Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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Lettre ouverte au Président de la République
par des directrices et directeurs d’établissements spécialisés
pour enfants et adolescents handicapés

 
 

Nous sommes responsables d’établissements spécialisés pour des enfants et adolescents handicapés. Quelque lourde qu’en soit la charge, nous la portons avec dévouement, car nous sommes convaincus de l’irremplaçable utilité de ces structures pour des déficients intellectuels, des handicapés sensoriel ou moteur, des jeunes atteints de graves troubles mentaux ou du comportement, parfois cumulant les incapacités, toujours affligés de grandes souffrances. La même conviction nous dicte le respect de la loi. Mais, aujourd’hui, des lois mettent en danger nos établissements. Nous avons la responsabilité de le dire.

Ils sont frappés à l’endroit même où il faudrait le plus les protéger : dans leurs moyens, par le décret budgétaire issu de la loi du 2 janvier 2002(1) ; dans leur raison d’être, par l’incitation à la « scolarisation » des handicapés en milieu ordinaire, arrêtée par la loi du 11 février 2005(2). Ces textes sont aussi soudés par le fait d’avoir été présentés à l’opinion publique avec l’évidence des plus généreuses intentions.

Quant aux moyens, d’abord, pour lesquels nous disposerions donc d’une plus grande liberté de gestion : il s’agit de crédits administrés par l’Etat et destinés à recouvrir les dépenses nécessaires à l’accomplissement de nos missions. C’est de droit que nos comptes sont placés sous la surveillance de l’Etat. Or, avec le décret budgétaire, l’Etat abandonne de fait sa surveillance pour se contenter de prévoir les seules dépenses qui pourront être autorisées. Ce décret impose en effet le carcan d’une enveloppe fermée de crédits, affectée simplement d’un taux d’évolution aussi fixé à l’avance.

Trois années de son application permettent de juger du résultat : il tient tout entier en une diminution de dotation pour tous les comptes élémentaires. Et ceci parce que, sans véritable surprise, le taux d’évolution préétabli est loin de correspondre aux coûts réels des charges. Certes, nous pouvons aujourd'hui effectuer des virements de compte à compte ; mais cela signifie simplement que nous avons la liberté de choisir entre, par exemple, diminuer les prestations alimentaires pour maintenir des transports, ou renoncer à une période de chauffage pour une activité éducative. Nombre d'établissements se trouvent au minimum des ressources qui leurs sont nécessaires ; certains présentent déjà des comptes très dangereusement déficitaires.

L’administration publique connaît notre situation ; elle tente de l’améliorer, quand elle le peut. Néanmoins, elle doit aussi aménager, en application du décret budgétaire, la « convergence tarifaire » qui nivelle au plus bas coût les dépenses autorisées. Enfin, comme si cela ne suffisait pas, le décret nous refuse le droit à un procès équitable du fait qu’il est désormais pratiquement impossible de contester en justice les tarifs autorisés.

Pour l’heure, notre obsession quotidienne est de détendre l'étranglement financier qui asphyxie nos institutions ; à pas régulier, nous voyons s’appauvrir leurs capacités à proposer des aides spécialisées, des programmes thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques adaptés, ainsi qu’un accueil diversifié répondant aux besoins spécifiques de chaque enfant ou adolescent handicapé.

L’Etat n’a cesse d’élever la cause du Handicap au rang d’une priorité nationale.

Comment comprendre qu’il laisse ainsi se vider de leurs moyens les structures spécialisées ? Les besoins recensés montrent qu’elles sont en nombre très insuffisant ; officiellement, 15 000 enfants sont en attente de places, nombre d’entre eux étant obligés de rester chez eux, à la garde de leur famille.

Mais, aussi, comment ne pas voir le lien qui soumet ce contexte budgétaire à l’incitation à la « scolarisation » de tous les enfants handicapés, arrêtée par la loi du 11 février 2005 ?

Ainsi, tous les enfants handicapés sont incités à intégrer l’école au nom de « l’égalité des droits et des chances » ; et le plus vite fait sera le mieux. Car cette « scolarisation » a été décrétée avec la manière d’assener une évidence qui ne se discute même pas. De la sorte, on ne crée toujours que la confusion ; on amalgame indûment ici des handicaps qui, sous conditions, ne seraient pas incapacitants du point de vue scolaire, avec ceux dont la nature est de ne pas permettre à un enfant d’intégrer profitablement l’école ordinaire et justifie les moyens d’une structure adaptée. Nous savons, par exemple, que de jeunes myopathes peuvent être scolarisés, avec certains aménagements bien entendu. Mais on dit une toute autre chose quand on étend d’autorité cette ambition d’intégrer à des enfants souffrant de handicaps ou de troubles nécessitant des soins et soutiens adaptés ; à ce titre, ils relèvent d’une prise en charge financière par les Caisses d’Assurance Maladie qui, sous la forme d’un prix de journée, financent les places spécialisées de nos établissements. C’est d’autant moins de cela qu’il s’agit que la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie, mise en place par la loi avec une enveloppe encore pourvue à 80% par la Sécurité Sociale, est désormais « fermée » ; elle interdit donc l’élaboration de réponses à la hauteur des réels besoins.

Autrement, est-il question de doter des classes en enseignants spécialisés ? Nous constatons leur substitution par de « nouveaux encadrants », sous contrats précaires, aux statuts et missions qui trahissent un manque d’intention et d’engagement à terme. Les témoignages abondent de ces intégrations aberrantes d’enfants handicapés dans des classes déjà surchargées. C’est la mort dans l’âme que nous assistons à ce qu’on a pu entendre qualifier de « dévidage » du handicap vers l’Education Nationale. Par contre, la loi a libéré celle-ci de son obligation de mettre du personnel qualifié relevant de son ministère à la disposition de structures dépendant d’autres départements ministériels.

Il ne s’agit pas plus, après les progrès effectués depuis la Libération dans le domaine de la connaissance médicale des handicaps, de développer cette « éducation spéciale » que se donnaient pour but nos institutions lorsqu’elles ont été créées en 1946. La loi a rayé le terme d’« éducation spéciale » ; par corruption du mot, il est devenu « scolarité ».

Certains voudraient encore que cette « scolarisation » procède d’une bonne intention de la loi fâcheusement démunie de moyens. Mais qu’est-ce qu’une loi dépourvue de moyens, sinon un commandement de faire avec ceux-là seuls qui existent et, s’ils sont réduits, l’ordre de se soumettre aux réductions sous la contrainte de cette même loi ? Une loi qui place son idéal dans l’'« ordinaire », n’a pas la l’intention de donner des moyens supplémentaires ; elle veut en retirer ; elle ne prétend pas faire, mais défaire.

En définitive, qu’en est-il de la « scolarisation » des handicapés, concrètement ?

Au fond, on n’y trouve qu’une logique financière. Ce fait-là, uniquement, est indiscutable : l’intégration d’un enfant handicapé en milieu ordinaire coûte jusqu’à dix fois moins que sa prise en charge en structure adaptée. L’on doit dire que, derrière les mots, il n’y a que le redéploiement des coûts du secteur spécialisé, de ses institutions ; il n’y a qu’une refonte budgétaire qui fracture implacablement dans son forçage l’obligation de l’Etat laïque d’assurer une éducation spéciale, comme la compétence de la Sécurité Sociale de financer les soins et leurs indispensables encadrements. Voilà, à notre avis, les vrais motifs de la « scolarisation ». Des buts pour lesquels on n’hésite pas à exciter le déchirement des esprits entre le désir légitime qu’un enfant soit regardé comme les autres, et la conscience qu’il a besoin d’un encadrement spécialisé. Des buts qui, en attendant les dégâts de demain, justifieraient qu’on livre déjà à l’opinion les présumés auteurs de ceux d’aujourd’hui : équipes spécialisées, enseignants des écoles, voilà les coupables !

Quelle autre raison aurait-on de faire croire que nos institutions se seraient constituées pour s’occuper d’enfants dont l’école n’aurait pas voulu, moyennant quoi leur « scolarisation » ne serait qu’un juste retour à la norme ? La vérité est que le besoin de ces structures est apparu de concert avec l’obligation scolaire ; c’est la loi du 15 avril 1909 qui a institué des classes et écoles autonomes de perfectionnement dédiées aux enfants considérés comme « trop gravement atteints » pour que leur instruction puisse se faire dans les classes ordinaires. L’école publique obligatoire, au contraire de les rejeter, a imposé la prise en charge d’enfants jusque-là abandonnés à la fatalité de handicaps jugés « intraitables ». Puis, la création de la Sécurité Sociale a permis de répondre aux besoins de soins et d’encadrement de ces enfants, au bénéfice de toute la population.

Pourquoi aussi troubler les esprits avec l’idée que nos structures sont remplies d’enfants qui n’auraient rien à y faire ? Il y a peu, aucune orientation n’était décidée sans un rapport médical, l’avis d’une commission scolaire et la notification d’une commission spéciale. La loi a dissout ces commissions pour les remplacer par un « guichet » unique départemental, lequel s’avoue partout déjà saturé de dossiers ; quant à l’unique commission décidant de toutes les orientations, elle fonctionne sans médecin dans de nombreux départements.

Enfin, pourquoi insinuer que le secteur spécialisé créerait de fait un statut « discriminant » à l’égard des handicapés ? Il a contribué au premier rang à la formation d’une sensibilité publique généreuse, dénonçant sans relâche la situation qui était, et reste parfois hélas, la source de révoltantes inégalités. L’abbé de l’Epée, Pestalozzi, Itard, Decroly, entre autres, ont tous refusé d’enfermer le handicap dans ses incapacités, et tous ont initié des actions spécialisées pour lui donner les moyens de vaincre l’inégalité. Chaque personne peut ainsi trouver les meilleures chances pour aménager elle-même les formes possibles de son intégration dans la société.

Certes, ces contrevérités ne sont pas inscrites noir sur blanc dans la loi. Toutefois, elles sont suggérées, et cela suffit ; car, ce faisant, elles animent l’audace de ceux qui en tirent argument à des fins étrangères au traitement du handicap. Serait-il autrement possible de prôner publiquement le recours aux tribunaux, aux référés et autres solutions de force sur un sujet qui nécessite avant tout la mesure des actes et le respect des personnes ?

Autrement aussi, n’aurait-il pas fallu prendre l’avis des médecins, thérapeutes, éducateurs, professionnels médicosociaux, sur la question de l’intégration en milieu ordinaire ? Mais tous déplorent le manque de places adaptées, tous réclament des moyens supplémentaires. Si chacun, bien évidemment sur une question aussi difficile, a sa propre idée des améliorations qu’il considère nécessaires, aucun acteur de terrain n’estime justifié de démanteler le système de prise en charge qui existe actuellement en France.

A défaut des professionnels, certaines associations de parents ont été « écoutées ». Cependant, quelle famille, confrontée au malheur d’un enfant handicapé au point de ne pouvoir suivre un enseignement ordinaire, déclinerait pour lui l’offre d’une structure spécialisée ? Et aussi, quelle famille disposant de ressources suffisantes, quand elle n’aurait pas d’autre choix, refuserait le secours d’une institution payante ?

Vraiment, est-ce-là que nous devrions en arriver ?

Nos structures reçoivent encore aujourd’hui des enfants quelle que soit leur condition familiale. Ce ne serait qu’hypocrisie que de parer de l’ « égalité » le retour au droit minimum de l’indigence pour le plus grand nombre, alors des institutions privées payantes s’ouvriraient pour ceux qui en auraient les moyens ou que la persuasion de la souffrance conduirait à se sacrifier. Sur un tel sujet, on ne peut croire en une telle indignité.

Pourtant, c’est bien l’avenir qui a été affirmé sans aucune nuance par le Conseil de l’Europe lorsqu’il a établi, à Strasbourg les 8 et 9 novembre 2004, la ligne directrice de recommandations « pour la désinstitutionalisation des enfants handicapés ». A une délégation de médecins, hospitaliers et syndicalistes, le 2 avril dernier, le chef de cabinet du commissaire européen à la santé, monsieur Philippe Brunet, a répété qu’il « était favorable à la proposition qu’on ne laisse pas les personnes handicapées dans des institutions spécialisées ». Et récemment, le 26 avril, le Conseil de l’Europe a encore insisté par un « rapport d’initiative » préalable à de futures recommandations dans ce sens.

Où cela mènerait-t-il ?

En tant que responsables d’institutions, nous savons bien où conduirait le démantèlement du secteur médico-social : à l’abandon pur et simple de l’ambition de réduire le handicap quant à ses conséquences, de le soigner lorsque cela est médicalement possible. Nous retournerions à cette « débilité inéducable» qu’ont précisément refusée nos institutions. Depuis des années, nous allons chercher nos crédits, nos postes de techniciens, défendons leur bien fondé, compte par compte, ligne par ligne ; il faut pour cela justifier dans le moindre détail les mesures pouvant donner leurs chances aux jeunes à notre charge. C’est ainsi que, peu à peu, s’amoindrie l’injustice de leur sort, qu’est repoussée la ségrégation à laquelle, sinon, ils sont immanquablement condamnés. Nous sommes fiers de dire que les rapports d’activité de nos institutions sont les manuels les plus rigoureux que la société a produits pour contrebattre la calamité des handicaps.

Enfin, doit-on s’étonner que la « scolarisation » forcée produise déjà ses « réfractaires », selon le mot en usage il y a plus d’un siècle. Face à la difficulté de trouver une issue de « sortie » pour un enfant dont la « scolarisation » est par trop insensée, on nous presse de le maintenir en son lieu d’accueil jusqu’à l’âge adulte ; et aussi, devant la pénurie de solution pour des problématiques spécifiques, plutôt que de créer des places adaptées, il faudrait ouvrir les structures à toutes pathologies confondues. Le Conseil de l’Europe vient de porter ces points à l’ordre du jour de nouvelles recommandations. C’est dire qu’à court terme des institutions seraient « légalement » justifiées de survivre, mais comme des ghettos pour « réfractaires » ou « incapables », requérant donc le personnel minimum utile à leur gardiennage. Ce serait, ni plus ni moins, un retour au début du 20ème siècle, quand Bourneville réclamait des structures spécialisées adaptées afin d’accueillir des enfants qui étaient parqués dans les services d’hospitalisation pour adultes. Le dernier asile a fermé en France dans les années soixante. Puissions-nous ne jamais voir se rouvrir ses portes.

Directeurs responsables d’établissements et services, nous partageons ces convictions avec les parents, enseignants, médecins, thérapeutes, rééducateurs, éducateurs et tous ceux qui ont la charge de jeunes handicapés. Et, au-delà, nous affirmons que la bienveillance qu’une société porte à ceux, parmi tous ses membres, qui subissent le drame du handicap est l’exacte mesure du niveau de civilisation atteint par cette société.

Notre lettre est donc publique.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de notre respect.

Le 15 juin 2007

 
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Signataires au 11 septembre 2007

Alain PLANEIX Directeur IMP Paris
Françoise DURRIEU Directrice Générale association gestionnaire IMP Paris
Philippe ZARAYA Directeur EMP Paris
Olivier FOUQUET Directeur EMP et SESSAD Paris
Marie-Christine NEPLAZ Directrice IME Paris
Sandra SCHWARZ Directrice SESSAD Paris
Katy FUENTES Directrice CAMSP Paris
Yves ARNOUX Directeur EMP Hauts-de-Seine
Lionel TATE Directeur IMP Paris
Lionel LAULNAIS Directeur IME Allier
Dominique LEBLOND Directeur IME Aisne
Cathy MARROT Directrice IME et SESSAD Ariège
Jacques JAGOU Directeur IMpro EMP et SESSAD Val d’Oise
Michel NIGOU Chef d’établissements médicosociaux Ariège
Dominique BERTIN Directrice CAMSP et pédopsychiatre IME Marne
Gisèle MENETREY Directrice IME Val-de-Marne
Robert MARCIANO Directeur EMP Hauts-de-Seine
Pierre-André DUPIRE Directeur IMP Paris
Jean-Tristan RICHARD Directeur-adjoint CAMSP, psychologue-psychanalyste, auteur de Psychanalyse et handicap Paris
Marie-Claude JURET Directrice IMP Essonne

 
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Ce texte est également disponible au format Word.

 
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Notes

(1) Décret 2003-1010 du 22 octobre 2003, qui modifie les règles budgétaire, tarifaire et comptable des établissements, en application de la Loi n° 2002-2 « Rénovant l’action sociale et médico-sociale ».

(2) loi n° 2005-102 du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ».

 
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