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Souffrances à l’école maternelle

 

 
Un article d’Isabelle Kowalski
Psychologue scolaire


Publication originale  Cet article a été initialement publié dans la revue Spirale, 2010/1, n° 53, pages 85 à 94, publiée par Érès, Toulouse. Il reste en vente sur cairn.info. Il est repris ici sur proposition de son auteur.

 

« Je veux vous voir assis ! » « Maintenant, tout le monde se tait sinon je me fâche ! »

Les fins d’année scolaire sont propices à l’expression de la fatigue, voire de l’épuisement des enseignants. À la maternelle, cet épuisement peut prendre la forme d’un « abandon pédagogique » des élèves, qui ont alors « le droit de jouer librement » dans la classe ou dans la cour lorsque la météo le permet, de regarder des dessins animés lorsque la météo y oblige... Selon l’idée que nul n’abandonne s’il n’a, lui-même, souffert au préalable de façon quelconque, il s’agit de penser les raisons de ce « lâchage ».

Mais, au fond, le « lâchage pédagogique » est-il seulement visible en fin d’année ? Les observations en classe, outil précieux du psychologue scolaire, sont l’occasion d’y vivre des moments en dehors de la pression générée par l’évaluation d’un supérieur hiérarchique. Les enseignants « font comme d’habitude ». Cette situation, presque naturelle de la vie de classe, laisse au psychologue le loisir de flâner visuellement entre les murs de l’espace commun et d’y sentir l’ambiance de travail ainsi que le plaisir éventuel qui s’en dégage. Les affichages, quoique très cadrés par les consignes de sécurité(1), témoignent, tout spécialement en maternelle, de la vitalité de la production artistique laquelle est sous-tendue par celle de l’enseignant.

Force est de constater que de nos jours, nombre de classes de maternelle reflètent la tristesse et la morosité que suscite une souffrance au travail. L’organisation de l’accueil des enfants qui tentent de devenir élèves, c’est-à-dire de se séparer pour la première fois du monde de leur toute petite enfance, est un autre indicateur de la difficulté de l’école à être un lieu où l’« on y croit ».

L’entrée dans la société des pairs se fait, pour la plupart des enfants, au moment de l’arrivée en maternelle. Lorsque tout se passe bien, amenés à quitter le monde connu et protecteur de la maison ou du lieu de garde habituel, les jeunes enfants sont appelés à une adaptation inaugurale et fondatrice de leur être au monde. Certains d’entre eux, s’ils ont approché la collectivité, l’ont connue dans des conditions protégées où leur autonomie a été sollicitée en douceur : crèche, halte-garderie..., où le taux d’encadrement est élevé et les groupes d’enfants restreints. C’est l’école maternelle, lieu de l’« appel à devenir grand » pour accéder ultérieurement à la grande école, qui a pour mission d’assurer ce délicat passage.

L’observation de la vie à la maternelle montre finalement qu’elle se trouve bien souvent être un lieu de souffrances. Multiples, variées, parfois intenses, elles touchent aussi bien tous les membres de la communauté concernée : enfants, parents et enseignants. Les liens qui unissent ces souffrances permettront peut-être d’apporter des pistes à leur compréhension.

 

Souffrances infantiles

Dès le jour tant attendu de la rentrée des classes, le très jeune enfant (il n’a en général que 3 ans), doit tenter de s’adapter à une collectivité où son autonomie est fortement sollicitée parfois de façon paradoxale par rapport à ce qu’il a connu à la maison. Il va ainsi, dès ce premier jour, prendre un bain dans une foule parfois déchirée par les cris stridents de ceux qui s’effondrent à l’idée d’être laissés là par leurs parents. Il appartient à la catégorie des pleureurs ou de ceux qui luttent pour ne pas pleurer, ou encore, de ceux qui fuient par la porte..., ou dans le jeu désorganisé. Afin que ce moment s’arrête, l’enfant va solliciter ses propres ressources pour s’autocalmer ou se consoler lui-même, avec ou sans l’aide d’un adulte. Le recours à un objet transitionnel est quelquefois fort utile ! Les procédés autocalmants sont possibles à mettre en œuvre par l’enfant qui a intériorisé des « accompagnants internes » suffisamment bons et solides(2).

Il se trouve, par exemple, des parents qui expliquent à leur enfant quel sera son programme de la journée. Même si l’enfant est très jeune, il pourra s’appuyer sur le discours entendu des parents et l’utiliser comme autocalmant. Ceci s’observe fréquemment dans les classes ou les cours d’écoles. Certains enfants font ainsi appel à la répétition des phrases entendues au moment du départ pour la cantine, le dortoir ou aux changements d’activités. Ils font parfois confirmer cette information par l’enseignant(e) pour se rassurer. Comme il s’agit là de l’héritage du système pare-excitation que l’enfant a puisé dans le psychisme et les attitudes de ses parents alors qu’il était encore un bébé, on saisit immédiatement l’importance de la qualité des imagos parentales de chacun !

 

Il se crée pour l’enfant, lorsqu’il travaille à s’adapter à sa vie en classe, un conflit interne entre la nécessité d’oublier temporairement sa mère, sa maison, ses habitudes, tout ce qu’il connaît et le rassure, et le refus inconscient de les oublier. L’enfant va se trouver engagé dans un vécu de perte dont il devra élaborer le deuil. Pour Jean Bergès(3), l’objet « voix de la mère » qui le nourrit et le nomme au stade du miroir (entre 8 et 16 mois) va faire « cruellement défaut » à la maternelle. Pour l’enfant, et pour le garçon plus particulièrement, il va être difficile de répondre à la demande de l’enseignante : « écoute-moi, regarde-moi » donc « aime-moi », au risque de tromper sa mère avec la maîtresse... L’enfant est pourtant assigné à résoudre cette question du fait de son retour quotidien en classe. Le conflit qui s’ensuit est d’autant plus intense que la période œdipienne est en train de se nouer. Ainsi voit-on de jeunes enfants qui après le jour de la rentrée scolaire refusent violemment de retourner à l’école le lendemain, prétendant haut et fort que « Ça y est, ils sont allés à l’école, et ont fait plaisir à maman ! » L’anxiété que comporte la crainte du retour à l’école le lendemain est nourrie de cette perception fugace d’énormes enjeux psychiques à négocier dans la douleur. Même si l’enfant va bien sur le plan de son développement, il lui faudra en repasser par la position dépressive(4) qu’il a déjà traversée dans sa prime enfance.

De plus, nous assistons aujourd’hui à une mutation dans l’éducation qui amène les parents à ne pas confronter leurs enfants à l’attente, à la frustration ou au refus donc à la dépression. De ce fait, la position dépressive, même si elle est censée être vécue pendant la prime enfance, a pu être en quelque sorte « évitée » du fait de la réponse systématique à ce qui est compris par les parents de la demande de leur enfant. Ce mouvement, s’il n’est pas total, est cependant suffisamment répandu pour être nettement observable.

Qu’est-ce qui amène les parents à anticiper les réponses sur les demandes de leur progéniture ? Eux-mêmes ont sans doute déjà été amenés à grandir de cette façon.

L’attitude parentale d’aujourd’hui serait la résultante d’une éducation qui visait déjà la réduction des contraintes, afin de ne pas contrarier, ne pas faire pleurer, ne pas traumatiser... Lecture malheureusement dévoyée du message laissé par Françoise Dolto...

Mais revenons aux enfants souffrants. Certains le sont car ils se trouvent parfois encombrés de l’investissement narcissique des parents, « imaginaire » selon Jacques Lacan. Dans ce cas, ils peuvent préférer ne pas choisir la voie du développement pour avoir « la paix » ou parce qu’ils finissent par s’y résoudre, sentant que cette force les dépasse et qu’ils ne peuvent s’en dégager. Ceux-ci auront probablement plus tard à négocier une présence agitée au monde.

L’élaboration difficile de la séparation maternelle explique que certains jeunes enfants ne racontent pas leurs journées aux parents. Ils utilisent ainsi la pulsion agressive en rétorsion par rapport à l’abandon qu’ils pensent avoir vécu. Souvenons-nous que lors de sa première rentrée scolaire, l’enfant en est encore, dans son développement, dans la phase de l’érotisme anal. L’obtention du plaisir et l’affirmation du pouvoir se font par le don ou la rétention des matières fécales, comme Freud nous l’indique : « La défécation fournit à l’enfant la première occasion de décider entre l’attitude narcissique et l’attitude d’amour d’objet : ou bien il cède docilement l’excrément, il le “sacrifie” à l’amour, ou bien il le retient pour la satisfaction érotique et, plus tard, pour l’affirmation de sa propre volonté. Par cette dernière décision est constitué l’entêtement (obstination), qui naît donc d’une persistance narcissique dans l’érotisme anal.(5) » Pour l’enfant qui sait déjà parler, le refus de répondre à une question n’est que la transposition du refus de donner ses déjections à l’adulte qui les demande.

Très rapidement, il faudra que puisse se mettre en place, sur l’étayage de la curiosité suscitée par l’enseignant, la soif de connaissances. Celle-ci, fondée sur des mécanismes primaires, pré-œdipiens visant la prise de pouvoir, est en œuvre depuis le plus jeune âge (premières différenciations d’avec le corps de la mère(6)). L’enfant de 3 ans qui arrive à la maternelle n’a, parfois, pas encore fait la découverte de la différence sexuelle. Pendant la petite section, ses pulsions vont progressivement se tourner de plus en plus exclusivement vers la curiosité sexuelle, il est donc impossible d’attendre de lui ce qui serait de l’ordre d’une sublimation (curiosité intellectuelle se substituant à la curiosité sexuelle). Ceci pour préciser que, bien qu’il parle de mieux en mieux et qu’il accepte de tenir un outil scripteur, l’enfant ne peut passer ses journées à réaliser des travaux sur une photocopie en format A4, au seul motif qu’il « comprend la consigne » et « peut donner des réponses écrites ». L’expression dite « artistique » a donc toute sa place en maternelle de même que l’expression corporelle sous toutes ses formes. Elles laissent moins de traces écrites à coller dans les cahiers et à montrer aux parents, mais assurent une bien plus grande qualité de développement à l’enfant qui les pratique.

 

Souffrances parentales

La toute première scène du film Sissi,interprété en 1955 par Romy Schneider, nous donne une idée du mouvement évolutif de l’éducation actuelle que j’évoquais plus haut. Le père de Sissi, noble Autrichien du milieu du XIXe siècle, proche de la nature, chasseur invétéré et bon vivant, se trouve à une partie de pêche avec ses jeunes enfants. Ceux-ci se tiennent sur un ponton au-dessus de l’étang de la propriété, lorsqu’un des fils (environ 4-5 ans) tombe à l’eau tout habillé. Le père éclate de rire avec les autres enfants, tous se détournent et repartent joyeusement vers la maison familiale pour prendre le déjeuner auquel la mère les a conviés. Quant au petit, il sort comme il peut de l’eau..., et suit de loin, seul et trempé, les membres de sa famille !

Un incident de ce type donnerait lieu aujourd’hui à un plongeon paternel en bonne et due forme, d’autant plus « due » que la période actuelle vise le tout-sécurité (ce qui n’empêche pourtant pas les noyades) !

Si j’ai donné cette illustration, c’est pour indiquer ce qu’il en est des larmes des parents qui quittent leur enfant en le déposant à la maternelle. Ces parents souffrent réellement. Leur souffrance donne lieu à de nombreuses exigences adressées à l’école, souvent de façon véhémente. L’enfant qui « compte trop » reflète l’investissement narcissique de ses parents. Cet investissement induit l’incapacité à dire non, à frustrer du fait de l’importante fragilité narcissique des parents eux-mêmes. Comblés qu’ils ont été dans leur enfance, comblés qu’ils sont encore, ils sont victimes du leurre d’une société qui leur fait miroiter que tout leur est accessible. Mettant ainsi leur satisfaction et leur besoin d’être aimés de leur enfant au centre de toutes leurs préoccupations, ils ne conçoivent pas de le décevoir, de le frustrer ou de le faire attendre. Et l’enfant, placé au centre du dispositif autoritaire, peut devenir un enfant-roi, malheureux sans le savoir de ne pas pouvoir identifier de limites, par définition structurantes. De ce fait, la constitution du désir est entravée par le leurre de la satisfaction ou du plaisir immédiats.

L’école joue un rôle de triangulation entre l’enfant et sa famille. Si la métaphore paternelle(7) évite bien des soucis de construction psychique à l’enfant, ce qu’on pourrait appeler la métaphore scolaire permet à l’enfant d’éviter l’enfermement dans la relation imaginaire familiale.

J’ai présente à l’esprit la situation du petit Yacinthe (petite section) dont j’ai rencontré la mère au cours de l’année scolaire. Suite à la demande d’observation en classe de sa maîtresse, inquiétée par son comportement et son absentéisme inexpliqué, j’ai proposé un entretien avec les parents. Le père ne travaille pas, la mère accompagne l’enfant les rares fois où il vient à l’école. Cependant, seule la mère est venue, après plusieurs ajustements de dates pour rendez-vous loupés. De cet entretien concernant l’indispensable présence à l’école de Yacinthe, il me reste le souvenir de la phrase de sa mère. « Oh, oui, il ne vient pas tous les jours à l’école, il reste avec moi et son papa, il est si mignon ! » La pathologie parentale peut être assimilée, dans ce cas, à une véritable violence faite à l’enfant au moyen de la captation imaginaire qu’ils exercent sur lui. Eux-mêmes victimes – la mère, probablement d’une attitude très œdipienne et le père, d’une incapacité à mettre en place la métaphore paternelle en édictant à l’enfant un interdit formel au corps de sa mère et inversement – ils ne peuvent qu’exposer leur enfant aux effets de leur propre souffrance et de la toxicité qu’elle génère.

Dans les cas de non-scolarisation d’enfants jeunes, l’enfant satisfait entièrement le(s) parent(s) et rien ne vient perturber une relation fermée sur elle-même. Il se peut également que l’enfant soit porteur d’une difficulté déjà perçue par les parents (éventuellement sous le coup du refoulement) et dont ils craignent qu’elle ne conduise l’école à désigner leur enfant comme ayant un problème. Déni ou dénégation opèrent alors une défense fragile qui entraîne les problèmes sérieux de ce qui pourrait être qualifié de carence éducative pour non-prise en charge de l’enfant. Alors on peut poser la question : pour qui compte-t-il ? À quel avenir est-il voué, car il ne peut être « appelé à grandir » par l’école, si ce lieu n’est pas perçu par les parents comme suffisamment digne de leur confiance et si eux-mêmes ne « désirent pas ailleurs », selon la formule de F. Dolto, (couple, famille, travail...).

Il existe une nécessaire délégation des pouvoirs dont le représentant symbolique est figuré par la signature au bas de l’autorisation des parents faite à l’école, de prise de toute décision utile concernant la santé de l’enfant (par exemple, hospitalisation d’urgence en cas d’accident). Si laisser l’enfant aux bons soins de l’école dans ces conditions ne peut être toléré, il s’agira alors d’une réelle aliénation, reflet indéniable de la souffrance, cette fois-ci psychique, des parents.

La passation des pouvoirs n’est pas chose aisée, a fortiori lorsque ceux qui sont censés les assumer sont malmenés par un défaut de reconnaissance et une désubjectivation à tous les niveaux de leur pratique.

 

Souffrances enseignantes

Parmi les difficultés quotidiennes qui jalonnent la carrière enseignante, nombreuses sont les violences qui marquent le parcours. Il en est de plusieurs sortes.

Maltraitances institutionnelles

Elles se retrouvent à tous les niveaux de relations. Ainsi avec :

Plus spécifiquement, comme les enseignants s’occupent de très jeunes enfants, la maternelle devient un lieu d’expression des affects. Ceci entraîne une difficulté à rester seulement et strictement professionnel. En effet, être amené à se confronter à la prise en charge de l’expression affective fréquente et intense des enfants, qui vivent parfois des questions de vie ou de mort (quand ils appellent maman, quand ils ne peuvent s’endormir..., ils sont victimes d’angoisses massives), c’est être exposé à autant d’angoisses mortifères contaminantes suscitant une attitude maternante ou rejetante envers les enfants, ainsi qu’au regard des collègues dont la bienveillance n’est pas toujours à l’œuvre.

Maltraitances plus insidieuses

L’enseignant de maternelle est parfois le révélateur du problème d’un enfant de la classe (difficulté légère ou sévère, passagère ou durable, voire handicap). Il doit alors accepter de tenir le rôle d’un mauvais objet pour l’investissement parental. Certains enseignants ne peuvent supporter de devenir le support de projections parentales parfois violentes. Comme je l’ai précisé précédemment, l’enseignant est dans un rôle de séduction par rapport à ses élèves, il transpose ce rôle au public que constituent les parents et espère se faire apprécier d’eux. Le poids inconscient de la chose se mesure à la quantité de bouquets et de cadeaux obtenus en fin d’année. Où l’on note que la profession n’est pas libérée d’enjeux narcissiques forts...

Parmi les éléments inconscients qui déterminent le choix de cette profession, la pulsion d’emprise est loin d’être négligeable. En effet, la question de la maîtrise organise l’évidence d’autorité portée par ce métier, comme l’indiquent les signifiants maître ou maîtresse, quoique très sévèrement mise à mal depuis que l’enseignant ne bénéficie plus de tout le prestige qui était le sien jusqu’en 1968...

Ce choix professionnel permettait une expression de la pulsion agressive anale sur le versant de la maîtrise via l’autorité qui était son corollaire. Les dérives autoritaristes n’étaient certes et malheureusement pas rares. Cependant, quand maîtrise et autorité allaient de pair sans excès, elles assuraient un confort psychique par leur légitimité même et la transposition du plaisir pulsionnel anal. Qui n’a jamais entendu la célèbre formule : « sévère mais juste » ?

Bien sûr, les notes ou les appréciations font figure d’objet anal concédé par l’enseignant. En maternelle, privés pendant longtemps de cet objet (notes chiffrées), les enseignants en sont venus à mettre au point tout un système de notation, le plus souvent représenté par un petit visage tantôt souriant, tantôt faisant une moue accentuée, pour signifier la réussite d’un travail. Dans ce type de notation viennent, de plus, s’infiltrer les « retours sur séduction », le travail a plu ou non à l’enseignant...

Certains d’entre eux sont cependant en difficulté lorsqu’il s’agit de laisser libre cours à une pulsion qui manque de mesure, et ainsi, des formations de la série obsessionnelle viennent en rétorsion. Combien d’enseignants souffrent de maux de gorge ou d’extinction de voix ? Crier abîme les cordes vocales..., le retournement de la pulsion se fait alors sur le moi propre en guise de défense psychique. Comme dans tout type de relation à fort investissement narcissique, le social que constitue l’école, y compris en ce qui concerne les relations maître-élèves, est marqué du sceau de l’analité, ainsi que nous le rappelle N. Bon dans un article récent : « Dans le même temps, sur le plan du lien social, c’est indubitablement l’objet anal qui sert d’étalon au service de l’affirmation et de la défense par chacun de son narcissisme, comme en atteste la montée des phénomènes d’agression et d’intolérance, dans les relations entre petits autres, à la crèche, à l’école, en voiture, au travail comme dans les relations internationales.(10) »

Il faut ajouter aux souffrances vécues par les enseignants, les signifiants qui organisent cette économie psychique particulière d’un corps de « pro-fesseurs ». Or on constate aujourd’hui le « désaccordage » entre la légitimité plus haut citée et la disparition du droit à l’exercice des châtiments corporels. L’ironie de l’histoire de l’Éducation nationale a fait coïncider (ou presque) l’abolition de tout acte sur le corps des enfants au titre du risque pédophile, avec l’apparition du vocable « professeur des écoles » au détriment de celui d’« instituteur »... Celui qui n’instruit plus n’a pas non plus droit de fesser. Le maître était en quelque sorte le « pro » de la « fessée » au début du XXe siècle. Entre le bonnet d’âne et la station à genoux, parfois sur des haricots secs, le coup de badine ou de règle sur les doigts divisait le sujet, en vertu du fantasme inconscient mais fondamental que nous décrit Freud dans « Un enfant est battu » (1919) et que Lacan commente dans son Séminaire V (op. cit.). La souffrance de l’élève était banalisée au nom du respect de la discipline, la peau du maître était sauvée en ce même nom.

Cependant, la perte de la notoriété accordée par la société à celui qui devait instruire la nation montre que celle-ci était, dans le passé, organisée par le Symbolique, tandis qu’aujourd’hui elle l’est par l’Imaginaire. Auparavant, elle répondait plus au désir qu’à la satisfaction moderne. Cette blessure narcissique primordiale et signifiante en fait un corps « en saignant ».

 

Pour conclure

Il y a cependant des tableaux où l’équilibre entre souffrance et bonheur peut se trouver à l’école. Les réflexions sur la pédagogie mais aussi sur la psychologie et le développement de l’enfant aident au quotidien les enseignants, curieux d’un bien-être conjoint pour eux-mêmes et leurs élèves. Il existe encore des écoles où le « maître mot » désir peut porter à une harmonisation des présences des uns aux autres : des enseignants aux élèves et réciproquement. Cet équilibre est fondé sur la capacité de décentration qui est propre à chacun, acquise, le plus souvent, au contact les uns des autres. Désir d’apprendre et désir d’enseigner peuvent se rejoindre et donnent alors lieu à des réalisations réjouissantes pour le visiteur de l’école, qu’il soit naïf ou averti des choses qui fondent l’acte de grandir.

Isabelle Kowalski
Septembre 2010

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Note

(1) Les affichages ne peuvent dépasser 20 % de la surface totale des murs d’une classe.

(2) Cf. Donald Winnicott, Jacques Lévine...

(3) J. Bergès, « Pourquoi cinq fois plus de garçons n’apprennent pas ? », dans Que nous apprennent les enfants qui n’apprennent pas ?, Toulouse, Érès, 2006, p. 62.

(4) Cf. Melanie Klein.

(5) S. Freud (1917), « Sur les transpositions de pulsions, plus particulièrement dans l’érotisme anal », dans La vie sexuelle, Paris, PUF, 1977.

(6) Cf. travaux de Melanie Klein, de Donald Meltzer, de Donald Winnicott...

(7) J. Lacan, Le Séminaire, Livre V (1957-1958), Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998.

(8) RASED : Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté.

(9) Propos recueillis auprès d’une IMF (instituteur maître formateur) en poste depuis plus de vingt ans.

(10) N. Bon, « Animalus horribilis, Une pulsion détestée », Le journal des psychologues, juillet-août 2009.
 

 
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Dernière révision : mercredi 08 janvier 2014 – 18:15:00
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