. L’éducateur qui fonctionne sur ce mode de toute puissance accorde non pas l’importance à la parole de l’Autre mais à son propre discours. Pourrions-nous relier ceci avec la réparation de lui-même en prenant l’Autre comme un support, comme nous l’avons supposé précédemment ? J’ai peur que ceci se passe souvent à un niveau inconscient, c’est-à-dire que nous fassions un réel effort pour permettre aux parents de s’exprimer mais que nous ne tenions que rarement compte de ce qu’ils disent réellement. D’où l’importance, au moins pour un stagiaire et jeune professionnel, comme moi, d’un suivi régulier, notamment à travers la mise en place d’une supervision par exemple. Nous y reviendrons.

Il peut être d’autant plus difficile de les écouter autrement quand nous avons lu le dossier. Pour prendre un exemple, je citerai encore la famille C. où il y avait un signalement de maltraitance à caractère sexuel. Au début de la mesure, on m’a conseillé d’aller consulter le dossier de toute la procédure au tribunal pour enfants. Dans ce dossier, j’ai lu différents entretiens qui avaient eu lieu entre le père, la mère (individuellement) et les gendarmes, mais aussi les transcriptions de l’audition des filles qui étaient l’objet du signalement de maltraitance à caractère sexuel. Lorsque j’ai lu la manière dont les parents avaient pu agir(81) jusqu’à quelques mois avant notre intervention, je me suis posé des questions. J’ai eu l’impression de lire une histoire qui concerne des personnages fictifs : ce n’était pas les parents que je connaissais dans le cadre de l’AEMO, ce n’était pas possible. Et pourtant, il s’agissait bien des mêmes personnes. D’où encore une fois l’importance d’écouter les parents afin de discerner et de mieux comprendre comment ils en sont arrivés là.

Or, je me suis rendu compte que lorsque j’avais lu le dossier avant de me rendre au domicile des familles, il m’était très difficile d’écouter ce que les parents, ou même ce que les enfants avaient à dire. Il s’agissait plus ou moins d’une écoute faussée. Je me suis rendu compte, après quelques entretiens, que j’étais en train de chercher des éléments qui venaient soutenir ou affirmer les soupçons de la directrice en l’occurrence. Cette histoire, telle qu’elle était décrite dans le dossier, était tellement dangereuse et horrible (pour moi en tant que stagiaire qui venait de faire ses premiers pas dans le monde habituel de l’AEMO) que je ne pouvais pas au départ dissocier cette histoire des parents. Et, probablement, j’étais pendant les premiers entretiens un peu sourd à leur parole.

C’est là un bon exemple qui correspond au titre de ce paragraphe : j’écoutais pour pouvoir parler. La mère pouvait par exemple nous(82) dire que sa sœur avait eu onze enfants mais tous de pères différents alors qu’elle en avait eu quatre mais avec le même père. Le dossier au tribunal parlait d’une concurrence entre les deux sœurs à celle qui aurait le plus d’enfants possible. Quand j’ai lu cela, cette concurrence est devenue mon seul angle d’attaque (et le mot est bien choisi) du discours de cette femme. Je ne l’écoutais pas, j’en étais incapable. Si on fait des enfants des objets de concurrence, cela est inacceptable.

Je n’étais pas capable, à cause de cette surdité, d’entendre qu’il ne s’agissait pas d’une concurrence pour cette mère. Cela allait plus loin, nous ne voyions pas non plus tous les soins que cette mère apportait à ses enfants, même si ces soins étaient parfois mal adaptés, ce qui a constitué un nouvel angle d’approche par la suite. Il y a eu deux entretiens de ce type. Au bout de ces deux entretiens, nous nous sommes rendus compte de la distance qu’il y avait entre le discours du dossier au tribunal et le discours tenu face à nous. Nous avons ainsi adapté notre stratégie et nos actes concrets et un travail a pu être fait. Pour en terminer avec cet exemple, c’est à partir du moment où nous nous sommes décentrés par rapport au contenu du dossier, que des progrès, peu à peu, ont pu être observés. Ceci est également chargé de sens : les parents et les enfants sentent forcément si leur parole est entendue ou pas. Ils agissent en conséquence. Il ne faut pas l’oublier. Là encore nous aurions à apprendre de cet autre proverbe chinois : “Je ne cherche pas à connaître les réponses, je cherche à comprendre les questions.”(83)

Pour terminer ce paragraphe, il faut dire que le travailleur social doit être capable de revenir sur ses a priori. Quand il pense déjà savoir ce que la famille va dire, et que, pendant que la famille est en train de parler, il est en train de se concentrer sur sa réponse, le dialogue n’est pas possible. De plus, les parents sont obligés de nous écouter, sinon nous les qualifions de “résistants”, de “parents défaillants”, etc. Il faut que nous soyons conscients de ce pouvoir et que nous agissions en conséquence. “Que le sage écoute et il augmentera son savoir, et celui qui est intelligent acquerra l’art de se conduire, pour comprendre un proverbe ou une sentence, les paroles des sages et leurs énigmes.”(84)

2.) Ecouter parce qu’il faut écouter

Dans ce paragraphe, nous allons nous arrêter sur les principes du métier. On dit qu’il faut respecter les personnes, et l’écoute est une forme de respect. Si je suis éducateur, je dois aussi montrer l’exemple. Par politesse, nous comprenons aussi ne pas couper la parole, chacun parle quand la parole lui est accordée, “il faut tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de s’exprimer”, etc. Il y a beaucoup de principes comme ceux-ci auxquels nous devons nous tenir.

Toutefois, nous nous y tenons parce qu’il faut s’y tenir. Je me demande si nous comprenons réellement le sens de ces principes. En tout cas, lors des analyses des pratiques ou lors de la construction du projet d’établissement, nous ne nous sommes pas arrêtés sur leurs conséquences. Il nous manque souvent, et je n’ai pas manqué de le souligner là où c’était approprié, une rigueur intellectuelle pour aller jusqu’au bout des choses. Ceci me paraît regrettable.

Si nous écoutons les parents en AEMO ou les enfants(85) seulement parce qu’il faut le faire, parce que cela rentre dans le cadre déontologique de notre profession, alors cela n’aura pas l’effet souhaité. C’est ici que s’applique le proverbe indien déjà cité plus haut(86).

Pour reprendre les paroles puisées dans l’interview avec le sociologue, “En général, il vaut mieux regarder les intentions de quelqu’un que l’acte produit. L’intention permet de comprendre le sens voulu ou donné avant l’obtention du résultat.” Si par ces principes il s’agit de montrer que nous accordons de l’importance à la parole de l’Autre, qu’elle a de la valeur pour nous, alors les parents le ressentent et parleront différemment. C’est là une conviction personnelle, mais je crois sincèrement que les choses faites par obligation ou par devoir ne portent en général pas les fruits escomptés. Le poème bien connu de Jacques Prévert va dans le même sens et probablement sa compréhension va bien au-delà des quelques phrases que j’ai pu noter ci-dessus :

Il dit non avec la tête
Mais il dit oui avec le cœur
Il dit oui à ce qu’il aime
Il dit non au professeur
(87)

3.) Écouter pour mieux aider

Dans les deux paragraphes précédents, nous avons souligné ce qui peut être qualifié d’une écoute “sourde”, mal appropriée et non professionnelle. Nous allons maintenant tenter de montrer le sens que nous accordons à l’écoute.

Nous avons déjà dit que l’Autre exprime des choses sur lui-même quand il a la parole. Lorsque nous savons écouter, nous sommes plus aptes à adapter notre aide à la problématique de la famille. Ceci notamment à cause de cette capacité à se décentrer de soi et à accueillir l’Autre. Car c’est bien en écoutant ce qu’est l’Autre que nous pouvons réfléchir sur la manière dont nous l’accueillons. L’accueil doit également se construire. Je ne crois pas qu’il y ait des protocoles d’accueil(88). Il ne s’agit pas d’être naïf et de se laisser manipuler par la parole, quoique je n’en sois jamais à l’abri. Je pense encore à ma relation avec madame M. Il ne s’agit pas non plus de prendre pour argent comptant ce que les parents ou les enfants peuvent nous dire. Notre rôle est de permettre aux parents de s’exprimer, de dire ce qu’ils ont à dire afin de chercher ensemble, d’accompagner la famille dans sa recherche d’un fonctionnement meilleur, dans le sens où ce fonctionnement est moins dangereux pour l’enfant. Nous en prenons des notes et nous avons la possibilité d’y revenir.

Nous devons avoir une oreille exercée afin de mieux pouvoir accompagner la famille en AEMO. Si les parents nous mentent ou cherchent à nous manipuler, pourquoi le font-ils ? Est-ce parce qu’ils ont peur de nos remarques, des conséquences ? Est-ce par ignorance, malgré eux ? Est-ce parce qu’ils ne souhaitent pas que nous soyons au courant de ce qui se passe réellement ? Je crois que la raison qui pousse ces parents à parler de telle ou telle manière s’exprime également à travers leurs paroles. Tout est dans la manière dont ils disent des choses.

Je pense par exemple à l’ex-mari de madame M. qui cherchait à nous manipuler, à nous convaincre que son ex-femme était une mauvaise mère et qu’elle ne savait pas s’occuper de leur fils. Pendant qu’il accusait cette femme, qui n’était pas présente pour se défendre, il regardait souvent le plafond, grattait son oreille, bref, tout son comportement disait qu’il n’était pas très à l’aise(89). Il est important de noter tous ces détails et de ne pas se limiter au discours tenu. “Toute philosophie cache aussi une philosophie, toute opinion est aussi une retraite, toute parole un masque”, disait Nietzsche(90). L’écoute peut nous permettre d’aller voir ce qui se trouve derrière ce masque, même si nous ne savons pas toujours quel chemin il faut emprunter pour y aller et même si les mots “disent” un tout autre message.

D) Écouter c’est aussi accepter le miroir

Nous pouvons développer cette affirmation de deux manières ; nous commencerons par le côté difficile. Ensuite, nous tenterons de revenir sur le côté agréable, enrichissant.

Dans le cadre de l’AEMO, nous intervenons dans des situations compliquées où il y a des difficultés. En général, il y a un climat de tension et de positions rigides. Les uns refusent de céder aux autres ; il faut construire des compromis, abandonner ou considérer autrement certaines velléités. Cela fait partie du cadre professionnel ... mais n’est-ce pas le cas aussi chez nous, dans notre vie privée ? Il est toujours plus facile de résoudre les difficultés des autres, d’apporter des solutions toutes faites. Mais, et nous le disons souvent dans l’éducation spécialisée, s’il y avait une solution miracle, cela se saurait, non ?

Un artiste anglais a écrit un texte où il dit qu’il se reconnaît dans les yeux de chaque étranger (des chauffeurs, des clochards, etc.). Ce texte se termine par la phrase suivante : “Je reconnais l’espoir qui luit dans tes yeux(91). Cela souligne encore cette impossibilité de réponse systématique. Quand on a la réponse, on n’a plus besoin d’avoir de l’espoir pour l’obtenir. Il n’y a plus de quête avec l’espoir d’en arriver, un jour, au bout. Je crois que c’est important de bâtir sur cet espoir des membres de la famille.

Il y a des gens qui semblent penser avoir une réponse à tout problème, qui prétendent savoir ce qu’il faut faire chez telle ou telle famille pour que tout aille mieux. En général, il s’agit de personnes qui ne sont pas directement confrontées à ces problématiques familiales ... ou alors il peut s’agir d’éducateurs qui se croient tout puissants comme nous l’avons vu. Il m’est arrivé plusieurs fois de m’imaginer ma réaction si j’étais à la place des parents dans des familles en AEMO. Cela m’arrive également d’avoir des tensions avec des membres de ma famille, de me sentir incompris, de ne pas être capable de parler et je ne sais quoi d’autre. Je sais également que ce n’est pas bien de réagir de telle ou telle manière ; mais je sais aussi que les tensions, les conflits sont inhérents à la vie à plusieurs et qu’ils peuvent être constructifs.

Le rôle de l’éducateur en AEMO, dans les situations chargées de tension ou de conflits, est de permettre que les choses, les différentes positions puissent s’exprimer sans violence. C’est ici que j’ai beaucoup apprécié l’approche systémique où l’un des objectifs est de faire circuler la parole, de réintroduire un dialogue entre les membres d’un système.

Il peut également être difficile d’avoir une telle écoute. Nous sommes tous des êtres humains avec nos forces et nos faiblesses. Il nous arrive tous d’être mal dans notre peau, d’être fatigué ou d’être préoccupé par autre chose durant l’entretien. C’est ici que nous soulignons la pertinence de pouvoir intervenir à deux. Cette co-intervention permet de pouvoir se décharger sur son collègue quand c’est nécessaire et vice versa bien sûr. Ce n’est pas une faiblesse de reconnaître qu’il y a des moments où l’on est un peu moins présent que d’autres. “Un Homme est fort quand il connaît ses faiblesses”.

Je pense notamment à des sujets difficiles où ça résonne tellement fort en nous que nous ne sommes plus capables de nous positionner en tant que professionnels. Il est important de reconnaître lors de tels moments que nous ne sommes plus disponibles. Je pense par exemple à une éducatrice qui a subi un viol dans son histoire personnelle. Quand elle rencontre une adolescente qui vient de vivre un viol par son père ou son oncle (j’ai vu les deux cas en stage), cela peut venir réveiller ce traumatisme, ce drame que l’éducatrice a vécu elle-même. Malgré toutes les souffrances liées à cet événement tragique, il est important que l’éducatrice sache se décentrer de ses propres souffrances afin d’accompagner l’adolescente en question.

Cela sous-entend qu’il faille reconnaître ses propres difficultés liées à ce sujet, d’accepter le miroir donc. Cela implique également d’y répondre ailleurs comme D. l’a dit dans l’interview ajoutée en annexe. Une autre solution peut être d’organiser une co-intervention (temporaire) spécialement pour ce sujet ou encore de proposer une triangulation concrète avec la psychologue du service qui pourrait répondre à une telle demande me semble-t-il.

Il y a aussi un côté positif lié à ce type de miroir, je pense notamment à tout l’enrichissement qu’il permet. Peut-être, je ne l’espère pas mais c’est possible, cet enrichissement est-il limité dans le temps. Dans mes premiers entretiens, tout au long du stage en fait, j’ai pu découvrir énormément de choses, sur moi, sur la culture française, sur la manière dont les gens se conduisent ensemble, sur les relations intrafamiliales et la liste est loin d’être terminée. Ce miroir m’a également appris des choses sur moi-même, sur mes propres difficultés dans la relation à l’Autre, sur mes compétences aussi.

Ce miroir peut donc être, et était réellement pour moi, une source de joie et d’autres sentiments positifs qui ne sont pas, et qui ne doivent pas l’être, exclus de notre métier. C’est ici aussi un des côtés attractifs de cette profession qu’est l’éducation spécialisée. Nous ne travaillons pas seulement avec la “misère de la société”, comme on peut l’entendre ici ou là, et heureusement ! Si tel était le cas, nous abandonnerions rapidement, je pense. Il ne s’agit pas non plus d’un hédonisme forcené, cela n’a pas lieu d’être ; il s’agit simplement d’apprécier ce que l’on fait et de le faire avec sérieux.

E) Conclusion concernant l’écoute

Dans la toute puissance, cette écoute est fortement limitée. Nous pouvons dire maintenant, en nous appuyant sur les paragraphes précédents, que l’efficacité du travail éducatif est forcément limitée pour un éducateur tout puissant. Pour que ce travail éducatif soit possible, il faut, comme le dit également la loi, que le sujet soit au centre. Dans le cadre de l’AEMO, “le sujet au centre” signifie écouter sa parole, que ce soit l’enfant ou l’adulte. L’éducateur ne se borne pas à simplement l’écouter, il la reprend, il travaille avec, comme nous l’avons expliqué. Pour moi, l’écoute constitue, tout comme la quête de discernement, un des piliers de l’éducation spécialisée, du travail social en général.

C’est également la parole des parents ou des adolescents qui permet d’introduire le principe du débat contradictoire lors des audiences. Sans leur parole, la contradiction n’est pas possible et le Juge des Enfants devra statuer en fonction des éléments que l’éducateur lui donne. Puisque l’avis de l’éducateur et l’avis des parents ne sont pas forcément identiques, il est important pour ce magistrat d’entendre, d’écouter, les deux versions (ou plus en cas de désaccord intrafamilial).

 

VI - Les propositions

Maintenant que nous avons défini ce que nous entendions par toute puissance, par se décentrer de soi et par accueillir l’Autre, il faut que nous abordions les moyens qui peuvent aider à agir autrement, à aller plus loin dans notre manière de pratiquer, à poursuivre cette quête du mieux qui, normalement, nous préoccupe tous. Sans prétendre que ce soit Le Moyen valable pour chaque professionnel, je voudrais ici développer les sujets concernant la réflexion sur notre manière de travailler avec l’Autre. Plus concrètement, je développerai deux thèmes qui peuvent coexister, à savoir la supervision et l’analyse de la pratique.

1.) La supervision

A) Introduction

Quel est le lien entre la toute puissance et la supervision ?

Comme nous l’avons dit précédemment, la toute puissance se situe dans la relation aux autres. Il y a un éducateur qui se croit tout puissant et un “éduqué” qui subit cette toute puissance. La supervision, telle que nous allons la définir et l’expliquer par la suite, est un outil, un espace où la prise de conscience d’une éventuelle toute puissance peut avoir lieu. Il s’agit donc bien d’un moyen pour acquérir du discernement dans la gestion de notre pouvoir sur l’Autre, comme d’autres aspects susceptibles de limiter l’effet de notre travail. De plus, sans trop anticiper ce qui va suivre, la supervision permet de faire un travail sur soi, sans être une thérapie personnelle, pour mieux discerner ce que l’on met de soi dans la relation à l’Autre.

B) Qu’est-ce que la supervision ?

Le dictionnaire la définit de la manière suivante : “Contrôle exercé par celui qui supervise”. Superviser signifie “Contrôler la réalisation d’un travail accompli par d’autres. (Superviser un film)(92). Il est important d’aller au-delà des mots ou de la sémantique première. Pour revenir encore à Nietzsche, “Il ne suffit pas, pour se comprendre mutuellement, d’employer les mêmes mots. Il faut encore utiliser des mots pour les mêmes genres d’événements intérieurs, il faut enfin que les expériences de l’individu lui soient communes avec d’autres.”(93)

Lorsque j’ai interviewé plusieurs éducateurs spécialisés sur leur approche de la supervision, dans le cadre d’un autre travail(94), certains ont exprimé leur gêne par rapport au “contrôle” ainsi que par rapport à la dimension hiérarchique. Certains l’expriment de la manière suivante : “Le superviseur a un rôle de surveillance, de contrôle. Il évalue la conformité (ou non) des actes posés par rapport à un cadre de références. Il s’agit d’une protection contre le dérapage. Cette protection se fait par des conseils et des corrections là où c’est nécessaire.(95)

Dans les années 1960, où des expériences de supervision étaient organisées un peu partout en France, des craintes semblables avaient été soulevées. Dans leur livre De l’éducation spécialisée, Maurice Capul et Michel Lemay ont consacré un chapitre au sujet de la supervision. Ils y interrogent les “risques"” et “limites” de la supervision. “L’éducateur voit diminuer sa spontanéité, sa confiance dans ses capacités à aider. Il est trop axé sur ses propres besoins... Il devient dépendant... Il cherche des règles pour apaiser son anxiété... L’éducateur a peur d’être jugé...(96). Ces mêmes auteurs définissent la supervision comme étant un rapport d’échange : elle permet d’apprendre, d’examiner le travail accompli, (...), d’évaluer les interactions ; elle fournit une aide pour définir les diverses fonctions de l’équipe, exploiter les observations (...). Elle facilite la prise de conscience par l’éducateur de ses propres capacités comme de ses limites, des sentiments qu’il développe tant à l’égard des enfants(97) qu’envers les autres membres du personnel. (...) on est tenté de penser qu’il s’agit d’une sorte de formation “sur le tas”, “en cours d’emploi”, pour des éducateurs débutants ou pas assez qualifiés.(98)

Nous allons maintenant essayer de voir comment nous pourrions organiser une supervision. Je m’appuierai entre autres sur mes expériences personnelles ainsi que sur des recherches théoriques à ce sujet.

C) Organisation de la supervision

Avant de mettre en place ma supervision durant le stage long, j’ai eu la chance de pouvoir interviewer un superviseur qui m’a expliqué que la supervision avait pour objectif de mieux comprendre ce qui se passait dans la relation, discerner, dirions-nous. Elle s’orientait essentiellement sur le (futur) professionnel, la pratique était considérée comme étant un support. C’est ici une première différence avec l’analyse de la pratique : lors de la supervision, il s’agit de mieux comprendre son propre fonctionnement en tant que professionnel, en utilisant des éléments rencontrés dans la pratique. L’analyse de la pratique, nous le verrons tout à l’heure, s’oriente plutôt vers la pratique, vers des situations concrètes.

Il m’expliquait également que la pratique du professionnel était faite de trois domaines. Il citait en premier l’agir, ensuite le ressenti et enfin l’intellect(99). Il me paraît judicieux, afin de mieux comprendre la suite, de développer ces trois éléments constitutifs de la pratique d’un professionnel.

D) L’agir

Cette partie concerne le côté concret, ce que nous faisons. On entend souvent que le monde éducatif ne sait pas exprimer ce qu’il fait et que, si des remarques désagréables(100) étaient faites, c’était à lier au fait que nous ne sachions pas dire ce que nous faisons. Pourtant, nous faisons bien des choses, cela ne peut pas être autrement. À la limite, et pour reprendre les termes d’un formateur en première année de formation, “Rien faire, c’est aussi faire quelque chose ; c’est permettre à l’Autre de faire sans le faire à sa place”.

Ce concret concerne donc la partie visible, factuelle et palpable, de notre profession. Prenons l’exemple des éducateurs en AEMO :

Une fois chargé de la mesure pour un enfant, l’éducateur envoie un courrier aux parents où il énonce qu’il a l’intention de se rendre au domicile de ces derniers, tel jour à telle heure. C’est là un premier élément concret qui permet de parler de ce que nous faisons. Une fois le rendez-vous fixé, l’éducateur arrive au domicile. Il y a, dans la plupart des situations, des entretiens ou des activités qui peuvent s’organiser avec les parents et/ou les enfants. C’est ainsi que j’ai vu une éducatrice aller au secours populaire avec une mère en difficulté financière assez importante pour aller chercher des vêtements. Personnellement, j’ai pu avoir des entretiens réguliers, seul mais aussi accompagné d’un éducateur, avec des parents et enfants.

Nous pensons également aux écrits qui font partie de ce côté pratique. Il y a plusieurs types d’écrits. Là aussi, nous nous arrêtons souvent aux rapports à envoyer au Juge des Enfants, mais il y a plus que ces écrits-là. Il y a notamment l’ensemble des notes prises lors des entretiens mais aussi après ceux-ci.

Permettez-moi de faire ici encore une digression. La prise des notes est différente lorsqu’on les prend pendant l’entretien ou juste après. J’ai pu expérimenter les deux façons, c’est là un avantage de la place des stagiaires : il y a une quantité de travail et de responsabilité qui est moindre par rapport aux salariés. Cela laisse donc de la place et du temps pour essayer différents fonctionnements. Une fois, lors d’un rendez-vous, je suis arrivé au domicile des parents, j’y ai trouvé les parents en difficultés importantes (il s’agissait d’une fausse couche). C’était un entretien difficile, dans le sens où il était chargé en émotions pour les parents, mais aussi parce que les enfants (ils étaient 4) étaient agités autour de nous. Cela ne laissait pas de place pour prendre des notes.

C’est alors, une fois revenu dans la voiture, que j’ai avancé sur la route du retour et que je me suis arrêté dans un petit chemin pour commencer à écrire ce qui c’était passé. Cette manière d’écrire était tout à fait différente qu’une prise de notes lors des entretiens, “sur le champ”. Je souligne ici également un excellent moyen pour prendre de la distance par rapport à ces situations difficiles que nous pouvons rencontrer dans ce cadre. Il s’agit d’une distance non seulement affective dans le sens où l’on rationalise ce qui s’est passé, mais également une distance qui permet de réduire le risque de se laisser hanter par de telles situations, notamment dans sa vie privée.

Tout cela pour dire qu’il y a différentes manières d’écrire et cette action d’écrire fait partie de ce qui nous occupe ici : la dimension concrète de notre pratique. Nous ne nous sommes pas écartés de la supervision, puisque l’écrit est en fait un moyen de faire une supervision. À travers nos écrits, nous prenons une distance par rapport à ce qui s’est passé. Nous mettons des mots sur ces événements et ces mots sont mis sur papier. Nous pouvons y revenir ultérieurement lors d’une relecture des notes afin de revoir comment nous avons décrit cette situation mais aussi comment nous l’avons vécue. Ce qui m’a frappé, c’est que, lorsque j’écrivais après un entretien, dans la voiture, il y avait beaucoup de questionnements et de ressentis. Il fallait les reprendre une autre fois pour en faire une relecture “à tête reposée"”. Ces écrits pouvaient également être repris dans des séances de supervision ou d’analyse de la pratique. Je crois qu’ils peuvent indiquer une certaine sensibilité ou des fixations sur certains aspects de la vie familiale tout en négligeant d’autres dimensions. C’est une manière pour autrement comprendre sa pratique, pour l’analyser et mieux la discerner en profondeur.

Personnellement, si j’ai choisi la supervision, avec la psychologue du service, c’est parce qu’il me semble que je n’ai pas les compétences suffisantes pour avoir un regard critique sur ce que je fais. En tant que stagiaire, ou même jeune professionnel, il est important d’accepter que d’autres aient un regard sur ce qu’on peut faire. C’est du reste ce que disait A. dans l’interview ajoutée en annexe : “Il faut également accepter le regard critique de l’autre. Ce regard peut m’aider à autrement réfléchir, il provoque une rupture dans la continuité de ma propre pensée."” Mais aussi D., en parlant du conflit : “Pour casser le conflit, il faut être ouvert au dialogue.” Enfin, cette nécessité d’être ouvert au regard externe est présente de manière explicitée ou plutôt en filigrane dans toutes les interviews que j’ai pu mener.

S’il est possible, pour revenir directement sur la dimension concrète de notre profession, de remplir des pages sur les écrits, il est beaucoup plus difficile de décrire ce qui se passe ou ce que l’on fait chez la famille. C’est tellement singulier, chaque situation est unique et, personnellement tout au moins, il m’est donc difficile d’en tirer des généralités sans perdre la dimension concrète ou singulière (ce qui en fait un exemple pour illustrer un principe ou pour mieux expliquer une idée).

E) Le ressenti

Cette seconde dimension de notre pratique concerne tout ce que peut nous renvoyer, instantanément ou a posteriori, l’agir que nous venons de développer ci-dessus. Il est important de considérer et de s’intéresser à ce que nous pouvons ressentir. Personnellement, je dirais que c’est là un des endroits où se situe la richesse de notre métier, dans le sens où nous acquérons du discernement dans notre propre fonctionnement et peut-être dans celui de l’Autre également. En même temps, c’est peut-être ici que nous pouvons parler, comme nous l’a expliqué le psychanalyste, de réparation de soi grâce à l’Autre(101). Toutefois, en pensant encore à ce qu’a dit D., il faut être conscient de cette réparation, elle n’est pas forcément condamnable(102), mais il faut y répondre ailleurs que dans notre pratique.

Un auteur contemporain a dit la chose suivante :

L’angoisse est peut-être la réponse à la plupart des comportements des êtres humains. Elle répond à la question : pourquoi est-ce que je fais cela, pourquoi je ne fais pas cela ? Elle est inévitable, mais plus encore, les gens se sentent attirés par elle. Ils ont besoin de temps en temps de sentir qu’ils souffrent, d’éprouver la sensation de l’effroi. L’angoisse est un moyen de ressentir quelque chose de réel dans un monde dont nous savons qu’il est presque complètement faux.(103)

Si l’angoisse est le moteur de ce que nous faisons, cela mérite d’être questionné. D’autant plus s’il s’agit d’un cadre où nous intervenons professionnellement et où il s’agit d’accompagner l’Autre. Je crois qu’il serait alors opportun d’être un minimum au clair avec soi-même sur la question des angoisses puisque celles-ci peuvent limiter notre compréhension de ce qui se passe chez l’Autre.

Le Dictionnaire de la psychanalyse définit l’angoisse de la manière suivante : “Affect de déplaisir plus ou moins intense qui se manifeste à la place d’un sentiment inconscient chez un sujet dans l’attente de quelque chose qu’il ne peut nommer.

Nous pouvons en déduire que l’angoisse concerne l’individu lui-même et n’exprime quelque chose que sur cet individu. “Quand les gens ne peuvent pas contrôler des pensées non désirées, il continuent à revivre l’évènement traumatisant.(104) C’est bien à cause de cela qu’il faut tenter d’y répondre, puisque cette angoisse influe forcément sur notre perception des choses, notamment dans notre pratique éducative. Toutefois, dans notre pratique, nous sommes censés travailler avec l’Autre et il serait inapproprié d’aller chez l’Autre avec pour objectif de régler cette angoisse. Je pense que l’on ne peut pas entièrement exclure cette réparation, qu’elle est agissante malgré nous, ceci entre autres puisqu’elle est inconsciente et que l’inconscient ne se maîtrise pas.

Dans notre pratique, comme il a déjà été dit précédemment, il faut que le professionnel se décentre de lui-même afin d’être disponible pour l’Autre. Dans ce sens, la question des angoisses éventuellement présentes dans nos relations avec des familles en AEMO peut faire l’objet d’une réflexion dans le cadre de la supervision.

Il nous semble que le ressenti ne concerne pas seulement l’angoisse. Il y a là également des aspects plus conscients : nous pensons notamment au plaisir éprouvé lors d’une activité avec des enfants mais aussi au stress précédent une audience chez le magistrat. Tous ces éléments participent également à la construction de notre pratique et il faut en être conscient afin qu’ils n’engendrent pas une cécité (plus ou moins partielle) dans notre pratique.

F) L’intellect

Cette dernière dimension est également très importante. Elle concerne la manière dont nous pensons notre métier. Qu’est-ce que signifie “penser son métier” ? (On m’a régulièrement répété que les éducateurs avaient un langage à part et incompréhensible !) Nous faisons référence à la manière dont nous réagissons par rapport à ce que nous faisons et ressentons. Prenons l’exemple du ressenti ci-dessus : il y a un moment où j’éprouve une certaine satisfaction pendant que je discute avec des parents. Cette satisfaction est reliée aux progrès que ceux-ci ont pu faire, aux changements positifs qui ont eu lieu depuis qu’il y a une mesure d’AEMO.

Le fait de relier cette satisfaction aux changements de la famille, de créer un lien, de causalité ou pas, fait partie de cette dernière dimension. On pourrait dire qu’il s’agit de rationaliser notre pratique et, en effet, de faire des associations entre divers éléments de nature éventuellement diverse.

L’intellect concerne également toutes les stratégies que nous construisons pour mieux aider ou accompagner l’Autre. Ce dernier pilier de notre pratique, selon cette lecture des choses, est également une distanciation par rapport à ce qui se passe. Nous avons parlé tout à l’heure des écrits pendant et après les entretiens. L’action d’écrire se situerait dans le concret, dans l’agir, mais le contenu de ce que nous pouvons écrire se situe dans l’intellect(105). Il s’agit en fait d’une relecture de ce qui vient de se passer et de nos ressentis pour établir des liens et pour resituer ceci dans l’historique de notre relation avec l’Autre mais aussi pour envisager le futur (c’est ici la construction des stratégies).

G) Les limites de ces trois éléments de notre pratique

Comme toute chose, les dimensions que nous venons d’aborder ci-dessus ont leur limite et leur perversion. Avant de poursuivre, il faut dire que l’agir, le ressenti et l’intellect sont intimement liés et interactifs. La manière dont je ressens les choses influence la manière dont je vais agir et rationaliser. Il serait abusif de faire ici une analogie avec les trois registres de Lacan, registres reliés borroméennement. Toutefois, il faut dire que la suppression, l’absence ou une trop grande importance accordée à une dimension particulière constituerait non seulement un danger pour l’Autre mais aussi une pratique qui deviendrait perverse(106).

C’est ce que nous proposons de développer dans ce sous-chapitre.

Un éducateur qui ne travaillerait qu’avec la dimension concrète, palpable et factuelle, serait continuellement dans le passage à l’acte. Nous avons déjà souligné que ce fonctionnement est impossible mais nous caricaturons les choses afin de mieux expliquer les limites. On entend parfois certains éducateurs dire qu’au lieu de penser et de réfléchir, il serait plus opportun de faire des choses. Ils ont raison dans certaines situations, mais agir à tout prix nous parait préjudiciable pour l’Autre. J’aurais même tendance à dire que réfléchir, c’est aussi une manière d’agir. Après, il s’agit d’attendre, de provoquer ou de permettre le Kairos dont nous avons parlé précédemment.

Lors du second stage de découverte, dans l’A.P.S.A.H., il fallait mettre en place un projet pour les résidents. Pour ce faire, j’avais proposé plusieurs choses, sans forcément être capable de leur donner un sens ou des objectifs. Nous touchons du doigt la limite de l’agir : faire quelque chose parce qu’il y a une commande externe nous semble pervers. Toute l’attention est ici fixée sur le concret, sur ce qui fonctionne, sur l’acte ou ce qui se voit. Bien sûr, cela peut rassurer : “Regardez, je suis tout le temps occupé, je fais énormément de choses avec les résidents ... je suis un bon professionnel.” Et, il nous semble, mais nous pouvons nous tromper, que ce fonctionnement cache une profonde incertitude et là aussi nous ne sommes pas loin de la toute puissance...

Certains appellent cette manière de fonctionner de l’“activisme” ou “exécuter un programme”. Peu importe de quelle manière nous désignons ceci, le tout est de comprendre ce qui se passe réellement ... et nous espérons être clairs.

Nous venons donc de comprendre les limites de l’agir ; concentrons-nous maintenant sur le ressenti avec le danger d’une trop grande importance accordée à celui-ci. Comme nous l’avons dit plus haut, le ressenti concerne tout ce qui est éprouvé lors de notre pratique. On entend souvent dire du reste qu’il faut maîtriser ses affects et leur donner une juste place par rapport à tout le reste. Ceci est vrai dans le sens où le ressenti est à équilibrer avec l’agir et l’intellect.

Pour ne simplement que citer d’autres dangers d’un ressenti trop envahissant, nous pouvons penser à la séduction, l’éducateur qui se laisse séduire, manipuler, par un discours que tiennent certains parents. Ce professionnel peut également se laisser aveugler par des éléments qui “résonnent”, qui font écho en lui. Finalement, nous pouvons penser à l’éblouissement lié aux éléments très concrets, nous pensons à des bleus par exemple. Là aussi, je pense à l’exemple de I., le fils de madame M., avec tous les bleus sur sa tête. Là, on ne peut pas ne rien ressentir et on n’est pas capable de relativiser cela sur le moment. Toutefois, puisque j’étais sensé agir en tant que professionnel après, pour accompagner les parents vers des améliorations, je devais transcender ceci, chose qui était loin d’être facile.

Enfin, la limite de l’intellect est peut-être plus facile à expliquer pour moi, puisque j’étais confronté à cette question tout au long de cette formation. Un éducateur qui ne fonctionne qu’essentiellement avec son intellect, celui qui rationalise toute chose, n’est pas non plus capable de certaines formes d’empathie ou, et c’est le cas pour moi-même, il peut avoir des difficultés dans la communication non verbale. Notamment sur la question des ressentis, il est très difficile pour cette personne de s’imaginer ce que peut ressentir l’Autre, que ce soient les parents ou ses collègues ou autres. Tout passe par le filtre de la rationalisation ; il y a un besoin de définir, de mettre des mots pour comprendre, de discerner les éventuels liens de causalité mais aussi d’accorder une très grande importance aux choix que fait l’Autre, à l’écoute, à la non prédétermination des entretiens. Ce côté rationnel permet d’avancer certes, mais c’est aussi un handicap, puisque l’imaginaire n’y est que très peu présent.

Ainsi, nous avons fait le tour de la supervision selon cette approche particulière. Nous avons vu les limites de ce moyen qui en est un parmi d’autres, comme l’a dit le sociologue lors de l’interview : “De toutes les manières, il est absolument nécessaire d’être ouvert à tous les moyens. Si on utilise un seul moyen, le risque est très élevé qu’on le pervertisse.

2.) Supervision – Analyse de la pratique

Nous entendons régulièrement parler de l’analyse de la pratique dans le milieu de l’éducation spécialisée mais relativement peu de supervision. Nous allons tenter ici, brièvement, d’expliquer la différence fondamentale entre ces deux notions.

Comme nous l’avons vu ci-dessus, la supervision est une démarche individuelle qui a pour objectif d’acquérir du discernement dans sa propre pratique. La supervision est une sorte de “psychanalyse du professionnel”, dans le but de mieux comprendre ce qui, chez le professionnel, est actif pendant qu’il est en relation avec l’Autre. Ce n’est pas une thérapie personnelle, comprenons-nous bien. Cette “psychanalyse du professionnel” ne concerne que des situations rencontrées dans le cadre de la profession. Elle peut soulever d’autres problématiques personnelles qu’il conviendra d’aborder dans un autre cadre.

L’analyse de la pratique, selon notre point de vue, est moins centrée sur le professionnel mais beaucoup plus sur la pratique, sur le concret. Pour en avoir discuté, autant avec des professionnels qu’avec des étudiants et des formateurs, il me semble que les objectifs ne sont pas très clairs en général. Certains disent qu’il s’agit de mettre du sens dans ce que l’éducateur entreprend, d’autres parlent de conditions nécessaires pour mettre en place de l’analyse de la pratique (notamment la confiance, la libre expression, le non jugement, ...).

Pour nous, le fait de vouloir mettre du sens dans nos comportements, peut être une conséquence de l’analyse de la pratique. Ce n’est pas sa visée primaire mais bien une conséquence. Il nous semble que l’objectif de cet outil qu’est l’analyse de la pratique est, à l’instar de la supervision, une acquisition de discernement dans des situations concrètes. Selon nous, selon moi, l’analyse de la pratique doit servir à analyser des pratiques, c’est-à-dire à décomposer les différents éléments afin d’interroger la nature du lien qui les unit. Il s’agit de comprendre ce qui s’est passé afin d’être un peu plus armé pour la prochaine fois où une situation similaire a lieu. Car, nous le savons bien, aucune situation ne se répétera deux fois de la même manière, c’est une illusion. Toutefois, avec ce discernement acquis, grâce au regard des collègues et/ou d’un intervenant extérieur, nous pouvons réussir à avoir une autre lecture de la situation, à mieux comprendre notre pratique.

L’analyse de la pratique utilise des situations concrètes, vécues, passées. Il est difficile d’analyser des situations futures. En revanche, avec le discernement acquis à travers l’analyse des situations passées, nous pouvons peut-être agir autrement ou élaborer d’autres stratégies dans le futur. L’analyse de la pratique est ainsi axée, focalisée sur les cas concrets, sur la pratique, alors que la supervision se concentre sur le professionnel et sur sa perception de sa pratique. Des situations concrètes peuvent servir de support à la supervision, mais il s’agira toujours d’analyser les comportements, les attitudes, les réactions (...) du professionnel dans ladite situation.

Finalement, j’ai pu participer et m’impliquer dans ces deux moyens, la supervision et l’analyse de la pratique, durant mon stage long. J’ai tiré plus de bénéfices dans la supervision, où il y avait un nombre beaucoup plus réduit de participants. Le nombre influe quand même sur la manière dont nous pouvons parler des choses.

Je pense, et c’est ici une opinion personnelle, qu’une supervision, au moins durant les premières années de travail, est mieux appropriée dans le sens où elle permet de trouver des repères ainsi qu’un discernement dans son fonctionnement personnel.

3.) Conclusion

Avec le recul maintenant, la mise en place d’une supervision m’a permis d’acquérir du discernement par rapport à ma pratique. En effet, je comprends un peu mieux les difficultés qui peuvent se présenter à moi (je pense notamment à l’imaginaire et au ressenti qui me sont encore difficiles), ce qui me permet d’y travailler. C’était bien cela l’objectif de ma supervision : acquérir du discernement dans ma pratique de la relation à l’Autre. De toute manière, lorsque j’ai demandé à la psychologue si elle pouvait accepter ma demande de supervision, elle m’a répondu après quelques secondes de silence : “OK, je veux bien être ta superviseuse … mais jamais je ne serai ta super-visseuse !”

Simplement, pour conclure, il me semble que la supervision permet de parler de sa pratique, de son ressenti par rapport à la pratique, par rapport à l’équipe, et c’est ainsi que cela permet de fonder des bases solides pour pouvoir s’y appuyer ultérieurement. Il me semble que Michel Lemay exprime à peu près la même idée en dissociant la supervision de la thérapie personnelle :

La supervision n’est pas similaire à l’entretien psychothérapique ; le superviseur situe ses interprétations au niveau des faits et sur le plan de la réalité, ce qui exclut tout d’abord des processus inconscients ayant pu amener l’éducateur à se comporter de telle ou telle manière. La supervision vise essentiellement à faire réfléchir sur le déroulement de l’action éducative : attitudes de l’éducateur, réponses de l’enfant, vie du groupe, activités, etc., ce qui suppose de reconnaître ses propres résonances émotionnelles car une telle réflexion (est) rendue difficile par suite de la continuelle implication de l’éducateur. L’entretien de supervision lui permet d’adopter une position de recul qui l’amène à mieux se découvrir face et dans son groupe. En outre le retentissement émotionnel par rapport aux collègues et à l’autorité administrative va pouvoir être verbalisé dans la mesure où le superviseur ne fait directement partie de l’équipe de travail. Si la supervision aide l’éducateur à opérer des prises de conscience et à mieux utiliser ses propres ressources, elle peut aussi remplir, si nécessaire, une fonction de soutien.”(107)

 

Conclusion générale

Ce travail m’a permis de mener une réflexion en profondeur sur la manière dont l’éducateur agit et se conduit dans la relation à l’Autre. Nous avons abordé la question du pouvoir sur l’Autre, surtout dans le cadre du milieu ouvert, et nous avons tenté de proposer une explication de cette illusion de toute puissance. À la genèse de cette partie théorique, j’ai commencé par faire des interviews, ajoutées en annexe. L’ensemble des informations ainsi recueillies constitue la base de ma réflexion.

Dans la partie concernant mes expériences cliniques, j’ai essayé de décrire ma manière de pratiquer et de me conduire envers l’Autre. J’ai tenté d’analyser, à l’aide de différentes situations vécues et d’éléments théoriques, ce qui se passait et pourquoi cela se passait ainsi. J’ai finalement cherché ce qu’il conviendrait de faire pour changer là où il y a nécessité de changement. Enfin, dans la dernière partie concernant les propositions, j’ai abordé la supervision et l’analyse de la pratique qui constituent des espaces de réflexion sur soi et sur sa pratique. Il me semble, et je le redis ici, que si nous ne souhaitons pas “tomber” dans le piège de l’abus du pouvoir, il faut se munir de moyens pour limiter ces risques. Un des éléments principaux est d’accepter le regard externe, ce qui est, entre autres, le cas dans la supervision et l’analyse de la pratique.

Après avoir écrit tout ce qui vient de précéder, c’est comme si j’avais fait un bilan plus ou moins complet de ma formation d’éducateur spécialisé. Il faut le préciser ici, ce bilan a pu être fait aussi grâce aux autres travaux dont certains font partie du dossier final. Là où je veux en venir, c’est que je me rends compte que ces trois années m’ont permis d’enclencher un processus d’apprentissage, qui me permettra d’avancer sur mon chemin. Je ne considère pas le diplôme comme une finalité ; il légitime une certaine capacité à travailler en tant qu’éducateur spécialisé, mais il ne signifie pas, pour moi, qu’il n’y a plus à parfaire ou à améliorer. Mais c’est là un point de vue éthique, un désir ... je suis très conscient que ce n’est peut-être pas aussi simple que cela. L’humilité doit toujours s’apprendre mais n’est jamais acquise.

Je voudrais exprimer également ma reconnaissance envers les formateurs de l’école avec qui j’ai pu enclencher ce processus de formation et, ainsi, acquérir un certain nombre de connaissances. Merci de m’avoir entraîné à travailler dans la complexité des situations rencontrées sur le terrain. Je remercie également les professionnels qui m’ont accueilli parmi eux et qui ont participé à ma formation. Ce n’était pas toujours facile (n’est-ce pas ?), notamment quand il y avait des choses que je ne comprenais pas et dont j’avais le désir de discuter. Merci de m’avoir écouté et répondu. Merci de votre patience et de votre investissement à tous les niveaux. Finalement, je voudrais remercier les personnes que j’ai eu la chance d’interviewer. Merci, car la base de toute cette réflexion est construite sur vos propos et sur vos apports. Je pense ici aux personnes dont l’interview est transcrite en annexe, mais aussi à toutes les personnes avec qui j’ai pu m’entretenir sur le sujet de la toute puissance. Dans ce cadre, je pense aux accompagnateurs de mémoire avec qui j’ai passé beaucoup de temps à réfléchir ensemble, merci pour tout le temps que vous m’avez accordé. Je pense également à ma (future) femme qui a dû accepter des heures et des heures de solitude, mais qui m’a toujours soutenu dans ce travail difficile.

Merci à chacun d’entre vous !

Jefta Compaijen

 
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Lexique

A.E.M.O. : Action Educative en Milieu Ouvert. Mesure d’assistance éducative prévue dans l’article 375 du Code Civil.

A.P.S.A.H. : Association pour la Promotion Sociale des Aveugles et Autres Handicapés. Le foyer d’hébergement, où s’est déroulé mon stage, était constitué d’un internant pour des personnes travaillant au CAT et d’une section occupationnelle constituée de personnes ne pouvant plus travailler à cause de l’âge et/ou d’un handicap (surdité, cécité ou mental).

A.S.E. : Aide Sociale à l’Enfance.

C.A.T. : Centre d’Aide par le Travail.

C.I.P.P.A. : Cycle d’Insertion Professionnelle Par Activité.

D.I.S.S.D. : Direction des Interventions Sociales et de la Solidarité Départementale.

I.M.E. : Institut Médico-Educatif, structure accueillant des jeunes avec un handicap mental ou physique.

U.P.I. : Unité Pédagogique d’Intégration, dispositif de l’éducation nationale mis en place afin de favoriser l’intégration dans le milieu scolaire classique des jeunes de 11 à 16 ans ayant un handicap (mental ou sensoriel) ou une maladie invalidante.

U.T.A.S. : Unité Territoriale d’Action Sociale.

 
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Bibliographie

ARENDT Hannah, La crise de la culture, Gallimard, 1972.
AUSLOOS Guy, La compétence des familles, Temps, chaos, processus, Érès, 2002.
BANDURA Albert, Auto-efficacité, Le sentiment d’efficacité personnelle, De Boeck, janvier 2003.
CAPUL Maurice et LEMAY Michel, De l’éducation spécialisée, Érès, 2002.
GAVARINI Laurence et PETITOT Françoise, La fabrique de l’enfant maltraité, Un nouveau regard sur l’enfant et la famille, Érès, 2001.
GRUNBERG Arnon, Douleur Fantôme, Plon, 2003.
HORA Thomas, Tao, Zen and existential Psychotherapy, Psychologia, 1959.
LEMAY Michel, J’ai mal à ma mère, Fleurus, 1993.
MEIRIEU Philippe, Le choix d’éduquer, éthique et pédagogie, ESF, 1997.
NIETZSCHE Friedrich, Par Delà le Bien et le Mal, Livre de poche.
NIETZSCHE Friedrich, La Généalogie de la Morale, Livre de Poche.
ROBINSON Bernard, Psychologie clinique, De l’initiation à la recherche, De Boeck, novembre 2003.
Service AEMO, La Notion de Danger en Travail Social, représentations, évolutions, 1988.
WATZLAWICK Paul, Une logique de la communication, Le Seuil, 1972.
WATZLAWICK Paul, L’invention de la réalité, Contributions au constructivisme, Le Seuil, 1985.

 
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Annexe : Les interviews

Introduction

Les questions ont été préparées à l’avance pour chaque entretien. Il s’agissait de questions ouvertes mais ayant une fonction de support pour l’entretien, en cas de “blancs” par exemple. J’ai utilisé les mêmes questions pour tous les éducateurs ; pour les autres courants théoriques, il s’agissait de questions adaptées à leur approche.

1.) Interview de A., éducatrice dans un foyer éducatif

Cette éducatrice travaille depuis plus de vingt ans dans ce foyer pour filles (de 11 à 21 ans). Actuellement, elle occupe un poste où elle accompagne des jeunes majeures.

Pour définir la toute puissance, A. commence par dire qu’il y a deux niveaux : la toute puissance entre collègues et la toute puissance avec les usagers. Il s’agit d’un autoritarisme(108) : “C’est moi qui décide et je ne tiens pas compte des autres”. L’autorité est nécessaire, pense-t-elle, notamment pour favoriser l’apprentissage des repères. L’autoritarisme, en revanche, consiste à imposer son idée. La contradiction n’y est pas possible. Elle se pose en effet la question : “Comment le jeune peut-il s’autonomiser alors qu’il ne peut pas exprimer son propre avis ?

Pour A., la toute puissance s’inscrit également dans le temps et dans une continuité. Elle pense par exemple aux jeunes qui peuvent manifester des attitudes de toute puissance. Elle dira : “Ces jeunes qui pensent qu’ils peuvent tout faire et qui se croient invincibles suite à une éducation manquée. Ils imposent leur loi et certains agissent en tant que leader négatif.”

Lorsque je l’interroge sur le sens de la toute puissance et sur ses objectifs, il s’agirait pour elle d’un mécanisme de défense. Ce serait un manque de regard critique sur soi, peut-être un manque d’assurance. “Les convictions sont nécessaires mais la toute puissance ne l’est sûrement pas. Il y a une nécessité de savoir revenir sur des situations difficiles et de reconnaître ses erreurs. La toute puissance, bien au contraire, serait un enfermement dans sa tête, une fragilité cachée et une carapace.

Il est possible que l’on manifeste une attitude toute puissante par rapport à certains sujets qui nous sont particulièrement difficiles. A. me cite un exemple : la gestion de l’argent à laquelle elle a été sensible. Elle finira par conclure : “Si on est tout puissant dans un domaine, c’est qu’il y a autre chose ailleurs.

Concernant la question des conséquences de la toute puissance sur les jeunes filles majeures, cette professionnelle dira tout simplement : “C’est la dictature. C’est bien pour cela que la toute puissance est désastreuse par rapport aux filles qui sont, de fait, dans l’opposition.” Cette attitude engendrerait surtout une rébellion car la toute puissance est insupportable pour elles. L’adolescent ne reconnaît plus le cadre que l’éducateur est censé lui offrir.

Si la jeune se la fait boucler et est empêchée de s’exprimer, alors on l’empêche de vivre. Les conséquences en seront dramatiques : humiliation, soumission. Les jeunes vont se mouler ou alors ce sera la révolte. Entre les deux, il n’y a pas de porte de sortie et il est impossible d’en faire des adultes.

L’auto-victimisation continuelle serait également une forme de toute puissance dans le sens où la victime, pour demeurer dans sa position de victime, doit imposer sa vision des choses.

Comment lutter contre la toute puissance ?

Il est important de faire un travail permanant sur soi. Elle le redit encore : “Il faut savoir revenir sur ce qui s’est passé et pour cela il faut savoir l’accepter. Il faut également accepter le regard critique de l’autre. Ce regard peut m’aider à réfléchir autrement, il provoque une rupture dans la continuité de ma propre pensée.

Ceci nécessite toutefois une stabilité interne capable d’assumer ce regard. “Il y a un noyau”, dit-elle,en parlant de la personnalité de chacun, “mais tout le reste va obligatoirement changer.

Pour un jeune professionnel, il est important d’accepter le travail en équipe et de revoir ses certitudes. Ceci implique un dialogue ouvert et continu. “Toutefois, la toute puissance de l’équipe peut provoquer une (contre-) toute puissance individuelle. La lutte peut aussi passer par la formation, par le fait d’aller voir ailleurs. Il faut trouver un échappatoire pour prendre du recul et pour apprendre à voir ce qui se passe.

2.) Interview de B., éducateur dans un foyer d’hébergement

Ce professionnel travaille auprès de personnes qualifiées de “déficientes intellectuelles” dans un foyer d’hébergement dans la ville de Limoges. Cette population, à côté de ce premier handicap, est également confrontée à d’autres types de déficiences (sensorielles en l’occurrence). Il travaille dans cette institution depuis environ six ans.

Pour définir la toute puissance, il dira que c’est “l’abus de la supériorité imaginaire de l’éduquant sur l’éduqué ou de la hiérarchie sur l’employé. Il peut s’agir d’un abus conscient ou inconscient”. Il continue de préciser sa pensée : “On s’imagine supérieur, nous sommes les chefs par rapport à ces pauvres petits handicapés. On se croit les cow-boys parce qu’on détient le savoir qui, en fait, est tout petit. Et ce savoir n’est rien parce que ce ne sont pas trois ans qui vont faire que nous sachons tout.

Il continue de s’interroger : “Est-ce que la toute puissance ne puise pas ses origines dans la petite enfance ? Le bébé, lorsqu’il pleure, fait venir sa mère. C’est une manière d’exercer un pouvoir sur quelqu’un d’autre. Chaque adulte ne serait-il pas ainsi voué à la toute puissance ?” Il le traduit aussi concrètement : “le maçon se croit supérieur au manœuvr e; le manœuvre se croit supérieur par rapport à celui qui n’a pas d’emploi, etc.

Pour analyser ces paroles, la toute puissance serait ainsi reliée à un statut, à un acquis ? B. : “C’est parce qu’on est délégué du personnel qu’on se croit tout puissant. On s’y croit parce qu’on a un statut, ce statut légitimerait la toute puissance dans le sens où l’on croit qu’on a besoin de nous. L’institution ne peut pas se passer de nous.”

On serait aussi tout puissant “parce que cela nous arrange et quand on veut l’être”. Il prend l’exemple de la référence des résidents du foyer (qui ont de 52 à 78 ans). Avoir la référence de ces personnes signifie gérer leur budget, s’occuper de leurs papiers administratifs, etc. “On s’octroie le pouvoir de dire non, de refuser... La tentative d’abuser de cette référence est permanente et certains succombent parfois.”

Aussi me dit-il qu’il serait opportun d’interroger directement les résidents pour savoir comment ils perçoivent cela. “Quand ils nous appellent “chef”... c’est pas de la toute puissance cela aussi ?

À quoi sert la toute puissance ? Quelle est son utilité ?

Elle engendre un sentiment de supériorité, de fierté. On pense avoir réussi. On pense avoir du savoir ; ce n’est quand même pas rien ! J’ai une place dans la société parce que j’apprends aux autres ! C’est de la satisfaction personnelle.

Il poursuit en disant que la toute puissance est une façon d’exister, une forme de reconnaissance personnelle. C’est aussi une manière de bien s’ancrer dans un système qui le permet. “Non seulement on se l’octroie, mais elle nous est permise aussi ... quoi qu’avec la loi 2002-2 elle commence à être remise en cause.” Cette loi oblige à avancer(109). Quand on avance, on se rend compte de ses limites.

La toute puissance ne serait pas une fuite, ce serait “un cocon dans lequel on s’enferme. On s’y réconforte et on ne veut pas en sortir. C’est comme dans le ventre de la mère, il faut accoucher pour en sortir et quitter cette sécurité, ça fait mal. Ce serait une fuite, non pas par rapport à l’Autre, mais par rapport à soi-même, une fuite de la reconnaissance de ses propres incapacités.” La toute puissance serait fragile également parce qu’on exclut d’office toute attaque, c’est une défense continuelle.

Les bénéfices de la toute puissance se situeraient essentiellement à cet endroit : “l’évitement de la remise en question et de la possibilité que l’autre souligne mes incompétences et donc ma carapace.”

Les conséquences sur la personne subissant la toute puissance seraient, en premier lieu, un sentiment d’infériorité. Ceci dit, la toute puissance est forcément interactive. Pour illustrer cela, B. cite encore l’exemple de la référence des résidents : “Quand un résident demande quelque chose à son éduc référent et que la réponse ne lui convient pas, certains auront tendance à passer par-dessus en allant voir la direction. Celle-ci agrée sa demande (parfois), sans solliciter l’équipe éducative(110). Le résident revient alors voir l’éducateur en lui disant qu’il a obtenu ce qu’il voulait. Bref, le rapport de pouvoir et de supériorité s’est inversé.”

B. ajoute que, pour se protéger de la toute puissance, il faut premièrement accepter le dialogue qui favorise une prise de conscience. B. insiste sur ce point : “il faut prendre conscience que nous sommes (parfois) dans une toute puissance. Ceci dit, pour en prendre conscience, il faut réfléchir et y être sensibilisé.”

Comme il le dit, “La lutte passe forcément par le dialogue ; or, aujourd’hui, la communication est devenue une illusion. Pour communiquer, il faut réfléchir et les gens ne réfléchissent plus. Ils sont trop occupés avec des choses futiles : les courses, les gamins, la télé, .... C’est donc le choix de la facilité...

Pour terminer, il souligne également la possibilité d’aller en formation. “Le fait d’aller en formation, dit-il, c’est aussi reconnaître que l’on n’a pas fini d’apprendre. Ainsi, se former s’est se respecter soi-même et respecter l’autre, chose qui n’existe pas dans la toute puissance.

3.) Interview de D., éducatrice dans un service AEMO

Cette éducatrice travaille depuis plusieurs années, à mi-temps, dans le milieu ouvert. Il s’agit des mesures judiciaires d’assistance éducative. Elle intervient chez les familles, à domicile.

La toute puissance se trouve, pour elle aussi, dans le fait d’“imposer son point de vue et sa manière de voir les choses, ses décisions. Le fait d’avoir des savoirs n’est pas une garantie contre la toute puissance.” On pourrait en effet supposer l’inverse, Socrate l’a très bien exprimé du reste : “Je sais, et je le sais bien, que je ne sais rien”. Pour autrement illustrer la question du savoir lié à la toute puissance, il existe un proverbe français ... tout simplement merveilleux : “L’instruction c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale.

On retrouve toute cette problématique également dans le travail en milieu ouvert, dit-elle, c’est notamment le cas des parents face aux spécialistes. Les parents sont les personnes qui connaissent leurs enfants mieux que quiconque, c’est une partie d’eux-mêmes. Les spécialistes en revanche ont des connaissances certes, mais ils ont à établir un lien entre celles-ci et la personne. Il se peut que certains parents se sentent incompétents, ou sont déclarés par le spécialiste comme tels, dans certaines situations avec leur enfant.

Dans la toute puissance, dans le cadre du milieu ouvert, précise-t-elle, il y a une notion de pouvoir lié aux représentations antérieures des familles qui, elles, sont de toute manière dans une position de victime.” La famille n’a pas le choix ; puisqu’il s’agit d’une mesure d’AEMO judiciaire, puisqu’il y a eu des audiences (des convocations donc), il y a une notion de pouvoir qui est présente, de fait.

Les connaissances sont nécessaires pour appréhender, professionnellement, la complexité. On n’apprend pas la complexité, en revanche, on peut essayer de mieux la comprendre, notamment grâce aux connaissances. D. le souligne fortement, les connaissances doivent servir à la compréhension de notre approche de la famille. Le savoir devrait engendrer une certaine flexibilité mentale qui permet d’écouter les parents et l’enfant. Or, dans la toute puissance, il y a une crispation, une crispation qui ne laisse pas la place à l’Autre.

Cette éducatrice spécialisée explique différemment l’objectif de la toute puissance : elle la relie à une quête de soi. Plus exactement, elle le dit de la manière suivante : “La toute puissance est un épiphénomène de la quête de soi. Quand on est dans cette recherche-là, on résiste à se trouver.

Les conséquences de la toute puissance sur les familles sont, entre autres, des cristallisations et des renforcements des défenses familiales. Il n’y a, dans la toute puissance, pas la place à la parole de l’Autre. Ainsi, il n’est pas possible d’élaborer des choses, puisque l’élaboration se fait dans l’interaction.

Si l’on se situe dans un fonctionnement tout puissant, le risque est élevé “de ne fonctionner que dans le conflit. Pour casser le conflit il faut être ouvert au dialogue. La toute puissance au contraire, favorise la répétition de la fuite et de l’échec des familles, qui ne sont que les conséquences du conflit...

En fait, la toute puissance est une forme d’impuissance, c’est une manière de cacher ses incapacités. Elle le dira d’une autre manière, non moins claire : “Plus on hurle fort, moins il se passe des choses.

Comme les deux éducateurs précédents, D. souligne que, pour limiter le risque de la toute puissance, il peut être utile d’aller en formation. “L’acquisition des connaissances permet d’agir dans les relations sociales complexes. Il est, selon elle, également très important de ne pas rester dans la relation duelle. Pour ceci, il faut trianguler la relation : sujet-éducateur-demande institutionnelle.

Il est essentiel de sortir de la quête de soi. Il y a un travail sur soi à faire mais pas lorsqu’on est présent chez les familles. De plus, il faut dissocier ce type de travail de la relation éducative. Ce travail peut se faire dans le cadre de l’analyse de la pratique ou des supervisions. Il s’agit d’être ouvert au regard de l’Autre.

Elle conclut par la remarque suivante : “Chercher, c’est agir et agir, c’est souffrir ; agir, c’est changer et changer, c’est souffrir”.

4.) Interview d’éducateurs formés à la systémie

Ces deux éducateurs travaillent dans le même service que D. mais leur technique est différente. En effet, depuis le début des années 1980, ils se sont formés à la systémie. En interrogeant leur vision de la toute puissance, je voulais, s’il y avait lieu, mettre en évidence la différence de leur perception de la toute puissance.

En effet, leur fonctionnement n’est pas identique à celui des éducateurs cités précédemment. Ce fonctionnement a déjà été décrit ailleurs(111) et je m’arrêterai simplement à souligner l’enregistrement systématique des entretiens ainsi que l’observation indirecte par son collègue. Je pense qu’on peut parler ici d’un regard externe très présent et d’une possibilité de feedback qui ne l’est pas moins. Il faut également préciser que j’ai interviewé ces deux personnes à la fois.

La première définit la toute puissance comme “totalitarisme”, c’est-à-dire comme “une pensée fermée qui ne prend pas en compte le point de vu de l’autre. En fait, il s’agit d’une projection de nos présupposés, de nos dogmes. La toute puissance est absolument étanche à tout ce qui peut aller à l’encontre de sa position.

Pour son collègue, la toute puissance fait référence à une tentation à combattre. “C’est la volonté de conformer le monde à ses propres idéaux. Quelqu’un qui est tout puissant n’accepte pas la frustration, la négation n’est pas possible. Il n’y a pas seulement un manque d’affect, mais il y a aussi l’impossibilité de savoir gérer son affect.

L’origine de la toute puissance est précisément liée à l’instabilité affective, comme toutes les déviances”, disent-ils. “Un enfant bien nourri, à tout niveau, ne sera pas enclin à la toute puissance”, dira la professionnelle de ce couple éducatif.

Pour donner un sens à la toute puissance, ils disent qu’il s’agit d’une stratégie de fuite : “Tu as raison et si les autres te disent que tu as tort, c’est eux qui ont un problème”.

Dans la toute puissance, il y a un déni de l’autre, de ses volontés, de ses besoins ou de ses désirs. Il est également possible qu’il s’agisse de faire payer les échecs de l’éducateur à l’Autre. “Je n’accepte pas mon échec ni mes limites et je les fais payer à l’Autre. Dans la toute puissance, on s’assoit sur les potentialités de l’Autre.

Ils soulignent également la différence entre la notion de pouvoir et celle de toute puissance. “Un anorexique a un pouvoir énorme mais à quel prix ? Alors que le tout puissant ne fait pas cas de ce prix, puisque la toute puissance se situe dans l’interaction et que c’est l’Autre qui doit payer le prix de sa toute puissance.”

Dans les relations hiérarchisées (éduquant-éduqué), ils comparent la toute puissance aux procès staliniens. “Plus le parent se défend d’être coupable, plus il démontre sa culpabilité. On se crée son propre jugement en légitimant ainsi la toute puissance du travailleur social.” Ce comportement peut avoir plusieurs conséquences : ils citent notamment, d’une part, la réaction complémentaire (la soumission qui permet le maintien de la toute puissance du travailleur social) et, d’autre part, la réaction symétrique (opposée, la révolte, on casse la toute puissance de l’éducateur sur soi).

5.) Interview d’un sociologue

Quelle a été la pertinence de poursuivre mes recherches dans une approche sociologique ? Pour répondre à cette question, il me semble que cette discipline s’intéresse essentiellement aux rapports interhumains. Ce n’est pas l’individu qui est au premier plan, ce serait l’approche psychologique (que nous verrons tout à l’heure), mais c’est bien la relation, le rapport entre plusieurs personnes, qui forme l’objet de cette approche.

La personne que j’ai interviewée est un homme, à la retraite maintenant, qui avait gracieusement accepté de m’accorder quelques instants. Durant sa vie professionnelle, il a été directeur (pendant 35 ans) d’une maison d’enfants à caractère social dont il fut du reste le créateur. Il est régulièrement intervenu dans la formation des éducateurs et des assistantes sociales.

Il définit la toute puissance comme étant un “désir de domination, une recherche de la sécurité. Pour maîtriser une situation, il faut contrôler les gens. Pour contrôler les gens, il faut des formes d’autorité” (il cite l’exemple de la religion catholique, avec le pape et toute la hiérarchie ecclésiastique).

Il continue de préciser qu’il y a plusieurs façons d’exercer cette autorité : “il y a la douceur, il y a la persuasion, l’intelligence, la violence, la coercition... La forme que l’on choisit dépend des objectifs que l’on s’est fixés ; s’agit-il d’objectifs personnels, d’objectifs liés à la mission ou autre ? Pour illustrer la mission, il cite l’exemple des parents qui disent à leur enfant : “Je le fais pour ton bien, fais ce que je dis mais ne fais pas ce que je fais.

Si l’autorité exercée sur la personne n’est plus maîtrisée, cela devient de l’autoritarisme.” Ceci dit, selon monsieur, “on ne peut pas encore parler de toute puissance, celle-ci est encore au-delà. La personne toute puissante perd le contact avec la réalité sans s’en rendre compte. Il ne devient plus possible d’accepter la contradiction. C’est notamment le cas des dictateurs comme Saddam Hussein ou Fidel Castro.”

La toute puissance ne peut pas tenir toute seule, “C’est une idéologie bien ficelée ; elle est aveugle à la réalité. Il faut, selon lui, également faire une distinction précise entre ce qu’est le charisme, le magnétisme et la toute puissance. Ces attraits de personnalité sont des moyens d’action sur autrui. On peut penser notamment à Gandhi pour le côté charismatique, à Hitler pour le côté magnétique et aux dictateurs précités pour la toute puissance. En général, il vaut mieux regarder les intentions de quelqu’un plutôt que l’acte produit. L’intention permet de comprendre le sens voulu ou donné avant l’obtention du résultat.

Pour expliquer le sens et l’utilité de la toute puissance, il fait appel à la loi du plus fort. “On n’a pas éliminé nos réflexes animaux”, dira-t-il. Il pense au président actuel des Etats-Unis, avec son non-respect des règles établies par l’Organisation des Nations Unies lors de la dernière guerre avec Irak. “On n’a pas évacué la nécessité de dominer le monde. Il y a ainsi de la toute puissance dans nos relations sociales, toute puissance qui sert à s’assurer des ressources. C’est l’instinct de survie. Ce darwinisme social(112) serait toujours présent et serait même inhérent aux rapports sociaux.” Pour illustrer ce fait, il prend l’exemple de l’ouvrier qui travaille au fond du tunnel, là où il fait froid, où il y a de l’humidité et peu de lumière. “Il vaut mieux être à la place de celui qui gère les produits plutôt qu’à celle d’autres qui les extraient du tunnel ; c’est moins désagréable.” Ainsi, tous les ouvriers souhaiteraient monter les échelons pour arriver à des conditions de travail un peu meilleures.

Il fait également le parallèle avec un grand-père qui était paysan, son fils qui est devenu instituteur et son petit-fils qui fait des études en médecine. “On peut rarement observer le chemin inverse (médecin, instituteur et le petit-fils qui devient paysan).” “La loi de Darwin n’a pas disparu, la survie des plus forts est toujours d’actualité. Ce serait comme “le panier de crabes(113)”. Le dominant a besoin de s’assurer d’une dominance.

L’origine de la toute puissance viendrait d’un manque de stabilité interne. Pour lutter ou diminuer sa présence dans notre travail, il faut tenter d’acquérir une stabilité, une sécurité intrinsèque. “Il faut être au clair avec les valeurs que l’on veut promouvoir et avec ce en quoi on croit profondément.”

Afin de lutter contre la toute puissance, il faut travailler sur l’Ego. “L’Ego est un mauvais génie, c’est un décideur hypertrophié. Dans le cadre professionnel, les personnes avec un Ego boursouflé n’acceptent pas de contradictions.” Il faut utiliser les moyens comme l’analyse de la pratique (ou autres) avec vigilance : “le superviseur peut vous induire le virus. De toutes les manières, selon monsieur, il est absolument nécessaire d’être ouvert à tous les moyens. Si on utilise un seul moyen, le risque est très élevé qu’on le pervertisse.”

6.) Interview d’un philosophe

L’approche philosophique m’intriguait, à vrai dire. La philosophie, m’a-t-on dit, est à la base de toutes les sciences (que l’on parle de la psychologie, de la sociologie, mais aussi de la médecine et la liste est loin d’être exhaustive). De plus, la philosophie est libre dans le sens où elle ne s’inscrit pas dans une pratique concrète. Cela permet de mettre en évidence les interrelations entre les différentes approches évoquées ci-dessus.

J’ai interrogé un docteur en philosophie qui enseigne cette matière dans un lycée depuis bon nombre d’années déjà.

Ce monsieur définit la toute puissance en se saisissant des théories de Freud : La toute puissance fait référence au narcissisme primaire(114). C’est le sentiment de tout pouvoir faire ou dire dans la petite enfance. La toute puissance correspond ainsi à une étape dans la construction du moi. Bettelheim a repris cette notion dans Psychanalyse des contes de fées où il développe l’idée qu’un défaut de pensée magique conduit dans la plupart des cas à une toute puissance adolescente. Il y a un problème de maîtrise symbolique pour l’adolescent et ce problème serait lié à l’absence de la maîtrise de sa censure.

La toute puissance, dans le sens d’omnipotence, fait également appel à une qualité divine. Hans Jonas, philosophe américain, avait développé le concept “Dieu après Auschwitz” : “Si Dieu existe, pourquoi n’est-Il pas intervenu ? Dieu ne peut donc pas tout, sinon il n’y aurait pas eu la guerre.” En généralisant, dans toute relation de pouvoir, il y a peut-être un désir inconscient de toute puissance, désir lié à la pulsion narcissique.

Dans ce sens de la quête narcissique, la toute puissance pourrait avoir des effets constructifs pour le sujet. Mon interlocuteur l’exprime de la manière suivante : “On peut être narcissique tout en étant le plus altruiste possible. Ce qui importe, c’est de prendre conscience de ce que l’on fait de son narcissisme. Essaye-t-on de sublimer la quête narcissique ou est-ce qu’on la subit ?

Il suppose également qu’il faille, selon l’approche philosophique, faire une distinction entre le “je” et le “moi”. Il explique : “La relation entre le moi et le je peut être comparée à ce qu’est le Nirvana pour les Bouddhistes. Comme ces derniers sont en quête de la Lumière parfaite, ainsi le je est à la quête du moi qui est certes une illusion, puisque jamais atteignable, mais toujours un moteur qui nous fait avancer. Nous ne pouvons pas supprimer notre moi, il fait partie intégrante de notre imaginaire.

La toute puissance est la première forme que prend le narcissisme du moi. Or, pour les individus tout puissants, le je remplace le moi (puisque la toute puissance est inhérente à ce dernier). Quand ce remplacement, cette substitution a lieu, la quête de soi n’a plus de sens, elle est terminée puisqu’il devient impossible de répondre à la question qui suis-je ?

La toute puissance fait fonction de bouclier, d’outil pour affronter le combat contre soi finalement. Ceci dit, le sujet doit la maîtriser et non pas se laisser maîtriser par sa toute puissance. Mais là c’est une autre question... C’est comme pharmacos qui peut signifier soit remède, soit poison.

7.) Interview d’un psychanalyste

Il m’a semblé qu’il était indispensable de passer par l’approche psychanalytique. Il me semble que la psychanalyse s’intéresse au fonctionnement d’un individu, puisqu’il s’agit là d’une analyse d’un psychisme, d’un appareil psychique. C’est cette dimension (individuelle) que je souhaitais approfondir lors de cet entretien.

Il faut dire ici, comme j’aurais dû m’en douter, que mon interlocuteur était relativement restreint dans ses paroles. Il prenait, même là, la fonction de l’analyste. Dès le début de notre (premier) entretien, il m’a invité à “faire un bout de chemin ensemble, puisque ce n’est pas par hasard si l’on s’intéresse à un sujet comme ça...

Pour définir la toute puissance, mon interlocuteur établit un lien très important entre ce sujet et le savoir : C’est une prétention au savoir, une prétention de posséder la vérité. Selon Lacan, il s’agit d’une prétention d’avoir la vérité et de se croire porteur de cette vérité. Or, si quelqu’un n’a pas la vérité, c’est bien le psychanalyste ! S’il possédait la vérité, l’analyse n’aurait plus de sens. C’est du reste parce qu’il n’a pas la vérité, et qu’il sait qu’il ne l’a pas, qu’il peut accompagner l’Autre, être à la portée de l’Autre, dans sa quête de soi.” Le savoir, sans lequel il ne peut faire son métier, doit porter à l’échange. Mon interlocuteur le soulignera à plusieurs reprises, “Il ne s’agit pas d’une négation de son savoir, mais au contraire, il s’agit d’utiliser son savoir pour aider l’Autre à s’approcher de sa vérité (qui, par définition, restera toujours à l’horizon).

C’est également pour mieux approfondir l’origine de la toute puissance que j’ai choisi de m’entretenir avec un psychanalyste. En effet, serait-il légitime de parler de mécanisme d’autodéfense ou alors de rigidité psychologique ? Là aussi, sa réponse fut toute autre : “L’origine de la toute puissance est à rechercher dans les motivations qui vous ont poussé à passer le concours d’éducateur spécialisé”. On pourrait extrapoler ceci à toutes les personnes qui font des formations dans le travail social. Cela va de l’éducateur au Juge des Enfants en passant par l’enseignant et d’autres.

Les effets de la toute puissance sur l’Autre peuvent être dramatiques puisque, de par ma toute puissance, j’empêche l’Autre de trouver ses solutions, sa vérité. Le psychanalyste l’exprime ainsi : “Il me serait insupportable que l’Autre trouve solution à ses difficultés, puisque moi-même je n’ai pas trouvé de réponse”. C’est comme si les résultats positifs de l’Autre venaient renforcer et souligner mon propre échec ... et ce n’est jamais agréable. C’est pour cela que dans une relation où le travailleur social a un comportement tout puissant, au cas où il y aurait des résultats positifs (ce dont nous doutons fortement), ce serait alors grâce à lui, puisque la réponse, la solution viendrait de lui.

Une autre caractéristique de la toute puissance est l’absence de la relation affective. Dans la toute puissance, il n’y a pas d’affect. “On l’exclut puisqu’il pourrait venir troubler ma toute puissance. Par l’affect, (donc par une certaine forme de reconnaissance de l’Autre, d’empathie) l’Autre existe et, de ce fait, me renvoie des choses comme une sorte de miroir. Cela peut être source de danger et il faut l’exclure afin de conserver cette “pseudo stabilité” intérieure” (qui reste un leurre, rappelons-le).

La toute puissance fait également appel à “une structure psychopathologique (la perversion plus exactement). Quelque chose n’a pas pu être résolu lors du stade du miroir ou de la crise œdipienne. Il y a une dimension paternaliste dans la toute puissance : on prétend savoir pour l’Autre.”

Une des premières conséquences de la toute puissance sur l’Autre est une forme d’humiliation. Il s’agit en fait d’une forme de non reconnaissance de l’Autre qui se trouve alors enfermé dans un système de pensée rigide. Suite à cette humiliation, le sujet peut avoir différents types de réaction. Mon interlocuteur cite en premier la révolte. “Cette réaction s’observe notamment dans les situations de guerre mais aussi des jeunes des banlieues qui ont été humiliés et qui peuvent exprimer leur révolte par exemple à travers des actes de délinquance ou de vandalisme. Ils ont besoin de casser la relation avec cette société qui les dévalorise. La toute puissance ne peut que provoquer la cassure, la rupture d’avec cette toute puissance. Elle court à sa propre perte.”

On peut également observer une inhibition, un effacement, une soumission et une forme d’“esclavage” de l’Autre, dans le sens où il n’agit plus par lui-même mais uniquement par la toute puissance et par le savoir supposé du maître, de l’éducateur mais aussi de Dieu ou de son père”.

Pour lutter contre cette toute puissance, “il faut accepter le miroir, il faut oser affronter l’Autre et le regard de celui-ci sur soi”. C’est donc aussi accepter ses faiblesses et ses manques. Finalement, c’est aussi accepter ses blessures inconscientes, sans forcément les conscientiser, mais juste accepter leur présence, leur influence, ce qui est déjà bien.

8.) Interview d’un pasteur

Quand on parle de toute puissance, comme vous avez pu le lire précédemment, certains pensent à une qualité divine. Pour les chrétiens, Dieu est Tout Puissant(115). Pour mieux discerner ce que cela veut dire, j’ai également pris contact avec un pasteur pour qu’il puisse m’éclairer à ce sujet. Pourquoi un pasteur et non pas un prêtre ou une religieuse ?

Permettez-moi de faire une petite digression ici. Lorsque je travaillais aux pompes funèbres, après un enterrement, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec un prêtre. Celui-ci me disait que, même parmi la hiérarchie catholique, très peu de personnes avaient une connaissance de la Bible. Cela ne faisait pas partie des habitudes. Le prêtre lisait la Bible pour tout le monde. Je pense ici aussi au fait que, pendant très longtemps les messes, étaient faites en Latin, ce qui a limité une connaissance individuelle de la Bible. Ceci m’a fortement étonné puisque, me semble-t-il, il n’y a pas de meilleur endroit pour connaître Dieu qu’à travers la Bible. C’est pour cela que j’ai interviewé un pasteur qui pouvait me parler de la toute puissance de Dieu selon une approche théologique.

La vraie Toute Puissance appartient à Dieu et Il la contrôle. Dans la Toute Puissance, je ne peux parler que de Dieu, puisqu’Il l’est, alors que certains hommes se croient tout puissants. Dieu a limité sa Toute Puissance (!) afin qu’il y ait harmonie entre sa propre nature et sa création (la vie, l’amour, la révélation...). Dieu contrôle sa Toute Puissance, si tel n’était pas le cas, elle Le pousserait à agir. C’est grâce à sa Toute Puissance qu’Il a limité le péché sur la terre pour que l’Homme puisse être libre de faire un choix pour sa destinée éternelle.(116)

Il poursuit en disant que “la Toute Puissance de Dieu, selon la Bible, est une source de Vie, c’est un ensemble de qualités qui concourent et/ou favorisent le bonheur et l’amour. C’est dans l’ensemble de ces qualités que se situe la Toute Puissance(117) : c’est l’essence même de Dieu. Il n’y a aucun doute sur ses qualités (omniscience, omnipotence, omniprésence...) ni sur son être et son éternité. C’est parce que c’est de la Toute Puissance (il s’agit d’un état, quelque chose qui reste) qu’il n’y a pas de doute là-dessus.

Le but de la Toute Puissance divine est l’amour, le partage, le don et, ainsi, la communion entre Dieu et les hommes. La création est le plus bel exemple de la toute puissance divine puisqu’elle a été faite, par amour, pour l’Homme et elle était parfaite.

Lorsque je reviens à la limite de la Toute Puissance (je pense notamment à ce que Hans Jonas a dit précédemment), mon interlocuteur dit : “Dieu a donné une limite à sa puissance. Il ne pèche pas(118), Il ne peut être qu’en harmonie avec ses qualités dans un but unique : le salut de l’Homme. Il faut donner un objectif à la toute puissance, poursuit-il, sinon elle est vaine. La toute puissance de Dieu a un but suprême et c’est cela qui l’habille d’une force. De plus, ce but n’est pas égoïste, Dieu n’est pas Tout Puissant dans son propre intérêt. Il l’est au contraire pour l’intérêt de l’Homme, par amour pour lui.”

Que pensez-vous de la toute puissance de l’homme ?

Je ne la reconnais pas. Chez l’homme, c’est quelque chose qui n’existe pas ; c’est une chimère. Lorsqu’elle est utilisée, elle est éphémère, elle n’est que pour un temps.” Il cite l’exemple de Saddam Hussein qui était tout puissant pendant 25 ans.

Chez Dieu, la Toute Puissance existe au nom de l’Amour, de la Paix et de la Vie. Pour l’Homme, la toute puissance, c’est pour la destruction, pour le moi et elle est vouée aux régimes totalitaires, à l’anarchie et à la mort. La finalité de la toute puissance entre les mains de l’Homme, c’est la mort des autres, alors qu’entre les mains de Dieu, c’est la Vie.” Il cite un texte biblique pour illustrer l’opposition entre ces finalités de Dieu et celles de l’homme : “Quel rapport y a-t-il entre la lumière et les ténèbres ?(119)

La différence entre la Toute Puissance de Dieu et une certaine forme de toute puissance de l’Homme, c’est que Dieu l’utilise pour le bien commun alors que, chez l’Homme, c’est rarement le cas. “Au contraire, chez ce dernier, la toute puissance est souvent employée à des fins personnelles, pour sa propre glorification. Dans la puissance, il y a souvent un rapport à l’argent et l’Homme peut aller très loin pour en acquérir (encore) plus. Pour illustrer cette forme de puissance, il cite l’exemple du capitalisme : c’est le plus fort qui gagne. L’enfant qui a faim ou la veuve malade n’existent pas dans des sociétés capitalistes. On met souvent les projecteurs sur les personnes qui réussissent.”

Les conséquences de la toute puissance sont dramatiques à long terme. Il y a une impossibilité d’afficher son éventuel désaccord. Les limites sont imposées, il s’agit alors d’une sorte de prison.

À partir du moment où l’on maîtrise une discipline, on a tendance à écraser, à vouloir maîtriser l’Autre. C’est en fait un faux regard sur ce dernier ainsi que sur soi. À cause des acquis, on a tendance à ne plus écouter mais à écraser. Cet écrasement, qu’il soit lié à la toute puissance ou à l’orgueil, est d’autant plus présent quand nous avons à travailler avec des personnes fragiles ou en difficultés. Il y a, explique-t-il, un mur qui sépare les deux mondes. Ce mur sépare celui qui affiche trop sa connaissance et celui qui culpabilise de ne pas en avoir. Cela empêche la création d’une base d’un travail sur la confiance. Il y a un fossé dès le départ.” Ceci empêche souvent les gens de s’exprimer puisqu’ils ne se reconnaissent pas dans le travailleur social. “Pour le professionnel tout puissant, il n’y a pas de reconnaissance possible du faible, or, pour travailler, on ne peut pas se passer de cette reconnaissance.

Concernant la lutte contre la toute puissance, mon interlocuteur me dit qu’il s’agit là d’un combat perdu d’avance. “Plutôt que de lutter, il vaut mieux agir sagement. On peut arriver à agir convenablement, mais il restera toujours un déséquilibre.” Pour le modérer, “il faut une prise de conscience à travers les échecs dans les relations et ceci implique une remise en question de soi. Ce questionnement peut déboucher sur une autre manière de faire. On peut arrondir les angles.” Il poursuit en disant : “Les professionnels tout puissants du travail social sont difficilement corrigeables puisqu’ils travaillent avec des personnes fragiles (à un niveau intellectuel, mental ou émotionnel...). Celles-ci n’ont que rarement les capacités nécessaires pour remettre en cause la toute puissance du professionnel qui s’impose à eux.

Serait-ce alors le faible qui déclenche ou qui active la toute puissance du professionnel ? Le pasteur me dit : “C’est comme le rapport de l’enfant à l’adulte : plus l’Autre est dépendant de toi, plus tu vas te sentir puissant. Et là est tout le problème ; il ne faut pas envoyer n’importe qui n’importe où. Il y a besoin de professionnels solides et équilibrés.”

Mon interlocuteur finit par dire que souvent les gens n’ont pas conscience de leur (toute) puissance. “L’échec peut susciter cette prise de conscience ; c’est alors que l’on peut parler d’un échec positif.” Nous pensons ici encore aux proverbes : “Le méchant est pris dans ses propres fautes, il est retenu par les liens de son péché. Il mourra faute d’instruction, il chancellera par l’excès de sa folie.”(120)

 
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Notes

(1) Personnellement je préfère utiliser l’appellation Autre ou sujet, personne ou encore individu dans la suite de ce document. Les raisons pour cela viendront tout à l’heure.
(2) Quand nous parlons de l’Autre, je fais appel à la lecture qu’en fait Philippe Meirieu (voir page 22). Je connais, dans les grandes lignes, la lecture que fait Lacan sur le petit autre et le grand Autre, mais nous ne l’utiliserons pas dans la suite de ce travail, sauf quand cela sera spécifié explicitement.
3 Il s’agit d’un établissement Néerlandais (Het Olgaardhuis). La traduction d’origine est : “Only you can do it, but you can’t do it alone”.
(4) U.P.I. : Unité Pédagogique d’Intégration.
(5) I.M.E. : Institut Médico-Educatif.
(6) C.A.T. : Centre d’Aide par le Travail.
(7) Une fois que l’individu est intégré dans le milieu scolaire, dans la société, il n’aura plus besoin de nous.
(8) Guy Ausloos, La compétence des familles, Temps, chaos, processus, Érès, 2002, p. 31.
(9) A.P.S.A.H. : Association pour la Promotion Sociale des Aveugles et Autres Handicapés.
(10) Celle-ci était constituée de personnes qui n’étaient plus capables de travailler en C.A.T. et qui restaient au foyer toute la journée.
(11) A.E.M.O. : Action Educative en Milieu Ouvert.
(12) Philippe Meirieu, Le choix d’éduquer, Éthique et pédagogie, ESF, 1997, p. 33.
(13) Guy Ausloos, La compétence des familles, Temps, chaos, processus, Érès, 2002, p. 116.
(14) Des propos semblables sont décrits dans La fabrique de l’enfant maltraité (Laurence Gavarini et Françoise Petitot), Érès, p. 56.
(15) Maurice Capul et Michel Lemay, De l’éducation spécialisée, Érès, 2002, p. 122.
(16) Est-ce à l’éducateur de sanctionner des personnes autonomes, des parents par exemple ? Qui est-il pour faire cela ? Est-ce à l’éducateur d’ordonner un chemin à suivre pour la famille ?
(17) Le compte rendu de l’interview de monsieur B. est très explicite à ce sujet.
(18) Friedrich Nietzsche, Par Delà le Bien et le Mal, Livre de poche, p. 190.
(19) Certains disent qu’il s’agit du livre le plus ancien de la Bible.
(20) Job 1.3.
(21) Job 1.11 et 2.6.
(22) Job 2.13.
(23) Job 19.1-2 et 21-22.
(24) 1 Samuel 17.38-40.
(25) Il y a un danger de ne pas prendre en compte le contexte : on risque de déformer les propos afin d’en faire des arguments venant confirmer nos idées. On peut aboutir à un prétexte, à un argument non valide, creux.
(26) Jacques Marie Lacan a consacré un séminaire à ce sujet en 1974-1975.
(27) Larousse, Grand Dictionnaire de la psychologie.
(28) Bernard Robinson, Psychologie clinique, De l’initiation à la recherche, De Boeck, 2003, p. 48.
(29) Est-il encore possible d’utiliser un tel terme ?
(30) Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la Morale, Livre de Poche, p. 162
(31) Informations prises dans Le dictionnaire historique de la langue française (Robert).
(32) Ernst von Glasersfeld et Paul Watzlawick, Invention de la réalité, Contributions au constructivisme, Le Seuil, p. 19.
(33) Olivier Reboul en parle par exemple dans l’ouvrage Philosophie de l’éducation.
(34) Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1972, p. 122.
(35) Les éducateurs formés à la systémie emploient ce terme explicitement.
(36) HannahArendt, La crise de la culture, Gallimard, 1972, p. 160-161.
(37) Il est important de préciser ici que nous parlons de la relation éducative ; il serait dangereux d’extrapoler cette affirmation à d’autres types de relations.
(38) R. Funk, préface à Erich Fromm : L’art d’être.
(39) Friedrich Nietzsche, Par Delà le Bien et le Mal, Livre de poche, p. 52.
(40) Albert Bandura, Autoefficacité, Le sentiment d’efficacité personnelle, De Boeck, 2003, p. 220.
(41) Philippe Meirieu, Le choix d’éduquer, Éthique et pédagogie, ESF, 1997, p. 11-12. C’est moi qui ai souligné.
(42) Nietzsche, Par Delà le Bien et le Mal, Livre de poche, p. 260-261.
(43) Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la Morale, Livre de Poche, p. 136.
(44) Je parle bien ici d’un fonctionnement tout puissant. C’est dans ce cadre aussi que je parlerai du mécanisme de défense. Je ne dis nullement que tous les éducateurs travaillent de cette manière.
(45) Friedrich Nietzsche, Par Delà le Bien et le Mal, Livre de poche, p. 58.
(46) Friedrich Nietzsche, Par Delà le Bien et le Mal, Livre de poche, p. 154.
(47) Cf. l’interview en annexe.
(48)Énonciation sous une forme négative d’une pensée refoulée, représentant souvent le seul mode possible de retour du refoulé.” (Dictionnaire de la psychanalyse).
(49) Je crois que l’on ne sort jamais de ses blessures profondes mais on doit apprendre à vivre avec elles.
(50) Je caricature ces exemples ici afin de permettre au lecteur de bien comprendre mes propos.
(51) La paranoïa est évidente ici.
(52) À plusieurs reprises, les personnes interviewées, dont le compte rendu est ajouté en annexe, ont abordé cette fuite. Je pense particulièrement aux propos de A et de B.
(53) Le dictionnaire de la psychologie définit le délire comme étant une “psychose liée à une organisation psychopathologique de la personnalité et de son rapport à la réalité, généralement durable, se manifestant par des troubles de la perception et la production d’idées délirantes”.
(54) Bernard Robinson, Psychologie clinique, De l’initiation à la recherche, De Boeck, novembre 2003, p. 70.
(55) J’utilise ici le terme “personne” puisque ce n’est pas un professionnel qui est conscient de sentiments, c’est une personne qui éprouve des choses et cette même personne occupe une position de professionnel.
(56) Ceci est, entre autres, développé dans l’interview du pasteur.
(57) Cf. interview du philosophe.
(58) Il ne s’agit pas ici de renoncer à soi-même, à sa propre existence. Au contraire, il faut prendre conscience de ce qui se joue dans la relation et de ses effets sur nous en tant que professionnels. Cette prise de conscience doit permettre de focaliser notre attention sur l’Autre et non pas de rester fixé sur nos pensées ou nos références personnelles. Du reste, d’un point de vue psychanalytique, le concept de décentrage ne tient pas une seconde puisque le professionnel ne peut pas faire abstraction de son inconscient qui agit malgré lui. Il s’agit donc bien de prendre conscience des effets de l’Autre sur soi, mais cette prise de conscience permet justement de se concentrer sur notre interlocuteur.
(59) Ce paragraphe a été pris de l’étude de cas clinique.
(60) Lorsque nous parlons d’éthique, nous pensons à ce que d’autres appellent “la conscience”. Il y aurait également une “conscience professionnelle”. Nous y reviendrons ultérieurement.
(61) Paul Watzlawick, Une logique de la communication, Le Seuil, 1972, p. 15.
(62) C.I.P.P.A. : Cycle d’Insertion Professionnelle Par Activité.
(63) Je crois qu’en donnant les réponses ou les solutions, voire des injonctions, aux gens, il y a un fort risque d’infantilisation.
(64) Il en avait eu quatre auparavant qui faisaient, selon Patrick, plein d’activités avec lui.
(65) Ce nombre de mesures limité devait m’aider à réfléchir sur ce qui se passait et, ainsi, à me construire en tant que futur professionnel.
(66) Albert Bandura, Auto-efficacité, Le sentiment d’efficacité personnelle, éd. De Boeck, janvier 2003, p. 513.
(67) Albert Bandura, Auto-efficacité, Le sentiment d’efficacité personnelle, éd. De Boeck, janvier 2003, p. 519.
(68) Il ne s’agit pas ici de jouer le psychologue, ça n’a pas d’intérêt. Il me semble néanmoins qu’il y ait des voies intermédiaires entre un traitement symptomatique et une psychothérapie. Je crois également que l’éducateur est professionnellement capable, grâce à sa formation, de mener des entretiens de ce genre avec des personnes qui en ont besoin.
(69) Ce dernier n’a naturellement pas trop apprécié cet acte. Lorsque nous en avions reparlé, Patrick et moi, il a reconnu qu’il était allé trop loin et que son comportement devait changer.
(70) Lao Tseu, philosophe chinois.
(71) Que l’on se comprenne bien, il ne s’agit pas d’être rigide et de tracer un cadre restreint pour les sujets abordés. En revanche, les sujets que nous abordons doivent l’être sans perdre de vue les objectifs de notre intervention. Nous y reviendrons dans la dernière situation que je développerai tout à l’heure.
(72) John Austin, How to do things with words.
(73) Les parents expriment ici la même chose que les éducateurs-systémiciens dans l’interview en annexe lorsqu’ils parlent des procès staliniens.
(74) Proverbes 10.19 (Bible).
(75) Confucius, philosophe chinois.
(76) Proverbe indien.
(77) Jackie Pigeaud.
(78) Je le redis ici, je vais, normalement, me marier en juillet prochain, preuve que je suis attaché à quelqu’une d’autre. Toutefois, il serait faux de dire que je n’ai pas pensé à l’articulation entre vie privée et cadre professionnel.
(79) Le Petit Larousse.
(80) Michel Lemay, J’ai mal à ma mère, Fleurus, 1993, p. 185.
(81) Il y avait entre autres la description de partouzes et des objets utilisés dans cette activité sexuelle intense. Je ne souhaite pas développer ceci plus amplement puisque cela ne rentre pas dans le cadre de ce sujet et je refuse d’associer ces images à ces parents. Je ne nie pas leur existence dans un passé proche, mais là aussi je tente d’adopter une conduite identique à celle que j’avais avec Patrick : je n’enferme pas une personne dans des actes commis. De plus, j’interviens pour les enfants. Les parents peuvent faire ce qu’ils veulent tant que cela n’a pas d’incidences négatives sur leurs enfants.
(82) Heureusement, nous étions deux : l’éducatrice et moi. C’est ici que je note aussi l’importance de l’accompagnement concret des stagiaires, au moins au début. Cela permet de partager et de reprendre l’entretien et, ainsi, de relativiser.
(83) Confucius, philosophe chinois.
(84) Proverbes 1.5-6. Si j’ai choisi quelques proverbes ici ou là, c’est parce qu’ils expriment une idée d’une manière qui me plaît et avec laquelle j’accroche. De plus, ils traduisent une certaine sagesse, que je suis loin de maîtriser mais de laquelle je peux beaucoup apprendre.
(85) Je parle souvent des parents mais pour les enfants c’est pareil : sachons écouter les enfants. Leur parole n’est pas inférieure, même si les modalités concrètes d’expression sont différentes. Un enfant ne peut pas tenir le même discours qu’un adulte, il n’a pas les facultés intellectuelles pour cela. Néanmoins, un enfant sait dire beaucoup de choses ... si l’adulte prend le temps de s’intéresser au contenu.
(86) “Lorsque la parole sort du cœur, elle pénètre les cœurs, mais lorsqu’elle sort de la langue, elle ne dépasse pas les oreilles !”
(87) Jacques Prévert, Le Cancre.
(88) Il s’agit ici d’un accueil du sujet. Naturellement, l’accueil dans une institution peut être protocolaire ou standardisé. Mais, dans ce cadre institutionnel, nous parlons d’un accueil dans un lieu, dans un établissement, alors que, dans le cadre de ce document, il s’agit d’accueillir une personne avec ses difficultés, ses souffrances, bref, avec tout ce qui constitue son unicité.
(89) Certains diront qu’il s’agit là toujours d’une interprétation mais je crois que nous sommes également en droit de revendiquer un certain professionnalisme. Et ces interprétations doivent toujours être ancrées dans des éléments concrets. Ceci pour limiter des abus de pouvoir justement.
(90) Friedrich Nietzsche, Par Delà le Bien et le Mal, Livre de poche, p. 360.
(91) Roger Waters, 5.06 AM (Every Strangers Eyes), phrase exacte : “I recognized the hope you candle in your eyes”.
(92) Ces définitions ont été prises dans le Grand Dictionnaire Larousse en 5 volumes.
(93) Friedrich Nietzsche, Par Delà le Bien et le Mal, Livre de poche, p. 343.
(94) Il s’agit de La Conduite d’action éducative qui est entièrement consacrée à la supervision.
(95) Ces remarques sont extraites de l’interview de P. et C.
(96) Maurice Capul et Michel Lemay, De l’éducation spécialisée, Érès, 2002, p. 333.
(97) Nous pensons à l’Autre ici. Ca peut être l’enfant certes, mais aussi les parents rencontrés en AEMO ou toute autre personne dans la relation éducative.
(98) Maurice Capul et Michel Lemay, De l’éducation spécialisée, Érès, 2002, p. 329.
(99) J’ai traduit personnellement ces termes de la langue néerlandaise en français. S’il devait y avoir une erreur sémantique, je prie le lecteur de bien vouloir m’en excuser.
(100) Très régulièrement, lorsque j’interroge des personnes sur leur conception de l’éducateur, j’entends des remarques comme “L’éducateur s’écoute parler” ou “Ils pensent toujours avoir réponse à tout” ou encore “Ils gaspillent leur salive avec des théories qu’ils ne maîtrisent même pas”. Il doit y avoir une erreur de communication quelque part, puisque ce n’est pas ainsi que j’envisage mon futur métier.
(101) Ses propos sont plus amplement cités dans le compte rendu de cette interview en annexe.
(102) Ceci choque certains lors des discussions que j’ai pu avoir dans d’autres endroits. Toutefois, si l’Autre continue à avancer par rapport à ses difficultés, je peux continuer à faire, parallèlement, un travail sur moi. Si, à cause de ma concentration sur mes difficultés, l’Autre n’avance plus, si je me “répare” donc en écrasant l’Autre, là je suis d’accord pour condamner ce fonctionnement.
(103) Arnon Grunberg, Douleur Fantôme, Plon, 2003.
(104) Albert Bandura, Auto-efficacité, Le sentiment d’efficacité personnelle, De Boeck, 2003, p. 483.
(105) Je me rends compte en écrivant ainsi que cette manière de décrire les choses est, selon certains professionnels, typiquement “anglo-saxonne” dans le sens où on les dissocie pour les classer dans une catégorie ou pour leur donner un sens spécifique. Ils appellent cette manière de fonctionner “saucissonner les choses”. Nous comprenons leur interprétation mais il ne faut pas perdre de vue les liens existants entre ces différents éléments, entre les tranches de la saucisse qui, ensemble, forment un tout, une totalité.
(106) Le psychanalyste a aussi parlé de perversion dans la toute puissance dans l’interview ci-après.
(107) Maurice Capul et Michel Lemay, De l’éducation spécialisée, Érès, 2002, p. 331-332.
(108) Autoritarisme : Caractère autoritaire. Autoritaire : Qui impose, fait sentir son autorité d’une manière absolue, sans tolérer la contradiction. (Larousse).
(109) Ceci est notamment souligné dans l’article L. 116-1 où il est dit : “L’action sociale et médico-sociale tend à promouvoir (...) l’autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l’exercice de la citoyenneté, à prévenir les exclusions et à en corriger les effets. Elle repose sur une évaluation continue des besoins et des attentes des membres de tous les groupes sociaux (...).” (Loi 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale).
(110) Nous avons ici un exemple de la toute puissance de la hiérarchie sur ses employés. Toutefois, cette forme de la toute puissance ne fera pas l’objet d’un développement important puisque c’est le contexte éducatif qui nous intéresse dans ce document et non la toute puissance considérée sous toutes ses formes.
(111) Je pense notamment au rapport de stage ou au travail écrit sur la supervision. Je ne pourrai développer ici ce fonctionnement par manque de place.
(112) L’expression est utilisée entre autres aussi par des auteurs comme Paul Watzlawick dans L’invention de la réalité.
(113) Il s’agissait là d’une expression inconnue de ma part et il me semble utile de préciser ici le sens qu’il lui donnait : il s’agit d’un ensemble de crabes qui montent les uns sur les autres afin d’arriver ou de rester à la surface. Il fait le parallèle avec les individus dans la société où c’est, finalement, souvent la même chose.
(114) Pendant qu’il utilisait ces termes de narcissisme primaire, il m’a conseillé de vérifier la validité de ces termes auprès d’un psychanalyste, chose que j’ai faite et qui a été abordée dans la partie théorique de ce document.
(115) Nous utilisons ici des majuscules puisque, selon cette approche théologique, Dieu est Tout Puissant; c’est du reste ainsi qu’Il est appelé à plusieurs reprises dans les Écritures.
(116) Le pasteur fait référence ici au combat entre satan et Dieu dans lequel Dieu protège l’Homme dans une certaine mesure afin de lui permettre de pouvoir choisir entre la Vie et la mort.
(117) Nous pouvons remarquer que la toute puissance sous-entend donc plusieurs dimensions, plusieurs compétences. Ce n’est pas un trait de caractère ou quelque chose que l’on a ou que l’on n’a pas. Il y a plusieurs facteurs qui constituent, ensemble, la toute puissance.
(118) Le péché est propre à la nature humaine. Là encore, nous voyons une limite à la puissance des hommes : l’Homme ne peut pas s’empêcher de pécher alors que le péché n’est pas dans la nature divine.
(119) 2 Corinthiens 6.14.
(120) Proverbes 5.21-22.

 
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