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Une lecture de
Les structures fondamentales des sociétés humaines
Bernard Lahire – La Découverte, 2023, 971 pages

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 

Le sociologue Bernard Lahire propose un vaste tour d’horizon en biologie évolutionniste, éthologie, anthropologie, et bien sûr sociologie. En se biologisant, il constate que nous sommes des animaux comme les autres et que notre non-finition à la naissance implique un accompagnement prolongé dans l’enfance. Selon lui, cette « dépendance-domination » initiale « origine » toutes les autres formes de dépendance-domination chez les adultes.


L’altricialité

De nombreuses espèces animales sont dites « altriciales ». Le terme provient de « altrix », nourrice. L’adulte nourrit et protège l’être qui naît sans la moindre possibilité d’autonomie. Simplement, notre altricialité dure plus longtemps étant donnés les enjeux. Les sciences humaines nomment « altricialité secondaire » la période qui nous est propre. En effet, « la petite enfance dure en moyenne six mois chez les lémuriens, un an et demi chez les macaques, deux ans chez les gibbons, trois ans et demi chez les orangs-outans et les chimpanzés et cinq ans chez les humains » (p. 295). Quant à la période juvénile, elle double en passant de sept ans à quatorze ans entre les orangs-outans ou les chimpanzés et les humains. Dans l’article « Altricialité »(1), mentionné par Lahire, l’anthropologue Joël Candau écrit que cette spécificité « expose si fortement les êtres humains aux influences de leur environnement qu’ils deviennent naturellement des êtres hyper-sociaux et hyper-culturels… »

Bernard Lahire redonne avec précision les variations évolutives de la taille du cerveau des différentes espèces de primates après la naissance et à l’âge adulte. Rappelons que l’invention du neurone est la grande réalité des animaux puisqu’il n’existe aujourd’hui que deux espèces animales sans neurones, les éponges et les placozoaires. Les neurones, dans leur triple fonction de relier les capteurs sensoriels aux muscles, de se connecter les uns aux autres, et de secréter des molécules actives s’avèrent d’une telle efficacité que l’on comprend que l’évolution se soit orientée vers leur prolifération lors du parcours épique de plus de cinq cents millions d’années. Nous la dénommons « neuroextension »(2). La neuroextension chez l’enfant est bien sûr la conséquence de la neuroextension de l’espèce humaine. Et si un enfant acquiert à un âge précis l’aptitude neuronale de lire et écrire, c’est parce que son espèce a inventé progressivement cette aptitude qui découle de la parole.

Déjà, il y a juste un demi-siècle, le sociologue Edgar Morin avait exploré la biologie dans Le paradigme perdu : La nature humaine (Seuil, 1973) qui résulta du colloque L’Unité de l’Homme, avec le biologiste Jacques Monod. Morin écrit : « La prolongation de l’enfance permet la poursuite du développement organisationnel du cerveau en relation étroite et complémentaire avec les stimuli du monde extérieur et des incitations culturelles, c’est-à-dire que la lenteur du développement ontogénétique est favorable à l’aptitude à apprendre, au développement intellectuel, à l’imprégnation, donc à la transmission culturelle (Dobzhansky, 1966, p. 229)(3) » (op. cité p. 94). On ne peut pas être plus précis.

Plus récemment, Gérald Bronner et Étienne Géhin, dans le chapitre III, « La crainte des sciences cognitives : une peur injustifiée » de leur ouvrage Le danger sociologique, (PUF, 2017) explorent la relation entre le sociologue Pierre Bourdieu et le biologiste Jean-Pierre Changeux. Les deux auteurs écrivent que l’importation des concepts neuronaux dans l’habitus de Bourdieu ne leur semble pas « incongrue » et que : « En effet, le statut ontologique de la notion d’habitus, à laquelle Bourdieu attribue une grande puissance causale, cesse d’être problématique dès lors que l’on précise sa nature matérielle, c’est-à-dire neuronale » (p. 134).

Changeux avait proposé dans L’homme de vérité (Odile Jacob, 2002), dans le chapitre « Épigenèse neuronale et évolution culturelle », un sous-chapitre intitulé « L’habitus neuronal » pour rapprocher ses travaux de ceux de Bourdieu. Puis, dans es bases neurales de l’habitus (in royance, Raison et déraison, dir. Gérard Fussman, Odile Jacob, 2006), texte cité par Bronner et Géhin, le biologiste avait colligé toutes les citations neuronales de Bourdieu.

Il faut bien comprendre que la construction neuronale juvénile des animaux altriciels n’est possible que dans la relation éducative et sociale. Chez les humains, l’épigénétique, au sens neuronal, autrement dit l’altricialité(4), confère une grande responsabilité éducative à la famille et à la collectivité, comme nous l’avons écrit en divers articles, en particulier celui qui commente l’ouvrage que Bernard Lahire a dirigé Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants (Le Seuil, août 2019)(5).

Pour les biologistes, la notion d’« altricialité secondaire » reste sans doute ambiguë car on ne voit pas trop où est la frontière avec l’altricialité primaire. Dans son article « Le développement de la connectivité cérébrale » (in Gènes et culture, dir. J.-P. Changeux, Odile Jacob, 2003), le biologiste Jean-Pierre Bourgeois décrit plutôt cinq phases « bien distinctes » de synaptogenèse chez le singe macaque, modèle pour les humains, ce qui nous paraît plus opérant. Les phases 1 et 2 créent une activité fœtale spontanée, la phase 3, deux mois avant et après la naissance, produit 400 000 synapses par seconde, la phase 4 est « en plateau » jusqu’à la puberté où 40% des synapses disparaissent. « Pendant ces deux phases 3 et 4, l’individu primate effectue ses apprentissages sensoriels, moteurs et cognitifs. Il apprend aussi les règles sociales et l’organisation hiérarchique au sein de son groupe, savoirs essentiels pour le reste de sa vie » (op. cité, p. 99). La phase 5 couvre toute la vie adulte.


La science et ses lois

L’auteur souhaite que la sociologie devienne réellement scientifique au sens de la physique et de la biologie, en réunissant un corpus d’invariants et de lois ou principes. Ainsi inventorie-t-il cinq « grands faits anthropologiques » (altricialité secondaire, sexualité, socialité, historicité et longévité de l’espèce humaine) et dix lignes de force (modes de production, rapports parents-enfants, rapports hommes-femmes, socialisation / transmission culturelle, production d’artefacts, expressivité symbolique, rites et institutions, rapports de domination, magico-religieux et différenciation sociale des fonctions).

Puis, il liste dix-sept lois (pp. 366 à 415) qui sont toutes des « lois universelles, qui fonctionnent depuis le début de l’histoire de l’humanité » (p. 366). Cela va de a. Loi (biologique et sociale) de la conservation, reproduction, extension à q. Loi de l’isomorphisme des domaines, en passant par k. Loi Marx(2) de la lutte entre groupes et individus. Les commentaires pour chaque loi occupent d’un tiers de page (i. Loi Tarde de l’imitation) à six pages (g. Loi de la connexion-combinaison-synthèse de différents produits objectivés ou incorporés.)

Une loi, par définition, implique que les mêmes causes produisent les mêmes effets d’une façon prévisible. Par exemple, grâce à la loi de la gravitation universelle, on peut calculer le temps que met un corps lâché à une certaine hauteur pour toucher le sol. On peut même en déduire que ce temps ne dépend pas de la masse du corps.

Pour notre part, physicien et biologiste de formation, devenu pluridisciplinaire, nous nous inscrivons tout à fait, avec notre théorie de l’extensio, dans une démarche de principes initiaux à partir desquels la logique permet d’élaborer une compréhension(6). Cependant, la notion de « lois » pour l’analyse de la réalité des êtres vivants ne nous est jamais venue à l’esprit car, en dehors des fonctionnements moléculaires, toute prédiction concernant des organismes entiers nous semble relever d’une probabilité elle-même impossible à évaluer. Le débat reste ouvert.

Pour autant, le grand nombre de lois listé par Lahire nous inspire l’idée d’une condensation en un nombre plus restreint, et donc plus opérationnel. Par rapport à nos travaux sur l’extensio et les trois principes d’extensio, de reproduction et d’exploration, nous obtenons sept principes :

Un principe fondamental :

Trois principes de base :

Trois principes consécutifs :

Ces sept principes caractérisent l’ensemble de la réalité des êtres vivants. Ils forment la substance de notre récente découverte, le Cycle de l’extensio(10). Peut-être à partir de là les sociologues pourraient-ils construire un corpus scientifique spécifique aux sociétés humaines. Les quatre outils de la neuroextension en gigogne – sens, gestes, parole, écrit – et les étapes du développement qui en découlent – étape familiale, collective et individuelle – que nous décrivons dans nos travaux de l’extensio pourraient les inspirer.

Chez l’enfant, « grandir » est d’autant plus efficace pour augmenter la complexité neuronale qu’une transmission prolongée s’effectue par la famille et la société. L’évolution résulte de navettes incessantes entre les causes et les effets. Si l’on reprend les sept principes énumérés ci-dessus, on voit que l’altricialité prolongée va faire écho à chacun d’entre eux : l’extension par l’accompagnement, sous la vigilance des adultes, de l’élargissement par l’enfant de sa relation au monde, la mémorisation, la reproduction et l’exploration (par apprentissages avec essais-erreurs), l’appropriation, la compétition et la motivation (par cadeaux rituels, félicitations et récompenses).

Eugène Michel
Novembre 2023

 
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Notes

(1) Cf. https://doi.org/10.17184/eac.anthropen.087, 2018.

(2) Depuis notre article sur le cycle de l’extensio (Pédagogie du cycle de l’extensio (Eugène Michel) (dcalin.fr) (Avril 2003)). La neuroextension inclut bien sûr toutes les améliorations neuronales telles que la myélinisation, les cellules gliales, ainsi que l’homéothermie.

(3) L’homme en évolution, 1966, Flammarion.

(4) Dans Anthropologie de la mémoire (Armand Colin, 2005), Joël Candau explicite très bien l’altricialité par rapport à l’épigenèse neuronale.

(5) Cf. « Inégalités chez les enfants de grande section » (Mars 2020).

(6) Cf. Abrégé de la théorie de l’extensio (Eugène Michel) (dcalin.fr) (Mai 2021).

(7) On peut considérer que l’humanité ne se trouve qu’à un stade archaïque de la pratique de l’écriture-lecture (la littératie). L’anthropologue Jack Goody a magistralement analysé les apports décisifs de l’invention de l’écriture par rapport à l’oralité.

(8) Cf. Théorie de l’extensio et continuum biographique (Eugène Michel) (dcalin.fr) (Mai 2014).

(9) Cf. L’invention de l’inventus, matière à discussion ? (Eugène Michel) (dcalin.fr) (Novembre 2021).

(10) Cf. Pédagogie du cycle de l’extensio (Eugène Michel) (dcalin.fr) (Avril 2023).

 
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