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Analyse du cycle de l’extensio chez Louis Pasteur,
André Breton, Simone de Beauvoir et Annie Ernaux

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 

Notre thèse initiale est que la vie a pour principe l’élargissement de la relation au monde, ce que nous appelons l’extensio. Et nous avons montré dans nos publications précédentes que l’extensio résulte de l’émergence incessante de l’inventus dans l’habitus. Ce qui entraîne l’adage : Tout habitus est un inventus qui a réussi. On a donc a minima le cycle suivant :

Forme1

Chez les humains, la prise en compte de la mémoire et de l’imaginaire permet d’affiner ce cycle. Il devient  :

Forme2

Le cycle de l’extensio (Cf. Pédagogie du cycle de l’extensio (Eugène Michel)) va tourner plus ou moins vite en fonction de l’intensité de chaque stade, mais on peut considérer que c’est l’inventus qui va jouer un rôle majeur puisqu’il s’agit de faire évoluer l’habitus grâce à une projection vers l’avenir que seul l’inventus peut mettre en œuvre. Or, l’inventus ne va pas de soi, il faut le rechercher. La volonté d’inventus est le grand secret de l’extensio.

Chez les quatre personnalités susnommées, nous allons vérifier qu’une mémoire mythologique intense s’est élaborée et qu’un habitus précis a été mis en œuvre. Cela a généré des imaginaires de motivation magnifiés qu’un inventus très dynamique a transformé en créations. Chaque tour du cycle a fait avancer une œuvre parsemée de réussites, augmentant de proche en proche le rayonnement.


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Louis Pasteur, « l’esprit d’invention »

Pour étudier Louis Pasteur, nous nous servirons de la biographie de Michel Morange (Gallimard, 2022). Signalons aussi la biographie de Cédric Grimoult (Ellipses, 2021). D’emblée, on peut penser que la personne fondatrice de la mémoire mythologique de Louis Pasteur est son père, Jean-Joseph. Celui-ci, orphelin à cinq ans, travaille dès l’âge de douze ans comme apprenti-tanneur. Jeune homme, il connaîtra quatre années d’enrôlement dans les armées napoléoniennes, jusqu’en 1814 et sera promu sous-officier. Puis il dirigera une tannerie.

L’influence paternelle est soulignée par Morange : « Il cherche à réconcilier le savoir-faire de son père et, plus généralement, des artisans qu’il a pu observer enfant à Arbois, avec la science qu’on lui a appris à placer au-dessus de toute autre forme de connaissance. » (Morange, p. 74)

Et Pasteur l’évoque lui-même, en ajoutant sa mère, dans son discours à Dôle du 14 juillet 1883 devant sa maison natale : Oh ! mon père et ma mère ! Oh ! mes chers disparus, qui avez si modestement vécu dans cette petite maison, c’est à vous que je dois tout ! Tes enthousiasmes, ma vaillante mère, tu les as fait passer par moi. Si j’ai toujours associé la grandeur de la science à la grandeur de la patrie, c’est que j’étais imprégné des sentiments que tu m’avais inspirés. Et toi, mon cher père, dont la vie fut aussi rude que ton rude métier, tu m’as montré ce que peut faire la patience dans les longs efforts. C’est à toi que je dois la ténacité dans le travail quotidien. Non seulement tu avais les qualités persévérantes qui font les vies utiles, mais tu avais aussi l’admiration des grands hommes et des grandes choses. Regarder en haut, apprendre au-delà, chercher à s’élever toujours, voilà ce que tu m’as enseigné. Je te vois encore après ta journée de labeur, lisant le soir quelque récit de bataille d’un de ces livres d’histoire contemporaine qui te rappelaient l’époque glorieuse dont tu avais été le témoin. En m’apprenant à lire, tu avais le souci de m’apprendre la grandeur de la France.

Commençons par la « grandeur de la science ». Tout scientifique est nourri d’une mythologie de la découverte. La passion scientifique est due à une admiration des prédécesseurs et des contemporains. Pour Pasteur, ce sont J.-B. Biot, J.-B. Dumas, Claude Bernard et surtout « l’immortel Lavoisier ». Tandis que son épouse Marie déclare en 1852 : « Nous aurons probablement bientôt un nouveau Galilée ou un nouveau Newton. » (Morange, p.45 ) Même si son propos était ironique, elle ne croyait pas si bien dire.

Dans son Discours de Douai, prononcé le 7 décembre 1854, Pasteur raconte : « Savez-vous à quelle époque il vit le jour pour la première fois, ce télégraphe électrique, l’une des plus merveilleuses applications des sciences modernes ? C’était dans cette mémorable année 1822 : Œrsted, physicien suédois, tenait en mains un fil de cuivre, réuni par ses extrémités aux deux pôles d’une pile de Volta. Sur sa table se trouvait une aiguille aimantée placée sur son pivot, et il vit tout à coup (par hasard, direz-vous peut-être, mais souvenez-vous que dans les champs de l’observation le hasard ne favorise que les esprits préparés), il vit tout à coup l’aiguille se mouvoir et prendre une position très différente de celle que lui assigne le magnétisme terrestre. Un fil traversé par un courant électrique fait dévier de sa position une aiguille aimantée : voilà, messieurs, la naissance du télégraphe actuel. »

Toute sa vie, Pasteur conjuguera le goût effréné pour le travail et la détermination batailleuse contre les adversaires. Il avait grandi dans l’évocation de Napoléon par son père. François Jacob écrit même : « En fait, il y avait un côté militaire en Pasteur. Il y avait du Napoléon dans la manière de toujours prendre l’initiative, de changer brusquement de terrain (...) » (Morange, p. 31, note 15)

Un autre Napoléon arrive au pouvoir quand Pasteur a vingt-neuf ans. Alors qu’il défendait la République, le jeune Pasteur se rallie au nouveau régime qui est d’ailleurs favorable aux sciences et aux industries. Pasteur a 47 ans lors de la défaite contre la Prusse, qui entraîne la perte de l’Alsace-Lorraine. Il n’aura alors de cesse de faire briller la France par rapport à l’Allemagne. La grandeur de la science contribue à la « grandeur de la France ». Ainsi, nous avons esquissé les éléments de la mémoire mythologique pasteurienne : exemple parental, histoire de France, découvreurs.

Or, ce cocktail ne sera efficace que s’il s’appuie sur un habitus énergique. L’habitus de Pasteur est intense et pérenne. Notre savant ne pense qu’à travailler : « Le travail prévaut dans sa vie » (Morange, p. 39). À l’âge de 17 ans, il écrit à ses sœurs : « ... une fois qu’on est fait au travail, on ne peut plus vivre sans lui. D’ailleurs c’est de là que tout dépend dans le monde ; avec de la science, on est heureux ; avec de la science on s’élève au-dessus de tous les autres... » (id., p. 28) « Laboremus » («Travaillons ») sera une expression qu’il affectionnera toute sa vie. » (Ibid., p. 30) Pasteur arrive en retard à son mariage parce qu’il travaillait dans son laboratoire.

Travailler, certes, mais il s’agit aussi d’adopter une méthode efficace : « Tout se passe comme si la créativité de Pasteur provenait de sa capacité à alterner des phases d’exploration et d’expérimentation débridées avec des temps de synthèse correspondant soit à l’enseignement soit à la préparation de ses communications. » (Morange, p. 93) Pasteur, dans son habitus, jongle entre le gestuel des expériences, l’oralité de la communication et les écrits de laboratoire, d’enseignement ou de publications.

Ce qui surprend dans cet habitus, c’est l’importance de la relation à autrui. Loin d’un repliement sur soi-même, Pasteur avait acquis de son père et des études, une aptitude remarquable à la relation à autrui. Sa découverte du vaccin de la rage en découlera puisqu’elle sera le fruit d’un travail collectif. Et l’on ne s’étonnera pas de la création de l’Institut Pasteur.

Cependant, selon le cycle de l’extensio, tout habitus serait une routine fastidieuse s’il ne générait pas un imaginaire de motivation. Celui-ci a ses sources dans la mémoire mythologique.

Dans son Discours de réception à l’Académie française en avril 1882, Pasteur emploie l’expression « la passion de comprendre ». Il semble que ce soit là le fil directeur principal de la motivation de Pasteur. Toute sa vie, il cherchera à comprendre, entièrement dévoué à l’observation et au raisonnement. Pourquoi tel ou tel phénomène comme la polarisation et la fermentation, pourquoi les maladies des plantes, des animaux et des humains ?

Mais pourquoi Pasteur veut-il comprendre ? D’abord parce que c’est une jouissance en soi : parvenir à expliquer soudain un phénomène procure une félicité. Car, c’est un fait, depuis plusieurs siècles, on s’est aperçu que le monde est explicable. Expérimenter et réfléchir, non pas isolément mais avec autrui, génère des découvertes, des inventions. Il s’agit d’une véritable chasse au trésor : « Nous n’oublierons point que la théorie est mère de la pratique ; que sans elle la pratique n’est que la routine donnée par l’habitude ; et que la théorie seule fait surgir et développe l’esprit d’invention. » (Discours de Douai)

L’euphorie de la découverte est inséparable de son utilité. Sur cet aspect, la motivation de Pasteur se développe constamment tout au long de sa vie : on passe de l’interrogation théorique à la volonté de résoudre les problèmes de l’agriculture et l’industrie pour arriver à la prévention des maladies.

À chaque tour du cycle de l’extensio, Pasteur élargit sa relation au monde qui devient mondiale, et son imaginaire de motivation se développe continûment. Tous les ingrédients sont en place pour qu’un inventus, démultiplié par les collaborateurs, soit sans cesse mis en œuvre. Pasteur est à l’affût tous azimuts : il est attentif aux problèmes d’autrui, il varie indéfiniment les expériences, il expose ses raisonnements, il discute, décide, réclame des renforts, et surtout, à tout moment, il est capable de réorientation hors des sentiers battus.


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André Breton, « non-conformiste absolu »

La mémoire mythologique d’André Breton se bâtit sur la lecture et l’écriture. Élève au lycée Chaptal à Paris, le jeune homme partage avec des condisciples très choisis l’intérêt pour la poésie. Il découvre Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, écrit et publie des poèmes. L’année de ses dix-sept ans, il rend visite à Paul Valéry qui devient son mentor : « Avec une patience inlassable, des années durant, il a répondu à toutes mes questions. Il m’a rendu – il a pris toute la peine qu’il fallait pour me rendre difficile avec moi-même. » Puis, il se passionne pour Apollinaire. L’art également le requiert. L’œuvre de Gustave Moreau sera une révélation : « La découverte du musée Gustave-Moreau, quand j’avais seize ans, a conditionné pour toujours ma façon d’aimer. »

Étudiant en médecine, il est mobilisé comme infirmier pendant trois ans. Il sera témoin des atrocités de la guerre, ainsi que des délires des soldats hospitalisés en psychiatrie. Poésie et folie, influence du Teste de Valéry, Breton, avec ses amis, cherchera à expliquer la pensée grâce à des pratiques comme l’écriture automatique et l’hypnose.

En 1924, à l’âge de 28 ans, il publie Poisson soluble dont la préface deviendra le Manifeste du surréalisme. La mémoire mythologique de Breton est clairement énoncée dans ce texte fondateur qui célèbre Gérard de Nerval. Une définition du surréalisme est donnée : « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. » Suit une liste d’auteurs classiques et contemporains qui ont « fait acte de surréalisme absolu. » L’enfance est admirée pour ses aptitudes imaginatives à l’évasion malgré les « dresseurs » (La mère de Breton avait été « autoritaire, mesquine, malveillante, soucieuse d’insertion et de réussite sociales ») : « L’enfance où tout concourait cependant à la possession efficace, et sans aléas, de soi-même. » ; « L’esprit qui plonge dans le surréalisme revit avec exaltation la meilleure part de son enfance. »

S’agissant de l’habitus, deuxième phase du cycle de l’extensio, on peut penser que l’absurde guerre de 14-18 aura ravagé toutes les valeurs routinières. Breton se déclare « non-conformiste absolu ». Ce que nous pouvons interpréter comme la nécessité de concevoir un nouvel habitus. D’où l’esprit de groupe, les règles à respecter, un certain autoritarisme. Un « Bureau de recherches surréalistes » est ouvert au public pendant quelques mois. Le « hasard objectif » est mis en œuvre pour susciter des rencontres immédiatement inspiratrices de narrations, tel Nadja.

Étudions maintenant l’imaginaire de motivation d’AndréBreton. Il l’exprime dans le Manifeste : les valeurs à atteindre sont l’amour, la poésie et la liberté. Tandis que « le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau. » L’enjeu est ni plus ni moins d’accéder à la « vraie vie » rimbaldienne, de faire la révolution surréaliste, titre de la revue lancée fin 1924. À cela s’ajoute bientôt une adhésion au Parti communiste, ce qui assurément est un imaginaire vers l’avenir.

Destruction d’habitus, recherche effrénée, on comprend que l’inventus devienne une priorité. Rappelons que nous avons forgé le néologisme inventus à partir de l’inventio de la rhétorique ancienne. On se souvient que la rhétorique donnait une méthode chez les Grecs de l’Antiquité pour préparer un discours. La méthode consistait à appliquer cinq étapes : l’inventio, la dispositio, l’elocutio, la memoria et l’actio. L’écriture automatique qui fonde le surréalisme apparaît en définitive comme un refus de toute dispositio (mise en ordre des idées) et d’elocutio (choix des figures de style) pour ne garder qu’un inventio favorisé par l’ouverture à l’inconscient. Très tôt, Breton se rend compte des apports de Freud.

Les publications d’André Breton s’avérèrent au moins bisannuelles, nourries par des rencontres amoureuses tumultueuses et les péripéties du groupe. Le surréalisme devint un mouvement international, en particulier grâce au rayonnement pictural. L’atelier du 42, rue Fontaine, débordant de livres et de manuscrits, d’œuvres occidentales et africaines, de collections d’objets symboliques naturels ou fabriqués, traversa comme par magie le 20e siècle. Après l’échec d’un projet de musée, sa dispersion en salle des ventes en 2000 fut un événement. Un mur entier est présenté au Centre Pompidou.

Amours épiques, amitiés orageuses, engagement politique énergique, tout au long de sa vie André Breton fera tourner efficacement le cycle de l’extensio.

(À lire : André Breton, Mark Polizzotti, Biographies, Nrf, Gallimard, 1999)


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Simone de Beauvoir, « une œuvre qui aiderait les autres à vivre »

L’un des plus beaux lieux de Paris est la passerelle qui relie la Bibliothèque nationale François Mitterrand au parc de Bercy. Cette élégante projection d’une rive à l’autre de la Seine porte le nom bien choisi Simone de Beauvoir, « autrice et philosophe ».

La mémoire mythologique de Simone de Beauvoir se fonde sur son enfance et sa jeunesse que raconte Les Mémoires d’une jeune fille rangée, le premier tome de son autobiographie, un des chefs-d’œuvre de notre littérature. Il s’agit de la narration d’une libération. Libération de l’autorité parentale et de la religion pour « devenir quelqu’un, faire quelque chose, poursuivre sans fin l’ascension commencée depuis ma naissance ».

On n’est pas surpris que l’éveil intellectuel de Simone se produise tôt, juste après la 1ère guerre : enfance en pleine guerre, injonctions contradictoires des parents car le père est non-croyant, attaques cardiaques du père et quasi-pauvreté.

La famille subit un déclassement pénible. En errance professionnelle, le père se plaint d’avoir deux filles plutôt que des garçons qui auraient pu étudier. Simone est l’aînée, elle travaille bien, a du caractère, et depuis ses dix ans connaît une grande amitié avec Elisabeth, dite Zaza, une camarade d’école.

Un éveil radical se produit lorsque, au printemps de ses dix-huit ans, son cousin Jacques Champigneulle, aîné d’un an et demi, orienta ses lectures. Lors d’un entretien avec Madeleine Chapsal, Beauvoir raconte : « ... Je lui ai expliqué que j’étouffais, que je croupissais. Il m’a prêté des livres, il m’en a indiqué. Ç’a été une révélation. J’ai lu Gide, Barrès, Montherlant, Claudel, Valéry, Proust, tout ce que j’ignorais ; je lisais comme une folle... » Beauvoir écrit qu’elle fut « décontenancée, éblouie, transportée » par ses nouvelles lectures. « Pendant des mois je me nourris de littérature ; mais c’est alors la seule réalité à laquelle il me fût possible d’accéder. »

À cette époque, la jeune fille entre dans une lutte inattendue contre ses parents. « J’en éprouvai un choc dont je fus longue à me remettre ; du moins la littérature m’aida-t-elle à rebondir de la détresse à l’orgueil. Les Nourritures terrestres de Gide : « Famille, je vous hais ! foyers clos, portes refermées. » L’imprécation de Ménalque m’assurait qu’en m’ennuyant à la maison je servais une cause sacrée. » ; « Il me semblait exaltant de travailler à se développer, à s’enrichir ; c’est en ce sens que je comprenais le précepte de Gide : « Faire de soi un être irremplaçable »

Simone se plaint d’être trop fixée sur sa propre valeur : « Suis-je orgueilleuse ? oui en ce sens que je m’aime passionnément, que je m’intéresse à moi, et que je suis sûre de valoir quelque chose, c’est-à-dire d’être une forme de vie unique. »: « Mais je veux sortir moi aussi, chercher, risquer, indistinctement aimer pour faire mon âme ardente et riche. De la ferveur ! de la ferveur ! ah ! une existence pathétique ! ... » Plus loin, le même jour, elle se plaint de la lutte à mener contre l’hostilité maternelle.

Les études de philosophie et la rencontre de Sartre seront décisives pour Beauvoir. À un habitus de travail livresque très déterminé s’ajoutera celui de discussions intellectuelles continuelles avec Sartre devenu son alter ego.

L’imaginaire de motivation chez Beauvoir ne se sépare pas de sa mémoire mythologique. À quinze ans, à la question sur ce qu’elle veut faire plus tard, elle répond : « être un auteur célèbre ». Ou bien elle écrit plus tard : « Mon chemin était clairement tracé : me perfectionner, m’enrichir, et m’exprimer dans une œuvre qui aiderait les autres à vivre. »

L’habitus de l’écriture stimule l’imaginaire de motivation : « Mon enfance, ma jeunesse, j’avais envie de les sauver .../... Surtout qu’il y avait eu des moments de mon adolescence qui m’avaient été assez douloureux et elle s’est terminée par la mort de ma meilleure amie dans des conditions assez tragiques. Alors j’avais vraiment envie de rendre justice à la fois à moi-même et à la fois à cette amie et à ce que tout ce que cette enfance et tout ce que cette jeunesse avaient été. » La dernière phrase des Mémoires d’une jeune fille rangée est pathétique : « Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort. »

Romans, mémoires, essais tel le célèbre Deuxième sexe, entretiens, l’œuvre de Beauvoir s’inscrit dans un engagement politique et féministe. L’imaginaire de motivation de Beauvoir inclut aussi bien la vision utopique d’un entremêlement sensuel et intellectuel de l’amitié et de l’amour que la lutte politique pour le progrès social. Son inventus est incessant. Elle élabore sa vie autant que son œuvre dès son premier roman L’invitée. Elle devient l’un de nos plus grands mémorialistes. De sorte que, de proche en proche, son extensio atteint une ampleur internationale.

(À lire : Simone de Beauvoir, Deirdre Bair, Fayard, 1991 et Devenir Beauvoir, La force de la volonté, Kate Kirkpatrick, Flammarion, 2020.)


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Annie Ernaux, « vivre au-dessus du temps »

L’œuvre d’Annie Ernaux est vaste : entre autres ouvrages, on compte dix-sept numéros de la collection de poche Folio-Gallimard. Nous pouvons donc, comme pour les précédents auteurs, étudier l’intensité chez elle des phases du cycle de l’extensio.

Sa mémoire mythologique se forge d’abord avec l’enfance et les origines sociales. Parmi d’autres textes, La Femme gelée (Gallimard, 1981) décrit l’histoire initiale d’Annie Ernaux : milieu familial très rude, acculturation : « Ce que je deviendrai ? Quelqu’un. Ma mère me le dit. Et ça commence par un bon carnet scolaire. » « Tu n’as que ta petite personne à penser, disent-ils » ; « J’ai entre sept et dix ans. Je sais que je suis au monde pour faire quelque chose. » ; « Voulait une fille qui ne prendrait pas comme elle le chemin de l’usine, qui dirait merde à tout le monde, aurait une vie libre, et l’instruction était pour elle ce merde et cette liberté » ; « Naïveté de ma mère, elle croyait que le savoir et un bon métier me prémuniraient contre tout, y compris le pouvoir des hommes. »

Plus tard, dans La Honte, l’auteur écrira : « Il était normal d’avoir honte, comme une conséquence inscrite dans le métier de mes parents, leurs difficultés d’argent, leur passé d’ouvriers, notre façon d’être. » Mais la maman lit et encourage sa fille à la lecture. « Sa vie la plus intense est dans les livres dont elle est avide depuis qu’elle sait lire. » ; « Parmi toutes les raisons que j’avais de vouloir grandir il y avait celle d’avoir le droit de lire tous les livres. » De sorte qu’à dix-huit ans : « Orgueil de la différence », « Je la sais dans la certitude intrépide de son intelligence... »

Un conflit en résulte dont l’interprétation fait l’objet d’une douzaine de pages de l’ouvrage La Névrose de classe de Vincent de Gaulejac (H&G éditeurs, 1987) : « Annie Ernaux se décrit comme traversée par une tension insupportable entre l‘attachement à ses parents et le mépris qu’ils lui inspirent... » On peut ajouter que se produit une collision frontale entre les aspirations amoureuses de la jeune fille et la domination masculine.

L’habitus d’Annie Ernaux était programmé : réussir socialement et fonder une famille. C’est ce que raconte La Femme gelée. Annie Ernaux qui écrivait un mémoire sur le surréalisme tombe de haut : elle est exilée à Annecy et son mari se complait dans la séparation traditionnelle des rôles. Il en résulte un sauve-qui-peut par l’écriture qui deviendra un nouvel habitus libérateur. Écrire et décrire pour essayer de comprendre. « Au fur et à mesure que sa mémoire se déshumilie, l’avenir est à nouveau un champ d’action. »

Pour décrypter l’ancien habitus familial et collectif, Ernaux trouve plus tard l’aide providentielle des textes du sociologue Pierre Bourdieu : « Quelqu’un qui a bouleversé les hiérarchies du monde, m’a donné à moi toujours plus de conscience, de force et de liberté. » Ernaux explique qu’elle effectue une auto-socio-biographie. Et Gisèle Sapiro parle à son sujet d’une ethnographie de la violence symbolique.

L’imaginaire de motivation d’Ernaux va passer d’une aspiration juvénile floue à une volonté extrême : « Ne pas être venue au monde pour rien, inutilement. » ; « J’ai commencé à faire de moi-même un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour. » En 2011, elle déclare : « Maintenant, écrire est devenu une façon d’exister, c’est une croyance réalisée en somme. »

Le projet ernalien est triple : familial, individuel et social. En 2013 : « Sauver de l’effacement les êtres et les choses dont j’ai été l’actrice, le siège ou le témoin, dans une société et un temps donnés, oui, je sens que c’est là ma grande motivation d’écrire. C’est par là une façon de sauver aussi ma propre existence. » Mais aussi : « Découvrir quelque chose qui n’est pas là avant l’écriture. » ; « Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt après, ce qui est arrivé. »

La narration épique évolue vers une recherche intellectuelle sensible qui exige un inventus radical. Chaque livre représente pour Ernaux une expérimentation périlleuse, un risque assumé. L’exploration personnelle se positionne alors dans un engagement contestataire qui nécessite un survol de l’évolution collective. Le projet de la narration Les Années (Gallimard, 2008) est ambitieux  : « Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui – pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire. » (Folio, 2009, p. 251) Les Années provoque un nouvel extensio qui relance un cycle de l’extensio.

L’imaginaire de motivation d’Ernaux est le désir à la fois de réhabiliter la classe sociale dont elle provient, mais aussi de transcender l’existence personnelle. Dans Mémoire de fille (2016), à notre avis son chef-d’œuvre, elle écrit : « Aucun autre projet d’écriture ne me paraît, non pas lumineux, ni nouveau, encore moins heureux, mais vital, capable de me faire vivre au-dessus du temps. » Au-dessus du temps !


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Conclusion

L’étude en termes de cycle de l’extensio des quatre personnalités que nous avons choisies pour des raisons d’admiration personnelle nous montre sans surprise que l’enfance est déterminante. Mais on observe quatre situations très différentes.

Par principe, l’habitus existe parce qu’il est transmis aux enfants par la famille et la société. C’est bien le cas pour Louis Pasteur. Pour les trois autres, la transmission rencontre des obstacles rédhibitoires : guerre de 14-18 pour Breton, déclassement pour Beauvoir et surclassement pour Ernaux. Il en résulte dans ces trois cas la nécessité de forger un nouvel habitus grâce au choix des fréquentations – Breton s’entoure de fidèles, Beauvoir rencontre Sartre, Ernaux divorce – et la pratique intense de l’écriture-lecture-discussion. La vie amoureuse est chaque fois tumultueuse. L’habitus devient un haut lieu d’expérimentations, ce qui s’accompagne d’un imaginaire de motivation démultiplié : en particulier, chez nos trois écrivains, l’engagement politique est intense tout au long de leur vie. Si la conquête de la liberté est une mise en œuvre personnelle, elle ne se sépare pas de l’espoir qu’elle devienne universelle.

La réinvention d’un habitus nécessite un inventus volontaire. Ainsi, l’accomplissement d’une œuvre créative ne se sépare pas de l’appréciation d’un quotidien passionnant. Si le cycle de l’extensio semble chez Pasteur plus mesuré, ce serait oublier sa combativité précoce. Par exemple pour démontrer l’inexistence de la génération spontanée. Ou, plus tard, dans la compétition avec son concurrent Robert Koch.

Aujourd’hui, chaque épidémie réactive la gloire de Pasteur, le surréalisme fait partie du patrimoine occidental, le féminisme de Beauvoir la rend incontournable et Annie Ernaux vient d’obtenir le prix Nobel : le cycle de l’extensio montre que la survenue de ces quatre destinées magnifiques ne résulte ni du hasard ni de la chance, mais d’une exigence intrinsèque. Et chaque habitant, à sa façon, à sa mesure, fait de même : tout au long de notre vie, nous élargissons notre relation au monde grâce aux cinq phases du cycle de l’extensio.

Eugène Michel
Septembre 2023

 
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