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Quand le genre virilo-masculin s’exprime bruyamment à l’école

 

 
Un texte de Christophe Gentaz
Psychologue de l’Éducation Nationale et psychologue clinicien dans le département de l’Yonne (89)

 

En tant que psychologue de l’Éducation Nationale, la question de l’identification(1) paternelle et de ses effets chez les garçons est centrale : que ce soit au niveau narcissique, de leur rapport au savoir, ou de leur propre construction identitaire.

La rencontre, de manière récurrente, avec des manifestations d’agressivité, de problèmes de comportements de jeunes garçons en milieu scolaire envers les autres (ou contre eux-mêmes) renvoie à une sorte d’assignation de genre en les confinant dans une sorte de « répétition stylisée d’actes »(2). Ces signes font souvent écho à des formes de maltraitance, allant du désinves­tissement scolaire à la confusion généralisée des rôles et des générations. Et si, au-delà de la maltraitance classique et bien étudiée des pères violents(3), nous postulions qu’il existait une “maltraitance ordinaire” paternelle traditionnelle consubstantielle à la domination masculine, pouvant expliquer la proportion importante de garçons(4) dans toutes les pathologies classiques recensées (trouble des apprentissages de la langue écrite, de la langue orale, trouble de l’attention, troubles du comportement, troubles visuo-spatiaux, troubles dépressifs, etc.) ? Lors de chaque recensement annuel des demandes d’aides adressées au psychologue de l’éducation nationale par les écoles, les garçons représentent environ des deux tiers aux trois quarts des demandes(5).

Il reste à saisir si ces “maltraitances ordinaires” paternelles ont un effet traumatique en modifiant sensiblement le développement psychoaffectif (et cognitif) des petits d’hommes.

« Au lieu d’admettre que la violence, c’est d’abord tout bonnement la position du père traditionnel et ce qui en demeure aujourd’hui, celle dont on s’inquiète le plus résulterait du défaut de la référence paternelle. Certes, dira-t-on, les pouvoirs du père “pouvaient” aller de pair avec une certaine violence, mais cette dernière serait infiniment moins problématique que la violence généralisée qui se dégagerait dès lors que le père perd ses pouvoirs. »(6)

Par une approche clinique de la souffrance psychique de garçons avec des manifestations comportementales, il s’agit de repérer ce qui fait signe d’un point de vue différentiel, en s’appuyant sur les analyses en anthropologie sociale et sur ce qui structure la psyché masculine(7), notamment dans la peur de toute effraction(8).

Dans ce travail de recherche en Master II de psychologie(9) à l’université Paris VII, nous avons, lors d’une étude clinique auprès de garçons(10) souffrant de troubles de la conduite et du comportement (avec ou sans TDAH), sans déficit intellectuel avéré mais avec des difficultés d’apprentissage, voulu dégager plusieurs pistes de réflexion et d’élaboration.

 

La scène scolaire, surface de projection des imagos parentales

La scène scolaire est perçue comme surface de projection des imagos parentales et aussi comme lieu d’investissement des valeurs viriles pour les garçons et les filles : importance des rapports de force, de la compétition scolaire, non-verbalisation des affects et des émotions et critique des personnes plus que des idées.

 

L’institution scolaire

Nous considérons l’école comme une institution et en tant qu’institution, à la fois comme un lieu pacifié, mais aussi comme un lieu violent(11). La loi symbolique, après avoir pris sa source dans la famille, s’exprime également dans l’institution scolaire. À l’école, pas plus que dans un autre lieu institutionnel, il n’est question de maternage, mais bien dans une fonction scolaire dite « paternelle », de tiers, du côté de l’Autre, de l’ailleurs(12), c’est-à-dire d’introduction dans la loi générale et des Interdits fondamentaux.

Pour que l’institution scolaire joue son rôle éducatif, sans pour autant être un lieu asexué(13), encore faut-il que l’élève soit prêt à accepter d’être alimenté intellectuellement, pour autant que le forçage à apprendre ne soit pas présent et que l’enfant ait suffisamment intériorisé cette loi symbolique et renoncé à la toute puissance imaginaire.

 

Apports socio-anthropologiques

L’anthropologie sociale, et notamment l’anthropologie des sexes, nous a permis de saisir, à l’occasion d’une recherche sur les résistances masculines à l’homosexualité(14), que ces résistances ne sont pas que sociales ou culturelles mais aussi identitaires, au niveau de la construction du genre(15). La virilité fonctionne comme un organisateur du rapport aux femmes : les deux pôles de la virilité étant l’image du Chef de famille et celle du “Don Juan(16) qui possède plusieurs femmes, “l’échange(17) des femmes étant dans ce cadre une condition sine qua non.

Celui qui, dans ses comportements, pratiques ou attitudes, ne correspond pas à l’un ou l’autre de ces modèles, risque la stigmatisation par son groupe de pairs. La virilité enferme(18) la plupart des hommes dans ces deux modèles, au risque de les couper d’autres formes de relations avec les femmes et leurs enfants. Les hommes doivent se situer à l’intérieur de ces deux modèles dominants, sous peine d’être déconsidérés, des hommes diminués qui n’ont pas su en profiter largement.

Pour Pierre Bourdieu, le corps humain est un corps social qui incorpore une série de codifications(19) socioculturelles, cette incorporation structure en quelque sorte la psyché masculine d’une certaine manière pour qu’elle reste du côté des dominants, c’est-à-dire des non-femmes, des non-enfants et des non-homosexuels.

L’homophobie(20) masculine est constitutive de la sociogenèse de tout individu masculin, c’est un véritable préservatif de la virilité(21) qui organise, légifère, en donnant le statut de dominant et favorise l’homosocialité en la séparant de l’homosexualité. Elle agit depuis la petite enfance de chaque homme, quelle que soit son orientation sexuelle future, en structurant son rapport aux femmes, aux enfants et à la violence. L’homophobie masculine, au-delà de la peur de l’homosexualité, se donne à penser comme un appareil répressif en faveur de la virilité organisant les rapports homosociaux(22) d’une façon singulière et déjà décrite par Ferenczi(23) en 1914.

Il va s’agir d’étudier ici les effets des positionnements paternels sur les constructions identitaires des garçons par l’étude et l’analyse, sous certaines conditions psychiques et sociales, des mécanismes identificatoires chez des garçons en phase œdipienne et post-œdipienne.

 

Transmission et transposition dans la relation père fils

Le terme “père” désigne une fonction qui n’a de sens que par l’ensemble constituant le système de parenté, de passage, pour l’introduction de l’enfant dans la communauté humaine, il ne peut se confondre avec un monopole exclusif de la violence.

« Le Père est le nom d’une forme d’organisation psychique du pouvoir. »(24)

Si la parentalité d’aujourd’hui s’exerce sous le signe du morcellement(25), il n’en demeure pas moins la nécessité psychique pour l’enfant d’arriver à se distancier de son objet d’amour premier, la plupart du temps sa mère. Le père est bien celui qui arrive en second pour s’interposer entre la mère et l’enfant. Et que ce soit dans une famille dissociée, reconstituée ou traditionnelle, la question paternelle se pose dans les mêmes termes : la possibilité ou pas d’une triangulation positive et assumée par l’ensemble des acteurs de la scène familiale. La position paternelle traditionnelle, organisée autour des archétypes virils et de la domination masculine, est moins acceptable culturellement (même si elle agit encore de manière déterminante). Ceci est dû au télescopage des rôles entre la transmission de la parentalité culturelle et la domination masculine. La fonction paternelle a souvent été confondue avec le rôle classique et conservateur du pater familias(26) en cautionnant des glissements sémantiques lourds d’a priori idéologiques.

Pour Tort, la fonction du père dans l’Œdipe freudien n’est pas tant celle d’un père séparateur entre l’enfant et sa mère, mais surtout celle d’un père constitutif du surmoi, source de moralité et de limitation aux excès de l’activité pulsionnelle du sujet. Selon Freud :

« Tout au début, il développe un investissement d’objet à l’égard de la mère, qui prend son point de départ dans le sein maternel et représente le modèle exemplaire d’un choix d’objet, selon le type par étayage ; quant au père, le garçon s’en empare par identification. Les deux relations cheminent un certain temps côte à côte jusqu’à ce que les désirs sexuels à l’égard de la mère se renforçant et le père étant perçu comme l’obstacle à ces désirs, le complexe d’Œdipe apparaisse. L’identification au père prend alors une tonalité hostile, elle se convertit en désir d’éliminer le père et de la remplacer auprès de la mère (...). Lors de la destruction du complexe d’Œdipe, l’investissement objectal de la mère doit être abandonné. Il peut être remplacé de deux manières, soit par une identification à la mère soit par un renforcement de l’identification au père ».(27)

Le psychisme est à comprendre comme étant, dès le départ, composé de père et de mère et pas uniquement comme un simple prolongement de la mère (la chair de sa chair) qui dénierait la scène sexuelle primitive(28).

Comme M. Tort, nous nous demandons si la « solution œdipienne de type paternelle » par un renforcement du lien identificatoire au père n’est pas à l’origine d’une construction de genre trop rigide et de moins en moins adaptée socialement et scolairement.

« Le coût de l’Œdipe à solution paternelle est pour le garçon particulièrement élevé, dans la mesure où l’identification à la mère, si intense dans la période initiale, est désormais exclue, associée qu’elle est à une représentation dangereuse de la mère menaçante. Le père a été investi d’attributs idéaux ; le garçon doit se désidentifier de la mère pour se séparer et assumer sa masculinité. (...) Il existe donc une étroite solidarité entre l’Œdipe à solution paternelle et le confinement à une identité de genre circonscrite, comme à une forme normative de la famille. »(29)

Ce déplacement de la mère vers le père se construit comme dans un travail de deuil(30). Une telle évolution ne se fait pas d’une manière radicale et linéaire. Le garçon oscille entre des positions contrastées : celle qui porte la marque du stade génital avec la toute puissance mégalomaniaque de la pensée et l’égocentrisme intellectuel, celle à l’inverse qui le renvoie à des sentiments d’incapacité et d’impuissance qui lui font douter d’être capable d’apprendre. Rosine Debray(31) décrit bien le double mouvement contradictoire :

Le travail de pensée n’est efficient que si l’enfant tolère une relative position dépressive, une certaine passivité, afin de pouvoir supporter de ne pas savoir pour pouvoir apprendre. Cette passivité physiologique, sorte d’accord pour accepter et recevoir des apprentissages, peut être perçue négativement par une vision masculine où les apparences, le refus de l’intrusion de l’autre et la rudesse dominent.

 

L’institution scolaire comme surface expressive de postures paternelles construites sur un mode virilo-masculin.

L’institution scolaire révèle à sa manière les manifestations bruyantes de ces garçons troublés. Ce qui domine dans le discours masculin paternel de ces garçons est une survalorisation de surface de la réussite paternelle individuelle (autodidacte), dans une sorte de « self made man ». L’école est vécue comme un lieu, non pas de pacification sociale mais relevant d’une autre loi insuffisamment virile (propos paternels) :

L’école est, pour ces pères de garçons instables, un lieu d’apprentissage guerrier, de mise en concurrence où il faut se protéger d’attaques potentielles, quasiment un lieu de chasse et très peu comme un espace d’apprentissage culturel. L’institution scolaire est vécue comme un territoire subjectif avec la crainte permanente de l’empiétement des autres. Le matériel scolaire, les habits, le corps ou les émotions de leur enfant, sont vécus, dès le moindre contact par un autre, comme une intrusion inacceptable dans leur intimité (« tu entres trop dans ma vie privée », dixit un garçon), comme une pénétration psychique dans leur univers.

Par contre, du plaisir se manifeste lors de toute recherche d’entrée illégale dans les territoires des autres (par vol ou dégradation). Le fait, pour un papa, de venir à l’école avec sa casquette (y compris en plein hiver) signe une perception guerrière et conflictuelle de l’espace scolaire où les risques d’agression sont possibles. On ne vient pas à l’école de manière sereine, on ne va pas rencontrer le psychologue de l’école ou le directeur sans crainte, on reste sur ses gardes, on provoque verbalement facilement, on affirme sa virilité en étalant l’ensemble de ses attributs (masculins ?), lunettes de soleil, clés, MP3 et téléphone portable, ou bien on reste sans voix en attendant « la fin de l’orage ». L’école reste un lieu risqué pour sa position d’homme et les réactions physiques, face à une agression verbale, comme mode de gestion des conflits ne sont pas vraiment condamnées.

 

Le refus d’élaboration intra-psychique comme bien commun des garçons instables dans le recours à l’agir

L’expression comportementale de l’excès d’excitation ou de la souffrance narcissique révèle une absence de prise en charge psychique, de traitement par des moyens psychiques. Peu de débats intérieurs semblent métabolisables par le langage, le seul qui apparaisse est en relation avec le monde externe. Cette absence de conflictualité est très nette dans les protocoles de TAT et signe un défaut de représentation entre affects et représentations. La crainte de perte d’amour ou d’estime aux yeux de leurs pairs ou des adultes qui les entourent n’a aucun impact, seul semble persister, dans les moments de tensions, le lien fort à la mère et l’identification au masculin paternel. Faute d’accès à la conflictualité interne et d’ouvertures possibles au débat de conscience, ils s’engagent entièrement dans leurs actions sans possibilité d’autocritique. Même pris sur le fait, ils ne peuvent admettre leur responsabilité ou exprimer une culpabilité. Toutes leurs réactions s’imposent en conséquence comme de légitimes réactions aux provocations extérieures mais aussi aux manquements ou sollicitations jugées intempestives de leurs objets d’attachement et ce dès que se profile la moindre menace d’insatisfaction, d’abandon ou d’intrusion. Les mises en commun, les rapprochements entre les faits, le moindre partage commun d’affects sont impossibles, seule la possibilité d’un transfert positif et souvent massif permet le démarrage d’un travail de liaison (mais qui se trouve bien vite trop anxiogène pour être poursuivi et finalement attaqué par une des figures parentales).

 

De l’impossibilité à entrer dans les apprentissages scolaires comme trouble du désir

Face aux apprentissages, ces garçons se comportent comme s’ils ne pouvaient ressentir de plaisir dans l’activité de pensée. Cette allégation d’incapacité à penser(32), sorte de bouclier, tel un instrument de pouvoir à l’égard des autres (y compris de leurs mères) qu’ils sont tenus de respecter.

« Souvenons-nous que lorsque Freud, dans la morale sexuelle civilisée, parle de l’interdit de pensée imposée aux jeunes filles ou aux loyaux sujets, ceux-ci, en s’y conformant, en attendent quelque récompense : la reconnaissance de leur féminité pour les jeunes filles et des avantages moraux et matériels pour les loyaux sujets. »(33)

En effet, pour Freud, il existe un lien chez entre l’activité intellectuelle, la curiosité et l’assignation au genre féminin:

« L’éducation interdit aux femmes de s’occuper intellectuellement des problèmes sexuels pour lesquels elles ont pourtant la plus vive curiosité ; elle les effraye en leur enseignant que cette curiosité est antiféminine et le signe d’une disposition au péché. (...) Le savoir perd de la valeur à leurs yeux : l’interdiction de penser s’étend au-delà de la sphère sexuelle, en partie d’associations inévitables, en partie d’origine religieuse (...) jusqu’à la loyauté aveugle des braves sujets. »(34)

En recontextualisant cette remarque freudienne, nous pouvons envisager que la période actuelle où les assignations rigides de genre font moins recette, ceux qui, par identifications fortes, s’y construisent, sont de moins en moins adaptés au système scolaire tel qu’il est. Lors des entretiens cliniques, toute mise en lien est difficile ou banalisée, toute expression d’affects est empêchée, tout est renvoyé sur l’extérieur, l’école, les enseignants (parfois à juste titre), les autres en général.

Leur empêchement commun de penser fonctionne telle une défense masculinisante face au maternel trop féminin qui tente de maintenir son emprise sur la psyché des garçons (envisagée comme une excroissance maternelle). Chez Freud, trois destins sont possibles pour le désir de savoir(35) :

Pour ces garçons, cette « passion de l’ignorance » semble les gouverner. Les « je sais pas » ou « c’est trop dur tes questions, j’peux retourner en classe » au moindre questionnement, expriment, à leur manière, les empêchements de la pensée, même si les savoirs dits « de bas niveau » (décodage ou comptage) sont partiellement intégrés et acceptés. Leur trouble des apprentissages est donc bien un trouble de leur désir.

 

Une précarité trop exemplaire des capacités de rêverie

La pauvreté de leurs ressources auto-érotiques limite les capacités de penser et les frustre de tout plaisir à penser ou à jouer avec les pensées. Seul l’extérieur, en tant qu’animation substitutive, leur permet, faute d’appui interne suffisant, de contenir les tensions intérieures. Mais, privés de liberté associative, ils ne peuvent faire appel à l’écran des fantasmes pour atténuer l’impact des vicissitudes relationnelles. Il en résulte un recours excessif et monotone à l’assouvissement sensorimoteur des incontournables tensions internes. Les mécanismes de défense utilisés et à l’œuvre dans les protocoles TAT montrent bien leur inefficacité à contenir les contenus angoissants projetés par les images. Lorsque l’extérieur ne peut plus supporter la moindre dérogation, tant l’équilibre est fragile, les mécanismes de rejet par l’école apparaissent au grand jour.

Ces difficultés de contenance intérieure et de résistances aux influences extérieures donnent à voir chez ces enfants un moi fragilisé, peu autonome. Tout étayage extérieur trop apparent devient intolérable et les oblige à refuser toute forme de réceptivité conçue comme une soumission passive assimilée par projection paternelle à du féminin passif.

 

Des conflits latents ou explicites contre l’institution scolaire

Leur perméabilité psychique est forte, signée par une réactivité extrême à l’ambiance, à tout ce que se passe dans l’institution scolaire (conflits entre adultes). La porosité psychique caractérise leur mode de fonctionnement, tout dysfonctionnement institutionnel ou individuel est repéré immédiatement et non supporté. Ils ont une capacité certaine à faire s’exprimer les carences institutionnelles. Les mouvements d’humeur dans la famille ou dans l’équipe éducative sont bien perçus, mais ne peuvent être verbalisés, ils font infraction dans le psychisme, ils sont de l’ordre de l’image traumatogène et ne peuvent être ni représentés ni mentalisés.

 

Mode d’économie psychique basé sur l’évitement du conflit psychique et l’instabilité des limites

Le conflit psychique, faute de se structurer classiquement entre désirs et interdits, s’évacue dans des agirs ou des instabilités motrices répétés chaque fois que l’affirmation de soi se heurte à une quelconque impossibilité et à une absence de culpabilité. Pour certains auteurs,(37) ils paraissent accrochés à « la phase de rapprochements » comme si la phase de séparation-individuation, au cours de laquelle les enfants sont dans une position de séduction, mais aussi de tyrannie à l’égard de leur mère, n’était toujours pas dépassée. Ces enfants ont le souci de maintenir leur emprise sur l’objet maternel et ne tolèrent pas qu’il leur échappe, tant ils aspirent à continuer de participer à la toute puissance qu’ils lui prêtent et conformément à ce qu’ils perçoivent du fonctionnement conjugal. Toute triangulation étant impossible, la relation duelle est surinvestie, que ce soit dans l’espace scolaire ou avec une figure parentale. C’est ainsi que, dans les vignettes cliniques étudiées, les situations de groupe sont mal supportées, chacun recherchant en permanence l’exclusivité d’une relation duelle avec la maîtresse. Mais cette relation duelle est en même temps crainte, car potentiellement trop fusionnelle, envahissante ou intrusive. Ils ne se sentent alors pas concernés par la vie de groupe, les consignes collectives ou les projets de classe, la recherche de la relation de collage dans la relation individuelle prime sur l’émulation collective ou l’intérêt culturel.

 

Un discours maternel marqué par la surprotection et l’ambivalence

Dans les discours maternels existe le même mouvement paradoxal composé de surprotection maternelle contre l’extérieur et de rejet par délégation, par la non-prise en considération et la non-reconnaissance de la posture d’élève chez leur enfant. L’enfant se doit de faire plaisir au risque même de ne plus pouvoir apprendre en dehors de la maison. L’espace scolaire est perçu comme un espace rival à l’emprise maternelle (« il n’y a que mes parents qui peuvent m’apprendre à lire » « je n’ai jamais vu mon père lire de livres et moi je ne sais pas si plus tard je lirai des livres ») et la solution comportementale de type paternelle doublée d’une passion de l’ignorance deviennent les seules issues de résistance envisageables pour ces garçons. Selon Roger Dorey(38), l’emprise maternelle de type obsessionnelle a pour visée l’appropriation du désir de l’autre comme dans une problématique perverse. Cette emprise se fait par « la ruse du désir » et « s’exerce par la force ». L’enfant perçu comme étant « la chair de sa chair » ne peut afficher de différence ou d’autonomie dans ses désirs. Tout désir autre est néantisé, car risquant potentiellement de le détourner de son sujet et de le plonger dans une profonde détresse. Et, en même temps, certains mouvements maternels (reprise d’activité professionnelle ou décision d’orientation) sont perçus comme de l’abandon et producteurs d’angoisses abandonniques, car, pétris depuis leur origine par l’ambivalence maternelle, ils savent bien inconsciemment qu’un mouvement définitif de rejet (aussi fort que la relation d’emprise) est possible. Le père ne peut représenter la moindre issue sauf par la reproduction compulsive du fonctionnement virilo-masculin.

 

Perspectives : pour une nouvelle prise en charge éducative et psychothérapeutique

Aucune autre forme de résistance n’est consciemment mentalisable chez ces garçons et c’est dans une voie de recherche alternative que se situe toute démarche thérapeutique et éducative efficace.

Celle-ci doit intégrer la question du genre, c’est-à-dire de l’emprise du genre(39) sur les capacités à penser des garçons. Leur empêchement commun de penser peut se penser comme une défense masculinisante contre un maternel trop féminin. Ces garçons « agités » se retrouvent sur la scène scolaire dans un conflit de loyauté avec leur père où l’inhibition de pensée est la règle et le recours à l’agir la norme. Ceci dans l’objectif d’une bonne identification à un masculin rigide tel qu’il est mis en scène par leurs pères, d’une reconnaissance de leur masculinité en construction en guise de loyauté. Et sans doute que, du côté maternel, c’est bien le même mécanisme de rigidification des frontières de genres qui est valorisé, un féminin réflexif perçu comme passif opposé à un masculin actif et fonctionnel. Faire évoluer ces modes identificatoires sur-genrés pour y introduire de la souplesse, tel serait l’objectif thérapeutique pour ces trop nombreux garçons souffrant de troubles psychologiques à manifestations comportementales(40).

C’est comme si nous pouvions énoncer que ces garçons, face à l’emprise maternelle, se tournaient et s’identifiaient à leur père réel et à son mode de fonctionnement, lui-même coincé dans un paternel masculin traditionnel, axé sur une moindre verbalisation des affects, une apparence soignée de rudesse, une glorification des frayages somatiques et des contacts physiques(41).

Sur la scène scolaire où se confrontent et se confondent les multiples imagos paternelles et maternelles, la rigidification des frontières de genre et des mécanismes d’aliénation intra-genre bloquent les processus de pensée, mais aussi les appareils à penser les pensées de ces enfants et des professionnels. La mise à distance, la prise de recul, le travail collectif semblent impossibles et provoquent des tensions difficilement dépassables, sans une régulation collective.

Pas plus qu’une approche médicamenteuse ou strictement instrumentale, il n’est pas sûr qu’une approche psychanalytique classique, basée sur la nostalgie du père, puisse endiguer et appréhender ce type de troubles :

« La psychanalyse, qui aurait dû être l’analyseur de ces transformations (au niveau des évolutions de la parentalité), s’est organisée au contraire, dans le mythe freudien du meurtre du père et dans la théorie lacanienne du Nom–du–père, comme une nostalgie du système “le père”. »(42)

L’intégration de la dimension sexuée et sexuante, constituante de la catégorie actif-passif, est déterminante pour faire aboutir tout processus thérapeutique, c’est-à-dire à la libération des capacités de rêverie et de sublimation. Dans les situations cliniques étudiées, les différents thérapeutes butent sur des identifications familiales rigides de genre et ne parviennent pas à les faire évoluer. Dans ces formes d’identification rigide d’incorporation paternelle, toute intervention extérieure est vécue sur un mode persécutif.

La reconnaissance de difficultés comportementales ou cognitives, du trouble ou du mal-être, est toujours blessante et provoque chez ces garçons des mécanismes de repli identitaire renforçant la solution virile en construction. Pour ces pères, un nouveau positionnement paternel par un investissement sensible et paternant de leur fils est difficilement envisageable, car perçu comme une transgression de genre.

Les vignettes cliniques observées peuvent se considérer comme une illustration paroxystique d’un Œdipe à solution paternelle, organisé autour d’un détachement douloureux de l’emprise maternelle et d’une assignation identificatoire à du paternel rigide. L’issue thérapeutique et éducative passera par l’ouverture à une pluralité de fonctions parentales, c’est-à-dire par un travail de dérigidification des positions de genre (sans occultation du double standard asymétrique de celles-ci) et pour ensuite développer, en direction de ce type de garçons, un apprentissage de la sensibilité et du plaisir à penser. Ces nouvelles modalités restent à construire lors d’une prochaine recherche-action.

Christophe Gentaz
Septembre 2010

 
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Notes

(1) « en tant que processus lié au choix d’objet narcissique et aux effets du complexe d’Œdipe », Laplanche J. et Pontalis J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris, 1988, p. 188-189.

(2) Butler Judith, « Actes corporels subversifs », in Trouble dans le genre, La Découverte, Paris, 2005.

(3) Tort Michel, « La violence sexuelle, le père et la psychanalyse », in Fin du dogme paternel, Aubier, Paris, 2005, pp. 403-421.

(4) Mailloux Louise, « Le féminisme n’est pas la cause du décrochage des garçons », Octobre 2002, in Provencher Normand, Le mâle dans tous ses états, Le soleil, Montréal, 2003. Voir à cette adresse.

(5) Et cela est confirmé par des études en sociologie de l’éducation, in Bouchard Pierrette et St-Amant Jean-Claude, Identités de sexe, conformisme social et rendement scolaire, Résonances, Mensuel de l’école valaisanne, Suisse, avril 2002, p. 10.

(6) Op. cit., Tort M., 2005, p. 404.

(7) Laplanche Jean, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, 1987, p. 91 : « Le couple masculinité-féminité n’est qu’un résultat complexe, tardif, aléatoire et où le facteur sociologique joue un rôle majeur ».

(8) Gentaz C., « La peur de la pénétration psychique dans son intimité de mâle » in La peur de l’autre en soi, VLB Éditeur, Québec, 1994. Voir à cette adresse.

(9) Ce texte provient d’un master II en psychologie clinique, spécialité Sexualités et traumatismes, soutenu en septembre 2007 (dir.) Sylvie Le Poulichet, à l’université Paris VII intitulé « De la fabrique d’empêchements de penser dans l’assignation au genre virilo-masculin ». Il a été présenté mercredi 19 mars 2008 à l’INSHEA de Suresnes lors d’un stage national sur les Enfants souffrant de TCC.

(10) Garçons dits « instables » scolarisés en cycle III dans une classe ordinaire en milieu rural, signalés au RASED et vivant avec leurs deux parents. Ce travail de recherche a consisté, après un bilan psychologique approfondi, à un suivi psychologique et des entretiens cliniques familiaux sur plusieurs années.

(11) Enriquez E., in « Le travail de la mort dans les institutions », in L’institution et les institutions (Études psychanalytiques), Kaës R. et col., Dunod, Paris, 1996.

(12) Aulagnier P., La violence de l’interprétation, PUF, Paris, 1975.

(13) « Il suffit d’observer et d’écouter ce qui se déroule dans les cours de récréation des écoles pour constater que la mixité ne rime pas avec la parité et que la domination masculine s’y exerce aussi », in Gentaz Christophe et Durand Sandrine, “La forme scolaire mixte à l’école primaire“, in Mémoire de Maîtrise de sociologie de l’éducation, Sous la direction de B. Lahire et G. Vincent, Université Lyon II, 1992, consultable à cette adresse.

(14) Recherche ANRS (Agence Nationale de Recherche sur le Sida) de 1993 résumée dans l’ouvrage collectif La peur de l’autre en soi (Du sexisme à l’homophobie), sous la direction de Welzer-Lang D., Duey P. et Dorais M., VLB Éditeur, Québec, 1994.

(15) « Le terme de genre peut être utilisé pour désigner les composantes non physiologiques du sexe qui sont actuellement perçues comme appropriées aux individus de sexe masculin ou féminin » in Unger R. K., Female and male : psychological perspective, Harper & Row, New York, 1979.

(16) Ici, l’image du Don Juan sera celle du séducteur parvenant à ses fins, alors que, dans le mythe, Don Juan tente sans y parvenir de séduire toutes les femmes, elle correspond à l’homme qui séduit.

(17) Ici “l’échange” des femmes sera entendu, non pas comme un échange concerté entre hommes, mais plutôt comme le fait de “changer” souvent de partenaires.

(18) Bourdieu Pierre, La domination masculine, Le Seuil, 1998, p. 56. « Le privilège masculin est un piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention permanente, parfois poussée jusqu’à l’absurde, qu’impose à chaque homme le devoir d’affirmer en toute circonstance sa virilité ».

(19) Op. cit., Bourdieu P., p. 12 : « Et pourtant le coup de force que le monde social exerce sur chacun de ses sujets consiste à imprimer dans son corps un véritable programme de perception, d’appréciation et d’action qui, dans sa dimension sexuée et sexuante, comme dans toutes les autres, fonctionne comme une nature (cultivée, seconde), c’est-à-dire avec la violence impérieuse et aveugle de la pulsion ou du phantasme (socialement construit) ».

(20) « L’homophobie est la discrimination et la stigmatisation des personnes qui montrent, ou à qui l’on prête, certaines caractéristiques majoratives ou péjoratives, attribuées à l’autre genre. » Définition adoptée à l’issue d’une recherche ANRS, voir en ligne à cette adresse, p. 24.

(21) Gentaz C., « L’homophobie masculine : préservatif psychique de la virilité », in La peur de l’autre en soi (Du sexisme à l’homophobie), VLB éditeur, Québec, 1994, p. 212. Voir en ligne à cette adresse.

(22) Godelier Maurice, « Pouvoirs hérités, pouvoirs mérités », in La production des grands hommes, Champs Flammarion, Paris, 1996, p. 129-213.

(23) Ferenczi S., « Nosologie de l’homosexualité masculine », in Psychanalyse II, Paris, Payot, 1914, p. 117-129 : « Il est en effet étonnant de voir à quel point se perdent chez les hommes d’aujourd’hui le don et la capacité de tendresse et d’amabilité réciproque. À leur place règnent ouvertement entre hommes, la rudesse, l’opposition et la rivalité. (...) Une partie de l’homoérotisme reste librement flottante et réclame satisfaction, mais comme cela est impossible dans les relations régies par notre civilisation, cette quantité de libido doit subir un déplacement, se déplacer sur les relations affectives avec l’autre sexe (...) »

(24) Tort Michel, « Le père une organisation psychique du pouvoir », in Fin du dogme paternel, Aubier, Paris, 2005.

(25) Michel Tort parle plutôt de « disjonction des fonctions paternelles », ibid., p. 46.

(26) Stoloff Jean-Claude, « De la difficulté à être père », Topique, n° 72, 2000, p. 68.

(27) Freud S. (1933a), « Éclaircissements, applications, orientations », XXXIVe Conférence, in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1954.

(28) Freud S., « Le moi et le ça », in Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XVI, PUF, Paris, 1991, p 255-301.

(29) Op. cit., Tort M., p. 203-204.

(30) Grenn A., (1982) « La double limite », in La folie privée, Gallimard, Paris, 1990.

(31) Debray R., L’examen psychologique de l’enfant à la période de latence, Dunod, Paris, 2000.

(32) De Mijolla S., « Plaisir et inhibition de pensée », in Actes du colloque de l’association des amis de Claude Bernard, De l’empêchement de penser, revue n° 9 du 18 novembre 1998.

(33) Op. cit., De Mijolla S. (1998), p. 2.

(34) Freud S., « La morale sexuelle civilisée », in La vie sexuelle, PUF, Paris, 1908, p. 42.

(35) Freud S., Inhibition symptôme et angoisse (1926), PUF, Paris, 1981.

(36) Menès Martine, « Les troubles de l’apprentissage seraient-ils les produits d’une pensée troublée », in La lettre de l’enfance et de l’adolescence, GRAPE, n° 60, L’ennui et l’enfant, Juin 2005.

(37) Mahler M., Pine F., Bergman A., « La naissance psychologique de l’être humain », in Symbiose Humaine et invididuation (1975), Payot, Paris, 1990.

(38) Dorey Roger, « La relation d’emprise », in Nouvelle revue de psychanalyse, 24, pp. 117-140.

(39) Löwy Ilana, L’emprise du genre (Masculinité, féminité, inégalité), La dispute, Paris, 2006.

(40) Selon la nouvelle nomenclature utilisée par la circulaire de mise en place des ITEP, la circulaire interministérielle DGAS/DGS/SD3C/SD6C n° 2007-194 du 14 mai 2007.

(41) Extraits d’entretiens approfondis avec des hommes hétérosexuels effectués dans le cadre de mon DEA d’anthropologie sociale en 1993 à Paris V, p. 31, consultable à cette adresse.
Q : Quand vous étiez enfant, est-ce qu’il y avait des bagarres ?
R : Ah monumentales, monumentales. On se réunissait entre copains et on se réunissait sur un terrain qui était entre les deux, entre les deux bourgs, et on se mettait des peignées monumentales. Régulièrement le mercredi quoi. (...) enfin c’était pas de vraies bagarres (...) et c’est vrai que quand j’y repense c’était des bons souvenirs.
Q : Et dans la cour de récréation des écoles ?
R : Oui, c’est arrivé, oui. Oui, bien sûr, souvent, j’en garde un souvenir puissant.
R : (...) mais moi, j’ai un frère plus petit, souvent, je me prenais des raclées par mes parents, mais, bon quelques jours après, c’était mon frère qui en prenait une, de raclée. Je me défoulais en quelque sorte sur lui.

(42) David-Menard Monique, Les temps modernes, 61e année, novembre-décembre 2005, n° 635.

 
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