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L’extension de la relation au monde

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 

Nous avons étudié trois auteurs qui évoquent la question de l’extension de la relation au monde : un sociologue, Norbert Élias (1897-1990) ; un biologiste, François Jacob (1920-2013) ; et un philosophe, Hartmut Rosa (né en 1965).

Notre article à propos d’Élias s’intitule La mystérieuse loi sociogénétique de Norbert Élias, (décembre 2011). En 1987, Élias publie Die Gesellschaft des Individuen, (La Société des individus, Fayard, 1991). Il propose le concept d’unité de survie qui s’élargit progressivement à partir de la famille jusqu’à la Nation pour atteindre maintenant la planète entière : « Le groupe familial a été à des stades antérieurs l’unité de survie première et indispensable. Il n’a pas tout à fait perdu cette fonction, en particulier pour l’enfant. Mais à l’époque moderne, l’État (...) a repris à son compte cette fonction, comme beaucoup d’autres qu’assumait antérieurement la famille » (p. 266).

Citons aussi : « Parmi toutes les formes de vie collective les États sont passés dans le monde entier au premier rang des unités de survie » (p. 267). Ou : « L’humanité apparaît effectivement de plus en plus clairement aujourd’hui comme le niveau d’intégration suprême » (p. 296).

Une « unité de survie qui s’élargit progressivement... » Élias décrit le développement collectif comme un élargissement depuis la famille jusqu’à la Terre entière. Mais bien sûr : « Le passage à l’intégration de l’humanité au niveau planétaire en est certes encore à un tout premier stade. » (p. 222)

Ce n’est pas la simple propagation de l’humanité qu’Élias décrit mais l’intégration progressive des relations sociales vers des structures de plus en plus élargies. L’originalité de Norbert Élias se trouve dans l’idée d’unité de survie de plus en plus vaste.

François Jacob publia La Logique du vivant en 1970 (Gallimard). Notre article s’intitule François Jacob, précurseur de la théorie de l’extensio (juin 2021).

Décrivant l’évolution des êtres vivants selon une complexification par intégration successive d’éléments nouveaux, il remarque une « tendance à accroître les interactions de l’organisme et de son milieu par quoi se caractérise l’évolution. » (p. 333)

« Toutes ces complications qu’introduisent la multiplication des cellules et leur différenciation sont exigées par l’accroissement des échanges entre l’organisme et son milieu. (...) Mais ce qui se développe surtout au cours de l’évolution, ce sont les moyens de recueillir l’information du dehors, de la traiter, d’ajuster en conséquence les réactions de l’organisme. Toutes les solutions possibles sont alors tentées sous l’effet de la sélection naturelle. » (p. 336)

À nouveau, nous voyons décrite une extension du champ relationnel, mais cette fois par augmentation de l’efficacité biologique.

Enfin, Hartmut Rosa, dans Résonance, une sociologie de la relation au monde (La Découverte, 2018), ne cesse d’évoquer une extension de l’accès au monde. Nous venons de publier Lecture de Résonance, de Hartmut Rosa (janvier 2021).

Citons par exemple : « ... il nous est difficile de ne pas adopter, dans nos attitudes les plus élémentaires, les stratégies d’extension de notre accès au monde et de domination (instrumentale et rationnelle) du monde... » (p. 32).

Ou : « Nous luttons dans l’espace social en vue d’améliorer notre position et notre accès au monde... » (p. 33) Ou encore : « Mettre le monde à notre portée est, je l’ai dit, le moteur même de notre modernité (...) L’extension de l’accès au monde est le mot-clé qui résume le programme structurel et le projet culturel de la modernité. » (p. 356)

L’expression « accès au monde » nous semble erronée car elle suppose que nous serions extérieurs au monde et que nous irions vers lui. La réalité est différente puisque nous sommes inclus dans le monde, nous lui appartenons obligatoirement. En revanche, c’est l’extension qui nous intéresse ici. Car, en effet, nous défendons l’idée d’une constante extension de la relation au monde.

 

Discussion :

Depuis plus de vingt ans, notre théorie de l’extensio est basée sur le concept d’extension de la relation au monde, c’est-à-dire d’extension du « champ relationnel ».

Nous définissons le champ relationnel comme le rayon familier de relation de l’individu ou du groupe avec l’environnement pour obtenir les apports indispensables, c’est-à-dire moléculaires, puis sensoriels, puis affectifs, puis cognitifs.

Un fait est certain : aucun être vivant n’existe seul. Et ne pas être seul signifie être en relation. Nous sommes nécessairement en relation avec autrui. Un autre fait ne peut pas être contesté : tout être vivant a besoin d’alimentation, c’est-à-dire d’apports. Les apports proviennent de l’environne­ment. Donc tout être vivant est nécessairement en relation avec le monde. Exister, c’est être en relation avec le monde dans toutes ses composantes.

Mais la dimension et la technicité du champ relationnel diffèrent. Son rayon et ses moyens ont un historique. Il y a deux historiques de la relation au monde : l’historique individuel et l’historique du groupe.

Dans les deux cas, on constate une extension du champ relationnel : l’enfant passe de la maman à la famille, puis à la collectivité ; le groupe s’accroit du village à la ville, puis au pays et au continent. La mondialisation est la tendance actuelle à ce que le champ relationnel collectif atteigne l’ensemble de la planète, comme le formule très bien Élias.

Cette extension se réalise par étapes grâce à la mise en œuvre d’outils relationnels de plus en plus complexes. Les sauts brusques sont voués à l’échec. Par exemple, tout « empire » édifié par la force s’effondrera. Chez l’enfant, tout traumatisme brise l’acquisition de l’étape en cours.

Mais pourquoi les êtres vivants augmentent-ils nécessairement leur champ relationnel ? La cause en est la reproduction : d’une part celle-ci propage les populations vers tous les environne­ments viables, d’autre part elle génère l’évolution vers la réduction des risques de pénurie puisque les espèces plus efficaces se reproduiront mieux. L’extension du champ relationnel réduit le risque de pénurie.

Jean Piaget (1896-1980) est la grande figure du développement intellectuel chez l’enfant. On lit sur Wikipédia : « Pour Piaget, l’intelligence n’est qu’une forme plus élaborée de l’adaptation biologique. L’adaptation d’un individu à son environnement est le résultat d’un processus de transformation tendant vers l’équilibre. L’état d’équilibre permanent est impossible, l’environne­ment et l’individu n’étant pas statiques. L’adaptation est donc continue au cours de l’ontogenèse notamment par (ré)équilibrations successives des structures de l’intelligence (schèmes et opérations). »

Cette question de l’“adaptation”, très utilisée pour expliquer l’évolution, mais controversée, ne nous paraît pas utile dans notre approche de l’extensio. Oserons-nous dire qu’elle n’a pour nous pas beaucoup de sens ? Les êtres vivants existent par une relation nécessaire avec l’environnement. Plus qu’“adaptation”, il y a inclusion. Et comme l’environnement est diversifié et variable, les êtres vivants, grâce à la reproduction, varient et se diversifient. L’évolution s’oriente vers une complexification car celle-ci permet l’extension du champ relationnel.

La reproduction n’est possible que si l’environnement la permet. Or, quel que soit l’environnement, les mutations surviennent, une diversité de façon d’être en relation se produit. On peut même dire qu’à la longue, c’est-à-dire des milliards d’années ce qui n’est pas rien, toute possibilité apparaîtra. Comme voler par exemple. L’envol n’est pas une adaptation, il est une extension du champ relationnel. Donc l’adaptation est un truisme.

Comme nous l’avons déjà écrit à maintes reprises, la grande réussite des animaux pluricellulaires est due à l’invention du neurone. Le neurone étant lui-même une cellule très spécialisée, il est évident que les premiers pluricellulaires n’en possédaient pas, construits par simple effet mosaïque(1). Mais le neurone, basiquement transmetteur de l’information entre le système sensoriel et le muscle, comme par exemple dans le réflexe, s’avère si efficace que pratiquement tous les pluricellulaires en sont maintenant munis. Il ne subsiste à notre connaissance qu’une espèce sans neurones : les placozoaires, dont la taille est de quelques millimètres. Quant aux éponges, elles disposent d’un système nerveux très rudimentaire.

L’histoire des animaux peut ainsi être racontée selon l’augmentation du nombre de neurones et de leurs connexions(2). Il n’y a aucune extravagance à considérer que l’évolution s’oriente vers l’augmentation neuronale car chaque fois qu’une mutation entraîne cette augmentation, il en résulte une extension du champ relationnel, ce qui éloigne de la dépendance d’un champ limité toujours soumis aux pénuries et donc favorise la reproduction. Chez les Hominidés, les empreintes des vaisseaux sanguins sur la face interne des os du crâne montrent un développement progressif indispensable à l’oxygénation des cellules d’un cerveau de plus en plus volumineux(3).

Or, la « reproduction » porte bien son nom. Dans chaque espèce, les nouveau-nés reproduisent l’état évolutif génétique atteint par les parents. Les structures organiques n’ont globalement pas d’autres choix pour se construire que de repasser par les étapes phylogénétiques. Nous disons « globalement », car toutes exceptions sont possibles, étant donnée la plasticité moléculaire. Mais, en particulier, un enfant ne réussira jamais à marcher avant d’acquérir une maturité osseuse, musculaire et neuronale suffisante qui ne se réalisera que s’il s’agite, rampe, s’agrippe et escalade au préalable.

Cependant, après l’invention du neurone, la seconde grande invention mise en œuvre par les animaux est le développement épigénétique, c’est-à-dire post-natal. Comme les connexions neuronales se stabilisent logiquement en fonction des stimulations, de nombreuses espèces ont évolué vers une immaturité physiologique des nouveau-nés protégés dans un nid. La maturation s’affine alors par une interaction directe avec l’environnement.

On obtient le tableau élémentaire suivant :

Aptitude neuronale Hominidés Enfant
Gestes (station debout) Millions d’années Un an
Parole 100 000 ans Deux-trois ans
Écriture 5 000 ans Six-sept ans

Pour résumer, nous dirons que, grâce à la reproduction génétique et éventuellement éducative, le champ relationnel inhérent aux êtres vivants connaît trois grandes méthodes d’extension :

Comprendre la vie ne peut que nous inspirer une certaine forme d’humilité. Mais aussi nous placer devant nos responsabilités. L’extension de notre champ relationnel est devenue si considérable qu’il apparaît que nous sommes en train de mettre en péril notre existence. En effet, nous excellons dans l’augmentation de notre population et dans l’amélioration des techniques d’obtention des apports au point d’épuiser les ressources.

Nous avons explicité ce qui se passe dans notre article Modérer notre extensio ! (avril 2017) : « Disons-le sans détours : au regard de la théorie de l’extensio, si l’extensio des individus et des groupes, en tant que principe inséparable de la vie, doit nécessairement être encouragé et partagé, sa régulation par la modération et la diversification est également indispensable. »

Eugène Michel
Mars 2022


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Note

(1) Cf. L’Homme, ce singe en mosaïque, Georges Chapouthier, Odile Jacob, 2001.

(2) Cf. Mille cerveaux, mille mondes, MNHN, Nathan, 1999.

(3) Op. cité, p. 139. Hommage doit être rendu au Pr Roger Saban, découvreur de cette complexification anatomique.

 
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Dernière révision : vendredi 18 mars 2022 – 20:00:00
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