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Peau de coquelicot
Histoire... d’école

 

 
Un texte de Francis Mignardot
 


Ce texte a été publié initialement sur le blog de Francis Mignardot, En balade, né au vent. Vous y trouverez d’autres histoires d’école, et bien d’autres choses...

 

– Mais que fait-il ?

Les têtes se lèvent une à une du livre de lecture ou du cahier du jour. L’étonnement de cet instant suspendu passe de table en table, cherchant sa raison. Nassera la première avait senti que quelque chose se passait dans son dos. Arnaud regarde Nassera qui regarde le maître. Jimmy se tourne vers le bureau vide puis croise et suit le regard d’Arnaud jusqu’au maître.

Ce n’est pas dans son habitude de se déplacer dans la salle de classe pendant la lecture. Le moment quotidien est si important qu’aucune attention n’a le droit de se disperser, chacun le sait bien. Mais, ce jour-là, le maître se lève du bureau, doucement prend un tabouret, vient s’asseoir sans bruit, sans mot, devant la table de Peau de Coquelicot.

À la rentrée scolaire, maman donne la main jusqu’au portail de l’école. Après le bisou et la douce caresse des doigts sur les deux joues, Peau de coquelicot jette un dernier regard, puis s’aventure dans la cour de récréation. À tout petits pas, cherchant à droite à gauche, ignorant Jimmy et son signe brusque, sursautant à peine au passage d’un ballon, la fillette trouve la main d’une copine. Alors seulement Peau de coquelicot tourne la tête vers le portail. Maman rassurée fait un signe de la main, la fillette répond d’un geste rapide presque empressé. Copine est bien là. Maman pourrait reprendre le chemin de la maison mais reste encore un peu, regardant les fillettes dans la cour.

Doucement le maître s’assoit en face de l’enfant sur le tabouret. Son regard cherche celui de Peau de coquelicot qui s’enfuit de tous côtés. Les jambes se croisent et se décroisent, bousculant le cartable, le maître regarde le livre, l’enfant regarde le livre. Bras et mains s’agitent, la trousse tombe, le maître glisse la trousse sous le livre, l’enfant regarde le livre. Le maître regarde l’enfant, l’enfant regarde le maître. Doucement, le maître pose ses mains sur celles de l’enfant, de part et d’autre du livre. L’enfant regarde les mains du maître.

Peau de coquelicot, l’école approchant, tire de plus en plus fort maman qui peine. Maman peine à retenir la fillette jusqu’au portail. L’enfant file dans la cour sans un regard sur maman, s’arrête au milieu, cherche, puis se jette en sautillant de joie vers Copine. Peau de coquelicot sait bien qu’il faut encore regarder une dernière fois vers le portail. Maman a de la peine, maman est heureuse.

Sur le tabouret en face de Peau de coquelicot, le maître regarde le livre. L’enfant regarde les mains du maître. Les mains de l’enfant se crispent et s’agitent sous celles du maître. Les mains du maître pèsent sur celles de l’enfant. Les mains de l’enfant lentement s’apaisent. L’enfant regarde le maître, le maître regarde le livre, l’enfant regarde le livre.

Le maître dit « Arnaud, continue ».

Maman accompagne encore. Peau de coquelicot et Copine sautillent et parlent et rient, et parlent et rient jusqu’au portail. L’enfant se jette au cou de sa maman, tire le cartable qu’elle porte comme pour retenir encore un peu sa fille. Peau de coquelicot se précipite dans la cour vers d’autres copines. Copine aussi embrasse maman, comme pour la consoler, puis file vers le groupe impatient, parlent et rient, parlent et rient...

Sur le tabouret en face de Peau de coquelicot, le maître regarde le livre. L’enfant regarde le livre, l’enfant regarde le maître, l’enfant perd le mot. « Jimmy, à toi ». La main du maître se soulève de celle de l’enfant et son doigt vient pointer le mot. L’enfant regarde le doigt, l’enfant regarde le mot, la main du maître pèse à nouveau sur celle de l’enfant qui s’agite. La main s’apaise, l’enfant suit les mots qui passent.

Le maître regarde le livre. « Peau de coquelicot, à toi ».

Maman donne le cartable au dernier virage sur le trottoir. Confiante, elle surveille satisfaite les fillettes sautillant vers l’école dans la ligne droite.

Sur le tabouret en face de Peau de coquelicot, le maître regarde le livre. Chaque jour, il en va ainsi des mains du maître, petit à petit s’allégeant de celles de la fillette, jusqu’à n’être plus qu’au-dessus, à quelques millimètres. « Peau de coquelicot, à toi ».

Un beau jour, les mains de l’enfant sont là qui attendent de part et d’autre du livre. Celles du maître restent dans son dos. L’enfant cherche les mains du maître, le maître regarde le livre, l’enfant regarde ses mains, l’enfant regarde le livre, « Peau de coquelicot, à toi ».

– Nan, mais laissez-moi ! crie-t-elle de sa petite voix suraigüe toujours enrouée. À l’arrivée à l’école, puis à chaque récréation de la journée, Peau de coquelicot ouvre la mallette qu’elle apporte avec son cartable. La fillette choisit le petit cheval bleu clair à la crinière rose, ou le jaune à la crinière verte. La fillette choisit la copine à qui elle prête le jouet. Toutes peignent inlassablement les crinières en parlant en riant, en parlant en riant. « Nan, mais laissez-moi ! » crie-t-elle à Jimmy et à son ballon.

L’enfant regarde le maître qui repart à son bureau après avoir installé la trousse, regardé le livre et pointé le mot. Le maître regarde l’enfant, les mains sont là sages, l’enfant regarde le livre : « à toi, Peau de coquelicot ».

 

« Peau de coquelicot », il la surnomme ainsi bien des années plus tard,

– parce que chaque jour est un jour à éclore à nouveau à l’école,

– parce que le pétale de coquelicot a toujours l’air de se réveiller, étonné d’être là, encore fripé,

– parce que de minuscules filaments de vie fragile coulent rouge sang, marbrant joliment ses joues nacrées,

– parce que le coquelicot se dresse là, si frêle et lumineux, au fossé, fauché, au milieu de nos vies, de nos champs de blé.

« Peau de coquelicot », il la surnomme ainsi mais personne ne le sait.

« Peau de coquelicot », il la surnomme ainsi...

... et c’est bien plus joli que « Cri du chat ».

Francis Mignardot
08 février 2014

 
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Dernière révision : mercredi 30 avril 2014 – 14:15:00
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