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Relation d’aide et psychopathie : un “impossible travail” ?
ou
« Les “Chevaliers de Thanatos”, rendez-vous à la Porte de Corne ! »

 

 
Texte de Gilles Massardier,
Mémoire pour le Diplôme d’État d’éducateur spécialisé
Session de Juin 1998
Patron de mémoire : Édith Delorme, I.R.F.A.S.

Préambule

« Errer seul dans sa vie
Errer à la recherche de soi-même,
Errer entre deux ancrages,
Errer entre illusion et désillusion.
 »(1)

« Les Chevaliers de Thanatos, Rendez-vous à la Porte de Corne ! »

Ce sous-titre mérite explication : c’est J.-P. Chartier qui, dans le cadre de son travail à la Sablière, a appelé les psychopathes qu’il rencontrait, les “Chevaliers de Thanatos”.

Ces jeunes, sans cesse à la recherche de limites, déambulent dans la vie en quête de celui qui pourra les arrêter. Ils remettent sans cesse leur vie en jeu. Ils sont en proie à un cauchemar, « auraient-ils vécu quelque expérience infantile, évidemment postérieure à leur rencontre décevante avec l’Autre, qui leur aurait prouvé que le rêve pouvait devenir réalité ? »(2)

Thanatos(3) leur aurait-il envoyé un rêve qui serait passé par la “Porte d’Ivoire”(4), donc mensonger, qui les aurait trompés, brouillant leurs repères, les égarant entre vrai et faux ? Notre travail ne serait-il pas alors de rétablir le vrai en leur donnant rendez-vous à la “Porte de Corne”, là où passent les rêves véridiques ?

Ils sont de plus en plus nombreux, perdus dans une errance qui semble sans fin. Ils naviguent, portés par des courants multiples et contradictoires. Ils ne font que passer : famille d’accueil, urgence psychiatrique, institution, prison.

À la recherche d’eux-mêmes ? À la recherche de l’Autre ? À la recherche, illusoire, de celui qui pourra leur dire qui ils sont ?

J’ai croisé plusieurs de ces jeunes : ils sont violents, insupportables de souffrance, ils détruisent tout ou presque.

Qu’ils soient agresseurs ou victimes, ils jouent à la perfection les deux rôles, et, quand ils repartent, ils laissent derrière eux un douloureux souvenir à ceux qui les ont côtoyés.

Ils sont les “incasables(5). Nulle part à leur place.

Ils nous lancent un défi que nous avons du mal à relever.

Ils nous bousculent dans nos certitudes, dans nos façons de travailler, dans nos désirs d’aider, de secourir, de donner. Ils semblent rejeter toutes marques de sollicitude, d’affection, d’intérêt. Dans le même temps ils réclament sans cesse plus d’attention. Ils sont prêts à toutes les folies pour mobiliser la présence de ceux qui les entourent.

« Il est toujours en Attente d’Amour, quelles que soient les apparences ; mais il ne le sait pas et ne peut en exprimer la demande : agir est son langage. »(6)

Ils sont à la fois fascinants et repoussants. Ils sont un défi permanent à la “relation d’aide”. Nous n’avons, dans la plupart des institutions, de cesse de nous en débarrasser, pour protéger les autres, pour se protéger soi, parce que devant eux nous nous sentons impuissants.

Dans le même temps, leur nombre ne cesse de s’accroître. L’une des questions que nous pouvons nous poser ne serait-elle pas celle-ci : ne serions-nous pas en train de générer sans cesse de nouveaux incasables ? Si tel est le cas, alors que mettons-nous en œuvre pour enrayer cette évolution perverse ?

Le problème est vaste et il semble qu’il n’y a pas de solution en dehors d’une prise en compte globale du problème. Il s’agit d’une démarche d’ordre général, incluant dans un même travail la politique, le social et le thérapeutique, dont nous avons besoin.

Face à cet état de fait, quelle est la place de l’éducateur ?

Ce qu’il peut mettre en œuvre, ce qui est de sa compétence, c’est le travail sur la relation, le travail sur les liens possibles entre le jeune et la société, et c’est justement là que se situe le nœud du problème. Ceux-là, les “incasables”, semblent réfractaires à toutes “relations d’aide”, tout au moins à celles que nous avons l’habitude de mettre en place.

Le problème pourrait se résumer ainsi :

Aujourd’hui, nos approches du travail social, nos façons d’envisager la relation d’aide, sont-elles toujours adaptées à ces jeunes délinquants, la plupart du temps “incasables” et fortement marqués par des tendances psychopathiques ?

Quelles possibilités existe-t-il, quels moyens, quels outils avons-nous pour rendre possible une relation d’aide constructive auprès de ces jeunes psychopathes ?

 
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Introduction

D’où viennent-ils, qui sont-ils ? Quelle est leur histoire ? Comment aborder le travail avec ces jeunes “incasables” ? Comment entrer en relation avec eux ? Autant de questions que je voudrais aborder tout au long de ce travail.

Pour cela, il me semble important de partir du plus vaste, c’est-à-dire le problème social dans son ensemble, pour en arriver au plus personnel, c’est-à-dire la relation d’aide.

Trois étapes m’ont paru nécessaires pour mener à bien cette réflexion.

La première de ces étapes permettra de re-situer ces jeunes dans le contexte plus général de notre société. Ceci afin de ne pas en faire des étrangers qui viendraient d’un ailleurs improbable et à qui il faudrait trouver une place dans un monde qui ne serait pas le leur.

D’autre part, l’apport sociologique permet de faire le lien entre la personnalité psychique et la personnalité sociale de l’individu. Cette première partie permet de prendre un certain recul, déculpabilisant pour les familles mises en cause. Les problèmes de la psychopathie et de la délinquance sont liés à un ensemble de facteurs sociaux dont nous sommes collectivement responsables. Il ne peut pas être question de responsabilité ou de culpabilité personnelles. De la même façon, je pense qu’il est important de se dégager des a priori idéologiques liés à la famille, à la place du père, à l’autorité ou à la filiation.

La seconde étape sera liée directement à la personnalité du délinquant, de celui qui est défini comme psychopathe, et à la compréhension de ce qu’il est, de ce qu’est la psychopathie. Je tracerai tout d’abord un portrait d’ensemble, reprenant le cheminement qui est le leur : déviance, errance et violence, pour tenter de montrer qu’il y a une certaine similitude dans leur histoire. En m’appuyant sur les travaux de Winnicott sur la tendance anti-sociale et la déprivation, j’essaierai d’approfondir la notion de psychopathie pour ensuite puiser dans mon expérience professionnelle un certain nombre d’exemples venant illustrer cette approche plus psychologique.

Enfin, la troisième étape, forte de ce qui aura été développé auparavant, m’amènera à définir plus précisément quelles interventions il est possible d’envisager auprès de ces jeunes, et les modalités de ces interventions. Le travail sur la relation d’aide m’amènera à parler de la relation éducative, du Don et de la Dette, du transfert et de l’identification, de la notion de travail en tranversalité, tel que le définit J.-P. Chartier.

Freud parlait de trois professions impossibles, la psychanalyse, l’art de gouverner et l’éducation. En me basant sur l’idée bien souvent admise que les psychopathes sont des “incurables”, j’ai détourné l’affirmation de Freud, pour poser la question de l’impossibilité d’établir une relation d’aide avec eux.

Les expériences que j’ai vécues avec ces jeunes sont tour à tour encourageantes et désespérantes, toujours violentes et douloureuses. Mais le plus dur est cette impression profonde que nous passons à côté de quelque chose d’important, de quelque chose de si ténu, de si petit, qu’il faudrait accepter de se faire silencieux pour l’entendre et le saisir.

C’est l’impression qu’avec eux une rencontre est possible si nous acceptons de prendre le temps nécessaire pour les apprivoiser, si nous acceptons de prendre le temps nécessaire pour se laisser apprivoiser.

Ils ont un idéal du Moi grandiose, ils sont des “Rimbaud” aspirant au plus hautes destinées, brûlant leur vie en un brasier éphémère et violent, « consumé prématurément dans le flash d’un toxique ou l’éclair meurtrier d’une lame bleutée »(7).

Ils bousculent nos certitudes, brisent les barrières que nous avons dressées pour protéger nos vies, ils exigent de nous plus que n’importe qui d’autre, la véritable question étant alors : voulons-nous, oui ou non, leur permettre de laisser Thanatos pour rejoindre « l’univers d’Eros et avoir enfin accès au bon, au beau et au bien »(8) ?

 
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Chapitre I – La délinquance, miroir de notre société ?

I. Sociologie de la délinquance

La délinquance (la criminalité)(9) n’est qu’un aspect du phénomène social. Elle est le fruit d’une multitude de facteurs qu’il serait vain de vouloir sérier de façon exhaustive dans un tel travail.

Plusieurs sciences se sont penchées depuis maintenant près d’un siècle sur l’étude des phénomènes criminels. Dans ces démarches, se retrouvent côte à côte, la sociologie, la psychologie sociale, l’anthropologie culturelle et la psychanalyse.

Il me semble important de re-situer la délinquance dans un cadre historique et social. C’est le seul moyen pour ne pas perdre de vue que ceux dont nous allons parler tout au long de ce travail ne sont pas d’une autre planète.

Ils sont le fruit de notre histoire, de notre politique, de nos fonctionnements sociaux. En tant que tels, ils ont, de droit, une place dans ce monde. C’est bien parce qu’ils sont issus de ce monde qu’il doit être possible de les y faire vivre.

A. Bases pour une réflexion sociologique

Ce sont les médecins qui les premiers se sont penchés sur l’étude des criminels. Ils ont longtemps été marqués par le darwinisme. Cependant, dès la fin du XIXe siècle, les travaux de Ferri(10) font écho au travail de Thomas More qui, dans son “Utopie”, décrit une société si harmonieusement organisée que le crime n’y est pas concevable. En faisant cela, il met en lumière l’importance des facteurs sociaux et économiques comme pouvant avoir une influence directe sur la criminalité.

Les travaux de Ferri serviront de base à la sociologie criminelle moderne : « l’hypothèse de base, suggérant l’interdépendance des facteurs d’ordre physiques et sociaux et l’ordre individuel et collectif, reste encore aujourd’hui valable »(11).

La criminologie contemporaine est cependant circonscrite dans l’étude de la “criminalité”. Ses méthodes de travail (l’investigation, la sociologie descriptive) ne lui permettent pas de s’intéresser au sujet même de la criminalité, c’est-à-dire le criminel.

Durkheim va aller au-delà de la “sociologie empirique” de Ferri. Il va, à travers le suicide, s’intéresser aux phénomènes de pathologie sociale. Ses recherches l’amènent à travailler sur la définition du “normal” et de “l’anormal”. Le critère définissant un phénomène comme “normal” est, chez Durkheim, sa “généralité”. Il n’existe pas de société d’où le crime, la délinquance soit absente. De tout temps, en tout lieu, la délinquance existe. Il n’est qu’à lire les premiers livres de la bible pour comprendre l’universalité du crime. La fondation de la première cellule familiale entraîne le premier crime, Caïn tue Abel, ainsi s’établit la première relation fraternelle. Le crime peut, puisqu’il semble être une constante sociale, se définir comme “normal” au sein d’une société. Il est lié “normalement” à la société. La délinquance est bien le fruit du fonctionnement régulier de la société.

Durkheim, à travers le concept d’anomie, complète sa recherche des causes des conduites délinquantes. Sutherland vient appuyer les thèses de Durkheim. Il voit dans la criminalité un « processus socioculturel inhérent à chaque société ».

Il me semble que ce qu’il est important de retenir de cette première approche, c’est que société et délinquance sont intimement liées. Il n’existe pas de société sans délinquance, sans criminalité. Il peut s’en dégager un sentiment de fatalité propre à générer l’idée qu’il n’y aurait rien à faire.

 

B. Délinquance et anomie : Processus socioculturel et psychologique ?

Il est sans doute dangereux de faire des raccourcis, cependant il me semble inutile de retracer l’ensemble des démarches de Sutherland ou Durkheim pour venir étayer ce qui aujourd’hui semble être une évidence.

Anomie

Nous sommes dans une société qui subit la perte de ses repères. Elle devient ainsi une société anomique(12). Nous recherchons une cohésion qui fait pour l’instant cruellement défaut. Il ne s’agit pas de regretter telle ou telle valeur du passé, mais il est important de constater que, sans un certain nombre de repères acceptés par tous, repères constitutifs de la vie commune, les dérapages se font de plus en plus fréquents. Il est tentant de chercher une explication globale et rationnelle à la délinquance. C’est ce que tentera de faire quelqu’un comme Jeffery, en essayant de concilier Freud et Sutherland.

Ces théories, bien qu’abstraites, ont tout au moins l’intérêt de créer une première passerelle entre psychologie et sociologie.

Jeffery nous dit que “l’aliénation sociale”(13) est liée à une “dépersonnalisation sociale”. La formation du “Sur-moi” du délinquant se caractérise par une identification imparfaite avec les figures parentales. Il en déduit que le délinquant rate ainsi son intégration à la société, il n’intériorise que partiellement les valeurs de sa culture de référence, ce qui l’isole globalement de son milieu.

Cette approche de Jeffery omet un point essentiel qui est le suivant : ce qui définit le délit est déterminé par la loi. Le délinquant est avant tout reconnu dans ce qu’il transgresse la loi. Cette transgression est donc directement liée aux mœurs et coutumes d’une société donnée. Il devient dès lors évident que le délinquant d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier, ni celui de demain, tout au moins pour ce qui concerne la forme que va prendre le passage à l’acte. Il faut donc aborder le problème de la délinquance de façon diversifiée. Les recherches des années 60 vont mettre à jour trois paradigmes :

Les trois paradigmes

Dans les trois paradigmes, la référence judiciaire reste le point d’ancrage du phénomène étudié. Ils évaluent le fait pénal à la lumière du contexte psychosocial et socioculturel, conservant ainsi à cette démarche son aspect spécifiquement sociologique.

Chacun de ces trois paradigmes va faire l’objet de recherches spécifiques.

Le comportement délinquant

Le premier paradigme, concernant le comportement délinquant, va déboucher sur une classification en quatre sous-types de délinquance :

Le délinquant marginal : sa conduite délinquante est occasionnelle, les effets de la désocialisation sont faibles, une action judiciaire et sociale permet une rapide restauration des liens sociaux.

Le délinquant immature : s’il est récidiviste, ses actes délinquants sont sans grande gravité. Il est généralement immature, son désengagement social l’amène à approuver les schémas de références criminelles. Sa tendance à la récidive peut, dans le pire des cas, l’amener à poser des actes assez graves pour le conduire à l’incarcération.

Le délinquant à structure névrotique : ses rapports à l’Autre et aux institutions sont pauvres et conflictuels. Nourri par une ambivalence psychologique, son désengagement social ira en s’aggravant. Ce type de comportement nécessite une approche psycho-éducative institutionnelle.

Enfin le quatrième type est celui du délinquant persistant : les risques d’une persistance de sa délinquance à l’âge adulte sont très élevés. Il se fait une idée très négative de lui-même. Méfiant, hostile, il se place systématiquement dans une sorte de vide social qui l’entraînera dans un milieu antisocial parfois structuré. Ce type de personnalité laisse peu de choix quant aux interventions possibles. Les chances d’une réintégration dans la société sont minces.

L’acte criminel

Ce qui est pris en compte dans ce paradigme, ce sont les circonstances qui permettront aux tendances criminelles de provoquer un passage à l’acte. Il sera tenu compte autant des circonstances du délit que des résultats anticipés qui précèdent la prise de décision d’accomplir l’acte délinquant.

Plusieurs questions se posent à celui qui va réfléchir sur ce problème. Elles regardent toutes l’activité criminelle à la lumière d’une activité habituelle, se projetant dans le temps et dans l’espace. Sont alors pris en compte tous les paramètres qui habituellement régissent une décision classique : pourquoi, comment, les conséquences de l’acte posé, etc.

Cette façon d’appréhender l’acte délinquant va amener les chercheurs à définir les conditions optimales au passage à l’acte : il faut qu’il y ait un délinquant potentiel, un objet convoité, une absence de gardien capable de prévenir l’agression.

En s’appuyant sur ce type de réflexion, des constats ont été faits, entre autres par Felson et Cohen. Le taux de délinquance croit en proportion du pourcentage des 15-24 ans, du nombre de télévisions, et du pourcentage de ménages comprenant un seul adulte. Si l’on ajoute à cela, l’augmentation en quantité des objets convoités, les risques éventuels de délinquance ne font que s’aggraver.

Délinquance et contrôle social

Ce dernier paradigme met en avant le fait que toute société obéit à des normes. Ces normes répondent toutes à des règles plus ou moins précises, qui sont les fruits du contexte socio-économique de cette société. Ces normes vont s’exprimer à leur tour au travers de valeurs (tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, etc.).

La cohérence d’une société va se mesurer au degré de conformisme, d’acceptation des normes, que vont manifester les membres de cette société.

Il est intéressant de noter que, si nous faisions un schéma, nous trouverions, autour d’un noyau central composé des membres conformistes de la société, des “satellites” formés par ceux des membres qui, soit par un surconformisme, soit par anticonformisme, se situent comme déviants. Ces individus pourront aller jusqu’à faire advenir des sous-cultures, générant leurs propres règles, leurs propres lois. Le contrôle social, qui s’exerce habituellement au travers de différents circuits, de différentes institutions, sera d’autant plus difficile à exercer que le nombre de sous-cultures sera grand.

L’accroissement du nombre de sous-cultures peut, à la longue, amener une société donnée à changer ses critères de normalité. En faisant cela, ce sont les mécanismes du contrôle social dans leur ensemble qui sont remis en cause, ainsi que ceux de la déviance.

Ce troisième paradigme prend en compte le système judiciaire. L’appareil pénal est orienté vers un but précis, la protection de la société.

La justice criminelle a toujours oscillé entre deux modèles, celui du rejet (du criminel) et celui de l’intégration. Pendant des siècles, c’est le premier modèle qui a prévalu. La société envoyait ses délinquants aux galères, aux bagnes, la peine de mort étant le rejet suprême. Depuis l’avènement des philosophies humanitaires, la tendance est à l’ingestion(14), c’est-à-dire que la société voudrait pouvoir réhabiliter le délinquant en lui offrant une formation tant morale qu’intellectuelle ou professionnelle (ce désir de réintégrer le délinquant peut aller jusqu’à créer, dans des sociétés de type totalitaire, des camps de rééducation pour tous ceux qui ne sont pas dans les normes). Il semblerait que ce système de justice pénale a été considéré par certains comme le principal producteur de la criminalité, la volonté de réintégration du délinquant étant vécue, sans doute, comme une forme de laxisme.

 

C. Essai d’analyse

Nous venons de le voir, faire une approche sociologique de la délinquance reste quelque chose de complexe.

L’intérêt de cette première démarche n’est pas de faire une synthèse qui déboucherait sur une nouvelle approche sociologique de la délinquance, mais de poser un certain nombre de faits et de questions.

L’existence du délinquant et l’acte délinquant sont intimement liés à la société qui l’engendre.

En définissant son concept d’anomie, Durkheim insiste sur le lien existant entre cohésion sociale et délinquance.

Le besoin de mieux comprendre le phénomène de la criminalité va amener les sociologues à travailler à partir de trois angles d’approche différents : le délinquant, l’acte délinquant, le crime et le contrôle social.

Ces trois axes de travail vont permettre une approche plus subtile et plus détaillée de la délinquance et de son traitement au sein de nos sociétés.

Nous le comprenons bien au travers de ces différentes approches, la délinquance (la criminalité) n’est pas un phénomène exogène à la société. Le délinquant est constitutif de cette société. Il serait sans doute intéressant de faire une comparaison avec les écosystèmes naturels et de se poser la question du rôle joué dans la société par le délinquant (criminel, déviant), de la part qu’il a dans l’équilibre général de cette société.

L’autre constat qu’il me semble possible de faire est le suivant : les déviants, délinquants ou non, se constituent en règle générale en sous-cultures qui génèrent leurs propres règles, leurs propres normes. La multiplication de ces sous-cultures met en danger la cohésion de la culture de référence. La volonté actuelle d’intégrer, d’ingérer (par le biais de la justice pénale) les délinquants à la culture dominante, pose un ensemble de questions qu’il ne faut en rien négliger.

Nous l’avons vu précédemment, l’une des conclusions de certains sociologues, dont Felson et Cohen, est que lorsqu’une famille ne comporte qu’un seul adulte, cela entre dans les risques mesurés de croissance de la délinquance. La famille serait donc l’un des principaux vecteurs de transmission des normes sociales. Elle est l’une des sous-cultures de base de la société, elle fonctionne avec ses règles propres, mais celles-ci font toujours référence aux règles plus générales édictées par la société. Source de socialisation privilégiée, lorsque la famille se fragilise, il semblerait que la société en ressente les contrecoups. Ceci m’amène donc à m’intéresser plus en détail à cette question de la famille comme source principale de socialisation/normalisation.

 

II. Famille et société

Le journal Lien Social titrait le 21 janvier 1993 : « Elle était le rempart contre l’exclusion... Où est passée la Famille ? »

Cette question en couverture, assortie d’une photo de famille du début du siècle, a quelque chose de provocateur, alors qu’il y a seulement quelques années en arrière, il était plutôt bien venu de rejeter en bloc la famille et tout ce qu’elle pouvait avoir d’aliénant pour l’individu.

Dans les années 70, David Cooper écrit dans Mort de la Famille(16) : « La structure aliénante de la famille se trouve reproduite en tous lieux : usine, syndicat, école, université, parti, armée, hôpital... À leur tour, ces structures sociales poursuivent l’œuvre entreprise par la famille, qui, à travers la socialisation initiale de l’esprit, sécrète la “normalité” et les bases du conformisme. » Dans son livre, Cooper, tout en reconnaissant que la famille est à la base de ce qui structure la socialisation de l’individu, rejette cette réalité comme étant destinée à étouffer la vérité de l’individu, qui ne peut alors sortir de cette privation de liberté que par la folie ou la révolte.

Ces “incasables” sont, nous le verrons plus loin, chargés d’une histoire familiale lourde de souffrance. Mais est-ce le côté aliénant de la famille qui en fait des exclus ou bien l’absence de cohésion familiale ?

Il me paraît donc important, toujours dans le but de bien situer le contexte dans lequel se pose la question de la relation avec ceux que l’on désigne comme “incasables”, de faire un petit détour par la famille, source à la fois de tant de maux et base de toute socialisation digne de ce nom. Qu’est-ce donc que cette entité familiale, si décriée et si nécessaire ?

A. Anthropologie familiale

Universalité et diversité

Sous le vocable “famille”, il n’y a pas un type unique, standard, de famille. Celle-ci sera différente suivant les époques et suivant les cultures.

La famille, quelle que soit sa forme, a pour but de répondre à un ensemble de besoins similaires pour tous les humains. Il s’agit de répondre aux désirs et besoins fondamentaux des individus, c’est-à-dire : le désir sexuel, le désir de reproduction, la nécessité d’élever, de protéger les enfants et de les conduire à l’autonomie. À ces besoins fondamentaux, nous pouvons semble-t-il ajouter d’autres besoins, comme ceux concernant les besoins économiques et sociaux : la famille est une unité de production et de régulation sociale, la famille légitime les relations sexuelles et pose l’interdit de l’inceste en évitant les liens consanguins.

Ce qui va diversifier la famille, c’est la façon de la faire exister.

Nous pourrions multiplier les exemples de modèles familiaux particuliers. Il reste vrai cependant que le type le plus courant est celui d’une femme avec un homme (non consanguins ou consanguins mariables) et leurs enfants vivant sous le même toit. Ce modèle se retrouve partout, dans les sociétés les plus primitives comme dans les plus évoluées. Ce que nous comprenons de cette diversité, c’est que la famille n’a rien d’une entité naturelle, elle est ce qu’il y a de plus artificiel dans la société, elle est un phénomène purement culturel.

La question que nous sommes alors en droit de nous poser est la suivante : pourquoi la famille existe-t-elle ?

La famille, pourquoi faire ?

Nous l’avons vu, rien, en dehors de la gestation et de l’élevage de l’enfant, n’est naturel, même l’éducation de l’enfant peut être confiée à d’autres qu’à la mère naturelle, dès que le sevrage a été fait.

La famille n’a aucune raison d’être naturelle et pourtant, quelle que soit la société et la culture envisagées, la famille est là, défendue ou attaquée mais présente.

Qu’est-ce qui rend le mariage légal si important ? Pourquoi ce besoin de régir, de légaliser une union, qui, de façon naturelle, sur un plan physiologique, n’en aurait pas besoin ?

Toutes les sociétés ont établi une distinction importante entre les couples mariés et ceux qui ne le sont pas. Il ne s’agit pas que d’une histoire de tabous sexuels. Les raisons qui fondent cela doivent être plus sérieuses.

L’observation de toutes formes connues du mariage montre une répartition des tâches, qui elles non plus n’ont rien de naturel, mais qui rendent les deux sexes dépendants l’un de l’autre. Cette division du travail va se répercuter dans les relations hors mariage, sans qu’aucune relation sexuelle ne soit en jeu : frère et sœur, maîtresse et serviteur, patron et secrétaire, etc.

Cette division du travail, si elle est effectivement observée, ne justifie pas à elle seule l’existence de la famille, puisqu’elle existe aussi en dehors des liens familiaux.

La famille fonctionne sur le principe de l’alliance, celle d’un homme et d’une femme, de deux tribus, de deux clans, de deux peuples. Il faut aller chercher ailleurs que dans son entourage proche quelqu’un avec qui fonder une nouvelle famille.

Il s’agit de régler ainsi les problèmes de coexistence entre les groupes, par la mise en œuvre de ressources diverses : langage commun, échange de biens et de savoirs, et surtout l’union par le biais de mariages légaux, donc reconnus comme non agressifs.

Pour que l’alliance entre groupes soit stable, il faut que les liens soient durables et c’est là que la division des tâches prend toute son importance. Cette division crée une dépendance entre l’homme et la femme, non plus seulement entre les groupes d’origines, mais entre les individus eux-mêmes. La perpétuation de génération en génération de ce type de fonctionnement assure la pérennité de la société, renouvelant ainsi indéfiniment le contrat social.

Nous voyons ainsi advenir une famille qui permet à la société d’exister, de fonctionner et de se reproduire. Elle en devient le noyau de base.

Mort de la famille ?

Que la famille soit reconnue comme institution universelle ne la met pas à l’abri de crises graves, comme celle que nous constatons aujourd’hui dans la société occidentale.

Il faut établir ici une différence entre deux types de solidarités familiales, la solidarité consanguine, c’est-à-dire liée à la famille considérée comme l’ensemble des personnes d’un même sang, et la solidarité conjugale, qui est celle liée aux époux. Suivant que l’une ou l’autre de ces solidarités sera privilégiée, les rapports à la société seront différents.

Dans la société occidentale, la ligné est considérée comme équivalente entre les deux sexes, même s’il existe une tendance patrilatérale (nom, héritage). Chacun reconnaît la famille de l’autre et coexiste fortement avec la famille conjugale comprenant les parents des deux époux, les oncles et tantes, frères et sœurs, neveux et nièces.

La cohésion d’une société donnée semble être intimement liée à la cohésion des liens familiaux et matrimoniaux, même au prix de l’écrasement de l’un de ses membres. Il n’est donc pas surprenant que l’une des formules sociales les plus “réussies”, parce que porteuses de très peu d’ambiguïté, sera celle basée sur la patrilinéarité.

La famille conjugale, modèle presque incontournable des sociétés mécaniques, se trouve aujourd’hui confrontée aux réalités d’une société de type organique.

La société occidentale est caractérisée par un mode de vie urbain, un régime capitaliste marqué par la compétition professionnelle, la production. L’institution familiale est considérée comme gênante, ses exigences sont tenues pour mineures face aux nécessitées économiques et sont abandonnées, générant très certainement des tensions au sein de celle-ci. Dans ce système, le rôle de la femme change, elle entre dans la course à la compétitivité, elle produit. L’abandon progressif de la sphère du domestique dans laquelle elle était reléguée, lui a fait prendre conscience de l’aliénation dans laquelle elle était tenue.

D’autres notions disparaissent avec les exigences du capitalisme, la résidence commune du groupe familial sur un territoire donné n’existe plus, elle est incompatible avec l’idée de développement économique intensif. Alors qu’il y avait harmonie entre société et famille, la famille devient aujourd’hui un refuge contre la société, dans un environnement devenu (vécu comme) hostile et/ou indifférent à l’individu.

Dans les sociétés patrilinéaires ou approchantes, l’individu était pris dans un réseau de contraintes, d’obligations tant familiales que sociales. La complexité des rapports régissant les deux cercles d’appartenances garantissaient une vie sociale aussi harmonieuse que possible. Il va de soi qu’en contrepartie de cet équilibre social, l’individu ne vivait qu’en fonction du groupe, et n’avait pas d’existence propre.

La société occidentale, soucieuse de son développement économique, n’a conservé que les aspects qui pouvaient accélérer ce développement, rejetant ou utilisant à rebours ceux des aspects de l’institution familiale considérés comme inutiles ou encombrants.

L’ignorance volontaire de la complexité des articulations société/famille, liée à l’absolue primauté du développement économique de la société occidentale, sont à n’en pas douter les causes principales de la crise de la famille et donc de celle de la société dans son ensemble.

 

B. La délinquance juvénile

Nous l’avons vu, l’interdépendance entre société et famille, famille et enfant, est très forte, tant sur le plan psychologique que sur le plan sociologique. Il est dès lors risqué de ne pas regarder en face les relations de causes à effets : plus les liens familiaux sont dégradés, plus les risques d’une délinquance/exclusion sont élevés. Les incasables se situent tous aux extrêmes de ces situations de crises familiales.

« C’est bien dans la famille et sous sa législation que l’individu intériorise les structures d’autorité de sa société et organise ses sublimations. L’institution familiale agit donc en déléguée de la société globale. »(17)

Si nous relisons cette phrase à la lumière des analyses faites précédemment, nous comprenons alors l’importance fondamentale de cette institution de base. Quelles ques soient les manifestations extérieures, les appels à la consommation, les sollicitations de toutes sortes, c’est bien dans la famille que l’apprentissage de la gestion d’une vie en société sera fait.

Enfance et socialisation

Un enfant va grandir à partir de ses relations interpersonnelles, c’est au travers de celles-ci qu’il va devenir un être sociable. Il se construit par le biais d’attitudes de rejet et d’attachement aux personnes qui l’entourent. Si ses premiers pas se font dans la famille, il terminera son apprentissage au sein des réseaux institutionnels.

Divers courants tentent d’apporter une explication à la socialisation. Sommes-nous face à une tendance naturelle, innée, comme le sous-entend McDougall lorsqu’il parle de tendance grégaire ? Lié à ce courant de pensée, auquel se rattachent des psychologues, des éthologues, il existe un autre un courant qui fait de la communication le fondement de la socialisation. La socialisation devient le fruit du rapport d’un individu avec un autre. Ce courant de pensée est lui-même en lien avec la théorie des “statuts” et des “rôles”. Cette théorie montre que pour chacun, dans une société, est « attribué un ensemble de comportements sur lequel le partenaire sait qu’il peut compter, comme il sait qu’il peut compter sur des services définis d’autrui »(18).

Dès lors, suivant son groupe d’appartenance, un enfant apprendra dès son plus jeune âge ce que la société attend de lui. Sa personnalité va se définir par l’ensemble des statuts qui seront les siens.

À l’opposé de ces théories, il va y avoir les théories du modelage, de l’acquis sociologique.

Les sociologues mettent l’accent sur la contrainte, la société force la socialisation de l’individu au travers d’obligations, de lois, de menaces, de sanctions. Une fois intériorisées, les obligations deviennent le cadre de référence des actions de l’individu (Durkheim).

Les behavioristes(19) n’hésitent pas à comparer la socialisation et les découvertes sur l’apprentissage animal. D’autres encore font jouer un rôle important à l’imitation, aux transferts, ainsi qu’aux influences dues aux éléments extérieurs comme le type d’éducation.

La troisième voie est celle de la psychanalyse. Selon les psychanalystes, la socialisation est fondamentalement d’ordre sexuel et tout particulièrement rattachée au complexe d’Œdipe. La censure que va développer chez l’enfant ce complexe, va faciliter chez celui-ci l’apparition de conduites humaines en le détachant de ses pulsions.

Les tenants de l’anthropologie culturelle admettent que cette canalisation des pulsions sera fortement influencée par les caractères spécifiques liés à une société donnée. Cette société, au travers de ses institutions, canalisera plus ou moins telles ou telles pulsions, suivant leur utilité au sein de cette société.

Une autre voie sera celle de Piaget qui avance l’idée de “développement intellectuel” de l’enfant dans la construction des attitudes sociales. Alors que de 6 à 8 ans l’enfant obéit passivement aux lois, vers 14-15 ans (parfois avant), il va avoir une prise de conscience, celle-ci lui ouvrira les portes de la socialisation.

Enfin la psychologie génétique tentera de faire une synthèse de ces différentes théories. Il y a chez l’enfant des prémices de socialisation qui sont innés et qui lui permettront par la suite d’être réceptif à un apprentissage social géré par les différentes institutions, parents et éducateurs.

Lorsque la socialisation de l’enfant est un échec, il va, au travers de passages à l’acte délinquants, faire payer à la société, à sa famille, le prix fort pour la souffrance qu’il ressent à vivre dans un monde auquel il n’est pas adapté.

Les causes de cet échec sont multiples, la famille en reste cependant la principale actrice : soit qu’elle ait été dissociée de manière effective ou figurée, et l’enfant subit des carences de tous ordres, il ne trouve pas les repères nécessaires à une bonne assimilation des normes de la société, soit que la famille, surnormalisée, ait donné une éducation trop rigide au jeune, l’empêchant de s’exprimer et de s’adapter lui-même lorsque le moment était venu aux règles de vie en société.

Cet échec d’adaptation n’aura certainement pas les mêmes effets d’un enfant à l’autre, tous ne deviendront pas des délinquants. Mais le risque semble chaque jour plus important de voir des jeunes, oubliés en route par la société parce que leur entourage n’a pas su ou n’a pas pu les aider à s’intégrer, s’enfermer dans une marginalité déstructurante. Si les enfants des milieux défavorisés (banlieue, ZUP, centre ville) sont les plus touchés, les enfants des milieux plus favorisés ne sont plus à l’abri d’une exclusion brutale de la société, il n’est pas rare aujourd’hui de trouver dans nos institutions des jeunes issus de milieux jusqu’alors protégés (dentiste, avocat, médecin...).

La délinquance juvénile

Une socialisation défaillante, nous l’avons vu, peut, dans le pire des cas, entraîner le jeune vers la délinquance.

Parmi ceux qui glisseront vers elle, la plupart seront des délinquants marginaux(20), beaucoup n’auront même jamais affaire à un juge, ils sont la masse de ceux qui contribuent au climat d’insécurité qui règne dans certains quartiers. Les autres seront étiquetés, catalogués comme délinquants juvéniles de façon officielle. Ils entreront dans les statistiques et viendront grossir les rangs de ceux qui peuplent nos institutions.

Délinquance juvénile : Ce terme définit l’ensemble des comportements prohibés par la loi et les règlements et qui sont le fait de mineurs.

Ce phénomène n’est pas simple. À la fois phénomène individuel et phénomène de société, la délinquance juvénile restera toujours le signe d’une souffrance individuelle importante. Si les carences familiales, psychologiques, en sont les constantes, ce qui change, ce sont les circonstances, l’environnement social.

Il est important de noter que la délinquance juvénile, contrairement à ce que nous pourrions penser, n’est pas le fruit d’une révolte contre un système, en l’occurrence le capitalisme, mais bien une tentative désespérée pour y participer, de quelque manière que ce soit.

Avoir accès à ce qui est reconnu aujourd’hui comme signe d’appartenance à la société, c’est-à-dire l’accès à la consommation, relève d’un défi qui trouve sa solution dans la capacité que l’on a à consommer.

Cette capacité s’acquiert soit par le travail, ce qui aujourd’hui semble aléatoire pour beaucoup de jeunes, en particulier ceux des milieux défavorisés, soit par des trafics de toutes sortes, ce qui paraît le plus simple. Les aînés ont accès aux biens de consommation grâce en particulier à la revente de drogue, créant une économie parallèle, qui à sa manière participe de la vie économique du pays.

Ce qui importe, c’est de consommer, pas la façon de le faire. Ceci nous renvoie inévitablement aux études de Felson et Cohen : l’augmentation des objets convoités, généralement exposés à l’envie des jeunes par le biais de la télévision, omniprésente dans les foyers, et l’absence de “gardien”(21) capable de prévenir l’acte délinquant multiplient les passages à l’acte délinquant.

Même si les statistiques restent aléatoires suivant les époques, les faits sont incontournables : en dehors des 10 années qui ont suivi la dernière guerre, la délinquance juvénile ne cesse de croître.

Lorsqu’il est possible de constater une certaine diminution en terme de chiffre, de 1983 à 1993, la délinquance juvénile est passée de 107.808 à 92.912 mineurs mis en cause, elle se trouve compensée dans l’année qui suit : en 1994 on retrouve 109.338 jeunes délinquants mis en cause. D’autre part, les faits reprochés sont de plus en plus graves(22).

Si nous regardons les statistiques pour le département de la Loire, nous constatons une augmentation régulière du nombre des placements depuis 1993. Ces placements sont passés de 860 en 1993 à environ 1080 en 1997 (placements en institutions et en familles d’accueil confondus)(23).

Étudions le schéma départemental : il y est fait mention d’un manque, dans le département de la Loire, de 150 places en institutions spécialisées. Ces chiffres ne nous disent rien des causes de la délinquance, mais je les cite pour bien situer dans quel cadre, encore une fois, nous avons à traiter le problème des “incasables”.

Si nous doutons encore de la gravité du problème posé par la délinquance juvénile, il suffit de regarder, avec tout le recul que cela suppose, les informations nationales et régionales de ces dernier mois.

La recrudescence des violences urbaines(24), la destruction de biens de consommation, l’utilisation des médias par les jeunes délinquants pour comptabiliser leurs exploits et la facilité avec laquelle les journalistes entrent dans ce jeu, pour satisfaire au besoin de l’audience, nous confrontent à un nouveau fonctionnement social. La télévision devient un outil dont se servent ces jeunes délinquants pour justifier de leur appartenance à la société : « Si je passe, si nous passons à la télé, c’est que nous existons aux yeux du monde qui nous entoure. Nous entrons de plain-pied dans le monde qui nous rejette : ils nous chassent des centres villes et du droit à la consommation, nous entrons dans leur salon par l’intermédiaire de la télé. »

Je sais que pas un seul jeune délinquant ne dira cela de cette manière, mais je perçois, dans ce jeu pervers engagé avec les médias, une sorte de revanche inconsciente contre ceux qui les ont exclus.

Le phénomène de société qu’est la délinquance juvénile, est “intéressant” dans ce qu’il pointe, durement, les faiblesses les plus marquantes de notre société. Dans ces failles, les jeunes s’engouffrent et déstabilisent plus sûrement que n’importe quelle révolution les bases de notre fonctionnement social. Dans le même temps, ce sont les carences, les faiblesses de ce fonctionnement qui génèrent sans cesse de nouveaux délinquants.

 
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Chapitre II – De l’errance à la psychopathie : une saison en enfer

« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l’ai trouvée amère. - Et je l’ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié !
Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.
J’ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J’ai appelé les fléaux, pour m’étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime. Et j’ai joué de bons tours à la folie.
 »(25)

I. Déviance, errance, violence

Nous avons vu jusqu’à maintenant combien la société a besoin de liens pour exister. De l’existence de ces liens dépend en grande partie sa cohésion. Lorsque celle-ci change, c’est ce qui nous arrive depuis un siècle ou deux, la force de ces liens devient moindre. Ils perdent petit à petit leurs sens. Ils ne sont plus compris. La force symbolique qu’ils avaient, c’est-à-dire, au sens étymologique du terme, cette capacité de réunir (“symbole” en grec signifie “je joins”), disparaît.

Nous vivons alors dans une société carencée, à la recherche de repères, à la recherche de nouveaux symboles capables de faire joindre de nouveau les différents groupes qui la composent.

De cette carence de liens naît une délinquance qui inquiète, qui dérange. Du cœur de cette délinquance naissent ceux qui ne sont pas nommables.

Depuis le XIXe siècle, nous cherchons un moyen de les étiqueter et tour à tour ils ont été les “pervers”, les “pupilles vicieux”, les “inéducables”, les “irrécupérables”, les “innommables”, ils sont ceux que nous appelons les “incasables” et qu’aujourd’hui, dans un souci d’utiliser un langage politiquement correct, on veut appeler les “anomiques”.

Quels que soient les noms qu’au fil des années nous leurs donnons, ils sont ceux dont nous ne savons pas quoi faire. “Laissés pour compte” de la vie, ils ne savent pas qui ils sont.

Ils sont déviants, cette déviance les pousse à fuir, vers un ailleurs où ils pourraient peut-être comprendre d’où ils viennent et ce qu’ils sont. Ne trouvant pas, ils deviennent violents, de cette violence aveugle, détruisant tout, y compris les tentatives d’amour dont ils sont parfois l’objet (rarement le sujet) : « Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce »(26).

A. Déviance

Nous vivons dans une société que Durkheim qualifie d’organique, c’est à dire prônant l’individualisme et une solidarité basée sur le respect du contrat établi. Chaque membre de la société, dans le cadre de la division du travail, est employé selon ses capacités propres. Chacun est participant à la construction générale et la motivation de chacun est son intérêt propre, pas celui de l’ensemble. L’égoïsme se dévoile alors dans la perte des références communes (règles de conduites) et dans la disparition des liens primaires (famille, locaux et professionnels), les seuls références de l’individu devenant ses intérêts et ses humeurs.

Si nous prenons pour acquis, dans le sillage de Durkheim, que la déviance a pour source l’écart entre normes et valeurs, nous pouvons accepter le fait que, dans une société de type organique, cette opposition normes/valeurs est pour le moins monnaie courante. Il devient alors délicat de parler de déviance lorsqu’il s’agit de délinquants et pas lorsqu’il s’agit de personnes “respectables”.

Il existe plusieurs catégorie de déviants : l’escapiste, qui, pour vivre heureux, vit caché. Le rebelle, qui, le verbe haut, hurle sa colère contre la société, mais repousse l’action sous prétexte “qu’ils sont tous pourris”. Le révolutionnaire, celui-là refuse à la société toute légitimité et s’en exclut lui-même, tentant de créer ailleurs, avec d’autres révolutionnaires, une société exempte des tares de celle qu’il rejette.

Mais ces catégories de déviances la font apparaître comme une sorte de choix, plus ou moins posé par des individus ayant une certaine conscience politique. Ils font de leur déviance un mode de vie devenant quasiment acceptable dans une société telle que la nôtre.

La déviance qui nous intéresse ne peut se satisfaire de ces définitions.

La déviance dont parle Durkheim présuppose, nous l’avons dit, un écart entre normes et valeurs, or, les jeunes délinquants, anomiques ou “incasables”, ne rentrent pas dans un cadre tel que celui-ci. Il n’existe pas chez eux de valeurs de rechange, il n’existe pas de valeurs à mettre en opposition à des normes qu’ils ne connaissent, par ailleurs, pratiquement pas.

Leur déviance est de celle qui ne trouve pas de place dans une catégorie quelle qu’elle soit. Ils n’ont pas de référence, pas de repère, pas de combat à mener. Ils sont à la recherche d’un “eux-mêmes” dont ils ont été frustrés dès la naissance.

 

B. Errance

Cette recherche les pousse sans arrêt de lieux en lieux. Sans cesse insatisfaits, sans cesse rejetés, ils sont des errants, des “sans toit, ni loi”.

« Nous sommes tous contraints à l’itinérance. Mais l’itinérance nous invite à une psychologie du cheminement, puisqu’on vient de quelqu’un on doit aller quelque part... »(27)

Encore faut-il savoir de qui l’on vient. Cyrulnik continue en expliquant que cette historisation donne sens aux moindres objets du quotidien, à la moindre parole. C’est au travers de la filiation (d’où je viens) que je pourrai créer une alliance avec l’autre, grâce à l’inhibition de l’inceste.

Un orphelin, dont la filiation ne peut pas être établie par manque de document, va s’en inventer une à l’aide des indices qu’il possède. Il peut alors être sauvé de l’errance par son imaginaire.

À l’opposé, un enfant qui a des parents, qui connaît ses parents, n’a pas accès à cet imaginaire. Cette issue lui est interdite, à cause même de la connaissance qu’il a de ses parents. Il est impossible d’idéaliser des parents défaillants, de les imaginer différents, ce serait une trahison.

L’enfant va se trouver dans un double mouvement de fuite et de recherche. Fuite devant une réalité insupportable et une recherche de parents idéaux. L’errance devient alors une quête vers un ailleurs impossible à imaginer, puisque sans cesse perverti par une réalité sombre et douloureuse, dont il lui sera impossible de se détacher sous peine, du moins le croit-il, de trahir, de perdre le peu de racines qu’il a.

Cette errance se traduit, dans le quotidien, par une vie émaillée de départs obligés ou de fugues. Si nous regardons l’histoire de ces jeunes, il n’est pas rare de voir qu’ils sont passés par plus d’une dizaine de lieux de vie. Je pense à Franck qui, placé pour la première fois à 8 ans, s’apercevait le jour de ses 18 ans qu’il était passé depuis par 37 institutions.

 

C. Violence

« D’où tu me parles ? », « Qui tu es pour m’adresser la parole ? »

Cette violence verbale du jeune délinquant, du jeune lycéen, généralement “balancée” pour répondre à une mise au point faite par un adulte, questionne sur la légitimité de celui qui lui fait face. Il fait référence à sa propre carence : « Moi je n’ai pas de racines, toi, tes racines, tes références, sont-elles suffisantes pour justifier la loi que tu veux m’imposer ? »

La nécessité absolue d’avoir des repères prend-elle sens dans ces paroles qui interrogent sur la filiation, sur l’appartenance à un groupe qui légitimerait la loi ?

En posant ce type de questions, le jeune réaffirme en quelque sorte l’idée que la seule loi valable est celle qui est posée par le Père. Toute loi qui n’est pas légitimée par le biais de la filiation ne peut qu’être imposée par la force, puisqu’elle serait sans fondement.

Face à cette loi vécue comme injuste, parce qu’elle n’est pas justifiée par le seul qui en aurait le pouvoir, c’est-à-dire le Père, la réponse ne peut qu’être violente.

Dans une société que nous avons déjà définie comme souffrant d’un manque de repères, d’un manque de Pères, nous voyons bien que cette question qui nous est posée : « D’où tu me parles ? » ou encore « Qui tu es pour me parler comme ça ? », nous met automatiquement face à nos propres incertitudes, nos propres fragilités. Qui donc légitime notre action ? Sur quelles bases pouvons-nous affirmer péremptoirement que nous sommes dans le vrai ?

Chacun, dans notre société individualiste et égoïste, peut, du moins c’est ce que nous imaginons, c’est ce qu’ils imaginent, définir comme bon lui semble sa ligne de conduite. Il devient clair alors que le jeune qui nous questionne exige de nous une représentation de loi qui s’enracinerait ailleurs que dans notre toute puissance.

Faut-il alors être surpris de la violence de ces jeunes “anomiques” qui ne trouvent pas non plus en nous, dans nos institutions, les moyens nécessaires à leur enracinement ? Nos propres manques de repères ne peuvent que les insécuriser encore plus et les renvoyer à ce vide affectif qui les pousse sans cesse en avant.

De la déviance naît l’errance qui engendre la violence. Cette violence devient rapidement de la délinquance. Dès que l’enfant devient adolescent ou pré-adolescent, il va contourner cette loi qu’il ne comprend pas, cette loi qui ne s’origine dans aucune paternité. Une loi qui ne peut s’imposer que par la force, qui n’a pas de sens, une loi qui vient contrarier des pulsions qui n’ont jamais été canalisées par l’intervention d’un tiers entre la mère et l’enfant.

 

II. Délinquance et Psychopathie

A. Déprivation et délinquance(28)

« Je voudrais donner une description simple, mais pourtant exacte, de l’un des aspects de la délinquance : son lien avec une déprivation de la vie familiale. »(29)

Le terme déprivation indique que l’enfant a perdu « quelque chose de bon, qui a été positif dans l’expérience de l’enfant jusqu’à une certaine date, et qui lui a été retiré. Ce retrait a dépassé la durée pendant laquelle l’enfant est capable d’en maintenir le souvenir vivant »(30). Cette définition de la déprivation recouvre un champ vaste allant de l’instant de la privation au traumatisme qui peut en résulter, du presque normal à l’anormal.

Pour grandir un enfant a besoin de son entourage familial : une mère et un père présents, qui prennent ensemble la responsabilité de l’enfant. Dans ce cadre, l’enfant normal va tester à fond son pouvoir de destruction. Tout ce qui pourrait mener les gens devant un tribunal, l’enfant va le mettre en œuvre au sein de sa famille. Si la famille peut résister à ces tentatives de destruction, alors l’enfant peut se mettre à jouer. Pour se sentir libre, l’enfant doit pouvoir compter sur un cadre solide : « Il a besoin d’être un enfant insouciant »(31). Winnicott nous explique que l’enfant, durant les premiers stades du développement affectif, est plein « d’un potentiel de conflits et de risques de ruptures ». Il lui faut donc vivre absolument dans un environnement plein d’amour et de fermeté, ainsi il ne craindra pas trop ses propres pensées, son imagination, ce qui pourrait gêner son développement affectif.

Si un enfant est élevé dans un environnement familial défaillant, loin de le vivre comme une liberté qui laisserait libre cours à ses jeux, l’enfant devient angoissé, il ne se sent plus libre. « L’enfant dont la famille ne réussit pas à lui procurer un sentiment de sécurité recherche quatre murs en dehors de chez lui »(32). Le risque encouru par un enfant insécurisé est ni plus ni moins de devenir fou. La plupart du temps, l’enfant trouvera ce cadre stabilisateur au sein de la famille élargie (oncles, tantes, grands-parents) ou encore à l’école.

Un enfant antisocial, lui, va chercher un peu plus loin, il provoque la société pour qu’elle lui donne ce cadre qui lui fait défaut.

Lorsqu’un enfant se met à voler, Winnicott nous dit qu’il cherche la “bonne mère”, et à travers elle il espère trouver un père strict (aimant) qui sera là pour protéger la mère contre les attaques de l’enfant (attaques dues à l’amour primitif). Le jeune délinquant, déprivé de sa famille, est dans une recherche aiguë de ce rapport sécurisant enfant/mère/père.

Si nous regardons ce passage à l’acte délinquant comme une recherche de ce cadre généralement fourni par la famille, alors, avec Winnicott, nous pouvons dire qu’un certain espoir subsiste. Il s’agit peut-être bien d’un “SOS” lancé par un enfant malade.

 

B. La tendance antisociale

Longuement développée par Winnicott, la question de la “tendance antisociale” vient apporter un éclairage supplémentaire au problème de la délinquance et des “incasables”.

Un enfant déprivé va vivre ce qu’on peut appeler le “complexe de déprivation”. Ce complexe se manifestera plus ou moins fortement selon les cas. Le comportement antisocial qui en découle sera plus ou moins marqué. Ce comportement sera évident, soit à la maison, soit à un niveau plus vaste. Il pourra être à un moment donné vécu par l’entourage comme inadapté, ce qui peut entraîner un suivi “AEMO”, un passage au tribunal ou un placement en institution.

La tendance antisociale se traduit par différents passages à l’acte : le vol, le mensonge, la destruction de biens ou une agressivité exacerbée sur l’entourage.

Il est important de rappeler que la tendance antisociale est signe qu’un espoir subsiste. L’enfant cherche activement ce qu’il a perdu, ce dont il a été déprivé. Lorsqu’il ne le trouve pas dans son entourage proche, nous l’avons vu, il cherchera ailleurs, portant sa délinquance dans la rue.

Ce qui pose problème, dans la tendance antisociale, « c’est le caractère incommodant des symptômes »(33). Alors qu’il serait possible de traiter la tendance antisociale (signe d’espoir) d’un enfant, nous risquons de gâcher cette chance par intolérance ou tout simplement parce qu’il nous est désagréable d’être volé.

Cette possibilité de soins, de “réparation”, est présente puisqu’à la base de la tendance antisociale il y a la capacité de l’enfant à percevoir que la cause de son malheur est dans une carence de l’environnement. Le fait même de savoir que la cause de la souffrance est externe et non interne entraîne une “distorsion de la personnalité”(34) qui va pousser l’enfant à chercher dans l’environnement les nouvelles dispositions que celui-ci peut lui offrir.

Dans le cas où la folie, les compulsions inconscientes, l’organisation paranoïde, restent faibles, alors il sera possible à l’enfant de trouver une personne à aimer, « au lieu de poursuivre sa quête [début de l’errance] en jetant son dévolu sur des substituts de l’objet dont la valeur symbolique est perdue »(35).

Ce qu’il me semble important de retenir de l’idée de tendance antisociale, c’est qu’elle renvoie indubitablement à un sentiment à la fois d’espoir, de méfiance et de peur. De là peut sans doute découler la crainte instinctive que nous avons face à certains jeunes dont les tendances antisociales se manifestent avec plus de violence que chez d’autres, la crainte masque l’espoir, nous ne retenons d’eux que la violence et l’insupportable sensation d’impuissance qu’ils nous renvoient.

Le lien avec la psychopathie se fait alors très vite. Winnicott lui-même, lorsqu’il parle de sa première psychanalyse d’enfant (un jeune délinquant), explique comment au bout d’un an, il a dû, sur la demande de l’hôpital, arrêter le traitement, pour protéger les autres patients. Le jeune est alors placé dans un foyer éducatif. Winnicott termine en expliquant que ce jeune est aujourd’hui marié, qu’il a des enfants et qu’il est capable de gagner sa vie, cependant il refuserait de s’occuper de lui, de peur de se trouver de nouveau empêtré avec un psychopathe, la société étant mieux armée pour s’en occuper.

 

C. La psychopathie

Définition

« Le psychopathe se caractérise par une tendance permanente à résoudre tout conflit intra-psychique par un passage à l’acte hétéro ou auto-agressif, au détriment de toute élaboration mentale, avec ou sans conséquences légales. Beaucoup de psychopathes sont délinquants, mais tous les délinquants ne sont pas psychopathes. L’instabilité motrice, relationnelle, professionnelle et sociale est un corollaire habituel de cette disposition. »(36)

Tous les délinquants ne sont pas psychopathes, il est important de ne pas l’oublier. Cela veut dire que, bien souvent, des jeunes que nous serions tentés de qualifier comme tels ne le sont probablement pas. Ils présentent les symptômes les plus marquants de la psychopathie, nous posent autant de problèmes que s’ils l’étaient réellement.

Le problème qui se pose est alors le suivant : existe-t-il des vrais et des faux psychopathes ? Diatkine nous dirait qu’il s’agit d’un problème de diagnostic différentiel, que les médecins ont l’habitude de résoudre. Mais nous, éducateurs, face à un jeune qui fait des passages à l’acte répétés, qui transforme l’institution en arène, que pouvons-nous “diagnostiquer” ?

Gilbert Diatkine(37) tente de faire la différence entre vrais et faux psychopathes. Il part d’une intuition qu’ont la plupart des psychiatres.

Après avoir essayé de définir le psychopathe sous l’angle neurologique puis génétique, il tentera en vain de donner une définition à partir de la psychanalyse. Il termine son chapitre de la manière suivante « En résumé, la psychanalyse, pas plus qu’aucune autre discipline, ne nous apporte le moyen de distinguer le “Vrai” psychopathe. Tout ce qu’elle nous apprend de son Surmoi, de son agressivité, de sa tendance antisociale, n’est que l’accentuation de phénomènes qui s’observent chez d’autres sujets. Elle nous permet de deviner quels sont ceux qui sont le plus exposés au plus haut risque de devenir des psychopathes : des enfants ou des adolescents qui ont subi d’importantes carences affectives au début de leur vie... Et qui ont développé des troubles du comportement assez intenses pour provoquer l’effondrement de leur environnement. »(38)

L’impossibilité avouée de définir ce qu’est un vrai psychopathe, et son pendant qu’est la possibilité d’en déceler les risques, de percevoir des tendances à la psychopathie, nous laisse une marge d’action.

Déceler les risques de psychopathie chez l’enfant

Diatkine se propose de travailler sur un certain nombre d’enfants accueillis dans une institution, Le Coteau. Pour déceler les risques de psychopathie, il va proposer une méthode d’évaluation en cinq points.

Comportements agressifs précoces, parfois spectaculaires et polymorphes. Destruction, fugues, provocations sexuelles, vols. L’importance des troubles sont impossibles à apprécier objectivement, ces situations peuvent devenir insupportables pour les travailleurs sociaux et l’entourage de l’enfant.

Cet effondrement peut être matériel et se concrétiser par un placement (mise en pension) ou, comme cela peut se passer dans des familles aisées, elles vont payer de plus en plus cher pour cacher les destructions occasionnées par l’enfant, et l’effondrement sera affectif.

L’enfant vit souvent le placement comme une punition. Il est méchant, alors on s’en débarrasse. Cet échec aggrave les troubles du comportement de trois façons :

1/ La blessure narcissique s’approfondit et l’enfant va tenter de la nier par des démonstrations de toute puissance accrues.
2/ Le fait d’avoir réussi, apparemment, à détruire la capacité d’amour de ses parents ou de leur “tenant lieu” accroît la culpabilité de l’enfant et sa recherche de punition.
3/ La “tendance antisociale” et ce qu’elle sous-entend, c’est à dire la recherche d’un environnement contenant, sera accrue, accentuant encore l’urgence de trouver un entourage sûr. Le milieu de substitution qu’est l’institution ne peut répondre que partiellement à cette attente, et des travailleurs sociaux auront du mal à s’attacher à un enfant qui fait tout pour se faire détester.

Commence alors une nouvelle errance, une spirale infernale, faite de provocations et de rejets.

L’histoire de ces enfants nous montre que l’effondrement de l’entourage au moment du placement est souvent le plus récent des problèmes rencontrés (d’autres problèmes l’ont précédé). On peut constater que ces enfants ont eu à vivre un enchaînement de frustrations qui va favoriser des placements répétés (en hôpitaux par exemple). Ils vont vivre des frustrations massives dans les cinq premières années de leur vie et tout particulièrement dans les deux premières. Abandon de la mère, placements répétés . Pour certains enfants, il n’y a pas de coupure avec le milieu familial, mais on constate l’absence, la maladie mentale ou somatique de l’un des deux parents, le climat hostile des grands-parents, les conditions sociales misérables.

Il est possible de rencontrer des désordres somatiques périnataux qui pourraient se résumer dans l’hypothèse d’un dommage cérébral minime.

Je passerai rapidement sur l’examen clinique, il concerne plus spécialement le psychologue de l’établissement. Je dirai seulement que cet examen « en apprend plutôt moins que l’observation directe »(39). Il est cependant intéressant de noter que, dans certain cas, il sera très difficile de diagnostiquer une tendance psychopathique, parce que l’enfant réagira comme n’importe quel enfant névrotique, il est inhibé, seuls les passages à l’acte au cours de l’entretien pourront permettre dans une certaine mesure d’avancer un premier diagnostic.

Cette observation quotidienne, par les éducateurs, les enseignants, les psychologues, les rééducateurs de l’enfant, permettra de situer objectivement l’importance des passages à l’acte, ces passages à l’actes ayant été en général surestimés par la famille et sous-estimés par l’examen clinique.

Cette observation au quotidien permettra de replacer l’étude du comportement de l’enfant dans un ensemble cohérent, pas seulement régi par la recherche des symptômes de la psychopathie.

L’analyse des passages à l’acte permettra d’autre part de mieux comprendre à quoi ils sont plus particulièrement des réponses.

Cette méthode d’évaluation permet une observation des jeunes plus empreinte de recul. Elle permet de ne pas être emporté par la folie de celui qui est suivi. En adoptant une méthodologie de travail, il devient possible d’éviter les pièges du “tout sentimental”.

 

Je mesure tout-à-fait ce que cette approche de la psychopathie peut avoir de réducteur. Mais je crois que ce qui est important c’est de prendre suffisamment de recul pour ne pas se laisser emporter par la sentimentalité.

Winnicott nous rappelle que, face à la délinquance, face à la tendance antisociale (face au crime qui en découle), le plus grave serait de se laisser entraîner par la sentimentalité. Il ajoute que tout progrès fondé sur la sentimentalité serait dangereux : « Dans la sentimentalité, il y a une haine refoulée ou inconsciente et ce refoulement est malsain. Tôt ou tard, la haine réapparaît... »(40).

Il y a d’ailleurs fort à parier que le jeune psychopathe nous ferait payer très cher cette approche sentimentale, sa réaction face à toute démonstration de “sympathie” étant la plus part du temps relativement violente. C’est ce que nous allons voir par la suite au travers des exemples de jeunes que j’ai pu croiser dans les différentes institutions où j’ai travaillé.

 

III. Séverine, Loïc, Arnaud et les autres

Séverine, Daniel, Arnaud, Eddie...

La liste est déjà longue de ces jeunes “incasables” que j’ai pu croiser dans les institutions où j’ai travaillé. Ils sont connus de tous les services sociaux, ils ont fréquenté tous les établissements susceptibles de les recevoir.

Face aux plus durs d’entre eux, des éducateurs craquent, se mettent en maladie.

Ils continuent en accumulant provocations et violences à refermer sur eux cette spirale infernale dont parle Diatkine.

Je ne vais pas ici entrer dans le détail de la vie de chacun d’eux.

Ce qui me semble important, c’est de constater que tous vivent à peu près les mêmes choses. Ils sont issus d’un milieu défavorisé(41), marqué par le chômage, dans des familles éclatées (bien souvent pas ou mal recomposées), la violence est omniprésente sous toutes ses formes (coups, abus sexuels, etc.).

Ces jeunes sont, pour la plupart, placés très tôt. Ils restent plus ou moins au même endroit pendant les premières années de leur vie. Petits, leur violence est plus supportable pour les adultes. Vers l’âge de dix ans, alors que l’adolescence commence à poindre, se réactivent nombre de processus psychiques jusque là en latence. Il va se rejouer pour ces enfants tous les traumatismes vécus dans leur prime enfance.

Ils développent alors une tendance à la psychopathie. C’est-à-dire, nous l’avons vu précédemment, qu’ils multiplieront les passages à l’acte.

Cette propension au passage à l’acte devient de plus en plus difficile à gérer au fur et à mesure qu’ils grandissent. Ils deviennent rapidement dangereux pour eux et pour les autres. C’est alors que commence l’errance, d’institutions en lieux de vie, de lieux de vie en familles d’accueil. Pour certains (Eddie par exemple), plus rien n’existe nulle part pour les accueillir.

 

A. Les rencontres

Eddie

Le cas d’Eddie est presque caricatural. Eddie a 15 ans et demi, sa famille d’accueil ne peut plus le garder. Il est placé aux urgences psychiatriques puis, quelque temps plus tard, à l’hôpital de jour en pédopsychiatrie, pavillon réservé aux enfants de moins de 12 ans. Il n’a pas sa place au milieu des autres enfants, il est donc enfermé dans une pièce dont il sort rarement. Pour les nuits et les week-ends, il est placé dans un foyer qui accueille des jeunes cas sociaux. Ils ont tous des activités, soit scolaires, soit professionnelles. Ici aussi, il n’a pas de place. De plus, son attitude le stigmatise, il devient le bouc émissaire tout trouvé pour les jeunes du foyer. Il faut pour Eddie un lieu de vie susceptible de l’accueillir correctement. Cela s’avérera impossible. Nous cherchons alors une place dans les hôpitaux psychiatriques. Eddie est soit trop jeune, soit trop vieux pour les services pédiatriques. Malgré des appels systématiques à tous les lieux susceptibles de l’accueillir, nulle part en France, il ne sera possible de trouver une solution pour ce jeune homme. Nous ne pourrons rien envisager de réellement solide tant qu’il n’aura pas l’âge requis pour être interné. L’autre solution serait qu’une place se libère dans un hypothétique lieu de vie réservé à ce type de jeunes.

“Incasable”, voilà bien le seul qualificatif qui nous soit venu à l’esprit pour Eddie.

Séverine

Le cas de Séverine est, me semble-t-il, représentatif de ces jeunes psychopathes, “incasables” ou anomiques, peu importe.

Depuis la maternelle, Séverine fait des passages à l’acte qui sont insupportables pour son entourage. Dès son plus jeune âge, elle frappe et rackette ses camarades. Elle est surprise en maternelle grande section à voler dans les locaux de la cantine.

Si nous retraçons son histoire familiale, nous voyons à quel point les parents sont défaillants, bien que physiquement présents. Séverine passera sa vie à essayer d’être reconnue par son père, sa mère. Les deux la frappent, le père pour s’en débarrasser, la mère pour se venger du père.

Séverine multipliera les actes suicidaires. À dix ans (la première fois que je l’ai rencontrée), il faut faire intervenir les pompiers pour la faire descendre d’un sapin où elle a été se percher. Son comportement l’a fait d’ailleurs rapidement renvoyer de cet internat de semaine.

Par la suite, son histoire est émaillée de ce type d’actes, suivis de renvois.

Elle réussi à passer un CAP de pâtissier après avoir épuisé plusieurs patrons.

Elle joue dans une équipe féminine de foot, mais passe son temps sur la touche à cause de sa violence.

C’est à cette époque que la police intervient pour la première fois dans son histoire. Elle fait des cadeaux somptueux à sa mère, gros électroménager, télévision, magnétoscope, etc. La mère doute de la provenance des cadeaux, mais Séverine fournit notes et preuves d’achat, la mère ne cherche pas à vérifier la provenance de l’argent, acceptant les fanfaronnades de Séverine sur ses payes. La police met fin à cette escroquerie, Séverine vole de l’argent et des chèques à ses patrons.

Lorsque je rencontre Séverine pour la seconde fois, c’est dans un foyer d’accueil ANEF. Elle a été renvoyée d’un foyer de jeunes travailleurs. Les responsables du foyer disent pudiquement qu’elle a besoin d’un entourage éducatif.

Il ne faudra pas longtemps à Séverine pour causer l’effondrement de son entourage. Les éducateurs du foyer n’en peuvent plus, il faut sans arrêt être derrière elle, elle met le feu, ouvre le gaz, jette un seau d’eau de javel du dernier étage, dresse les filles les unes contre les autres, la liste est longue. Elle ira jusqu’à simuler une crise d’épilepsie et accueillera les pompiers avec un sourire moqueur.

Aucun travail ne semble possible avec Séverine. Elle nous entraîne dans son malaise, nous prive de toutes nos facultés de raisonnement. Personne n’est capable de nous aider à prendre le recul suffisant pour faire face et réfléchir.

Il faudra l’évacuer de force après son renvoi.

Pour Séverine, le médecin psychiatre dira : « Aucun travail ne pourra se faire avec cette jeune fille tant qu’elle n’aura pas sombré dans la toxicomanie, il faut qu’elle soit au fond pour avoir une chance de la rejoindre et de travailler avec elle. » Séverine ne reconnaîtra jamais qu’elle a besoin d’aide, seul le fait d’être physiquement malade pourra peut-être la décider à demander du secours.

Arnaud

Décrit par son psy comme la caricature du psychopathe, il cumule les signes de psychopathie. Arnaud nous est confié dans le cadre d’Alternative à l’incarcération, pour que nous lui trouvions un lieu de vie.

Ce garçon est issu d’une famille monoparentale. La mère change souvent de compagnon, Arnaud les rejette les uns après les autres, il est violent avec eux. Le seul qui trouvera grâce à ses yeux est un homme que la mère rejettera à cause de sa folie !

Arnaud vit la plus part du temps dans la rue, il a un comportement de délinquant, mais il lui faudra plusieurs années avant d’être confronté à la police.

Sa violence va en grandissant, il s’en prend à sa mère. Placé en foyer, il n’y restera que très peu de temps. Il ne supporte aucune marque de sympathie.

Son psychiatre expliquera que les séances avec Arnaud sont stériles, il refuse tout dialogue et multiplie les passages à l’acte. Il est mis sous camisole chimique.

Arnaud passera au tribunal pour répondre de ses actes délinquants. À la sortie du tribunal, un éducateur fera l’erreur de se montrer bienveillant avec lui (poignée de mains, mot de réconfort). Arnaud sera pris d’un accès de violence, il détruira plusieurs voitures sur le parking du tribunal...

 

B. Daniel

Je voudrais ici m’attarder un peu plus longuement sur le cas de Daniel. J’ai pu suivre la prise en charge de ce jeune homme du début à la fin, dans le cadre de mon stage à responsabilité. Et il me semble représentatif de ce que nous rencontrons souvent. Daniel ne représente pas les cas extrêmes, comme Eddie par exemple. Il est possible d’envisager un travail avec lui. Cependant, il est clair que, si rien n’est fait avec ce jeune homme, il pourrait devenir psychopathe.

Anamnèse

Daniel est un jeune homme de 18 ans. Placé depuis l’âge de 1 an, son parcours sera fait de placements successifs, leurs fréquences s’accélérant à mesure qu’il grandissait.

Il subit l’abandon de sa mère et l’absence de son père. Il sera placé en foyer au décès du père de la famille d’accueil, sa conduite devenant insupportable. Daniel est un garçon qui vit les propos de l’adulte à fleur de peau, il ne fait confiance à personne, il se vit lui-même comme méchant. Tous ses placements se termineront brutalement, par un renvoi de l’institution.

Il y aura cependant un intermède dans ce parcours chaotique. Daniel effectuera un séjour de rupture à but humanitaire en Afrique. Si Daniel ne participe que très peu à la vie du groupe, il s’intègre parfaitement à la vie du village. Il passe de case en case, accepté par les habitants, apprécié pour la gentillesse et la vivacité d’esprit dont il fait preuve dans ce cadre bien précis. À la fin du séjour, Daniel dira à ses éducateurs : « Oubliez-moi ici, si je rentre, je retourne dans la galère ».

Daniel rentrera et retournera dans la galère. Ce moment de répit n’aura duré que le temps du séjour. Il est de nouveau renvoyé, placé dans un nouveau lieu de vie, il y reste 4 mois, il sera renvoyé pour vol. Dans son nouveau foyer, ses tendances psychopathiques, qui s’exprimaient jusqu’alors dans sa délinquance, passeront un nouveau cap : Daniel frappera un éducateur.

Le placement de la dernière chance

C’est dans ce cadre que Daniel sera confié à un service d’Alternative à l’incarcération. Ce qui est demandé au service est clair : il s’agit de permettre à Daniel d’atteindre, avec le moins de casse possible, ses 18 ans, c’est-à-dire dans 10 mois.

La proposition du service sera la suivante : puisque Daniel s’est trouvé bien en Afrique, il faut mettre en place une prise en charge de ce type. De plus, conformément à ce qui se fait habituellement dans ce service, le jeune doit être partie prenante du projet. Il nous semble, après la première rencontre, que Daniel est plus enclin à faire de l’opposition systématique qu’à entrer dans une démarche quelconque. Les éducateurs ne se font que très peu d’illusion sur les chances de réussite du projet.

Lors de la seconde rencontre avec Daniel, l’idée suivante lui a été soumise. Il avait la possibilité, s’il le désirait, de vivre pendant les 10 mois à venir dans une famille de Circassiens(42). La vie du cirque lui a été expliquée, ainsi que l’intérêt qu’il pourrait y trouver. Daniel est resté replié sur lui-même, ni regard, ni réponse. La réaction face à ce mutisme a été de le renvoyer à ses responsabilités : « Ce que nous proposons ne t’intéresse pas ? Bien, ce n’est pas grave, nous n’attendons pas après toi pour vivre. Au revoir. Si tu changes d’avis, tu sais où nous trouver. »

Surpris par cette réaction, Daniel rattrapera l’éducateur. Il dit qu’il est intéressé, qu’il veut bien tenter le coup. Personne n’est dupe et surtout pas Daniel. Ce qui fait tilt, ce n’est pas le fait de vivre dans un cirque. Il me semble que c’est bien le fait que, pour la première fois, Daniel devienne réellement acteur de son placement, il n’est pas déplacé comme un objet. Il devient réellement sujet, il est acteur de son devenir. Le cirque, c’est la “cerise sur le gâteau”, ce qui rend la proposition plus attrayante.

À partir de cet instant, les éducateurs vont jouer à la vérité avec Daniel. Leur Parole se doit d’être vraie, porteuse de Loi, porteuse des désirs que Daniel ne peut pas toujours exprimer. Cette parole sera acceptée comme telle par Daniel parce qu’elle sera toujours en accord avec les actes posés. Lorsqu’il est dit à Daniel qu’il n’a pas besoin de fuguer, qu’il n’a qu’à demander lorsqu’il veut venir voir son frère ou sa mère(43), c’est vrai. Lorsque le père de Daniel retrouvera son fils, les éducateurs joueront la carte de la confiance, etc.

Déroulement de la mesure et conclusion

Cette mesure se déroulera en deux temps, avant le retour du père naturel et après son retour.

L’hypothèse de départ était qu’il fallait arrêter l’errance de Daniel (passage d’institution en institution, fugues répétées). Le cirque donnait à Daniel la possibilité de revivre (différemment) son expérience africaine d’une part, et de transformer, grâce à la vie itinérante de sa famille d’accueil, son errance en voyage d’autre part. Son lieu de vie bougeait avec lui.

Daniel a testé tout au long de sa prise en charge la solidité des adultes qui l’entouraient. S’il a fugué, c’est chaque fois pour venir au bureau de ses éducateurs, comme s’il avait voulu vérifier qu’ils étaient bien présents à leur poste. Dès le début du placement, Daniel n’a commis aucun acte de délinquance. Il a accepté les contraintes qui lui étaient imposées par la vie du cirque. Les orages qu’il y a eu avec Romain (le chef de famille) lui ont permis d’expérimenter que l’affection était plus forte que les colères.

Lorsque le père naturel de Daniel a retrouvé son fils, les éducateurs sont restés fidèles à l’action engagée. Alors que ce monsieur avait l’interdiction depuis 18 ans de voir son fils, ils ont joué, avec l’accord (réticent) du service de tutelle, la carte de la confiance.

Aujourd’hui Daniel est majeur. Il a choisi de partir vivre avec son père, sa belle-mère et ses quatre demi-sœurs. Il a mené jusqu’au bout le contrat qu’il avait passé avec les éducateurs. Il a même revendiqué le droit de terminer son temps de prise en charge, expliquant qu’il le devait à ses éducateurs. Pour la première fois de sa vie, Daniel est parti de quelque part de façon sereine. Il peut, semble-t-il, se détacher de sa mère. Il a trouvé un père qui a le souci de l’avenir de son fils (ce monsieur s’est battu pendant des années pour retrouver ce fils qu’il n’avait jamais vu). Il a trouvé une famille qui est une référence solide.

L’histoire de Daniel ne se terminera pourtant pas en “happy-end”. Il ne lui sera pas possible de supporter cette vie familiale. Son père pose des exigences de travail qui sont inacceptables pour Daniel. Je pense qu’en laissant Daniel totalement libre de ses choix de vie, nous l’avons privé de la possibilité de terminer sa reconstruction. Daniel aurait peut-être réagi avec colère si nous avions maintenu son placement, si nous avions insisté pour qu’il fasse une demande d’aide jeune majeur. Mais la tentation a été grande de le voir s’inscrire si rapidement dans un fonctionnement classique et rassurant pour les éducateurs.

Daniel a fugué de chez son père pour retourner vivre avec son frère. Il a malgré tout téléphoné au cirque pour savoir s’il avait toujours une place chez eux.

Le seul travail réel fait avec Daniel a été de rendre sens à la parole donné en accordant parole et actes. D’offrir enfin à Daniel la possibilité de se frotter à des adultes qui n’abandonnent pas (il ne s’y est pas trompé en appelant la famille d’accueil qui n’avait pas hésité à émettre des doutes sur le bien fondé d’un retour chez le père). Une fois encore, il est important de redire que le cadre permettait une souplesse qu’aucune institution ne peut offrir. Ce cadre sans mur est défini par les éducateurs du service comme pouvant se déformer et donc indestructible. Il y a peut-être là un embryon de réponse sur le travail à faire avec ces jeunes dit “incasables”. L’erreur aura été d’oublier que Daniel avait des tendances à la psychopathie.

 

IV. Les Incasables

Avant d’entreprendre un travail sur la relation d’aide, il me semble opportun à ce stade de mon travail de faire une synthèse de tout ce que nous venons de voir, tant sur le plan sociologique que sur le plan psychologique et descriptif. Il ne s’agit pas bien entendu de tirer des conclusions, mais bien d’essayer de faire des liens entre les différentes données que nous avons pu recueillir.

A. Essai de synthèse

 

B. Conclusion

Ce très rapide tour d’horizon nous permet malgré tout de constater le lien étroit qui existe entre le fonctionnement carencé de la société et la difficulté à traiter le problème de la délinquance et tout particulièrement celui des “incasables”. Il semblerait que, nulle part, nous ne puissions trouver un endroit et des personnes qui seraient susceptibles de dire au jeune : « Voilà d’où je te parle. La légitimité de ma parole s’enracine ailleurs qu’au fond de moi. Même toi, tu ne peux pas la remettre en cause. Puisque nous sommes issus du même groupe, nos références sont les mêmes. C’est dans cette parole vraie, légitime, générée par un lien de filiation que nul ne peut remettre en cause, que tu peux, si tu le veux, trouver ce que tu cherches depuis tout ce temps. »

Il me semble que c’est ce que Daniel, dans ce cirque, avait commencé à comprendre, avant que nous le laissions replonger dans l’incertitude, là où la parole a du mal à se légitimer.

Quand je relis tout ceci, je suis troublé par le sentiment d’impuissance qui s’en dégage. Les approches sociologiques posent un regard sur la société qui, sans être totalement désespéré, la montre comme bien “malade”. Le problème étant, il me semble, de redonner d’une façon ou d’une autre corps à la cohésion sociale.

En tant qu’éducateurs, nous n’avons que peu de prise sur la société dans son ensemble. Regarder le problème uniquement sous cet angle ne peut que générer de l’angoisse, un sentiment d’impuissance qui pourrait à la longue faire baisser les bras.

Cependant, il est important d’être conscient de l’importance de la question qui est posée. Il est fondamental, sans avoir la prétention d’y remédier, de comprendre le problème sous tous ses angles. Cela ne peut que faciliter l’approche du jeune qui nous sera confié. Sachant cela, il nous reste à réfléchir sur ce qui est de notre ressort, c’est-à-dire la relation d’aide.

 
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Chapitre III – Relation d’aide et psychopathie

I. La relation d’aide

« Pourquoi voulez-vous m’aider ? Je ne vous ai fait aucun mal ! » (Proverbe chinois.)

A. La relation éducative

Pour les éducateurs, la relation à l’autre est constitutive de notre pratique : « Amour-vocation pour les uns, profession-technicité(45) pour les autres ». Relation basée sur l’engagement personnel, les qualités de cœur, ou méthodologie permettant d’acquérir un statut reconnu de « professionnel de la relation ».

Le métier d’éducateur se caractérise, semble-t-il, par « la possibilité de partager des périodes de vie, avec un enfant, un adolescent, un adulte, ou un groupe d’enfants, d’adolescents, d’adultes, pour leur permettre de mieux se situer vis-à-vis d’eux-mêmes et de leur environnement »(46). Ce partage de vie au quotidien est fait d’échanges verbaux et d’activités. C’est un « engagement du professionnel dans un Ici et maintenant avec un ou des sujets »(47).

Pour certains, l’éducateur est un thérapeute du quotidien. Pour d’autres, c’est une “démarche intérieure” qui, liée au “vécu émotif” du jeune, permettra l’entrée en relation à partir du ressenti de l’éducateur. D’autres encore parlent de psychoéducateur, qui fondent leur travail sur trois pôles, le sujet, l’intervenant, l’environnement.

Ces différentes approches nous parlent de la relation à l’autre, elles nous amènent immanquablement à poser la question suivante : qu’est-ce qui fonde une relation, sur quoi s’établit-elle ?

Fondements d’une relation éducative

Se mettre en situation d’écoute est fondamental dans notre travail.

Que nous soyons en internat, en AEMO ou sur des suivis individuels de quelque type que ce soit, nous sommes sans cesse aux prises avec toutes sortes d’interférences (groupes trop importants, pathologies graves, etc.). Nous vivons dans l’urgence permanente. Nous passons notre temps à éteindre des débuts de feux qui vont resurgir plus loin dans l’instant qui suit.

C’est dans et à cause de ce contexte que nous devons être à l’écoute. Nous devons avoir une « disponibilité attentive »(48), cette attitude leur signifie leur propre valeur et confirme que les réponses apportées prennent effectivement leurs demandes en compte, celles-ci sont accueillies « sans mépris ni sélections abusives »(49).

Ce niveau d’écoute est très exigeant. L’adulte responsable doit être suffisamment stable intérieurement pour se mettre en situation d’écoute quelles que soient les circonstances. C’est à travers cette capacité-là que le jeune se sentira reconnu comme une personne, pouvant influer sur son devenir, estimable et importante pour l’adulte.

Un second niveau d’écoute existe. Il s’agit de comprendre, de “deviner” ce qui se cache derrière ce qui est dit, demandé, expliqué. Le jeune exprime plus que ce qu’il nous donne à entendre. Ce n’est qu’au travers de la connaissance profonde du jeune que nous accompagnons que nous serons en capacité d’aller au plus près de ses demandes.

Cela renvoie à la nécessité absolue de croire que « tout être humain possède, de par son statut même d’homme, une valeur intrinsèque, quelle que soit l’inadéquacité de certains de ses comportements »(50).

Sentiment noble, mais ô combien difficile à mettre en pratique. Nous sommes souvent désespérés face à des jeunes qui nous semblent totalement inadaptés, pervers. Nous essayons de nous réfugier derrière des théories plus ou moins alarmistes qui nous éviteraient l’effort nécessaire pour voir dans celui qui nous fait face autre chose qu’un cas sans espoir.

G. Lajoie, dans Rééduquer pour survivre, nous dit que ces enfants, même si nous les comprenons, réveillent notre propre misère. Ils nous renvoient dans un face à face avec nous-mêmes qui peut s’avérer intolérable.

Dans la continuité de cette attitude qui consiste à être conscient à la fois des qualités et des faiblesses de chacun, afin d’éviter cette stigmatisation, il y a une autre attitude. Elle consiste à toujours être dans ce que j’appellerai une démarche constructive, que Capul et Lemay qualifient d’attente anticipatrice. Le jeune doit rester un objet de désir. Son évolution doit rester pour nous éducateurs une vérité inéluctable. C’est d’une espérance fondamentalement chevillée au corps dont nous devons faire preuve. Si nous doutons, nous enfermons.

Combien de jeunes avons-nous ainsi stigmatisés, enfermés dans une représentation d’eux-mêmes pour le moins aliénante ? Combien, fidèles à l’image qu’ils portaient gravée en eux, sont devenus des “incasables” ?

« Tout en gardant un certain niveau de lucidité, il faut sûrement un peu de folie pour briser le carcan du déterminisme et croire en l’évolution possible de jeunes dont la manière d’être paralyse nos capacités d’hallucinations positives. »(51)

Pour certains jeunes, leur univers est un maelström de sensations, submergés par trop de matériel émotif, non verbalisable par eux. La rencontre avec un adulte à la fois empathique et distancié, suffisamment sécurisé, capable de formuler ce qui est vécu, de le nommer, permettra à l’enfant de se réorganiser, de structurer son univers. Pour ces enfants, cette fonction du “contenant” est vitale. C’est dans l’institution au sens large, capable de contenir, que seront évités certains passages à l’acte destructeurs pour tout le monde.

Il me semble que la loi joue également ce rôle, restructurant de contenant. Mais elle va aussi plus loin. Elle est en quelque sorte une suite logique de cette structuration obtenue grâce à l’espace contenant. Elle se situerait sans doute plus dans cet espace potentiel si bien défini par Winnicott (l’idée de contenant est plus archaïque). Elle est un lieu où ce qui est permis et interdit devient clair. La loi donne accès à la condition humaine.

Dans le “Jardin d’Eden”, Adam et Ève ne peuvent accéder à la condition humaine que parce qu’il y a cet interdit posé sur l’arbre qui est au milieu du jardin(52). Ce n’est pas la transgression qui conditionne l’humanité, mais l’existence même de l’interdit.

C’est uniquement à travers les “inter-dits” de la loi que le sujet peut élaborer rêveries, activités fantasmatiques, réalisations symboliques, dans lesquelles s’enracine la créativité.

Dans une relation éducative, dans l’écoute de l’autre, il y a un double mouvement, celui qui nous pousse à nous tourner vers l’autre, pour le regarder, lui montrer l’intérêt que nous pouvons lui porter, mais il y aussi le regard que nous portons sur nous-même, et l’interrogation qui en découle : comment suis-je vu par l’autre ?

Notre outil de travail, en tant qu’aidant, reste avant tout notre personnalité. S’interroger sur ce que nous sommes est alors une nécessité.

Un bon artisan doit avoir de bons outils ! Travailler sur son cheminement, au travers d’une psychanalyse ou d’autres expériences individuelles ou de groupes, nous permettra de nous rendre disponible à nous-même pour affronter cette éternelle remise en question qu’est le travail avec l’autre. Cette remise en question personnelle ne suffit pas, elle doit toujours s’accompagner d’un travail d’équipe dans le cadre de notre travail. Partager la vie quotidienne de jeunes en difficultés psychiques et sociales nous place en “vulnérabilité perpétuelle”. Sans cesse nous sommes remis face à notre condition d’homme limité, pétri de sa propre histoire.

Enfin, la relation éducative serait sans doute partielle si nous ne nous interrogions pas sur le jeune dans ce qui fait son intégralité. C’est-à-dire tenir compte de l’ensemble des composants formant la réalité du jeune : famille, amis, collègues, école, voisinage, communauté, travail.

Il faut éviter de s’enfermer, malgré les difficultés que cela représente, dans sa relation personnelle à l’autre. Le jeune a une existence en dehors de cette seule relation à l’éducateur ou à l’institution. Je parlais d’écosystème dans le cadre de la délinquance, de sa place au sein de la société, je pense qu’il ne faut pas oublier que le jeune dont nous avons la responsabilité fait lui-même partie d’un écosystème. Il serait pour le moins maladroit de ne pas s’y référer. Avoir une approche systémique de la situation ne peut alors qu’enrichir la relation.

Les fonctions éducatives

Nous venons de voir ce qui fondait une relation éducative. C’est à partir de cette relation que vont se construire les fonctions éducatives.

Je ne ferai qu’une très rapide approche de ces fonctions, ma question étant plus fondamentalement celle de la relation d’aide elle-même.

L’éducateur fait fonction d’accompagnateur, c’est-à-dire qu’il se situe en médiation entre le sujet et son environnement. Il a une fonction évaluative, c’est le regard porté sur l’autre, avec cette capacité de comprendre et d’évaluer. Il a une fonction d’auxiliaire du Moi, il est un soutien extérieur jouant le rôle de tuteur. Il est témoin de la réalité, pôle identificatoire, substitut parental ; au travers de ces différentes facettes, il a une fonction projective, il génère chez le jeune un questionnement sur sa propre identité. Il a fonction d’organisateur, il pense l’organisation du cadre de vie, tant quotidien que dans l’ensemble des activités en lien avec le jeune. Enfin, avec toute la prudence que cela implique, il a une fonction de modification du comportement. La relation éducative engendre un changement comportemental du jeune sans pour autant qu’il y ait une volonté de conditionnement répressif, mais, si cette relation est bien vécue, elle générera une évolution positive chez le jeune. Enfin, une dernière fonction qui serait peut être à mettre entre parenthèse, c’est l’éducateur comme révélateur des malaises individuels et sociaux. Cette fonction, si nous n’y sommes pas tous sensibles de la même façon, n’en reste pas moins une réalité à laquelle nous sommes régulièrement confrontés (se rapporter à la partie sociologique de mon travail). Cette fonction nous amène à tenir ensemble l’idée d’un éducateur praticien des relations individuelles et collectives en vue d’un mieux être du jeune, et la seconde nous pousse à nous méfier du thérapeutique et de l’éducatif, nous sommes alors travailleur social utilisant sociologie et écologie.

 

Le Don et la Dette

Aborder la relation d’aide sans parler du Don serait me semble-t-il terriblement réducteur.

Parler du Don revient à parler de la naissance de l’échange, de la naissance du lien entre deux individus. Ce lien peut être, suivant les cas, constructeur ou destructeur. Cela va dépendre des possibilités de chacun des protagonistes à répondre aux exigences qu’implique le Don.

Le don comme fondateur de l’échange

Marcel Mauss est incontournable lorsqu’il s’agit de parler du Don. Dans son Essai sur le Don, il montre, entre autres, comment celui-ci est fondateur de l’échange. Il montre aussi quel type de lien peut s’instaurer entre le donateur et l’obligé.

Mauss analyse la cérémonie du potlatch, chez les indiens Kwakiutl. Lorsqu’un membre du clan offre un cadeau à son rival, celui-ci a trois façons de répondre : soit il rend quelque chose (contre-don), de préférence d’une valeur supérieure au premier Don, il instaure ainsi l’échange, soit il ne peut pas rendre et devient l’obligé, le vassal du donateur qu’il reconnaît comme supérieur, soit enfin il refuse de rendre, il rejette l’alliance, et déclare la guerre.

Mauss va plus loin en donnant une explication religieuse et magique à cette relation d’échange.

Ce n’est pas l’objet qui est important, mais le fait qu’il renferme une partie du donateur. L’objet donné contient une part de l’esprit (le Hau(53)) de celui qui donne. Le Cadeau devient un danger potentiel pour celui qui le reçoit. L’objet donné est imprégné d’une part de l’essence spirituelle du donneur ; l’accepter, le conserver, c’est prendre un risque terrible. Celui qui donne prend sur celui qui reçoit une ascendance magique et religieuse, ce qu’en d’autres termes nous pourrions traduire par : le donneur s’arroge le droit d’exercer une emprise psychologique sur celui à qui il donne, le récipiendaire est à sa merci.

Le danger potentiel que cela représente peut être mortel.

Rendre devient alors une question de survie.

Mais rendre implique aussi que nous ayons accepté le Don, que nous entrions dans un système d’échanges qui, s’il reste toujours précaire et empreint d’une certaine violence (engendrée par le danger potentiel que représente le don), créera un lien entre les protagonistes de l’échange.

Don “mensonge social”, Don ambigu

Le Don entraîne la dette, qui entraîne le contre-don. Mécanisme qui fait advenir l’échange.

Pourtant, si nous demandons, dans la rue, ce qu’est la caractéristique essentielle d’un Don, il y a de fortes chances que, spontanément, la réponse fasse référence à la gratuité, au “plaisir d’offrir”. Lorsque je donne, je n’attends rien en retour. Si je fais un cadeau, je ne le fais pas dans l’espoir d’en recevoir un plus important.

Y aurait-il un décalage entre la théorie de Mauss sur le Don et l’idée du Don telle que nous pourrions la percevoir ?

Cette notion de gratuité renvoie, non pas à la réalité de ce qui est vécu, mais aux conditions même du Don. Lorsque nous donnons, il ne doit pas y avoir l’attente d’un rendu. Des parents qui attendent, qui réclament à leurs enfants de l’Amour, font une demande indue. Le Don ne peut plus être Don s’il réclame le contre-don comme un dû. Le récipiendaire doit être libre de sa décision d’entrer ou non dans l’échange. Sans cette liberté, il n’y a plus de possibilité d’échange vrai.

Dans ce système de Don, l’éducateur se trouve confronté à un dilemme. Si, comme tel, j’offre un cadeau d’anniversaire au jeune dont je suis référent, je le fais avec l’argent de l’institution. Je suis donc dégagé, du moins je l’imagine, de la relation qui s’instaure dans ces cas-là. Pourtant, nous l’avons expérimenté, le jeune va vivre ce cadeau comme venant de “son éducateur”, comme un Don à part entière. « Le Don est présent dans l’imaginaire des clients, bien que rémunéré par un salaire, l’acte soignant conserve quelque chose de la dimension du don... »(54). Hochmann parle d’une “zone d’illusion”. Il explique que le travailleur social agit dans le cadre d’un “mensonge social” que nous cherchons tous à préserver(55).

C’est dans la notion de plaisir que l’éducateur éprouve à accomplir ses actes (professionnels) que va s’ancrer l’idée de don chez le jeune. Il y a quelque chose du plaisir partagé. Du « tu fais ça pour moi » qui octroie à ce qui pourrait n’être qu’un acte professionnel, une dimension autre.

Cette reconnaissance, liée au “mensonge social”, met l’éducateur dans une position difficile. Il éprouve une certaine culpabilité à recevoir la reconnaissance du jeune. Il conteste la gratuité de son geste et ne cherche à y voir qu’un acte professionnel, qui trouverait sa récompense dans un salaire. Cela me renvoie immanquablement à l’imperfection même du don fait au jeune.

Celui qui reçoit le cadeau n’est pas dupe, il sait d’où vient l’argent (même s’il lui arrive de poser la question). Mais il sait aussi percevoir lorsque l’éducateur accomplit un acte professionnel avec ou sans plaisir. Ce qu’il accepte alors comme don, ce n’est plus l’objet offert, mais la façon dont celui-ci est offert. L’objet d’échange, l’objet du don devient réellement un support symbolique qui va permettre l’échange entre deux personnes.

Pour l’éducateur, refuser de reconnaître cela reviendrait à refuser la relation qui s’amorce ou se confirme avec le jeune.

La culpabilité ressentie par l’éducateur est sans doute pour lui une bonne façon de s’assurer que le don qui est fait n’est pas total. L’éducateur fait un don partiel, la dette reste alors possible à honorer. L’éducateur ne domine pas, il ne prend pas d’ascendant insurmontable sur l’enfant. Ce Don, partiel, laisse de la place à un “espace potentiel” dans lequel le jeune pourra entrer en relation sans danger.

Le Don est ici ambigu, il amène l’enfant à se poser la question de l’identité du donateur. L’éducateur est-il un vrai ou un faux donateur ? Il appartient à celui-ci de maintenir cette ambiguïté. Il n’y a que dans le mouvement qu’elle engendre (dans cet espace d’incertitude) que pourra naître une symbolisation, la possibilité de soins. La tentation étant soit de gommer l’idée de don en le réduisant à l’état de simple outil professionnel, cassant ainsi la possibilité d’échange, soit en faisant de ce don un don total (je suis un vrai donateur), qui va exiger de l’enfant un contre-don tout aussi total, il ne peut que devenir un nourrisson entièrement dépendant(56).

Il est intéressant que, dans ce cas, l’ambiguïté de la situation préserve la vérité de l’acte et de la relation. Ici, la véracité de la relation d’aide va s’enraciner dans la capacité de l’éducateur à rester dans cet espace incertain.

Don et Psychopathie

La relation au Don, telle que nous l’avons décrite précédemment, ne peut s’appliquer que dans le cas d’enfants ne présentant pas de troubles psychopathiques.

Dans le cas du psychopathe, nous allons nous trouver dans une démarche radicalement inverse, l’origine du don change.

L’enfant psychopathe se construit sur un mode particulier. Nous avons vu que chez lui, la fusion avec la mère est complète. Il est resté au stade où il pense avoir des droits sur elle, puisqu’il l’a créée : « Lorsqu’un enfant vole du sucre, ce qu’il recherche, c’est la bonne mère, la sienne, la mère dont il a le droit de prendre la douceur disponible. En fait, cette douceur est la sienne, car il a créé à la fois la mère et la douceur à partir de sa capacité d’aimer, à partir de sa créativité primaire. »(57)

Que nous dit Winnicott, il nous rappelle ceci, que l’enfant se donne à lui-même sa mère, il crée l’objet de son amour. Il n’y a aucune distance entre lui et l’autre. L’enfant devient alors celui qui donne. Étant à l’origine du Don, l’enfant reçoit tout comme étant un dû. « Pour la personne carencée, le don qui lui est dû donne une signification particulière à l’offre qui lui est faite »(58). L’enfant se vit comme le donateur, l’offre qui lui est faite n’a plus valeur de don, mais de remboursement. Ce que nous vivons comme un don (ambigu) est pour l’enfant carencé une dette que nous honorons.

Cette relation particulière au Don va amener, chez l’enfant carencé, deux types de réponses : soit l’enfant considère que le contre-don correspond à ses attentes et il va idéaliser le donateur comme étant une possible mère idéale, soit il va, à l’opposé, attaquer le donateur comme n’ayant pas répondu de façon satisfaisante à ses attentes ou, pire, comme ayant trahi ses attentes.

Nous pouvons pousser plus loin encore l’analyse de ce rapport perverti au don, en proposant ceci : le jeune, réclamant un dû qu’il ne reçoit pas, considère l’adulte, ou, plus généralement l’autre, comme son débiteur. Il le considère alors comme son “vassal”(59). Nous comprenons alors combien l’éducateur devra être prudent lorsqu’il travaillera avec l’un de ces jeunes carencés.

C’est bien à cause de cette relation faussée au Don que la relation d’aide se devra d’être retravaillée.

 

II. Relation d’aide et psychopathie : “Un Impossible Travail” ?

Le mythe du tonneau des danaïdes

Une attente disproportionnée, un espoir démesuré, éternellement déçu. Tels sont ces jeunes adolescents jugés incasables.

À la recherche de ce qui pourra les combler, à la recherche de ce qu’ils n’ont jamais eu. À la recherche de leur mère, à la recherche de leur père, la confusion qui règne en eux les empêche de vivre, les empêche de mourir, ils sont comme les Danaïdes qui pour plaire à leur père n’ont pas pu lui désobéir.

Le mythe

Le Roi Danaos, descendant d’Io, avait 50 filles. Il régnait non loin du Nil. Ce Roi avait un frère, Aegyptos, qui avait lui-même 50 garçons. Ces garçons voulaient épouser les filles de Danaos.

Avec leurs pères, refusant ce mariage, la famille s’enfuit à Argos. Les Argiens acceptent de protéger Danaos et ses filles. Ils repoussent l’attaque d’Aegyptos.

Nul ne sait pourquoi, mais le mariage sera malgré cela célébré. Alors que Danaos préside le mariage de ses filles avec leurs cousins, il arme chacune d’elle d’une dague, afin qu’elle puisse tuer son époux durant la nuit de noces.

Toutes vont obéir, sauf une, Hypermnestre, qui, devant la force et la beauté de son mari, ne pourra se résoudre à le tuer.

Leur punition sera terrible. Aux enfers, elles seront condamnées à remplir des tonneaux aux flancs percés de trous, faisant d’incessants voyages à la berge du fleuve, « elles retournent puiser une eau qu’elles voient encore et toujours s’enfuir »(60).

Je perçois tout-à-fait ce qu’il y a d’aléatoire dans une interprétation de la mythologie, mais il me semble percevoir dans ce mythe quelques analogies intéressantes par rapport au lien au père.

Que voyons-nous ?

Un homme qui, plutôt que d’accepter de voir ses filles se séparer de lui, utilise son autorité et la loi dont il est le vecteur, pour les pousser à commettre un meurtre. Au lieu de limiter le comportement compulsif de ses enfants, il induit ce comportement, empêchant ainsi la séparation qui en aurait fait des adultes capables de vivre dans le lieu et à la place que le Père, en acceptant le mariage, aurait désigné comme étant en dehors de lui. Alors que le Père est celui qui doit ouvrir au monde, Danaos condamne ses filles à se “couper” du monde. La tentative qui est faite d’échapper à la séparation en utilisant l’autre (les Argiens) échouera. Nul ne peut être complice de l’inceste.

Il est intéressant de noter que, dans l’histoire, il n’est plus fait mention du père une fois son acte perpétré. En agissant ainsi, il n’existe plus en tant que père. On ne parle plus de lui. Ce sont ses filles qui vont vivre éternellement la malédiction (de l’inceste ou du désir de celui-ci ?), condamnées à une errance éternelle, prises dans un mouvement perpétuel où elles chercheront sans cesse à remplir cette place laissée vide par le père.

On comprendra aisément qu’une telle errance ne peut que mener à la folie et à la recherche du seul moyen d’arrêter cette errance, c’est à dire une “vraie mort”.

À la recherche du Père

Nous avons constaté l’importance du père (ou de son représentant) tout au long de ce travail. Il est garant et vecteur de la loi. Il assure la transmission symbolique de la filiation. Plus sa place est remise en cause, plus il est difficile à l’enfant de se séparer de sa mère.

« Lorsqu’un enfant vole en dehors de chez lui, il cherche toujours sa mère, mais il cherche avec un sens plus grand de la frustration... l’autorité paternelle qui peut limiter (et limite) la conséquence réelle du comportement impulsif... C’est le besoin aigu qu’a l’enfant d’un père strict qui protégera la mère lorsqu’elle sera trouvée. »(61) Dans le mythe des Danaïdes, il ne peut même plus être question de la mère, tout peut être imaginé, le fait qu’elle ne soit pas mentionnée, nous rappelle qu’« on dit souvent du père qu’il est porteur de la loi, mais ceci n’a de sens dans l’opération de la génération que si l’on ne perd pas de vue que la mère est porteuse du sujet à venir de la loi. Elle a cette puissance de fait, sans laquelle le pouvoir de la loi serait parfaitement vain ou dérisoire »(62).

L’un n’a pas de sens sans l’autre. La Mère et le Père sont liés : sans le Père pour poser les limites (au moyen de la loi dont il est porteur de par le principe de la filiation), la mère ne peut pas exister en dehors de son enfant, l’enfant ne peut pas se séparer de la mère, mais sans la mère, la Loi du père n’a plus de sens, elle se coupe de ce qui la justifie, elle perd le lien avec la filiation. Le Père impose Sa Loi, il se donne lui-même la parole. Il plane dans ce mythe, comme sur ces enfants carencés, une fatalité dont nous croyons être prisonniers. C’est le propre de toute fatalité, c’est la perversion même de toute fatalité que d’imposer l’idée qu’il n’y aurait rien à faire.

Si le Père est celui qui protège la Mère des comportements impulsifs de l’enfant, il est aussi le Père qui protège l’Enfant du désir de la mère de se l’approprier, de le “dévorer”.

Pour illustrer cela, je me servirai du travail effectué par D. Vasse sur le jugement de Salomon(63).

Salomon est connu pour avoir été un Roi Sage. Cette sagesse lui vient d’ailleurs. Il ne se décrète pas sage. Le Père (le Roi(64)) ne se reçoit pas de lui-même. Cette sagesse lui vient de Dieu.

Dans l’histoire(65) qui nous intéresse, il est question d’un litige entre deux prostituées (pas d’hommes reconnus comme pères à la maison), chacune est la mère d’un nouveau-né. Elles vivent ensemble. Une nuit, l’une d’elle étouffe son enfant en dormant. Subrepticement, elle va échanger son enfant mort (à la faveur de la nuit) avec l’enfant vivant de sa compagne. Il n’y a pas de témoin de la scène. Au petit jour, les deux femmes vont se disputer l’enfant vivant. Elles vont allez chercher, l’une comme l’autre, vers Salomon, une Parole capable de “trancher”.

Face à ces deux femmes, Salomon réclame une épée, il demande au garde présent de couper l’enfant en deux et de donner une moitié à chacune des femmes. La vraie mère préférera donner son enfant plutôt que de le voir mourir, l’autre réclamera qu’il soit partagé plutôt que de s’en séparer.

Salomon donnera l’enfant entier et vivant à la première femme. Ce jugement rendu sera reconnu comme fondateur de sa royauté sur Israël.

Salomon est ici la figure symbolique du Père. Face à ces deux femmes (si semblables qu’elles pourraient ne faire qu’une), il apporte une parole qui, d’une part, protège l’enfant de la mère, possessive au point de préférer un enfant mort (c’est-à-dire incapable de vivre hors d’elle) et, d’autre part, protège la mère de cet enfant qui génère de telles tensions.

Si nous reprenons l’histoire au niveau symbolique, nous voyons que ces deux femmes pourraient n’en faire qu’une seule, déchirée entre ses pulsions contradictoires, que seule la Parole de la loi peut apaiser. Mais, de nouveau, nous constatons que cette Parole n’est valide que parce que les femmes (la Femme/Mère) reconnaissent en Salomon le porteur de cette Loi.

Le Père permet, par son intervention, que la mère et l’enfant puissent vivre séparés l’un de l’autre. Si celui-ci est absent ou s’il n’est pas reconnu comme porteur de cette parole qui tranche, que se passe-t-il ?

Revenons à Salomon. L’enfant doit son intégrité (physique et psychique) au fait que la “bonne mère” accepte de le perdre. Imaginons un instant que la “bonne mère” se soit résignée, au moment du jugement. L’enfant aurait perdu cette intégrité. Le résultat aurait été la mort. Sur un plan symbolique, l’absence du père équivaut à ce que l’enfant vive le risque d’être coupé en deux, déchiré entre les deux mères. Il n’est plus tout-à-fait entier, pas réellement mort, mais pas totalement vivant. Otage de la “mauvaise mère”, il recherche la “bonne mère”. Persuadé pourtant que, s’il la trouvait, alors il mourrait, tranché en deux.

Le Père seul, autorisé par la mère (“bonne et mauvaise mère”, réunies dans une seule et même personne), peut permettre à l’enfant de vivre entier, en dehors de sa Mère, et devenir ainsi “Un, parmi d’autres”(66), “Un, avec d’autres”.

 

Le travail du tonnelier

D’un côté Danaos, qui condamne ses filles à une errance sans fin, de l’autre Salomon justifié dans son rôle (symbolique) de père, qui permet à l’enfant et la mère de vivre.

Serions-nous “appelé” à être, en tant qu’éducateur, porteur du “glaive”, signe palpable de la parole qui tranche ?

Si Salomon est le détenteur de celle-ci, s’il est thérapeute, son rôle est d’interpréter, de comprendre ce qui se passe chez celui qui lui fait face. Mais il a besoin de quelqu’un pour donner corps à sa parole. Il faut que son interprétation puisse être suivie d’effet, “pour de vrai”.

Si Salomon s’était contenté de dire nous allons trancher en deux l’enfant, sans que dans le même temps, un autre que lui (venant à son tour le justifier, en acceptant de donner corps à cette parole) se saisisse de l’enfant pour exécuter la “sentence”, il y a fort à parier que rien ne se serait passé. S’il faut que quelqu’un interprète ce qui se passe, il faut aussi quelqu’un pour mettre en œuvre ce qui est dit.

Il y a, de nouveau, un double mouvement. Le porteur du glaive justifie la Parole, mais les actes du porteur du glaive sont justifiés par celle-ci. La “vérité” naît ici, non plus de l’ambiguïté, mais d’une double justification qui n’existe que par l’interdépendance de ses acteurs.

Interprétation, transfert et identification

Trouver des outils pour changer le cours des choses. Trouver des outils pour pouvoir avancer dans la rencontre avec l’autre.

Nous savons combien le don est ambigu, nous savons combien le père et la loi qu’il représente sont nécessaires. Nous savons aussi que nous ne pourrons pas, au risque de rester dans le mensonge originel, nous donner à nous-même les moyens de ce travail. Nous allons maintenant essayer de voir comment avancer dans la recherche de ces outils.

L’interprétation comme outil de la seule psychanalyse ? L’interprétation comme outil de changement ?(67)

Le sujet est délicat, puisqu’il s’agit avant tout d’un outil propre à la psychanalyse et que nous savons bien le danger qu’il y a pour un éducateur à se laisser aller à se croire analyste.

Cependant, l’éducateur, dans le quotidien de son travail, n’est-il pas amené à interpréter ce que le jeune, l’enfant accompagné lui donne à voir ?

Nous l’avons vu lorsque nous avons parlé de ce qui fondait une relation éducative, une écoute vraie demande une connaissance approfondie de l’enfant accompagné, afin d’entendre au-delà de sa demande, ce qu’il veut nous faire comprendre.

« Pour l’analyste, interpréter est à la fois une opération subjective qui lui est propre et, éventuellement, - un acte de parole - adressé au patient. Il s’agit de comprendre le sens caché (latent) d’une conduite, d’un fantasme... »(68) N’en va-t-il pas de même pour l’éducateur dans la vie quotidienne ? Il me semble que le changement se situe dans “l’attente” propre au psychanalyste et dans celle de l’éducateur. Si les deux démarches se ressemblent dans leur mise en œuvre, elles s’éloignent dans ce qui en résulte.

Le psychanalyste va donner à entendre au patient ce qu’il a entendu et, dans le meilleur des cas, le patient pourra faire sienne l’interprétation et avancer dans son analyse. L’interprétation a aussi un autre but qui est de permettre à l’analyste lui-même de rétablir son propre équilibre émotionnel(69).

Pour l’éducateur, si la nature de l’interprétation reste liée à ce qu’il connaît du jeune, celle-ci va lui permettre de donner une réponse à la demande qui lui a été faite, le plus près possible de l’attente réelle du jeune. Cette réponse ne sera pas forcément celle qu’espérait le jeune, dans l’immédiat. Elle devrait cependant correspondre à une démarche plus éducative. Ce type d’interprétation sera toujours plus délicat avec les psychopathes.

Pour que l’interprétation au cours d’une analyse soit possible, il faut que le patient puisse avoir accès au langage, nous savons que ce n’est pas le cas des psychopathes qui sont dans l’incapacité de dire. Ce qui revient à dire que, pour eux, l’analyse reste difficile et l’interprétation dangereuse, puisque uniquement basée sur la parole.

Par contre, ce que nous pourrions appeler “l’interprétation éducative” et qui, elle, s’appuie sur des actes posés par l’éducateur autant que sur des mots, pourrait être une clef susceptible de donner accès à ces jeunes.

Le transfert et le contre-transfert semblent être reconnus comme ayant une place centrale dans la théorie et la pratique analytiques. Une fois encore, nous allons tenter de faire le parallèle entre les techniques analytiques et le travail de l’éducateur. En premier lieu, il s’agit de donner du transfert et du contre-transfert une définition simple, si cela est possible.

Dans le transfert, il s’agit, selon Freud, d’un processus inconscient lié au “vivre la vie amoureuse”. À partir de cela, il dit que « tout individu auquel la réalité n’apporte pas la satisfaction entière de son besoin d’amour, se tourne inévitablement vers tout nouveau personnage qui entre dans sa vie »(70). Il devient alors évident que toute personne, analyste ou éducateur, sera un lieu possible de ce transfert.

Le contre-transfert va représenter la capacité de l’intervenant à analyser sa propre position vis-à-vis de celui qu’il accompagne. Il s’agit en quelque sorte d’une réponse émotionnelle allant de celui qui est sujet du transfert, à celui qui fait ce transfert. Certains parleront du contre-transfert comme “d’un lieu de résonance”. Plus largement, le contre-transfert peut recouvrir l’ensemble des attitudes du soignant ou de l’éducateur vis-à-vis de la personne accompagnée.

Qu’en est-il lorsqu’il s’agit de psychopathes ?

Auguste Aichhorn a longuement travaillé sur la notion de transfert dans la rééducation des jeunes “délinquants dyssociaux”. Il donne une définition du transfert propre au milieu de rééducation : « dans la rééducation, nous entendons par-là [le transfert] les relations affectives qui s’établissent entre l’enfant et l’éducateur sans pour autant affirmer qu’il s’agit de la même chose que dans le cas d’une psychanalyse. »(71)

Dans ce cadre-là, le contre-transfert s’accomplira « dans l’attitude affective de l’éducateur à l’égard de l’enfant »(72).

Si, dans la cure analytique, il n’est pas question pour le thérapeute de susciter le transfert, il n’en va pas de même dans le cas du travail éducatif. En effet, il n’y a généralement pas de problème pour un enfant normal ou névrosé à faire un transfert avec l’éducateur “bienveillant”, alors que pour le jeune psychopathe, pour lui qui a vécu une situation de carence affective, qui a été déprivé, sa capacité de transfert sera affaiblie, parfois même complètement annihilée.

Le travail de l’éducateur consistera dès lors à provoquer ce transfert, de façon à réamorcer le processus de socialisation du jeune, au travers du processus identificatoire de celui-ci.

Cette méthode de travail n’est pas exempte de danger, pour le jeune, comme pour l’éducateur. Nous en parlerons ultérieurement.

J.-P. Chartier présente l’interprétation comme l’outil du changement, le transfert comme le moteur de ce changement. L’identification est, elle, pressentie comme « la condition nécessaire d’un changement durable »(73).

Qu’est-ce que l’identification ? Lagache définit l’identification comme le principal ressort de la socialisation, du développement de la personnalité. Cette identification va se faire, en premier lieu, par rapport aux bons parents.

Dans le cas de jeunes “délinquants dyssociaux”, cette identification ne pourra pas se faire, les parents étant défaillants, absents.

J. Selosse dira que : « La véritable défense contre la délinquance et le crime réside dans les valeurs intériorisées. Il revient aux éducateurs de présenter aux délinquants des images d’adultes signifiants qui constituent des repères d’identification résolutoire et restructurante »(74).

Nous voyons ici une séparation très nette entre la technique analytique et le travail éducatif. Freud et d’autres après lui rejettent catégoriquement l’idée de provoquer le transfert identificatoire lors de la cure. Le thérapeute cherchera même à faire l’économie du risque que représente ce mécanisme.

Prise de risque

Nous venons de voir trois processus qui sont utilisés en psychanalyse et qui peuvent l’être dans le travail éducatif. Il ne s’agit pas pour l’éducateur de se métamorphoser en psychanalyste, mais de mettre à profit des outils qui, une fois adaptés, peuvent être d’une grande utilité dans la relation d’aide aux psychopathes.

Pourquoi alors parler de prise de risque ?

Nous avons vu que l’interprétation, le transfert et l’identification sont dangereux à manier. Nous travaillons sur l’éventualité (dans le cas des jeunes carencés) d’un changement profond de la personnalité. Le jeune n’est pas seul en jeu, l’éducateur lui-même va s’impliquer dans la relation.

Nous avons constaté que, dans le cadre d’une analyse, il n’est pas question pour le thérapeute de provoquer le transfert, il se méfie aussi beaucoup des risques d’identification. Dans le cadre d’un travail éducatif, il semble, comme le préconise J. Selosse, que provoquer l’identification soit important. A. Aichhorn propose, lui, de tout mettre en œuvre pour faciliter le transfert avec les jeunes psychopathes. Dans le même temps, les mises en garde sont multipliées.

Le jeune psychopathe fonctionne dans le tout ou rien, le oui ou le non, réflexion binaire, tel l’ordinateur qui ne connaît que le 0 et le 1 (pourtant, avec cela, tout peut s’écrire, c’est seulement plus complexe). Lorsque l’identification a lieu, elle est souvent massive, lorsque le transfert se fait, il sera tout aussi violent. Il revient alors à l’éducateur de gérer, avec d’autres, ce qui se passe.

La rencontre avec un jeune psychopathe peut paraître difficile, elle l’est sans aucun doute, mais il existe des moyens pour permettre à cette rencontre de se faire. Les premières rencontres sont importantes. Il faut jeter les bases pour que le transfert soit possible.

Prendre des risques, “mouiller sa chemise”, travailler sans filet : imaginons-nous funambule : « Nous sommes des “artistes libres” travaillant presque sans filet, et, au diapason des artistes du cirque, nous sommes contraints à la rigueur au risque de disparaître... »(75). Cette image, prise pour parler de ceux qui travaillent dans les lieux de vie, me paraît coller tout-à-fait au travail envisageable avec des jeunes à tendances psychopathiques. Il s’agit pour nous de nous risquer dans leur monde et si les risques sont grands de nous y perdre, cela exigera de nous éducateurs une rigueur, une préparation dignes des plus prudents des cascadeurs.

Il reste cependant à définir ce que j’entends par prendre des risques. Je vais pour cela m’appuyer sur l’expérience vécue avec Daniel.

Lorsque nous regardons le dossier de Daniel, nous voyons rapidement que l’ensemble des prises en charge réalisées étaient classiques, internat, foyer, lieu de vie, famille d’accueil, chaque fois la demande était la même, Daniel doit se conformer à la commande sociale, réussir sa scolarité pour pouvoir apprendre un métier et cela sans perturber le fonctionnement des structures accueillantes. L’ensemble de la panoplie éducative a été utilisé, psychologue y compris. Plus l’accompagnement éducatif se faisait prégnant, plus Daniel se raidissait et refusait ce qui lui était imposé.

Ici, les acteurs de la prise en charge font ce qu’ils ont appris à faire. Il ne s’agit pas de critiquer ou de remettre globalement en cause ces types de prises en charge qui ont déjà fait leurs preuves dans la majorité des cas. Mais nous nous situons bien dans un cadre particulier, et comme tel réclamant un traitement particulier.

Nous avons dit précédemment que Daniel vivait la parole des adultes à fleur de peau, c’est une constatation qui a été faite dès le début du placement de Daniel. Il en découle une exigence énorme vis-à-vis des adultes (cette exigence est la même chez tous ces jeunes). Il est impossible de répondre à cette exigence par un remplissage (que nous savons impossible).

Qu’est-ce qui a permis à Daniel de commencer à changer de comportement ? Il me semble bien que ce soit le risque partagé.

« La première rencontre sera déterminante avec ceux qui, - glissant comme des anguilles -, font penser que le transfert est presque impossible. »(76)

Lors de la première rencontre avec Daniel, les éducateurs ont pris un premier risque, celui de voir Daniel refuser ce qui lui était proposé. Ce qui d’une certaine façon posait le problème du contrat passé avec l’organisme de tutelle, mais la base du travail avec Daniel ne pouvait réellement se construire qu’avec l’accord du garçon.

Dans ce type de contrat, les éducateurs demandent au jeune de prendre le risque de changer. Le danger ressenti par le jeune face à ce changement est énorme. Comment, dès lors, exiger d’un adolescent qu’il se risque ainsi sans l’accompagner, “pour de vrai”, dans cette aventure ? Ainsi, pour Daniel, l’ensemble des actes posés ont impliqué à la fois les éducateurs, l’institution et lui-même. Le choix de la famille d’accueil : un cirque, itinérant, sans adresse fixe, éloigné de l’institution (le cirque tourne dans le midi, l’institution est dans la Loire), le mode de vie des Circassiens, mais aussi le choix fait d’aller à contre-courant de ce qui était fait jusqu’à présent : laisser Daniel passer des week-ends chez son frère, ou, lorsque son père naturel en a refait la demande, insister pour que Daniel puisse le rencontrer. Autant de décisions qui présentaient un risque réel dans cette prise en charge. Jamais la famille d’accueil choisie n’aurait reçu l’agrément du service de tutelle, ce même service interdisait depuis 18 ans au père de Daniel de le rencontrer et refusait à Daniel toute rencontre avec son frère aîné. Ces décisions ont toutes été prises pour le bien de Daniel. En agissant ainsi, nous mettons en œuvre toutes les conditions pour qu’un transfert puisse se faire.

Il est important de dire que l’institution n’a pas pris ces décisions à la légère. Elles s’inscrivaient bien dans une réflexion préalable. Les risques ont été pris en équipe. En se risquant ainsi avec le jeune, il me semble qu’a été prise en compte sa tendance antisociale, dans ce que Winnicott y voit de positif. Daniel ne s’y est pas trompé, il a vu dans ce qui s’est vécu l’occasion de faire un pas en direction de notre monde, mais nous, de notre côté, nous avions fait un pas en direction du sien.

Cependant, les risques pris collectivement par l’équipe ne suffiront pas, il y a une rencontre qui doit se faire d’homme à homme. L’éducateur référent ne peut pas dans une telle prise en charge se contenter de faire son travail. Il se risque lui aussi dans une rencontre personnelle avec le jeune. Il y a nécessité de reconstruire une histoire ratée avec les adultes. La parole donnée par l’éducateur référent se doit d’être vraie quoi qu’il en coûte(77) à celui-ci, c’est à ce prix qu’une relation pourra, avec le temps, s’établir.

 

C. Réinventer la relation d’aide

Je perçois tout ce qu’il pourrait y avoir de prétentieux dans ce sous-titre : Réinventer la relation d’aide.

Il ne s’agit pas bien entendu de révolutionner le travail éducatif, nous avons vu que certains éducateurs de référence comme Aichhorn étaient contemporains de Freud.

Lorsque je dis qu’il faut réinventer la relation d’aide, je m’appuie sur un constat :

Lorsque je parle de réinventer la relation d’aide, il s’agit simplement de se ré-approprier des outils existants. Ces outils ont déjà été utilisés dans des cadres le plus souvent marginaux (lieux de vie, certaines familles d’accueil, quelques institutions expérimentales comme La Sablière(79)).

Le problème des “incasables” ne peut pas être traiter de façon “uniciste”, c’est-à-dire qu’il n’existe pas une seule mais plusieurs réponses à leur prise en charge. Cependant, il semble acquis que la relation ne s’établira avec eux que si elle est vraie et réelle, multiple et inscrite dans le temps. C’est à ce prix qu’un travail de re-socialisation pourra se faire.

Une relation réelle

Nous avons pu voir que, dans la relation d’aide, la vérité s’inscrivait, d’une part dans l’ambiguïté qui caractérise le don fait par l’éducateur, et d’autre part dans une justification croisée de la loi du père (ou de son représentant). Je ne peux pas tout donner et ce que je donne ne vient pas tout de moi. Ce que je te dis, je le reçois d’un autre, ce n’est pas moi qui invente la parole, elle m’a été donnée par d’autres.

Aichhorn nous rappelle que l’enfant névrosé n’a pas de mal à opérer un transfert sur l’éducateur bienveillant. La bienveillance présuppose une forme d’indulgence, ainsi qu’un certain recul par rapport à la personne envers qui s’exerce la bienveillance. L’éducateur bienveillant aura des gestes rassurants, il fera son travail avec conscience, sera un bon professionnel, et ne craindra pas l’ambiguïté du don. Il ne sera pas question dans la relation qu’il établira avec le jeune de partager autre chose que ce qui se partage dans le cadre du travail.

Avec un psychopathe, cette bienveillance sera vécue de façon tragique, comme un mensonge de plus, comme une trahison de plus. Un rappel douloureux de la première rencontre ratée : celle d’avec sa mère

Le jeune psychopathe va tout faire pour trouver les limites de cette bienveillance. Il rejettera l’indulgence qu’il vit comme une faiblesse. Toute marque de bienveillance (de protection) appellera chez lui une réaction de violence.

Sur quelle base amorcer alors une relation d’aide ?

La relation vraie avec le psychopathe se réfère bien entendu à l’ambiguïté du don, à la nécessité de la filiation (la parole donnée par un autre), mais il faudra y ajouter une facette nouvelle, la notion de relation réelle. Cette “relation réelle” est généralement évitée par les éducateurs. Le plus souvent l’idée que l’on se fait du professionnalisme ne va pas avec celle d’un échange réel. N’y aurait-il pas un danger à trop s’investir en partageant un peu de nous-même ? Pourtant, il s’agit bien de cela. Avec le psychopathe, si nous voulons que le transfert puisse se faire, si nous voulons vraiment qu’une relation d’aide s’instaure, alors il va falloir nous investir, non seulement pour de vrai, mais réellement, en partageant avec eux ce qui fait (en partie) notre vie, nos goûts, nos affinités et y compris des objets personnels, « la possession d’un ou plusieurs de leurs objets fétiches (mobylette, moto, voiture de sport, [guitare électrique]) facilitera grandement la création d’un lien initial, sans lequel le transfert ne saurait advenir »(80).

Cette idée de relation vraie et réelle nous montre une fois encore que la relation d’aide avec un psychopathe n’est pas chose aisée. Il y a bien une prise de risque, l’éducateur qui accepte de rentrer dans une telle relation accepte dans le même temps d’investir plus que ce qui est habituellement demandé. Alors que nous sommes généralement appelés à travailler sur la distanciation d’avec le sujet, travailler avec les “incasables” (souvent irritants, méprisants envers les éducateurs, pointant sans cesse, grâce à leur connaissance du milieu éducatif, les faiblesses du système) va nous demander des efforts de séduction importants. Il va falloir les séduire, malgré eux et malgré nous.

Devant une telle implication éducative, il est évident que les dangers sont importants. Si le transfert marche, il sera, nous l’avons déjà remarqué, massif, total. Il pourra donc engendrer violence et souffrance pour tous les acteurs du drame.

Une prise en charge plurielle

Il n’est pas difficile d’imaginer le danger qu’il peut y avoir à vivre seul une telle prise en charge.

Dans son livre Les adolescents difficiles, J.-P. Chartier nous raconte l’histoire d’une relation de ce type. Il parle de la joie qu’il a éprouvé devant la réussite qui s’annonçait, jusqu’au suicide de son patient. Le transfert avait été si massif qu’il était devenu impossible pour ce jeune de décevoir son thérapeute, incapable d’assumer sa rechute toxicomaniaque, incapable d’affronter celui auquel il s’était massivement identifié, il n’avait de recours que dans la mort.

Si la relation est uniquement duelle, il n’y a d’échappatoire ni pour l’un ni pour l’autre. Il n’y a de ressource qu’en un seul.

Il se dessine derrière une telle relation une idée de toute puissance qui ne peut déboucher que sur la mort. Se laisser piéger dans une telle relation ne reviendrait-il pas à se croire le “Père tout-puissant”, de qui tout peut arriver, en qui tout s’origine ?

Aucun père ne doit se prendre pour le Père, car face à un tel père, l’autonomie n’est plus possible. Il faut pouvoir multiplier petit à petit les références, le transfert doit se faire, mais il doit être réparti sur plusieurs intervenants. Il y va de la vie du jeune et d’une certaine façon de celle de l’éducateur.

La nécessité d’une prise en charge plurielle devient dès lors évidente. Elle va supposer que tombent nos réticences à travailler avec tel ou tel corps de métier, et que, en retour, une réelle collaboration s’instaure entre tous. Le travail doit être pluridisciplinaire, pour arriver par la suite à une transdisciplinarité(81), qui, si elle peut paraître idéaliste, voire utopique, reste une bonne façon d’aborder le travail avec les psychopathes.

Qui, un jour, n’a pas vu le lien étroit qui s’établissait entre l’éducateur technique et le jeune, entre l’institutrice et le jeune, entre le directeur de l’établissement ou la maîtresse de maison et un jeune ? Il faudrait, sous prétexte de respecter la séparation des rôles, se priver de ce que peuvent induire ces accroches, bien souvent inespérées dans le cas des psychopathes ?

Il nous faut donner « priorité à la relation la plus utilisable, la plus dynamisable, à un moment donné de l’histoire de la prise en charge. Celui qui a le meilleur contact, quel que soit son statut, assure le déplacement, la visite, etc. »(82) Les moyens sont utilisés indifféremment par tous.

Dans le même temps, la transdisciplinarité implique une discipline de travail rigoureuse. Les différents intervenants se doivent de rester chacun dans le champ d’intervention de sa discipline, l’éducateur n’interprète pas les rêves et le psychiatre ou le psychologue ne réagit pas sur les projets présents ou à venir du jeune.

Comment pourrions-nous imaginer qu’un tel travail aboutisse en quelques semaines ? Il faut avoir du temps pour avancer avec ces jeunes, il faut avoir du temps pour qu’ils puissent construire quelque chose qui ne s’évapore pas à la première séparation.

Laisser du temps au temps

Laisser du temps au temps. Dans ses exemples, J.-P. Chartier parle de dix ans de prise en charge. Il parle des longues années passées à vivre en équipe des échecs, des tâtonnements, des réussites, pour arriver à élaborer un outil présentant quelque intérêt.

Il paraîtrait dérisoire d’imaginer des prises en charge de courte durée pour permettre à de jeunes psychopathes d’évoluer. Lorsque Freud parle d’analyse, il pense sur du très long terme. Plus la personne dont nous avons la charge est blessée, plus le travail à accomplir avec elle sera long, délicat.

Si je reprends l’exemple de Daniel, il me semble évident aujourd’hui que nous avons péché par manque de persévérance. La réussite semblait aller de soi. Daniel avait tellement progressé que nous avons cru possible qu’il puisse, si le besoin s’en faisait sentir, demander de l’aide. Nous avons cru que quelque mois de prise en charge avaient suffi.

Je pense à Franck, dont je n’ai pas parlé ici, qui, après quelques semaines en famille d’accueil, s’est retrouvé en appartement. Sa famille d’accueil pensait qu’il était nécessaire de prolonger son séjour. Les progrès constatés ont encouragé les éducateurs à lui donner trop tôt son autonomie. Il ne faudra à Franck que 15 jours pour se retrouver en prison.

Prendre son temps, ne pas avoir peur d’en perdre, jouer avec le temps pour permettre à celui que l’on appelle “l’incasable” de se ré-approprier son histoire. Il faut du temps pour s’apprivoiser, il faut créer des rites, avoir des repères, tout cela ne vient pas du jour au lendemain.

Il faut laisser du temps au temps !

 
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Conclusion

Mon propos était de réfléchir sur la relation d’aide avec les psychopathes, de poser la question du bien fondé d’un travail avec eux, de la possibilité d’une telle rencontre et des modalités de mise en œuvre de cette rencontre.

Nous avons vu tout au long de ce parcours combien l’histoire du psychopathe est compliquée, liée au contexte social actuel, dans lequel la famille(83), appauvrie dans ses fondements, n’apporte plus les repères nécessaires au jeune qui vit en son sein.

La disparition du père, la disparition de ce qui fondait la loi. Une justice qui, de plus en plus, voit son rôle limité à la recherche de l’assurance qui dédommagera les victimes(84). Dans une société où seul l’égoïsme sert de moteur et de liant(85), il n’est pas étonnant que se multiplient ces “incasables”, “Chevaliers de Thanatos” à la recherche de limites, à la recherche d’un lieu où exister.

Ils n’ont jamais été appelés par leur nom, aucun père ne les a jamais nommés pour les inscrire dans une filiation.

Ils n’ont pas appris que la différence fonde la personne.

Aucun dieu ne les a jamais appelés, pour leur dire comme à Abraham : « Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir »(86). Ils n’ont pas eu cette chance de vivre ce sacrifice, cette séparation imposée par un autre et qui permet de vivre à son compte.

Dans ce monde régi par le bon plaisir de chacun, comment donner une place à ces “délinquants dyssociaux” qui montrent du doigt, avec mépris, les failles béantes de notre société.

Malgré tout, malgré nous et malgré eux, une rencontre semble possible. D’autres s’y sont attelés, avec plus ou moins de succès. Mais, dans tous les cas, il semblerait que ce soit en opposition presque totale avec les grands principes d’un libéralisme ambiant.

Là où l’on préconise la prudence et l’économie dans la relation, le travail avec les psychopathes exige des prises de risques, des implications personnelles et une innovation constante. À notre époque, le travail avec les psychopathes prend la capacité de s’adapter. Il nous faut être sans cesse sur la brèche, prêt à changer nos habitudes. Prêt à nous remettre en cause.

Alors que l’individualisme est de mise partout, y compris dans le social, la rencontre avec les psychopathes exige un travail où les prérogatives de chacun ne seront pas toujours respectées, où, pour espérer voir un jour poindre un espoir de réussite, il faudra travailler communautairement, en oubliant parfois de compter.

La relation d’aide avec les psychopathes est un travail dur, déstabilisant, long, mais il n’est pas impossible. Les résultats, même partiels, que nous avons obtenus avec un garçon comme Daniel nous montrent que l’espoir existe. La réponse à leur proposer semble être toujours en décalage avec ce qui, dans une époque donnée, est la norme.

À nous de trouver comment être suffisamment décalés par rapport à la société, pour être simultanément des personnes offrant un intérêt certain pour ces jeunes et un passage de l’un à l’autre crédible, et pour l’un et pour l’autre.

Relation d’aide/Relation d’amour ?

Le psychopathe ne pousse-t-il pas les limites jusqu’à exiger de nous que nous acceptions l’idée de travailler pour quelque chose de plus qu’un salaire ? L’idée d’altruisme a quelque chose de dérangeant, de gênant dans notre métier, pourtant, cette idée renvoie à une attitude concrète, qui consiste, en dépassant les peurs et les normes, à privilégier autrui. L’altruisme serait un mouvement vers l’autre qui exclurait l’idée de possession. Ce que nous venons de voir dans la relation d’aide avec un psychopathe se rapproche beaucoup de cette notion d’altruisme. Peut-être avons-nous à épurer la notion d’amour de ce qu’elle a pu avoir de possessif, pour se rapprocher d’une notion d’amour prenant l’Autre en compte dans ce qu’il nous dérange, et nous force, pour le rejoindre, à changer nos habitudes.

Alors, lorsque nous aurons accepté « d’insuffler de l’énergie libidinale à ces astres à demi morts d’avoir voulu devenir des étoiles », lorsqu’enfin l’errance aura pris fin, que la violence se sera apaisée, peut-être qu’un jour ils pourront dire comme Rimbaud concluant Une saison en enfer :

« Je puis dire que la victoire m’est acquise... Et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. »

Gilles Massardier

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Bibliographie

 
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Notes

(1) Errance et solitude : la rencontre, M. Bonal et M. Desbarats, In Errance (Entre dérives et ancrages...), sous la direction de Joyce Aïn, p. 167, Érès, 1996.
(2) Les adolescents difficiles (Psychanalyse et éducation spécialisée), Jean-Pierre Chartier, Dunod, Toulouse, 1991, p. 68.
(3) Le dieu de la mort. Il vit aux Enfers, avec Hypnos, dieu du sommeil.
(4) Dans la mythologie, Hypnos et Thanatos envoient depuis les Enfers les rêves aux humains. Suivant que ces rêves passent par la Porte de Corne ou la Porte d’Ivoire, il sont véridiques ou mensongers. Un rêve mensonger, ne serait-ce pas un rêve qui se donnerait comme réalité ?
(5) Tout au long de ce travail, il va être question des “incasables”. Lorsque Jean-Pierre Chartier a utilisé ce mot, il a ressenti la nécessité de faire certaines précisions quant à son emploi. Je voudrais moi aussi souligner ce que ce mot peut avoir de réducteur, si nous n’y prenons pas garde. Il ne s’agit pas de dire qu’il existerait une case pour chacun, à la façon des « Petites boîtes très étroites... » de Graeme Allwright, mais cette expression traduit plus l’angoisse du travailleur social face à son impuissance devant ce type de situation : « Où vais-je bien pouvoir caser celui-là ? ». Jean-Pierre Chartier dit que ce mot « traduit le désarroi de l’éducateur ou de l’assistante sociale devant un certain nombre de situations limites. Il renvoie aussi à toute une série d’appellations plus anciennes : les insoumis, les irrécupérables, les inamendables, les vicieux, les dévoyés. » Cette locution est employée dans Les Incasables : Alibis ou défi, Le Journal des Psychologues, N° hors série, Jean-Pierre Chartier, 1998.
(6) In Les Incasables : Alibis ou défi, article d’Hubert Flavigny, Le Journal des Psychologues, N° hors série, Jean-Pierre Chartier, 1998.
(7) Les adolescents difficiles (Psychanalyse et éducation spécialisée), Jean-Pierre Chartier, Dunod, Toulouse, 1991, p. 19.
(8) Idem.
(9) J’ai rencontré indifféremment les termes de “criminalité” et de “délinquance” tout au long des articles qui ont servi pour ce travail. Cependant, le terme “criminalité” fait plus référence à l’acte situé dans une époque et un groupe donné, le terme de “délinquance” renvoyant plus à la personne et à l’acte social (Cf. Larousse). J’emploierai indifféremment (comme synonymes) les termes de “délinquance” et de “criminalité” pendant cette première partie.
(10) Criminaliste et homme politique italien (1856-1929), fondateur de la criminologie moderne.
(11) In Encyclopedia Universalis : Sociologie de la délinquance.
(12) Anomie : « l’état de désorganisation, de déstructuration d’un groupe, d’une société, dû à la disparition partielle ou totale des normes et des valeurs communes à ses membres ».
(13) C. R. Jeffery, in Théorie comparée du crime et du comportement criminel, Journal of Criminal Law, Criminal and Police Science, XLIX, 6, 1959.
(14) C’est-à-dire que la société espère pouvoir d’une part guérir le délinquant et d’autre part le réintégrer de façon efficace et productive en son sein.
(15) Dans ce cadre-là, la disparition progressive des grandes utopies, tant religieuses que politiques, au profit d’une idéologie unique (capitaliste), précipite l’émergence d’une multitude de sous-cultures. Ce qui favorise l’impression que l’idéologie restante fonctionne selon un mode totalitaire et provoque une réaction de rejet de la part des sous-cultures qui se sentent toujours plus menacées.
(16) In Mort de la Famille, Éditions du Seuil, 1971, Paris.
(17) In Encyclopedia Universalis : Médiation familiale.
(18) In Encyclopedia Universalis : Enfance : la socialisation.
(19) Courant de la psychologie scientifique qui s’assigne le comportement comme objet d’étude et l’observation comme méthode, et qui exclut de son champ, comme invérifiables par nature, les données de l’introspection (Référence : Larousse).
(20) Voir les trois paradigmes de la délinquance.
(21) J’emploie ici le terme de “gardien” dans un sens large, plus préventif que répressif. Le gardien peut tour à tour désigner les parents, mais aussi les éducateurs, les pédagogues, les représentants de la loi.
(22) Les aînés perdent l’estime des jeunes, J.-L. Einaudi, Lien Social, N° 341, 22 février 1996.
(23) Le Budget de l’Aide Sociale, Conseil Général de la Loire, Direction de la Protection Sociale, 1997.
(24) Environ 300 articles sur la délinquance juvénile dans le journal Le Monde pour l’année 96/97.
(25) Une saison en enfer, Arthur Rimbaud, in Poésies complètes, Livre de Poche, Paris, 1963.
(26) Idem.
(27) Les enfants sans liens, B. Cyrulnik, in Errances : entre dérives et ancrages, Érès, Ramonville, 1996.
(28) Déprivation et délinquance, D. W. Winnicott, Payot, Paris, 1994.
(29) Idem, p. 137.
(30) Idem, p. 150.
(31) Idem, p. 140.
(32) Idem.
(33) Idem, p. 152.
(34) Idem, p. 156.
(35) Idem, p. 157.
(36) In Les transformations de la psychopathie, p. 1, Gilbert Diatkine, Paris, 1983.
(37) Idem.
(38) Idem, p. 51.
(39) Idem, p. 84.
(40) Déprivation et délinquance, p. 138, D. W. Winnicott, Payot, Paris, 1994.
(41) Il est cependant important de noter que l’on peut, depuis déjà quelque temps, s’apercevoir que des milieux sociaux jusque là peu ou pas représentés dans les institutions commencent à générer eux aussi de jeunes délinquants. Cela peut laisser supposer que l’absence d’avenir marque toutes les couches de la population. Plus personne (ou presque) n’est protégé face à une société telle que la nôtre.
(42) Les Circassiens sont des gens du voyage. Ils font du cirque. Ils ont des petits cirques familiaux, tournant de village en village, ils mènent une vie dure. Ils ont un sens de l’accueil fort développé, fortement ancré dans leur tradition.
(43) Daniel a renoué des contacts avec sa mère depuis quelques années. Celle-ci vit en concubinage. Ils vivent une précarité profonde, alcoolisme, violence, délinquance (Daniel sera frappé plusieurs fois, il y aura même une hospitalisation). Ce milieu a sur Daniel une influence négative, il se construit de lui une image dégradée et dégradante sous le regard absent de sa mère.
(44) Je parle ici en terme de généralité. Mais il ne me semble pas impossible que les discours révolutionnaires pour certains, les discours religieux pour d’autres, ne cachent en réalité qu’une volonté, mal assumée, d’accéder eux aussi à la consommation. Celle-ci étant inaccessible pour eux, “l’envie” les pousse à détruire ce à quoi ils ne peuvent accéder.
(45) In L’identité de l’éducateur spécialisé, Paul Fustier, col. Psychothèque, n° 17, Éditions Universitaires, Paris, 1972.
(46) In De l’éducation spécialisée, Maurice Capul, Michel Lemay, Érès, 1996, p. 115.
(47) Idem.
(48) Idem, p. 117.
(49) Idem, p. 118.
(50) Idem, p. 119.
(51) Idem, p. 120.
(52) Livre de la Genèse, Ch. 1 et 2.
(53) La théorie religieuse/magique du don a été remise en cause par Marshall Sahlins, qui démontre que le terme de Hau est plus proche de celui de fertilité, il a une connotation économique, plus qu’une signification religieuse. Ne pas rendre reviendrait à rompre une relation économique fructueuse. Cela ne diminue en rien la portée psychologique de la relation créée au travers du Don. L’explication de Mauss garde une profonde signification symbolique et mythologique.
(54) Les corridors du quotidien, Paul Fustier, Collection L’autre et la différence, PUL, p. 100.
(55) Idem.
(56) Idem, p. 116.
(57) Déprivation et délinquance, D. W. Winnicott, Payot, Paris, 1994, p. 141.
(58) Les corridors du quotidien, P. Fustier, Collection L’autre et la différence, PUL, p. 114.
(59) Voir le don comme fondateur de l’échange.
(60) La Mythologie, Édith Hamilton, Marabout Histoire, Verviers, 1978, p. 353.
(61) Déprivation et délinquance, D. W. Winnicott, Payot, Paris, 1994, p. 141.
(62) In Denis Vasse, Un parmi d’autres, p. 63, Col. Le champ freudien, Le Seuil, Paris, 1978.
(63) Idem, Ch. II, Le tranchant de la Parole.
(64) En inscrivant la royauté dans une filiation, le régime royaliste a compris que pour être légitime, un pouvoir ne pouvait pas s’originer en lui-même. Dire que Dieu est à la source de ce pouvoir donne à cette filiation une double légitimité : « Je ne m’octroie pas le pouvoir, c’est un Autre qui me le confie. » Cette légitimité est la même dans une démocratie, le peuple prend la place de Dieu, l’élu puise lui aussi sa légitimité ailleurs qu’en lui-même.
(65) In 1 Rois 3, 16-28 , Bible de Jérusalem.
(66) Denis Vasse, Un parmi d’autres, p. 63, Col. Le champ freudien, Le Seuil, Paris, 1978.
(67) Les adolescent difficiles, Jean-Pierre Chartier, Dunod, Toulouse, 1991, p. 143.
(68) Idem, p. 144.
(69) Idem.
(70) Idem, p. 156. Extrait de La technique psychanalytique de S. Freud.
(71) Idem, p. 164, extrait de Jeunesse à l’abandon, A. Aichhorn.
(72) Idem.
(73) Idem, p. 175.
(74) Idem, p. 176.
(75) Éléments historiques, idéologiques, pédagogiques fondant les valeurs de l’existence d’un lieu de vie – lieu d’accueil, et en définissant l’éthique, p. 208, Conférence de Marie-Paule Glachant, Entretiens de St-Etienne, 1994. In Les actes 1994, Sauvegarde de l’enfance et de l’Adolescence, AFORE.
(76) Les adolescent difficiles, Jean-Pierre Chartier, Dunod, Toulouse, 1991, p. 165.
(77) L’éducateur ne peut travailler correctement que si tous les risques pris sont longuement réfléchis, un peu à la manière d’un cascadeur. L’inverse serait simplement irresponsable et assassin. Pourtant, malgré les précautions, le risque zéro n’existe pas. C’est ce prix-là qui fera, je crois, la différence.
(78) Les adolescent difficiles, Jean-Pierre Chartier, Dunod, Toulouse, 1991, p. 165.
(79) Idem.
(80) Idem, p. 166.
(81) Idem, p. 216 et suivantes.
(82) Idem, p. 218.
(83) Je n’ai pas parlé du travail avec la famille. Ce travail, avec les familles de psychopathes, est un travail particulier, où il semblerait plus intéressant de travailler séparément, avec des intervenants différents, afin d’aider à la séparation pour mieux les réunir plus tard.
(84) Les juges n’ont pas le choix, ils sont pris dans un système qui réclame avant tout la réparation financière des dommages subis. Même si dans l’absolu, la loi continue d’être rappelée, il semblerait que cette nouvelle politique contribue d’une façon ou d’une autre à diminuer l’impact de loi sur le délinquant. De quel droit la victime se plaindrait puisque l’assurance lui verse de l’argent !
(85) La société de type capitaliste encourage l’égoïsme comme moteur social : le boulanger fait du pain pour devenir riche, pas pour nourrir les gens. La notion d’altruisme n’a plus cours, seul le profit motivera les actions des uns et des autres.
(86) In Genèse 12,1, La Bible TOB, Paris, 1988.

 
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