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Lecture de Résonance, de Hartmut Rosa

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 

Résonance, une sociologie de la relation au monde
(Hartmut Rosa, La Découverte, 2018),
commentaire par rapport à la Théorie de l’extensio
(Eugène Michel, Edilivre, 2012)

Résonance et Aliénation

Hartmut Rosa explique clairement : « Ma thèse est la suivante : tout, dans la vie, dépend de la qualité de notre relation au monde, c’est-à-dire de la manière dont les sujets que nous sommes font l’expérience du monde et prennent position par rapport à lui, bref : de la qualité de notre appropriation du monde. » (p. 12)

L’enjeu est alors de déterminer « la différence entre des relations au monde réussies et non réussies » (idem). Constatant qu’une « sociologie de la vie bonne » fait défaut (p. 25), l’auteur élabore un inventaire structuré des diverses formes épanouies de la relation au monde : « De l’expérience corporelle la plus basique (respiration, alimentation, sensations...) aux rapports affectifs et aux conceptions cognitives les plus élaborées... » (4e de couverture).

Rosa emploie métaphoriquement la notion de résonance des sciences physiques : « La relation de résonance (...) désigne sans aucun doute un phénomène d’interaction dynamique entre le sujet et le monde, un rapport de fluidification et de contact revêtant un caractère processuel. » (p. 37) ou : « La résonance est une forme de relation au monde associant af←fection et é→motion, intérêt propre et sentiment d’efficacité personnelle, dans laquelle le sujet et le monde se touchent et se transforment mutuellement. » (p. 200)

Au cœur de son livre (pp. 231 à 349), Rosa conçoit une sorte de géométrie de la résonance avec des axes horizontaux, des axes diagonaux et des axes verticaux. Les « axes horizontaux de résonance » concernent la famille, l’amitié et la politique ; les « axes diagonaux », les relations d’objet, le travail, l’école et le sport ; les « axes verticaux », la religion, la nature, l’art et l’histoire.

Cependant, il y a un gros problème : le monde court à sa perte à cause de l’accélération induite par la « modernité tardive », thème des livres précédents de Rosa. Cette accélération nous plonge dans l’aliénation : « La résonance reste la promesse de la modernité mais l’aliénation est la réalité. » (p. 429)

Une définition de l’aliénation est donnée : « L’aliénation désigne une forme spécifique de relation au monde dans laquelle le sujet et le monde sont indifférents ou hostiles (répulsifs) l’un à l’autre et donc déconnectés. » (p. 211)

Résonance et Aliénation sont complémentaires, non strictement contraires : « ...on aurait jeu trop facile à opposer une bonne résonance et une mauvaise aliénation... » (p. 49) Une « dialectique » s’opère : « La résonance est l’affleurement (momentané) d’une connexion à une source d’évaluations fortes au sein d’un monde principalement muet et souvent répulsif. » (p. 212)

À lire trop vite Rosa, on y verrait simplement une nouvelle critique de la société de consommation et de la course aux « emplois les mieux payés » : « Ce livre part de la conviction que la qualité de la vie humaine (et des rapports sociaux) ne se mesure pas simplement aux ressources dont nous disposons et aux options qui s’offrent à nous, mais ne peut s’apprécier au contraire que par l’étude du type de relation au monde qui gouverne notre vie. » (p. 36)

L’extension de l’accès au monde

Si l’« appropriation du monde » est le problème, Rosa va la dénoncer de façon récurrente en termes d’« extension de notre accès au monde » : « Cette perspective, je l’ai qualifiée dans ce livre de stratégie d’extension de l’accès au monde. Dans le contexte du capitalisme d’accroissement, elle prend la forme d’une accumulation de capital au sens large : les sujets visent à rendre le monde acquérable (capital économique), connaissable, maîtrisable et utilisable (capital culturel) et à étendre leur propre prise sur le monde en ayant accès aux capitaux et aux positions d’autres personnes (capital social). » (p. 480)

Ce à quoi on peut ajouter la « réification du moi », c’est-à-dire : « accroître notre pouvoir de séduction et améliorer notre forme physique et notre santé, notre créativité et notre productivité (capital corporel) ... » (idem)

Ainsi : « ...il nous est difficile de ne pas adopter, dans nos attitudes les plus élémentaires, les stratégies d’extension de notre accès au monde et de domination (instrumentale et rationnelle) du monde... » (p. 32). Et : « Nous luttons dans l’espace social en vue d’améliorer notre position et notre accès au monde... » (p. 33)

« Mettre le monde à notre portée est, je l’ai dit, le moteur même de notre modernité (...) L’extension de l’accès au monde est le mot-clé qui résume le programme structurel et le projet culturel de la modernité. » (p. 356)

Ce qui se passe, c’est que l’extension de notre accès au monde constitue notre stratégie pour rechercher la résonance et éviter l’aliénation. (p. 51) « Bref : agis de façon à étendre toujours ton accès au monde peut valoir comme impératif catégorique des actions et prises de décisions de la modernité tardive. » (p. 425)

Ou bien : « Le rapport social à la nature le montre de façon particulièrement nette. Les programmes d’exploration scientifique et de maîtrise technique n’ont d’autre visée que l’extension intensive et extensive de son accessibilité. » (p. 492)

« La résonance devient ici un moyen d’accroître notre compétitivité et, par là même, un instrument de l’extension de notre accès au monde. » (p. 427) « Mais la visée de résonance devient alors elle-même, sans que l’on s’en aperçoive, une stratégie d’extension de notre accès au monde. » (p. 429)

La recherche de résonance par la concurrence et la compétition du fait de la stratégie actuelle d’extension de l’accès au monde, est une erreur car « la concurrence et la résonance sont donc deux modes incompatibles d’être-au-monde. » (p. 481)

De sorte que notre choix de vie actuel s’avère catastrophique : « Plus l’homme moderne a su étendre son accès au monde, plus celui-ci, paradoxalement, lui est devenu dans sa totalité incompréhensible et inaccessible. » (p. 485)

« La difficulté grandissante à alimenter le processus global d’accroissement et de dynamisation (...) entraîne une crise générale de la relation écologique, politique et subjective au monde. Dans ces trois dimensions, la stratégie d’extension de l’accès au monde conduit paradoxalement à des formes de perte du monde progressive et donc à une réduction au silence des axes de résonance. » (p. 492)

Pour Hartmut Rosa, il n’y a pas de doute, nous assistons à « une crise de la résonance consécutive à l’extension forcée et aveugle de l’accès au monde. » (p. 496)

Quelle solution ?

Hartmut Rosa nous interpelle : « Face à ce constat, la théorie de la résonance propose un changement de paradigme culturel : ce n’est pas l’accès aux choses, mais la qualité de la relation au monde qui doit devenir la norme de l’action politique et individuelle. » (p. 501)

L’auteur préconise une limitation radicale du marché et de la concurrence par des « institutions économiques démocratiques » : « Cela demande de soustraire à la logique de valorisation capitaliste les services infrastructurels tels que les entreprises de transport et d’approvisionnement énergétique, les banques, le secteur de la santé, etc. » (p. 502) La société de « post-croissance » devra réguler ses choix de croissance et non plus être « quasi monomaniaque » de la croissance.

On aura d’ailleurs remarqué au début du livre une prise de position catégorique : « En d’autres termes : un autre type d’être-dans-le-monde est possible, mais il ne pourra résulter que d’une révolution politique, économique et culturelle à la fois simultanée et concertée. » (p. 38)

Nonobstant, en dehors du revenu minimum garanti pour tous, et après avoir cité diverses expériences alternatives, Rosa écrit qu’il n’a pas de solutions à proposer : « Comment parvenir à une autre forme de relation au monde ? Il n’existe pas de schéma directeur, de plan de réformes clés en main ; la question, au fond, reste sans réponse. » (p. 508)

Précisons que le travail de Rosa s’inscrit dans un historique particulier, celui de la « Théorie critique » qui proteste contre la marchandisation issue du capitalisme : « Tout en analysant les tendances à la crise – écologique, démocratique, psychologique – des sociétés contemporaines, cette théorie de la résonance renouvelle de manière magistrale le cadre d’une théorie critique de la société. » (4e de couverture)(1)

Commentaire par rapport à la théorie de l’extensio

Dans la démarche de la théorie de l’extensio, le terme résonance s’avère beaucoup trop flou et subjectif pour que, dans un premier temps, nous ayons éprouvé le besoin d’une lecture attentive du livre. Quant à l’aliénation, sa généralisation à toute une société reste abstraite. L’expérience de chacun présente, nous semble-t-il, un continuum entre le plaisir contemplatif et la lutte sans merci, le balancier oscillant capricieusement selon maints critères, en particulier selon les régions, les histoires personnelles, les métiers, les périodes de la vie, etc.

Mais plusieurs points communs entre les deux théories nous sont apparus. En premier lieu, la question fondamentale d’extension de l’accès au monde. Ensuite, la formule de « sociologie de la relation au monde » et enfin la description corporelle détaillée.

La théorie de l’extensio est une analyse de notre relation au monde car elle postule que notre réalité est corporelle et qu’elle ne se produit que dans la relation au monde. Nous sommes la relation au monde produite par notre existence corporelle. Cette relation est rendue possible par les quatre outils neuronaux successifs que sont les sens, les gestes, la parole et l’écrit. Le premier chapitre de Résonance (pp. 57 à 95) s’intitule « Les relations corporelles au monde » : respirer, boire et manger ; la voix, le regard et le visage ; marcher, se tenir debout et dormir ; rire, pleurer et aimer. Mais le dualisme apparaît dès le chapitre suivant avec une distinction entre « corps-propre » (Leib) et « corps-objet (Körper). On ne s’étonnera donc pas que la notion de « résonance » relève du flou de cette distinction traditionnelle.

Plus étonnante est la proximité avec l’extension de l’accès au monde puisque la théorie de l’extensio exprime justement que la vie se caractérise par le principe d’extension du champ relationnel. Rosa reste vague par rapport à la notion d’accès au monde. Incidemment, il parle de mise du monde à notre portée, d’appropriation du monde, d’accumulation du capital... Or l’expression multiplement répétée comporte deux faits : d’abord, un accès au monde – on ignore en quoi il consiste vraiment pour Rosa – ensuite, une extension de cet accès – que l’on peut sans doute résumer comme un travers rédhibitoire du capitalisme. Puis un troisième élément s’ajoute : ce serait « l’extension forcée et aveugle de l’accès au monde » qui génèrerait la crise.

Donc, on s’interroge : est-ce l’extension de l’accès qui pose problème, mais alors qu’est-ce que l’accès avant son extension ? Ou bien est-ce un emballement de l’extension qui est dénoncé ?

Au regard de la théorie de l‘extensio, ce qui manquerait dans Résonance, c’est une description de l’accès au monde et un historique de l’extension de cet accès, aussi bien chez l’enfant que dans la société. Corrélativement, il manque aussi une explication des causes d’un tel historique. Chez l’enfant, il ne viendrait à personne l’idée de se plaindre de l’élargissement relationnel réalisé par la préhension, la marche vers un an, la parole vers deux ans, la lecture et l’écriture vers cinq-six ans. Et à partir du moment où ces outils relationnels sont acquis, rien ne peut empêcher leur amélioration tout au long de la vie individuelle et collective.

C’est justement le propos de la théorie de l’extensio d’expliquer pourquoi la vie, à travers l’évolution, élargit nécessairement le champ relationnel. De plus, nous décrivons, pour les humains, l’extension en termes d’étapes : familiale, collective et maintenant individuelle. Cette description en étapes classe d’une façon cohérente les divers domaines réunis abstraitement par Rosa dans les trois groupes d’« axes de résonance ».

Cependant, si l’extensio est inévitable, on s’aperçoit qu’il importe que nous soyons vigilants. Ce serait justement en constatant que, loin d’être une option erronée, l’extensio est consubstantiel aux êtres vivants – donc à nous-mêmes – que nous pourrions comprendre la nécessité absolue d’une régulation. Notre article Modérer notre extensio ! (dcalin.fr, 2017) traite de cette question. C’est là que nous rejoignons Rosa – mais qui n’est pas d’accord ? –, l’humanité a le devoir de se concerter si elle ne veut pas anéantir l’écosystème dont elle provient, et donc elle-même. Comme nous l’avons écrit : « Le partage mondial doit devenir notre priorité... même s’il peut paraître impossible ! »

Addenda

Après Résonance, Hartmut Rosa a publié un nouveau livre Rendre le monde indisponible (La Découverte, 2020). L’auteur reprend l’idée d’extension de l’accès au monde et illustre l’ « histoire de l’élargissement du périmètre individuel » avec l’exemple des moyens de transport (p. 18). Le chapitre 2 intitulé Quatre dimensions de la disponibilité explicite l’accès au monde comme une volonté de « rendre le monde visible, atteignable, maîitrisable et utilisable. » (p. 25) Et Rosa confirme : « Ma thèse est que ce programme de mise à disposition du monde (...) ne « fonctionne » pas, mais bascule littéralement en son contraire. » (p. 27)

Formulée ainsi, la position de Rosa semble difficilement contestable. Avec bientôt huit milliards d’habitants et des paramètres en croissance exponentielle, exacerbés par la concurrence entre pays et entre puissances, l’avenir nous inquiète. La théorie de l’extensio démontre que l’extension de la relation au monde est un principe de base de la vie. Dès lors, il nous appartient d’essayer d’orienter intelligemment cette extension. Dans l’espoir qu’il sera possible d’échapper à son inéluctable emballement.

Eugène Michel
décembre 2021


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Note

(1) Pour mieux comprendre cet aspect, on lira avec profit la recension de Marc-Antoine Pencolé : https://doi.org/10.4000/lectures.29658.

 
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