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Si l’ailleurs était conté
Le travail en rééducation avec les enfants migrants

 

 
Mémoire de Christine Guli
CAPSAIS Option G – Session Juin 2004

« Éduquer, rééduquer ce n’est pas fabriquer des enfants selon le même modèle mais c’est permettre à chacun de développer sa propre créativité, c’est conduire l’enfant hors de lui-même et lui permettre de trouver son style et de s’accomplir selon son génie singulier. Tout le problème de l’école est bien de déceler les intérêts de l’élève et de créer le milieu propice à la mise en œuvre de leur besoin de leur savoir de leur curiosité de leur envie d’apprendre. » (Metra, 1998, Actes de la FNAREN)

 

1. Introduction

J’ai longtemps travaillé en ZEP. J’ai donc eu la chance de côtoyer de nombreuses familles de cultures différentes. Parmi les enfants de familles migrantes, certains réussissaient fort bien à l’école. Mais, pour ceux qui se trouvaient en difficulté, les méthodes éducatives les plus modernes semblaient souvent inefficaces.

Je me suis donc questionnée sur ce que nous, enseignants, avions du mal à voir dans nos classes, à savoir comment ces enfants se trouvent tous les jours confrontés à deux mondes de culture différente. La culture concerne les pratiques, les manières de vivre, les techniques du corps, les modes de relations et de communications interpersonnelles ; elle contient les individus, code leur interaction et rend le monde compréhensible et prévisible. C’est à travers ces deux mondes que ces enfants essaient de tisser des liens : le monde familial régi par les habitudes socioculturelles, linguistiques, religieuses et le pays d’accueil, en particulier l’école, qui peut véhiculer des représentations culturelles différentes.

Je me suis appuyée pour ce travail sur les écrits de Marie Rose Moro(1), psychiatre, responsable de la consultation transculturelle(2) à l’hôpital Avicenne de Bobigny ; son action se situe dans la perspective complémentariste définie par le fondateur de cette discipline Georges Devereux. Le complémentarisme implique la référence à la psychanalyse et à l’anthropologie. Elle présuppose le postulat de l’universalité du psychisme humain qui ressort de sa condition anthropologique fondamentale. L’intégration des disciplines complémentaires à la psychanalyse (anthropologie, linguistique, histoire, etc.) permet d’éclairer cette universalité. S’interroger sur les interactions réciproques entre le dehors (la culture) et le dedans (le fonctionnement psychique de l’individu) et d’une manière plus générale sur la construction de l’identité et des liens qui nous unissent les uns aux autres.

L’identité n’est pas une “substance” mais un « processus », « une construction dynamique à renouveler constamment dans la relation à l’autre » ; « l’autre en nous, l’autre qui est différent, l’autre qui nous interroge, qui dérange, le proche et le lointain ». L’identité s’organise dans les échanges différentiateurs.

Les faits observés sur le terrain l’ont amené à cette réflexion : « penser les enfants de migrants dans leur complexité, les penser dans leur singularité, pouvoir penser et respecter la différence de leurs parents, nous permettra de mieux les comprendre, les aider, les éduquer et les soigner ».

« Les enfants qui grandissent en situation transculturelle se sont adaptés aux passages entre les deux cultures, culture maternelle et culture d’accueil, grâce au clivage qu’ils ont mis en place. » (Moro, 2002)

Ce clivage culturel concerne la majorité des enfants migrants car ils se perçoivent comme doubles. Il entraîne une séparation entre des référents culturels différents. À la maison, monde de l’affectivité, ils suivent les traditions de leurs parents, parlent la langue de leur origine ; à l’école, monde de la rationalité, ils parlent français et suivent le modèle culturel du pays d’accueil.

Cela conduit, pour certains de ces enfants, à des souffrances, des pertes de sens et de repères qui se traduisent par des troubles psychoaffectifs et cognitifs. Il faut donc penser autrement l’intériorité psychique de ces enfants car culture et structure de langue sont doubles. Confrontés à deux structures de langue et à deux structures cognitives, ils se trouvent contraints d’effectuer ce clivage.

Je me suis donc posée les questions suivantes :

Comment grandit-on entre deux cultures ? Qui suis-je et à quelles valeurs dois-je adhérer, comment mes parents vont-ils vivre mes métamorphoses ?

Peut-on retrouver son identité si l’on est pris dans un conflit de loyauté ? À qui dois-je ressembler, quelle image choisir pour construire mon identité ?

Comment construit-on l’estime de soi si l’on perçoit que la famille à laquelle on appartient est disqualifiée ?

Comment réduire ce clivage entre deux référents culturels ?

Ma problématique sera donc la suivante :

Peut-on créer à l’école un espace qui va permettre aux enfants migrants de relier deux réalités ?

Mon hypothèse sera donc celle-ci :

La rééducation, médiation entre deux mondes, celui de l’école et celui de la famille, serait un lieu pour aider l’enfant à reconstruire son histoire, remettre du sens dans le chaos qu’il traverse ; un lieu qui va permettre à l’enfant de nourrir son sentiment d’identité, consolider l’estime de soi et de sa propre famille, déterminantes pour l’élaboration des fonctions cognitives et perceptives ; un lieu d’écoute de la famille qui va raconter l’histoire de son parcours migratoire.

Dans une première partie, je me pencherai sur la vulnérabilité de ces enfants “venus d’ailleurs” ou nés en France de parents migrants. Je tenterai de comprendre quelles sont les relations qu’ils entretiennent avec leur groupe d’appartenance mais également avec la société d’accueil, quelles sont les difficultés qu’ils peuvent rencontrer.

Puis dans un deuxième temps, j’essaierai de montrer en quoi la rééducation pourra amener l’enfant à une parole, expression de son désir, qui lui permettra de changer son rapport au savoir et comment le rééducateur peut être « un passeur » pour reprendre l’expression de Marie-Rose Moro, passeur qui appartient à la culture d’accueil et donc qui permettra le processus d’affiliation(3) nécessaire.

Atteindre une rive nouvelle en s’appuyant sur la rive qu’ils connaissent déjà et qu’ils doivent apprendre à valoriser.

J’expliquerai ensuite pourquoi j’ai choisi, comme objet de médiation, le conte.

Le conte apporte une universalité des thèmes et vise le mieux-être de l’enfant, une meilleure capacité à symboliser, une reconfrontation de l’enfant avec les objectifs de l’école.

« Quand un migrant change de culture en emportant avec lui un morceau de son monde d’origine, il est beaucoup moins désorienté puisqu’il garde autour de lui des repères de son passé, qui lui permettent d’apprendre plus rapidement les repères de sa culture d’accueil. » (Cyrulnik(4), Un merveilleux malheur, 1999, p. 50)

 

2. Les enfants

2.1. Mounia, l’enfant triste

Mounia est une petite fille de cinq ans, d’origine marocaine, née en France de parents migrants. Elle est scolarisée dans une école rurale à deux classes. Actuellement dans le groupe de grands de maternelle, elle est avec la même maîtresse depuis deux ans. Elle est signalée au RASED pour des troubles cognitifs, des difficultés graphiques, des troubles de la langue et une attitude très réservée. La maîtresse dit qu’elle est triste, qu’elle la voit rarement sourire. Elle remarque que quand elle s’adresse directement à elle, ou qu’elle lui fait répéter quelque chose qu’elle n’a pas compris, Mounia répond n’importe quoi. Elle n’est pas intéressée par les histoires, elle « décroche vite ». Elle se demande si elle n’a pas des problèmes de compréhension. Elle m’apprend que les deux grandes sœurs ont été suivies par le RASED quand elles étaient dans sa classe, mais « elles paraissaient moins en difficulté ». La famille vit dans un mas agricole retiré dans la campagne. La mère ne travaille pas. C’est le père qui accompagne les enfants. Les rapports école-famille semblent conflictuels. Pourtant, dans les premières observations, je découvre une enfant désireuse de réussite scolaire, avec des compétences de son âge, une bonne communication, mais dont le mal-être se traduit par une inhibition en classe et des résultats scolaires médiocres.

2.2. Paolo, l’enfant qui ne voulait pas parler

Paolo est un garçon portugais de six ans scolarisé en CP. Il est arrivé en France en avril 2003 et a été inscrit en maternelle. Il est signalé au RASED trois mois après la rentrée au CP, car il ne parle toujours pas en classe, ni dans la cour. La maîtresse le décrit comme un enfant taciturne, qui joue peu avec les autres, qui semble peu intéressé par les activités de la classe. Elle n’arrive pas du tout à entrer en communication avec cet enfant qui ne veut pas s’intégrer. Il pleure pour exprimer ses difficultés ou ses soucis. Elle se pose des questions quant à ses compétences et son niveau intellectuel. Les parents de Paolo sont des ouvriers agricoles, vivant dans un mas sur la propriété du patron. Il y a peu de contact entre école et famille.

 

3. Vulnérabilité des enfants migrants

Le concept de vulnérabilité psychologique a été développé par le pédopsychiatre américain James Anthony(5) dès 1978 dans L’enfant dans sa famille, l’enfant vulnérable, et repris par Marie-Rose Moro pour les enfants de migrants, dans son ouvrage : Enfants d’ici venus d’ailleurs.

La vulnérabilité affecte un processus en développement.

« Le fonctionnement psychique de l’enfant vulnérable est tel qu’une variation minime, interne ou externe, entraîne un dysfonctionnement important, une souffrance souvent tragique, un arrêt, une inhibition ou un développement à minima de son potentiel. » (Moro, 2002, p. 55)

Dans cet ouvrage, Marie-Rose Moro fait le constat suivant : à partir d’études réalisées sur un échantillon de 45 enfants appartenant à deux groupes, un groupe d’enfants autochtones, un groupe d’enfants de migrants, il est établi des liens entre la vulnérabilité psychologique et le fait d’être enfants de migrants. Néanmoins, qui dit lien ne dit pas forcément causalité... Dans le devenir de ces enfants, il faut tenir compte de leur résistance, du jeu des possibles.

En situation transculturelle, certains enfants ont des difficultés pour intégrer culture d’origine et culture du pays d’accueil.

Marie-Rose Moro propose le concept d’« enfant exposé » pour penser cette vulnérabilité :

« L’enfant de migrant qui grandit en situation transculturelle acquiert par conséquent une structuration culturelle construite sur un clivage, c’est-à-dire une séparation entre deux mondes de nature différente et qui entretiennent parfois des relations conflictuelles. Cette structuration est forcément incertaine et fragile, car non homogène. Pour grandir, l’enfant de migrant doit construire patiemment un nécessaire clivage entre le monde lié à la culture familiale et le monde du dehors. » (Moro, 2000, p. 60)

On remarque cependant que, dans ces familles, la culture d’origine est souvent sclérosée car coupée de ses racines. Elle ne se véhicule plus dans la famille comme une culture vivifiante : cette perte d’identité culturelle rend difficile la démarche vers la culture nouvelle. « Car de la qualité de cette transmission interne, transmission de l’intimité, de la sensorialité, transmission entre les générations, dépendra en partie le devenir de la transmission externe, celle effectuée par les institutions de la société d’accueil. »

L’enfant de migrant né en France n’a pas de perte d’enveloppe, mais manque d’enveloppe culturelle quand les parents ne l’ont pas créée. Si cette enveloppe est absente, l’enfant sera en rupture de représentations culturelles de son pays d’origine : systèmes de parenté, conception de la maladie, conception du malheur, conceptions religieuses.

Cette enveloppe interne est constituée grâce aux récits des parents sur leur pays, aux légendes et aux histoires racontées, aux rituels, aux brefs séjours dans le pays d’origine. Si ce cadre interne n’est pas assuré, le cadre culturel externe, celui du pays d’accueil ne sera pas intégré.

En rééducation, Mounia exprime bien ce clivage : elle semble écartelée entre la France et le Maroc. Elle parle souvent de sa grand-mère maternelle qui vit au pays et qui lui manque beaucoup. Elle a très envie d’aller la voir. Mais quand je lui propose des contes marocains, elle me dit : « c’est des histoires nulles. Les histoires arabes, c’est pas bien ; c’est que chez ma grand-mère que c’est bien ». Sa grand-mère lui raconte des histoires au Maroc, elle me dit d’ailleurs que c’est le soir avant de se coucher, qu’elle a très peur car ce sont des histoires de sorcières. La mère de Mounia ne raconte pas à ses enfants les contes de son enfance ; elle dit ne pas s’en souvenir. Mounia connaît les histoires racontées en classe, ou les dessins animés de la télévision.

Nous assistons là à un sentiment ambivalent qui caractérise ces enfants ; d’une part, ils ont envie de répondre aux valeurs du lieu d’acculturation(6) en se distanciant de leur famille, d’autre part, ils restent fidèles au dessein familial et à la culture des immigrés.

3.1. Problématiques spécifiques à ces enfants

3.1.1. Bilinguisme

* langue, outil d’interaction

« La langue maternelle est la lunette à travers laquelle un individu contemple le monde, le moyen par lequel il le saisit ; elle organise les données qu’il en reçoit (...). Elle est un comportement verbal. » (Deshays, 1990, p. 23)

Les enfants de migrants ont été baignés dans une enveloppe sonore créée par leur mère, elle est un des premiers pare-excitations de l’enfant. « L’enfant appréhende et assimile une langue avec tout son être, son intellect, ses émotions, ses sens : tout son être est transformé par cette langue qui devient partie intégrante de son propre développement. » (Deshays, 1990, p. 64)

Claude Vargas se pose la question : « Pourquoi l’enfant n’apprend pas ? pourquoi ne peut-il pas ? parce qu’il ne veut pas ? parce qu’il refuse la façon dont on le traite son langage ? parce qu’entre ce qu’il est en dehors de l’école et élève qu’il devient à l’école, il y a trop de différence et qu’il refuse le passage de l’un à l’autre. » (Vargas(7), 1998, p. 203)

La langue est un outil d’interaction pour lui où il peut se dire, dire le monde affirmer son identité.

Mounia a des difficultés d’élocution en classe, elle semble bloquée face à l’enseignante. Elle fait des inversions de syllabes à l’oral, elle ne peut élaborer une phrase simple, pour commenter une image. Si la maîtresse lui fait répéter une phrase, elle dit les mots dans le désordre.

En rééducation, quand Mounia écoute un conte marocain et découvre, à côté de l’écriture française, l’écriture marocaine, elle dit tout de suite : « c’est de l’arabe ». Puis au moment de retrouver seule l’histoire, alors qu’elle a bien mémorisé les actions, elle a des difficultés pour dire certains mots. À ce moment-là, elle ne dit plus rien jusqu’à ce que je l’invite à dire le mot en marocain si elle le connaît. Elle prononce le mot en marocain, je le prononce en français et ainsi elle continue l’histoire. Je peux ainsi comprendre que ses difficultés de langage ne sont pas dues à une immaturité ou à des difficultés cognitives mais bien à une difficulté de va et vient entre les deux langues. À la maison, elle parle marocain avec ses parents, français avec ses sœurs.

* mutisme électif(8)

Le mutisme électif extrafamilial se manifeste souvent lors de la période sensible de l’entrée à l’école. L’enfant parle dans sa famille, mais reste muet dès qu’il sort du cadre familial. La plupart du temps, quand l’enfant s’est adapté à son nouveau milieu, cette manifestation disparaît. Pourquoi dans certains cas, cette réaction persiste ? Les silences traduiraient les difficultés de séparation avec leur mère. « Si je parle la langue de l’autre, la langue sociale, je risque de perdre ma mère et mon groupe d’appartenance. Je n’investis pas le langage de l’autre parce que je n’investis pas l’autre. » (Dahoun, 2000, p. 168)

Quand il s’agit d’un enfant migrant, l’extérieur dangereux, réel ou imaginaire, peut lui être transmis par les parents. La migration introduit une rupture brutale car les référentiels ne sont pas les mêmes, les repères non plus. Le monde extérieur n’est plus sûr et un certain degré de confusion s’installe dans la manière de percevoir le monde.

Paolo ne reste pas à l’étude, ne mange pas à la cantine, ne fréquente aucun lieu où il pourrait être en contact avec des enfants français.

Mais « L’enfant mutique n’est pas pour autant privé de son statut d’être humain ; pour le rééducateur, c’est un être qui parle par son mutisme. « (de La Monneraye, 1990, p. 142)

Paolo parle avec son corps, ses gestes, ses mimiques et son silence. Même s’il ne dit rien aux premières séances, il regarde ses camarades, essaie de faire comme eux. Il n’exprime pas de refus, même s’il reste encore très retenu corporellement. Il paraît sur la défensive comme s’il devait se préparer à l’éventualité d’un danger imaginaire.

3.1.2. Conflit de loyauté

Le conflit de loyauté survient quand une personne est contrainte de choisir entre deux objets d’amour.

La personne en situation transculturelle est confrontée à une double contrainte : conserver un système de signification ou transformer ce système de significations par l’intégration de systèmes contradictoires. Conserver le système de signification original permet de conserver une identité, mais équivaut à se couper de la réalité socioculturelle ambiante. Intégrer le système de signification d’une culture ambiante peut équivaloir à la perte d’identité.

* conflit entre deux langues

Comment résonne, pour ces enfants, l’apprentissage d’une langue qui n’est pas maîtrisée par leurs parents ?

« Le conflit entre 2 langues est le signe d’un conflit intérieur. Rejeter une langue c’est rejeter une partie de lui-même ; les problèmes liés au bilinguisme ne sont jamais provoqués par le bilinguisme lui-même : ils cristallisent une situation difficile qui se profile derrière le bilinguisme. " (Deshays, 1990, p. 65).

Un enfant qui refuse de devenir bilingue rejette le pays qui a été la cause de la séparation d’avec sa famille.

Paolo est en France depuis plusieurs mois. À son arrivée, le CEFISEM(9) a évalué son niveau de langue en portugais : le niveau étant bon, il semblait facile qu’il puisse apprendre rapidement le français. Or, Paolo ne parle toujours pas, seulement quelques mots depuis peu. Il écoute, mais est muet en classe. Pour l’instant, son silence lui permet de se réserver une bulle, un abri, manière d’exprimer une distance avec ce monde qui ne le comprend pas. À la maison, il ne parle que portugais, même avec ses petits copains arrivés en France depuis plus longtemps et qui sont bilingues. Depuis son arrivée en France, il repart à chaque longue période de vacances au Portugal. Pour lui, à chaque fois, il doit effectuer une immersion dans un milieu différent.

Dans son livre Les couleurs du silence, Zerdalia K. S. Dahoun définit le silence comme une frontière invisible entre deux territoires. Les enfants mutiques ne parlant pas à l’extérieur de la maison s’approprieraient un territoire familier privé, un nid où ils se sentiraient en sécurité ; « un lieu de transit qui prolonge le monde de là bas ; un petit carré de terre natale qu’il faut défendre pour préserver son environnement sensoriel et affectif. » (Dahoun, 1995, p. 209)

* dévalorisation de la langue maternelle

L’enfant peut aussi percevoir une dévalorisation de la langue maternelle par l’environnement. Si la langue des parents apparaît comme une sous-langue aux yeux de l’extérieur, l’enfant aura tendance à mépriser la langue de ses parents et à concentrer ses efforts sur la langue du pays où il vit et même à oublier cette langue, même si elle est parlée à la maison.

« L’enfant peut aussi, par un savant brouillage, devenir virtuose dans l’art d’effacer les frontières entre les deux mondes. Il veut devenir plus français que les français. » (Dahoun, 1995, p. 72)

Mounia a associé inconsciemment ces contradictions de l’une ou l’autre langue et elle s’épuise dans les conflits de loyauté. Ses parents me diront que, quand elle va chez ses grands-parents maternels, elle est la seule enfant à ne pas vouloir parler marocain.

Pour elle, comme pour Paolo, j’ai fait enregistrer par des amies marocaines et portugaises un conte dans leur langue maternelle. La première fois que Mounia entend ce conte, elle est interloquée. Elle me demande si je suis marocaine. Non, mais j’aime beaucoup ce pays. Elle dit qu’elle comprend le marocain mais qu’elle ne sait pas le parler. Quelques séances plus tard, elle pourra me dire des phrases courtes, mais les prononce à voix basse.

Paolo ne dit rien en entendant le conte en portugais, mais son regard s’illumine et il me sourit. À partir de cette séance, son comportement à mon égard va changer. Plus tard, je lui apporterai des contes du Portugal.

Mais ce conflit de loyauté peut exister également dans le désir de ménager l’enseignant qui représente la culture d’accueil.

Ainsi, lors des séances où Mounia a parlé longuement du Maroc, elle me demande dès la sortie de la salle de rééducation de ne rien dire à sa maîtresse. Elle crée ainsi une frontière entre l’espace rééducatif et la classe, semblable à celle établie entre la maison et l’école.

3.1.3. Traumatisme de la migration

* expérience migratoire des parents

Pour les parents, l’expérience migratoire est aussi une période de vulnérabilité.

La rupture culturelle provoque un sentiment intense de menace pour l’intégrité du soi et pour la continuité de l’être contenu, l’angoisse de la perte, celle de la division originaire et la crainte du nouvel environnement non investi.

« Migrer comporte deux significations : Emigrer, quitter l’enveloppe des lieux, de sons, d’odeurs, de sensations de toutes sortes qui constituent les premières empreintes sur lesquelles s’est établi le codage du fonctionnement psychique.

Immigrer, reconstruire seul en l’espace de quelques années ce que des générations ont lentement élaboré et transmis. » (Moro, Nathan, 1989, p. 438)

Pour certains, la situation de migration est source de réussite, elle est source de fierté pour les parents. Elle est expliquée aux enfants et le parcours migratoire est vécu comme une aventure courageuse et bénéfique. Mais lorsqu’elle est source d’échec, lorsque le traumatisme de la migration a été important, les parents ne vont pas accompagner l’enfant dans la présentation du monde.

Les enfants nés dans le pays d’accueil ou arrivés à un âge préscolaire font l’apprentissage rapide de la culture du pays, et cette confrontation est d’autant plus difficile qu’elle n’est pas préparée par la famille trop marginalisée ou insécurisée. L’école réactive chez ces enfants des angoisses de séparation avec l’abandon du milieu familial, de la mère, du cadre de vie. Quand l’écart entre la famille et la société est trop important, la dépression liée à la rupture et à l’abandon se manifeste directement par des manifestations allant des difficultés d’apprentissage aux symptômes plus pathologiques.

Ce jour-là, la maîtresse, excédée, est catastrophée par les résultats de Mounia.

Or, pour cette séance, j’avais amené à Mounia des cartes postales sur le thème du Maroc. Elle en choisit deux, une représentant un âne et l’autre le visage d’une femme. Elle invente donc une histoire, tout en dessinant.

« La jeune fille est triste parce qu’elle voulait partir au Maroc, mais elle ne peut pas partir parce qu’elle est grande. Elle est mariée, elle va avoir des enfants, une fille et un garçon. Le soleil lui parle et lui demande pourquoi elle est triste.

- Parce que je suis en France. Le père marocain est en France, elle lui montre où elle habite. Je fais un arc-en-ciel parce que c’est la France. Les parents sont partis en France avec leur fille. La fille a les mêmes cheveux que sa mère. »

Ce jour-là, Mounia paraît me raconter l’histoire de sa mère. Je me mets à penser que la tristesse de ne pas réussir en classe, de ne pas être comme les autres fait écho à la tristesse de sa mère loin de son pays ; se séparer pour grandir = rompre avec son pays.

Guillarmé fait bien la différence entre se séparer et rompre : « Il ne faut pas confondre séparation et rupture. La première ouvre le monde aux initiatives du sujet tandis que la seconde le brise. L’une constitue un passage obligé vers le progrès autonome alors que l’autre, avec sa fulgurance, traduit la défaillance soudaine et dramatique du lien ; en bref, l’une préfigure la vie tandis que l’autre signe la mort de l’ensemble des instants d’avant. » (Guillarmé & Luciani, 2000, p. 99)

Paolo ressent cette angoisse dès qu’il est confronté à une situation inconnue. Il a été brusquement séparé de son pays, de ses grands-parents pour arriver dans un pays où ses parents, ouvriers agricoles, vivent repliés sur eux-mêmes. Il a été sérieusement affecté par le changement d’environnement ainsi que par le traumatisme suscité par l’immersion dans un univers linguistique inconnu. Coupé de ses références, son sentiment d’identité est remis en question, il n’a plus de langue.

* explication de la migration

Quand la famille s’est coupée de ses racines, de sa famille, l’enfant souffre de tout cela sans en saisir le sens.

Paolo dessine sa famille. En fait, il dessine ses parents, mais aussi ses grands-parents et sa tante restée au Portugal et chez qui il vivait avant de rejoindre ses parents. Pour lui, bien que vivant en France depuis des mois, il ne semble pas connaître le projet de ses parents qui est de rester en France ou bien il le refuse.

Si la recomposition identitaire ne s’est pas faite ou mal faite chez les parents, cela entrave la construction identitaire de leur enfant.

« On peut conclure que l’enfant de migrant doit faire face à plusieurs facteurs de vulnérabilité : la fragilité de ses parents dont les repères ont été mis à mal par la migration et son propre fonctionnement clivé sur un univers référentiel double dont les deux polarités sont mal assurées. » (Moro, Nathan, 1989, p. 439)

* attitude des parents par rapport au pays d’accueil

Les parents ont quant à eux une attitude ambiguë envers le pays d’accueil.

Les parents de Paolo affirment en entretien qu’ils ont envie que leur enfant parle vite français. Pourtant, bien que venant pour la saison depuis 10 ans en France pour le père, 6 ans pour la mère, ils maîtrisent mal le français. La mère garde des enfants portugais chez elle. Ceux-ci parlent bien le français, mais elle ne les incite pas à parler français avec Paolo.

Pour Mounia, on parle marocain à la maison, mais les enfants se parlent en français. Les parents parlent bien la langue française.

Quand je demande à Nawel pourquoi elle ne s’habille qu’en pantalon, elle me dit « Les filles qui mettent des jupes, c’est des p... ! » Alors qu’elle passe ses soirées avec ses sœurs à regarder les émissions de télé réalité à la télévision, elle a intériorisé le discours traditionnel sur la tenue vestimentaire de la femme maghrébine. Sa mère me dira plus tard que ce sont ses tantes qui disent cela.

Cela crée des situations angoissantes pour les enfants, car ces paradoxes peuvent les entraver dans leur capacité à s’investir dans la culture de ce pays où ils vivent et leur donner un sentiment de culpabilité s’ils ont envie de ressembler à leurs camarades de classe.

 

4. La rééducation

4.1. Cadre rééducatif : espace entre deux mondes

Dans cette perspective, le cadre rééducatif sera donc un espace intermédiaire créé pour favoriser les liens entre l’intérieur et l’extérieur, le monde du dedans et le monde du dehors. Winnicott a pris le soin de définir cet espace transitionnel :

« Dans la vie de tout être humain, il existe une troisième partie que nous ne pouvons ignorer, c’est l’aire transitionnelle d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure. » (Winnicott, 1971, p. 9)

La médiation entre les deux mondes, proposée par le rééducateur, autorise un pont pour les enfants : entrer dans le monde de l’école sans rien perdre du monde de ses parents. Cela leur permet de vivre, de parler et donc, de ce fait, de dissiper leur angoisse.

La rééducation sera un espace où la parole de ces enfants pourra se dire. Dans ce cadre rééducatif, ils trouveront un espace de sécurité où ils pourront s’exprimer sans crainte.

« Le rééducateur ne se situe pas comme soignant une souffrance à faire disparaître mais comme un interlocuteur d’un sujet qui est muet parce que son échec le parle. L’enfant est un sujet parlant, mais il est provisoirement parlé par son échec. Son échec lui tient lieu de parole, mais c’est une parole qui n’est ni entendue ni comprise. Le travail du rééducateur va consister à tout mettre en œuvre avec cet enfant pour que puisse surgir cette parole bloquée, enfouie quelque part dans son histoire. » (de La Monneraye, 1999, p. 49-50)

Les premières fois où je rencontre Mounia, elle n’arrivait pas à se stabiliser dans une activité. Elle paraissait intéressée, participait à ce que je proposais, puis très vite changeait de sujet. Quand elle racontait ce qu’elle avait dessiné, l’histoire était assez confuse, avec des personnages qui changeaient sans cesse, des difficultés chronologiques. Je comprenais l’inquiétude de la maîtresse. Dans les jeux d’analyse, elle ne montrait aucune réflexion préalable, se contentant de tâtonner. Même ses dessins, s’ils étaient très colorés, représentaient de nombreux éléments agglutinés, sans maîtrise de l’espace. Elle était capable d’écouter un conte, mais la mémorisation était succincte, avec toujours des problèmes de repérage dans le temps. Dès la première rééducation, je définis le cadre. Plusieurs fois, elle tentera d’en éprouver les limites. Elle demandera plusieurs fois de faire des exercices très scolaires, refusant quelquefois le jeu symbolique avec les marionnettes. Elle me dira même une fois qu’elle ne veut plus venir. C’est d’ailleurs la séance suivante qui sera la plus déterminante dans le processus rééducatif.

En étant contenant, cet espace va amener Mounia à passer du chaos à la construction d’elle-même. Elle passe d’une attitude très immature à un désir de projet. Elle exprime de plus en plus précisément ses sentiments. Parallèlement, les développements de récits imaginaires, les explications de dessins deviennent plus cohérentes.

« Cette aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas mise en question quant à son appartenance à la réalité intérieure ou extérieure (partagée), constitue la plus grande partie du vécu du petit enfant. Elle subsistera tout au long de la vie, dans le mode d’expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif ". (Winnicott, 1971, p. 25)

4.2. Reconnaissance de l’enfant en tant que sujet

« Tout individu se développe sous l’effet de multiples attentes : celles de sa famille et celles de la société notamment. Avec chacune il va devoir composer pour s’établir peu à peu comme personne : dégager de sa famille sans rompre avec elle pour autant, répondre et se plier ensuite aux différentes attentes sociales sans renoncer à lui-même évidemment. Le sujet s’édifie à partir de ce double mouvement » (Guillarmé & Luciani, 2000, p. 109)

Paolo comme Mounia vont être conduits progressivement à effectuer ce double mouvement. Cet espace leur a permis de se réintroduire peu à peu dans le système propre à leur famille. Dans cette relation de confiance, en se réappropriant ces connaissances de leur univers familial, ils peuvent parler de ce qui les inquiète, qui les questionne. Cela a permis de restaurer leur image, sans peur de perdre leur identité.

Aimer l’histoire de la vie de l’autre, c’est accepter une relation intime par récit ou livre interposé. (Cyrulnik(10), 1999, p. 133)

Pour bien apprendre, il faut avoir une bonne estime de soi et une bonne sécurité interne. « Mobiliser les interactions qui permettent à l’enfant et à sa famille de retrouver l’estime d’eux-mêmes ; un enfant qui s’auto-disqualifie ou est disqualifié par son entourage aura de la peine à lire, à écrire et à utiliser ses capacités discursives. Fonction restauratrice qui consiste à stimuler la confiance en ses capacités ; d’une part en lui permettant de retirer des gratifications de ce qui antérieurement le persécutait ; d’autre part en mettant à sa disposition des outils qu’il n’a pu s’approprier et dont il a besoin pour réussir. » (Barrat, 1990, p. 24)

Il aura fallu plusieurs séances avant que Mounia et Paolo tissent une relation de confiance et d’authenticité avec moi.

J’ai toujours en mémoire la phrase du renard qui dit au petit prince : « s’il te plaît, apprivoise-moi. »

Yves de la Monneraye nous en donne l’explication : « Que nous apprend ici le renard ? Que pour apprendre quelque chose à quelqu’un, pour lui confier un secret important sur la vie, il n’y pas à l’apprivoiser, ce qui reviendrait à le charmer ou à l’assujettir, ou encore à le soumettre, mais à lui demander de nous apprivoiser. » (De la Monneraye, 1999, p. 123)

On ne peut communiquer sans prendre le temps de s’apprivoiser, c’est-à-dire de « créer des liens ».

4.3. Relation famille-école

Le migrant se retrouve dans l’impossibilité de projeter son monde interne dans le monde extérieur. Il ne peut donc pas s’y reconnaître car peu d’éléments lui permettent de représenter son expérience interne.

Cette situation régressive devient angoissante, dangereuse et blessante narcissiquement. D’où l’importance de la relation avec les parents pour reconstruire l’estime d’eux-mêmes. Parler des ruptures de la famille dues à la migration :

« Quelle que soit la culture d’origine ou la société d’appartenance, le travail avec l’enfant seul sans ses parents a peu de chances de porter ses fruits. C’est comme si on acceptait l’existence d’un être humain sans origine et que l’on confortait l’idée de l’existence d’une souffrance personnelle totalement désarrimée d’une histoire familiale. » (Chabane, 1998, p. 157)(11)

Avant le début des séances de rééducations, je rencontre les familles pour leur expliquer les objectifs de mon intervention. C’est un moment important qui réunit les parents et l’enfant. Pour les familles qui parlent difficilement le français, je demande au préalable l’accord de la famille sur la présence d’une personne parlant la même langue. Cela facilite l’échange, permet une meilleure compréhension des façons de travailler, des attentes de l’école au niveau de l’enfant. Cela libère aussi la parole des parents et les rend sujets de leur discours. Cet entretien me permet d’observer le fonctionnement de la famille, la position de l’enfant dans ce système et enfin de prendre connaissance des événements importants pour la compréhension des difficultés mais aussi de tout ce qui relève du transgénérationnel (nom, filiation).

C’est lors de l’entretien préalable avec les parents de Paolo que j’ai appris des informations sur le cheminement migratoire de la famille. J’avais préalablement demandé aux parents leur accord sur la présence d’une amie portugaise pour faciliter les échanges. Pendant 10 ans, le père est venu travailler seul comme saisonnier, puis trois ans plus tard sa femme l’a accompagné chaque saison, tandis que les enfants restaient chez les grands-parents maternels. Puis ils ont décidé de s’installer définitivement en France depuis un an. Ils ont le projet d’acheter une maison, preuve d’un désir fort de s’enraciner. Tout cela est parlé en présence de Paolo, qui dessine une magnifique maison très colorée, alors que lors des séances d’observation, les couleurs étaient tristes et le graphisme peu élaboré. Pour les parents, Paolo ne pose aucun problème à la maison. Mais il n’aime pas venir à l’école. Ils ont conscience de ses difficultés mais ne semblent pas inquiets.

« Pour comprendre les enfants, il faut pouvoir penser leurs parents, leur parcours, la construction de la parentalité dans la vie mouvante de l’exil. » (Moro, 2002, p. 117)

Pour Mounia, j’ai rencontré plusieurs fois les parents. Les deux premières fois, la mère est venue seule. Elle décrit sa fille comme une enfant enjouée, qui aime danser. Elle n’est pas très autonome, son petit frère de trois ans est plus autonome. La mère pense que Mounia est triste en classe car elle a peur de la maîtresse. Elle attribue ses mauvais résultats à un blocage par rapport à la maîtresse (« comme mes deux autres filles »). Elle dit que Mounia est très attachée à sa grand-mère maternelle du Maroc. Mounia ressemble à son père. Elle parle ensuite de son histoire familiale, de son arrivée en France à seize ans avec ses parents, de ses parents qui à présent habitent loin, de sa solitude. Elle voit très peu de femmes en dehors de sa sœur. Elle est fâchée avec ses belles sœurs. On peut imaginer la détresse de cette femme déracinée, sans étayage familial, ayant peu de contact avec l’extérieur. Cet exil apparaît comme une rupture dans un monde sans possibilité de s’inscrire dans un autre.

Au troisième entretien, les deux parents viennent. Monsieur comme sa femme parlent bien français. J’apprends qu’il y a eu des conflits entre la famille et l’école dues à une incompréhension des motivations des uns et des autres. Le père m’apprend qu’il a une histoire migratoire mouvementée. Il a fait trois aller-retour Maroc-France de sa naissance à l’âge adulte. Il dit qu’à son arrivée au Maroc à sept ans, on l’appelait le petit français car il ne savait pas parler arabe (les deux pères étaient militaires en France). Mais, repartis au Maroc, ses parents ne s’y sont pas plus et sont revenus vivre en France. Ce récit de vie nous éclaire sur les nombreuses ruptures vécues du fait de ces migrations successives. À travers ce récit, se perçoit tout ce que ces franchissements de frontières ont pu apporter de séparations, de pertes, d’espoirs déçus, qui viendront, si cela n’est pas parlé, interférer sur le psychisme des enfants.

4.4. Relation rééducateur-enseignant

Quel est le degré de tolérance de l’école et des enseignants par rapport à des comportements différents de la norme ?

L’enfant en échec

L’enseignante de Mounia dresse un tableau très pessimiste de l’enfant. Plusieurs fois, quand je vais chercher Mounia, elle me dit que Mounia ne comprend rien, qu’elle donne des réponses incohérentes. Elle s’interroge sur ces capacités, pense qu’elle est « limitée ». Elle dit aussi qu’elle est bloquée quand elle est interrogée individuellement. Son discours rejetant laisse transparaître une angoisse face à cette enfant qui ne rentre pas dans le moule et qui la renvoie à ses difficultés. De plus, je note une dévalorisation de la famille de la part de l’enseignante : « Ils ne s’occupent pas des enfants (la maîtresse a déjà eu les deux grandes sœurs qui présentaient les mêmes difficultés, semble-t-il). Ils ne viennent jamais aux réunions ». Quand j’évoque l’éventualité d’un bilinguisme de Mounia, elle dit que les parents parlent bien français, qu’ils semblent bien assimilés à la culture française.

On peut mesurer ici le malentendu des représentations faites sur les migrants. Pour l’enseignante, si l’enfant échoue à l’école, c’est de la faute des parents. Pour les parents, Mounia a très peur de cette maîtresse très “dure”. On peut voir que Mounia est prise en otage dans un conflit de loyauté.

L’enfant mutique

« L’enfant silencieux agit sur autrui par le biais du sentiment ; ce sont des affects violents qui influencent les sentiments inconscients de l’adulte qui en a la charge. Le silence suscite chez les enseignants une telle situation pénible qu’au lieu de chercher à comprendre son sens ils vont s’acharner à le vaincre... L’enfant mutique est pensé comme résistant, hostile, voire même déficient. » (Dahoun, p. 187-189)

Quand l’enseignante de Paolo parle de lui, elle s’interroge sur ses compétences intellectuelles. Paolo est déjà pris en aide éducative par l’enseignante de la classe d’adaptation, mais rien n’a beaucoup changé dans son désir de participer ou de parler en classe. Elle est désorientée par cet enfant, très culpabilisée par le fait qu’il n’apprend rien. Elle voit rarement les parents. La mère semble fuyante ; la maîtresse pense qu’elle se moque du travail de Paolo.

On voit bien là dans ces deux cas combien le dialogue entre famille et école est rompu.

Ces discours disqualifiants vont entraîner pour Paolo et ses parents des mécanismes de défense. Tout mauvais résultat scolaire va attaquer la confiance que l’enfant a dans lui-même et un sentiment de rejet des parents envers le pays d’accueil.

4.5. Rééducateur, médiateur

La fonction de médiation entre les deux autres lieux, la classe et la maison, sera donc assurée par le rééducateur.

Le rééducateur rencontre régulièrement les parents et l’enseignant pour faire le point sur la prise en charge de l’enfant. À la fin de chaque période de prise en charge, il est prévu des rencontres entre les trois partenaires. Le rééducateur joue alors le rôle de médiateur entre parents et enseignant. Chacune de ces rencontres sera évoquée avec l’enfant, dans le cas où il n’y assiste pas.

Dans le cadre de ces rééducations, j’ai instauré des échanges plus nombreux d’une part avec la famille et d’autre part avec l’enseignante. Il s’agissait aussi de faire se rencontrer deux mondes.

J’ai du être vigilante lors des rencontres pour ne pas me laisser attirer dans le camp de l’un ou de l’autre, pour garder ma position de "neutralité bienveillante".

Par rapport à l’enseignante, je favorise au maximum le dialogue en montrant mon intérêt pour toutes ses remarques, pour la confirmer dans ses compétences et pour lui faire remarquer que le fait de se questionner sur cet enfant montre son investissement pédagogique. Ainsi instauré, le dialogue peut se poursuivre positivement. Elle peut abandonner les attitudes agressives ou défensives vis-à-vis des parents. Nous pouvons alors travailler dans une relation où chacun explore et utilise les potentialités de l’autre.

Par rapport aux parents, je leur signale que mon travail consiste à chercher la meilleure façon d’aider l’enfant, et que pour cela, il est indispensable de les rencontrer ; lorsqu’il y a un problème, nous avons besoin de connaître leur avis. Il est important de donner la parole à ces parents qui se sentent dépossédés de leur compétence parentale du fait que l’école propose d’autres codes culturels. Dans le cadre de l’entretien, ils s’exprimeront sur ce qu’ils pensent de leur enfant et leur position (ressenti, investissement) par rapport à l’école. Il faudra également veiller à les revaloriser sur leurs propres compétences tout en leur rappelant leur responsabilité.

« Le fait de restituer la compétence parentale au père et à la mère en leur disant qu’eux seuls détiennent l’arrosoir pour nourrir les racines de leurs enfants, qu’ils détiennent donc la clé du changement, scelle l’alliance et permet de mettre en place les étapes suivantes du processus. » (Rosenbaum, 1997, p. 43)

Pour ces deux familles, j’ai insisté sur les ponts possibles entre les deux pays à travers le conte. Nous avons dans les deux cas trouvé des contes, ou des thèmes merveilleux. J’ai parallèlement incité les enseignantes à découvrir les contes et notamment ceux du Maroc et du Portugal. Utiliser un objet commun dans des espaces différents pourrait favoriser le lien entre parents et enseignants. Et cette bonne entente sécuriserait l’élève et lui permettrait d’apprendre sans ressentir un sentiment de trahison.

 

5. Conte, objet de médiation

Cet objet de médiation nous aide à établir des passerelles éducatives transculturelles qui permettent de recréer des liens linguistiques culturels et psychiques avec le milieu interne et externe de ces enfants.

Dans certains cas, j’utiliserai les contes bilingues, soit écrits soit traduits sur cassettes audio.

« Le conte est le jardin de la mémoire collective... Celui qui écoute ou lit les contes, se trouve dans une situation de créativité facilitée par le travail de déjà-là apporté par les générations passées. » (Lafforgue, 2002, p. 285)

5.1. Le conte est un objet transitionnel et un objet culturel

Il se situe entre la réalité intérieure du sujet et la réalité extérieure. Le conte ouvre un espace de jeu où la réalité psychique est mise en scène, où l’universalité des récits et leur homonymie facilite l’élaboration de la ressemblance et dont la diversité des thèmes et leurs variations soulignent la différence...

Le conte donne à voir non seulement les objets et leurs usages dans la vie quotidienne mais le monde de l’imaginaire spécifique à une culture donnée. Et c’est bien là que se situe l’intérêt de ce matériau, notamment avec les enfants de migrants. Puisqu’il fait référence aux coutumes, aux croyances et aux valeurs d’une culture, il devient un objet de transmission de cette culture. Il est aussi outil de dialogue entre les générations et entre les partenaires, école et famille.

René Kaës analyse le conte dans sa dimension sociale et culturelle :

« Le conte codifie et structure l’expérience sociale en fournissant les modèles d’intégration dans les classes d’âges : il double et légitime les rites de passage, délimite les ordres et les désordres, place et déplace les interdits. Il est aussi trace, conservation et expression de l’héritage culturel, moyen de sa transmission de génération en génération. » (1984, p. 17) Il permet aux individus de forger leur identité culturelle et de résorber les tensions et les conflits qui les traversent.

Or on constate en situation migratoire que cette transmission ne se fait plus, soit parce que les conteuses, grands-mères ou tantes ne sont plus là pour les transmettre, soit parce que les parents ne perçoivent pas l’importance de ce référent culturel. J’ai donc souvent demandé aux parents d’essayer de raconter des histoires de leurs pays ou nous avons essayé de chercher les contes que l’on avait en commun pour que le conte soit un objet qui transiterait de la maison à l’école.

À la fin d’une séance, je demande au groupe s’il y a une histoire qu’il aurait envie de jouer la prochaine fois. Paolo réagit le premier : « Les 3 petits cochons ! » C’est la première fois qu’il exprime une demande. Étonnée, je lui demande comment il connaît ce conte. C’est sa mère qui le lui a raconté en portugais. Plus tard, lors d’un entretien, la mère me dit qu’elle lui raconte en portugais et qu’elle a essayé de lui traduire quelques mots en français. Voilà comment le conte va devenir un objet transitionnel entre les deux espaces. D’ailleurs, à chaque fois qu’il jouera cette histoire, Paolo sera complètement investi dans le jeu dramatique.

J’ai également pu mesurer l’universalité des personnages des ogres et des sorcières.

J’ai choisi de conter à Mounia un conte marocain. Ayant le choix de plusieurs histoires, elle choisit celui où l’on voit la représentation d’une ogresse. Elle me demande : « C’est Mama ghoula ? » (ogresse très connue au Maghreb). Et elle commence à me raconter ce que l’on raconte au Maroc sur cette ogresse. Elle mange les enfants, elle vient la nuit, j’ai peur, elle est morte, mais elle peut revenir. Elle vit au Maroc et ici. Le soir, ma grand-mère nous raconte des histoires de Mama ghoula quand on ne dort pas.

Je commence l’histoire et elle se colle contre moi, visiblement inquiète. Tout au long du récit, elle pose des questions si elle ne comprend pas, jubile quand l’ogresse meurt.

Puis continue le récit entendu dans la famille. Mama ghoula est toute en noir, elle ne vient pas dans les maisons, elle reste dehors. Ce personnage d’ogresse est très présent dans l’imaginaire marocain. J’ai pu le vérifier auprès de nombreux enfants. Pendant plusieurs séances, elle ne voudra plus en parler, me demandant Blanche Neige. Lorsqu’elle l’évoque à nouveau, ce jour-là, elle m’apprend aussi que son père vient de partir au Maroc chez les grands-parents. Elle créera d’ailleurs une histoire sur ce personnage d’ogresse.

5.2. Universalité du conte

À la lumière de comparaisons de contes de divers pays, on trouve les mêmes noyaux enrichis selon la culture dans lesquels ils s’organisent. C’est en quelque sorte l’existence de constantes dans l’imaginaire humain, alliées à des versions différentes selon les sociétés. C’est ce qui m’a paru intéressant, car j’ai pu mettre en évidence auprès des enfants qu’à partir d’un corpus identique, il existait une multitude de variances selon le pays dont ils venaient. Ces contes qui circulent d’un pays à l’autre vont alors subir des transformations, connaître des variantes selon le contexte culturel qui leur donne sens.

Dans son livre, Le conte populaire dans le pourtour de la Méditerranée, El Mostapha Chadli reprend les contes maghrébins et établit des correspondances avec les contes du même type recensés dans la littérature orale de la Méditerranée.

Ainsi, il cite le conte type 709 : Plus belle que le soleil et le rapproche de Blanche Neige de Grimm. Il constate les correspondances avec le conte italien de Locandiera, et des contes du Maghreb, La jeune fille et les sept frères, Grain de grenade. Autre correspondance, le conte type 510A : Aïcha Rmada, dont il existe des dizaines de versions, The Cinderella, Le petit chat des cendres, Cendrillon ou la petite pantoufle de vair.

J’ai pu également trouver la correspondance du conte Le loup et des sept chevreaux, qui existe dans le folklore maghrébin sous Le loup et les cinq chevreaux et dans le folklore portugais ; et celui des Trois petits cochons, semblable au conte marocain Nciç (petite moitié).

5.3. Le conte peut aider l’enfant en souffrance

« La structure du conte a pour fonction essentielle d’organiser le chaos. » (Kaës, 1984, p. 63)

Le conte déverrouille les portes de la réalité psychique où la logique et la causalité sont comme suspendues dans un temps a-temporel ; il nous dit que nous pouvons retrouver en nous un monde caché qui laisse entrevoir des satisfactions, mais aussi des risques. Mais si le conte dit que tout cela appartient à chacun de nous, nous ne devons pas en avoir peur, au contraire, nous pouvons nous familiariser avec ce monde imaginaire. Ce monde, nous pouvons y rentrer et même en sortir, et le conteur est là pour en apporter la preuve.

Pour le psychiatre Bruno Bettelheim, la fonction du conte est thérapeutique en ce sens « qu’elle permet à l’enfant de trouver ses propres solutions en méditant sur ce que l’histoire donne à entendre sur lui-même et sur les conflits internes à ce moment précis de sa vie. Il permet d’affronter les difficultés, les obstacles de la vie, de rassurer quant aux problèmes de l’existence, de montrer que l’homme doit lutter pour résoudre la permanence en lui du bien et du mal, en opposition constante. Et d’indiquer que tout a un dénouement malgré la charge d’angoisse sous-tendue dans certains récits. » (1976, p. 44)

L’enfant peut s’identifier sans risque aux personnages fictifs, il peut expérimenter de façon symbolique ses colères, ses désirs, dans des situations plus ou moins extrêmes, il peut projeter ses pulsions destructrices contre un ogre, une sorcière sans se sentir coupable ou peureux.

Mounia veut que je raconte Blanche Neige. C’est un conte qu’elle aime particulièrement. La première fois, elle joue une partie du conte avec les marionnettes, celle où Blanche Neige mange la pomme empoisonnée, puis l’arrivée du prince près du cercueil. La fois suivante, elle joue encore le passage de la sorcière qui offre la pomme. La sorcière, dit-elle, c’est la sœur de Blanche Neige. Elle peint les nains qui partent travailler dans la forêt. Puis elle me raconte qu’elle est partie chez les sœurs de son papa, mais que sa maman n’y va pas (elles sont fâchées). Elle est contente quand elle va les voir.

Blanche Neige dit au revoir aux nains. J’aime pas la méchante reine, mais quand même elle a de beaux cheveux. Plusieurs fois elle s’attardera sur ce passage. Elle mémorisera étonnamment bien l’histoire. En particulier le passage du miroir magique et le passage de la pomme empoisonnée.

Bettelheim analyse ainsi l’histoire de Blanche Neige : cette histoire se rapporte essentiellement aux conflits œdipiens entre la mère et la fille. Quand Blanche Neige grandit, elle devient une rivale pour sa mère. Le conte dit que, comme Blanche Neige, tous les enfants finissent par être expulsés du paradis originel de l’enfance. Mais il ne faut pas avoir peur d’abandonner sa position infantile, puisque, après de rudes épreuves de la période de transition, il débouchera sur un plan meilleur et supérieur qui lui permettra d’avoir une existence plus heureuse.

5.4. Le conte a une fonction contenante

« L’enfant a besoin de comprendre ce qui se passe dans son être conscient et grâce à cela de faire face également à ce qui se passe dans son inconscient. Il peut acquérir cette compréhension, non pas en apprenant rationnellement la nature et le contenu de l’inconscient mais en se familiarisant avec lui, en brodant des rêves éveillés, en élaborant et en ruminant des fantasmes issus de certains éléments du conte qui correspondent aux pressions de son inconscient. » (Bettelheim, 1976, p. 21)

À travers le conte, il comprend que ce qu’il perçoit est normal, qu’il n’a pas à s’en inquiéter et que s’il le désire vraiment, il parviendra à surmonter ces difficultés. Le conte dit aussi que ses pensées les plus angoissantes se résoudront sans qu’elles s’appliquent dans la réalité.

L’enfant va pouvoir apprendre à maîtriser son activité fantasmatique extérieure, qu’il pourra ensuite intérioriser.

Par cette activité, va se former une chaîne où les mots et les choses vont se relier, où pulsions et perceptions vont prendre sens et être nommés. Il va ainsi recevoir sous une forme symbolique, des pistes pour traiter de ces problèmes psychologiques et le conduire en sécurité vers la maturité.

« Le rééducateur qui a compris cela sait que l’usage du conte merveilleux va permettre des effets thérapeutiques. En disant les contes à l’enfant, on va réduire des tensions internes qui sont provoquées par la vie intrapsychique de l’enfant par les forces antagonistes de l’inconscient et par l’opposition entre principe de plaisir et principe de réalité. Il va offrir à l’enfant un cadre structurant au désir de grandir, il va permettre à l’enfant de devenir sujet de son propre projet et va aussi lui permettre de projeter ses phobies sur les matériaux mis en scène par le conte. » (Gillig, L’école au cœur des cultures)

Dans le groupe de langage où Paolo se trouve, j’ai choisi de raconter Les musiciens de Brême ; René Kaës(12) explique que ce conte montre l’importance du groupe, groupe qui construit une protection et une défense, où chacun garantit la survie de l’autre, et recherche de nouveaux liens et de nouveaux objets vitaux, nourriture, abri.

Pour la première fois depuis le début des rééducations, Paolo fait parler ses marionnettes. Certes, il dit seulement quelques mots mais il joue vraiment les rôles qu’il s’est choisis. Il déplace les personnages, les fait agir, crier. Visiblement, il prend beaucoup de plaisir dans ce jeu symbolique. Ce conte sera joué quatre séances et il prendra de plus en plus d’assurance. Je l’accompagne quand il ne connaît pas le dialogue et il répète spontanément ce que je dis.

Cette histoire d’animaux forcés de quitter leur maison, car leur destin est la mort, vont s’entraider. Ils forment une bande, mais la différence de chacun est la condition de la survie et de l’accomplissement de l’identité. Leurs voix différentes n’en ont que plus de force.

Paolo peut garder son identité, à condition d’accepter de s’intégrer dans le groupe de ses pairs. C’est ainsi qu’il pourra vivre, conquérir et réussir.

5.5. Le conte, passage de l’imaginaire au symbolisme de l’écrit

« Mais le conte peut aussi réaliser un pontage entre un système de significations qui est celui des métaphores, des symboles que l’enfant invente, et celui plus élaboré qui est celui des signes que nous utilisons dans la culture de l’écrit et qui est un code préétabli... C’est en cela qu’on peut dire que c’est un objet transitionnel. » (Gillig)

Mounia a pu reconstituer les dix images du conte de Blanche Neige sans erreur dans la chronologie. Puis chaque image a été enrichie d’une phrase qu’elle a inventée. J’ai écrit ces phrases qu’elle a voulu ensuite écrire en suivant le modèle, bien que le travail fut long. Elle a fait le lien entre le support imaginaire et le support de l’écrit.

Pour Paolo, le passage à l’écrit s’est opéré de façon plus détaillée. Nous avons d’abord entendu en portugais, le début le l’histoire de Caruchina, conte très populaire. Puis je l’ai raconté en français. Les enfants l’ont illustré et commenté en français par écrit.

De plus, le livre que le rééducateur utilise fait entrer l’enfant dans la culture de l’écrit. Le livre est le garant de la fiabilité de l’histoire entendue. Il permet de retrouver celle-ci intacte à chaque séance.

 

6. Évaluations

Mounia

Au terme de dix séances, j’ai fait une synthèse avec l’enseignante ; elle dit que Mounia peut être étonnante ; elle réussit certaines fois et peut se bloquer complètement d’autres fois. Elle panique quand on pointe ses erreurs et quand on reprend la correction avec elle. Les difficultés de compréhension de consignes empêchent les réalisations correctes. Elle fait comme les autres sans réflexion. Elle a besoin d’écouter plusieurs fois pour comprendre. La maîtresse remarque qu’elle fonctionne bien dans l’imaginaire. Je note que la maîtresse a une image plus positive de Mounia, il semble que son regard s’est modifié. Elle se questionne sur ce qu’elle a perçu : la panique de Mounia devant l’échec. Elle peut s’interroger sur les réelles capacités de l’enfant et non plus être catégorique sur ses éventuelles limites intellectuelles. Il reste que dans un contexte d’anxiété, les pensées se brouillent. Mounia manque encore de sécurité et de confiance en elle. Ses affects mal maîtrisés l’empêchent d’être efficace scolairement.

À la 15e séance, la maîtresse m’interpelle en me racontant que Mounia a pu lire une phrase entière de lecture, contenant des mots connus mais avec certains petits mots inconnus. Elle est stupéfaite. Elle envisage de la faire passer dans la classe supérieure et pense que ce serait bien si elle pouvait continuer à progresser et faire un bon CP. Puis elle dit qu’elle ne comprend pas pourquoi elle est bloquée quelquefois. Elle commence à s’interroger sur sa propre attitude vis-à-vis de Mounia. On assiste ici à ce que fait remarquer de la Monneraye et qui est un des paris de la rééducation : l’enfant transforme l’image que l’enseignant a de lui.

« Si l’enfant est aidé à régler son conflit interne de lui-même, il se transformera dans le système et donc interagira sur tous les autres éléments et fatalement transformera peu ou prou tout le système. S’intéresser au sujet implique de s’intéresser aux sujets du système et non au système lui-même. " (de La Monneraye, 1999, p. 80)

Paolo

Je ne vois Paolo que depuis 6 séances. La maîtresse n’a pas noté de changement en classe. Par contre, il joue avec des copains dans la cour. Il dit quelques mots en français mais toujours pas de phrases. Il se débrouille assez bien en maths. La famille le laisse maintenant à l’étude. L’enseignante de la classe d’adaptation le trouve plus enjoué, il est plus motivé pour les activités de groupe. La maîtresse commence à comprendre la difficulté pour cet enfant de "s’installer" dans cet autre lieu ; elle mesure le traumatisme de cette rupture et son regard sur l’enfant s’est modifié.

 

7. Conclusion

Quelle que soit la problématique de l’enfant, l’objectif de l’aide rééducative est le même : il s’agit d’amener l’enfant à trouver ou à retrouver le statut d’élève qu’il avait perdu ou qu’il n’avait pas construit. Le rééducateur utilise des techniques et des médiations permettant à l’enfant de reconstruire les processus de symbolisation indispensables à l’entrée dans les apprentissages.

Pour ces enfants en particulier, j’ai privilégié le support conte car il permet de faire le lien entre les cultures. Les enfants ont utilisé le conte comme transfert de leurs contenus psychiques et culturels. Ces transferts ont eu comme support une histoire imaginaire. Ces histoires, ils se les sont réappropriées en les enrichissant de leur l’expérience.

J’ai eu une fonction d’accompagnateur pour les aider à relier deux mondes si différents et prendre appui sur leur culture maternelle, celle du monde du dedans, qu’ils ont senti très valorisée dans ce lieu. On peut penser qu’en retrouvant un sentiment d’identité et une estime de soi suffisante, ils modifieront leur relation au savoir. En réorganisant leur chaos intérieur, en supprimant les préoccupations qui parasitent leurs processus d’apprentissage, ils s’engageront mieux dans les activités scolaires, en trouvant la capacité d’adaptation aux exigences de nouveaux contextes culturels.

Je conclurai par la remarque de Boris Cyrulnik, auteur du livre, Un merveilleux malheur, livre dans lequel il explique comment les enfants peuvent, grâce à leur capacité de résilience(13), triompher des épreuves et traumatismes qu’ils ont subis, et se faire une vie d’homme.

Parmi les réactions de défense qui poussent les agressés à rebondir, la créativité constitue un très bel outil qui les invite à participer à l’aventure culturelle... Entre la contrainte intérieure qui les pousse à parler et la force extérieure qui les oblige à se taire, les âmes altérées découvrent souvent que la créativité devient leur meilleur moyen d’expression.

Donner à l’autre l’envie de développer et de cultiver cette créativité, n’est-ce pas là ce qui donne sens à nos actions ?

Christine Guli
2004

 
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Bibliographie

Anthony James (1978/1982), L’enfant dans sa famille, l’enfant vulnérable, PUF, Paris.
Barat Jean-Claude (1990), La rééducation dans l’école, Armand Colin, Paris.
Bettelheim Bruno (1976), Psychanalyse des contes de fées, Laffont, Vanves.
Chadli El Mostapha (1997), Le conte populaire dans le pourtour de la Méditerranée, Série Temps présent, Toubkal, Maroc.
Cyrulnik Boris (1999), Ce merveilleux malheur, Odile Jacob, Paris.
Deshays Elisabeth (1990), L’enfant bilingue, Robert Laffont, Paris.
Guillarmé Jean-Jacques, Luciani Dominique (2000), Prévenir et éduquer, EAP, Paris.
de La Monneraye Yves (1999), La parole rééducative, Dunod, Paris.
Dahoun Zerdalia K. S. (1995), Les couleurs du silence, Calman Levy, Mesnil sur l’Estrée.
Kaës René (1989), Contes et divans, Dunod, Paris.
Lafforgue Pierre (2002), Petit Poucet deviendra grand, Payot & Rivages, Paris.
Moro Marie-Rose (2002), Naître et grandir en France, La découverte, Paris.
Moro Marie-Rose (1994), Parents en exil, PUF, Paris.
Moro Marie-Rose et Nathan Tobie (1985), Ethnopsychiatrie de l’enfant, dans Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, PUF, Paris, pages 423 à 446.
Rosenbaum Francine (1997), Approche transculturelle des troubles de la communication, Masson, Parisp.
Winnicott D.W. (1971), Jeu et réalité, Paris, Gallimard.

Revues

Actes du 14ème congrès de la FNAREN (1998), L’école au cœur des cultures, Lille.
L’erre n° 14, Le conte.
L’erre n° 16, Encore le conte.
L’autre, revue transculturelle.
Cliniques, cultures et sociétés, La pensée sauvage.
Le journal des psychologues (n° 172), 1999, Enfants de migrants.

 
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Notes

(1) Marie-Rose Moro, chef du service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, Hôpital Avicenne, Paris, responsable de la formation de psychiatrie transculturelle, centre de recherche Serge Lebovici, Université Paris-Nord.
(2) Passage d’une culture à une autre.
(3) Affiliation : transmission interne à la famille et transmission externe assurée par les groupes d’appartenance traversés aux différents âges de la vie : Marie-Rose Moro, 2002, Enfants d’ici venus d’ailleurs, p. 28.
(4) Boris Cyrulnik, éthologue, psychiatre, auteur du livre Un merveilleux malheur.
(5) Anthony, 1978-1982, L’enfant dans sa famille, l’enfant vulnérable, Paris.
(6) Processus d’adaptation culturelle et sociale d’un individu à un milieu qui lui est étranger. On parle d’acculturation dans le cas d’une culture dominée qui au contact d’une culture dominante subit très fortement l’influence de cette dernière et perd ainsi de sa substance originelle.
(7) Actes de la FNAREN.
(8) L’enfant parle normalement dans certains lieux, est muet dans d’autres.
(9) CEntres de Formation et d’Information pour la Scolarisation des Enfants de Migrants. Les CEFISEM ont été transformés en Centres Académiques pour la Scolarisation des Nouveaux Arrivants et des enfants du Voyage (CASNAV) par la circulaire 2002-102 du 25 avril 2002 (BOEN spécial n° 10 du 25 avril).
(10) Dans Un merveilleux malheur.
(11) Actes de la FNAREN.
(12) Kaës, Contes et divans, pages 208 à 212.
(13) « Le malheur n’est jamais merveilleux ... La résilience définit le ressort de ceux qui, ayant reçu le coup, ont pu le dépasser. Le moyen le plus efficace et finalement assez rapide de resocialiser les enfants, c’est la méta­morphose du traumatisme ; dès l’instant où l’on peut parler du traumatisme, le dessiner, le mettre en scène ou le penser, on maîtrise l’émotion qui nous glaçait au moment du choc. » (Cyrulnik,1999, p. 24).

 
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