Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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Des mythes soignants lorsque ce “qu’on-porte-ment”


ou comment la lecture quotidienne des tragédies grecques participe à ce que les élèves accueillis dans les ITEP subliment leurs propres « tragédies » et se rebranchent progressi­vement sur l’école.

 

Un texte de Sylvain Pineda
Enseignant spécialisé


Origine du texte  Ce texte a servi de base à une intervention dans le cadre d’une journée organisée par la Maison Départementale des Adolescents de Vendée à l’invitation du Dr Royer sur le thème Scolarité en souffrance, comment y répondre ?, le 27 mai 2010. Il a ensuite servi de support lors de journées organisées par l’IUFM des Pays de la Loire sur le thème Littérature, médiations, Handicap, en février 2011.
Format PDF  Ce texte est également disponible au format PDF dans la mise en page originale de son auteur, avec illustrations.

 

Présentation succincte de l’ITEP de l’Alouette et des élèves / enfants et adolescents qui y sont accueillis

1. L’ITEP de l’Alouette et la population accueillie 

L’ITEP de l’Alouette, Institut Thérapeutique Educatif et pédagogique, se situe au 9 avenue Jean Etoubleau, à La Roche-sur-Yon (85). L’établissement bénéficie actuellement d’un agrément(1) pour 40 jeunes en internat et 10 en semi internat.

Nous accueillons une population d’enfants et d’adolescents âgés de 6 à 14 ans, « qui présentent des difficultés psychologiques dont l’expression, notamment l’intensité des troubles du comportement, perturbe gravement la socialisation et l’accès aux apprentissages »(2). Des troubles du comportement qui, par opposition à des troubles « simplement » réactionnels, ont pour caractéristique d’être importants et inscrits dans la durée.

Quand ils arrivent à l’ITEP, tous ont mis en « échec » leur entourage, les adultes et les méthodes mises en œuvre dans leur accompagnement. Ce qui permet d’insister sur un point : une orientation dans un établissement comme celui-ci ne peut être envisagée qu’en dernier recours, que lorsque toutes les autres modalités de prises en charge ont été éprouvées (RASED, CMP, CMPP,...) et qu’un maintien dans le milieu dit « ordinaire » (dans la famille et à l’école) ne s’avère plus possible, ni souhaitable. Cette remarque a son importance et l’on comprend alors qu’avec ces enfants et adolescents, il ne peut être question de « re-faire » mais qu’il s’agira plutôt d’inventer(3) / de faire autrement !(4)

 

Les modalités de prise en charge

En ce qui concerne cet autrement et donc les modalités de prise en charge, nous avons la chance d’avoir des textes officiels(5) très précis. Je m’y arrête un temps car ils ont le mérite de fixer clairement un cadre à nos pratiques (celles des professionnels des ITEP) et de les orienter. Ils m’ont été d’un grand secours et c’est en référence à ces derniers que j’ai élaboré/ construit ma pratique, celle dont je viens vous parler aujourd’hui. Ces textes nous disent en substance trois choses :

De ma position, celle du pédagogue, cela constitue une demande peu banale et également relativement déstabilisante, pourtant c’est en respectant ces préconisations à la lettre, en tenant compte de cette question du symptôme et en pensant ma pédagogie dans une perspective soignante, qu’il m’aura été possible d’exercer ma pratique et de voir mes élèves, chacun à leur façon et à leur rythme, se « rebrancher » sur l’école.

Mon propos aujourd’hui n’est pas de vous faire savoir qu’il existerait dans les ITEP une sorte de confusion des fonctions et que l’enseignant y porterait aussi la casquette du thérapeute ou de l’éducateur. Je ne viens pas non plus vous dire que dans la classe, il ne saurait être question d’apprentissages !

Il me semble qu’il doit avant tout y être question d’une dialectique entre adapter ses élèves à la réalité (puisqu’on ne reste pas à l’ITEP pour la vie) et adapter la réalité à ses élèves. Pour cette raison, un temps dans la classe, les apprentissages, « l’avoir » n’arrivent qu’en dernier lieu(9) et lorsqu’ils redeviennent réellement une question(10), il est alors grand temps que l’élève s’en aille. Ce qui prime dans ce lieu, c’est « l’être » !

 

2. Genèse et description de ma pratique pédagogique

Avant d’entrer dans le vif du sujet et de vous parler plus précisément de ma pratique, je souhaite prendre un court temps pour vous décrire ma rencontre avec ces élèves que l’on dit perturbés mais qui vous allez le voir sont également très perturbants.

A ma sortie de l’IUFM(11), un poste comme celui que j’occupe aujourd’hui m’a été proposé et j’avoue aisément avoir été très déstabilisé par les élèves qui me furent confiés. Car ces derniers se conduisaient de façon surprenante et n’avaient rien à voir avec « l’élève » dont on m’avait parlé au cours de ma formation.

Eux étaient insolents, hostiles envers l’école et les apprentissages. Ils refusaient de « m’obéir » et n’acceptaient pas « mes règles »(12). Pire encore, ils ne me faisaient pas confiance, ils n’attendaient rien de moi et ils semblaient me voir comme une espèce de « redresseur de torts ».

Je revois encore notre première rencontre et le gouffre qui s’ouvrait devant moi. Peter qui m’interpella en m’expliquant que depuis plus de huit ans, on essayait de lui apprendre à lire et que maintenant il en avait par-dessus la tête (tête qu’il se frappait de façon énergique contre une armoire) ! Frédérique qui dès le premier jour se jeta violemment sur un autre camarade en prétextant que ce dernier l’avait regardé (ce qui de mon point de vue n’était pas la réalité). Mikael qui s’empara d’une paire de ciseaux et qui découpa « frénétiquement » toutes mes préparations. Leur message, me semble-t-il, était clair : « ne vient pas nous embêter avec tes cours et tous ces trucs qu’on essaye de nous mettre dans la tête ! Procuste(13), rentre chez toi et laisse nous jouir en paix ! ».

Face à une telle hostilité, j’avoue m’être demandé, un temps, s’il était possible d’apprendre quelque chose à ces enfants. Mais il fallait bien essayer ! Très démuni, j’ai donc tenté de faire avec le peu d’outils que je possédais mais cela ne fonctionnait pas bien (certains refusaient « bruyamment » et d’autres se réfugiaient dans des pseudo-apprentissages faisant tourner en boucle ce qu’ils connaissaient déjà).

Je me sentais coupable ! Coupable de ne pas être dans la norme et de ne pas pouvoir faire comme mes pairs. Peu à peu, je me découvrais un point commun avec les enfants et adolescents qui m’étaient confiés : la question de la norme ! Le rapport à cette norme à laquelle, comme eux, j’étais aliéné et qui, dans ce cas, me posait bien des problèmes. Cet enseignant modèle que je n’arrivais pas à être et cela malgré les efforts multiples que je consentais à faire.

Tant que je me suis présenté à eux avec cette « carapace », « celle d’une espèce de maître après dieu »(14), et que je me suis efforcé/acharné à leur « resservir des plats » jugés jusque-là comme trop indigestes, j’ai récolté en retour tantôt leur indifférence, tantôt leur révolte.

La rencontre restait impossible et je ne parvenais pas à exercer ma fonction. J’étais habité par un sentiment fort désagréable : celui de ne servir à rien, de ne rien leur apprendre et de ne rien pouvoir leur apporter...

 

Prendre en compte la question du symptôme(15)

Je m’arrête ici dans cette description, dans cette tragédie ! Car pour moi c’en était une ! Cette étape m’a malgré tout semblée nécessaire, d’abord parce qu’elle m’aura permis de partager avec vous une part de mon quotidien, des doutes et des difficultés auxquels nous professionnels des ITEP sommes sans cesse confrontés(16). Ensuite parce que ce sentiment « d’impasse », qui aurait pu me mener au découragement (ce qui n’est pas forcement critiquable), a été un ressort, qu’il m’a amené à changer de lunettes, à regarder ces jeunes autrement, à interroger et prendre en compte cette notion de symptôme.

Nous l’avons vu, les textes officiels y font référence et ce n’est pas rien ! Dans la classe, l’agitation des élèves, leurs conflits incessants et leur fuite des apprentissages ne sauraient être entendus comme le fruit d’un dysfonctionnement ou d’un dérèglement, comme une forme de méchanceté ou de fainéantise (comme on l’entend parfois), mais comme l’expression d’une souffrance. Une souffrance ne pouvant se dire avec des mots mais dont les manifestations que nous observons au quotidien sont sans nul doute la signature.

Je n’en dirai guère plus sur cette question mais je souhaite, pour rendre les choses plus concrètes et vivantes, en faire l’illustration dans un domaine que je connais bien : le scolaire et l’apprendre. Il me semble qu’avant de prétendre leur apporter quoi que ce soit, nous avons fort à gagner à nous laisser enseigner par ces élèves. Et lorsque Jacques, après plusieurs mois dans la classe, prend la parole face au groupe et explique qu’il n’a jamais pu apprendre à lire car s’il avait su lire, il aurait pu être amené à lire des choses qu’il ne voulait pas, il nous dit bien des choses :

Bien sûr, l’histoire de chaque jeune est singulière mais ce que nous apprend ici Jacques me semble-être une difficulté récurrente et partagée par la majorité des élèves accueillis dans les ITEP. Cela parle me semble-t-il d’une insécurité profonde, de ce difficile retour sur soi pourtant nécessaire dans toute situation d’apprentissage, de ce voyage intérieur vécu comme « dangereux » car susceptible de réactiver des angoisses profondes(17). Un voyage menaçant l’équilibre des repères, des représentations et contre lequel ces jeunes s’organisent psychiquement.

Comme Jacques, mais pour des raisons à chaque fois singulières, ils développent en retour des défenses(18) qui, nous le comprenons bien, sont « vitales », mais également très coûteuses car les maintenant dans un état d’indigence symbolique(19) (pour reprendre l’expression de C. Herfray).

Pris sous cet angle, on comprend alors en quoi l’acharnement pédagogique, les réponses purement techniciennes sont au mieux sans effet et au pire susceptibles d’aggraver le tableau.

 

Mettre en œuvre une pédagogie soignante

C’est en tout cas pour ces raisons que j’ai été amené à penser mon action et la classe de l’ITEP autrement. Une intuition encouragée par une petite scène s’étant déroulée au cours de ma deuxième année d’exercice et qui allait m’encourager à persévérer sur cette voix :

« Ce matin là, Pascal, sentant l’angoisse monter et la crise guetter, me demande de pouvoir aller s’isoler dans la petite salle de jeu jouxtant la classe. Accompagné d’Adeline (l’aide éducatrice), il s’y installe et entreprend de compléter la ville imaginaire créée par l’ensemble du groupe d’élèves. Chacun y a sa maison mais on y retrouve aussi : une piscine, une plage, un hôtel, un ITEP, un terrain de cross et un commissariat. Pascal ajoute ce matin là un lieu surprenant : l’hôpital pédagogique ».

Est-ce un hôpital, une école ? Difficile de répondre ! C’est en tout cas un lieu où l’on prend soin de l’autre et où, me semble-t-il, on s’efforce d’entendre, d’accueillir sa souffrance... et de « l’aider »(20) à en faire « quelque chose ». Un lieu où l’on accepte, un temps, qu’il y a beaucoup de choses à apprendre avant d’apprendre ! Ceci constitue, à mes yeux, un pas de côté nécessaire pour espérer voir un jour ces enfants être « autrement au monde » et cesser, pour paraphraser les mots du pédopsychiatre Philippe Jeammet, de saboter leurs potentialités.

Dans cette perspective, et pour répondre à leur grand besoin de symbolisation, il m’est apparu qu’il serait intéressant par l’intermédiaire du scolaire de mettre à leur disposition tout un matériel leur permettant de lier des représentations à leur anxiété. Sur ce point, j’avoue avoir été bien aidé par les travaux de Serge Boimare(21) et je reconnais que ma rencontre avec cet auteur fut très heureuse.

C’est ainsi que j’ai commencé à lire à mes élèves des épisodes mythiques. Et les « résultats » ne se sont pas fait attendre : ces histoires semblaient dignes de leur intérêt ! Ensemble, nous parcourions ainsi chaque jour un épisode de la mythologie et ensemble, nous débattions, échangions,... mettions en question les agissements de tel ou tel dieu, les conséquences de leurs actes sur leur entourage, leur descendance et sur un univers en cours de création. Progressivement les mythes grecs sont devenus la clef de voûte de ma pratique, une médiation employée quotidiennement me permettant modestement de construire des apprentissages.

Chaque temps de classe débute ainsi par la lecture d’un épisode mythique. Episode que je choisis d’interrompre à un moment « charnière »(22) et qui donne lieu à des échanges, des propositions concernant le dénouement de l’histoire. Chaque élève est alors invité à produire de façon individuelle un dessin et un texte dans lequel il imagine « ce qu’il pourrait se passer »(23). S’en suivent des apprentissages plus scolaires (apprentissage de la lecture, écriture, calculs,...) mais faisant tous référence à l’épisode lu en classe.

Souvent très en difficulté lorsqu’il s’agit d’exprimer leurs émotions, de mettre des mots sur ce qui les anime et/ou les agite, il est surprenant d’observer combien ces histoires les captivent et les « inspirent »(24). Plus encore, de constater qu’avec le temps, la fréquentation de ces mythes et la référence à ces histoires dans leurs apprentissages participent à ce qu’ils soient « autrement au monde », plus en paix avec l’école et avec ceux qui les entourent.

Dans l’Antiquité gréco-romaine une première classification « des maladies du corps à expression mentale »(25) fut élaborée et les auteurs de l’époque préconisaient pour ces affections : le dialogue, la lecture et le théâtre. Les grecs prêtaient donc à la culture des vertus et une « efficacité » thérapeutiques. En choisissant d’utiliser les mythes grecs comme médiation, je n’invente donc pas le feu et je prends acte d’un constat fait il y a déjà bien longtemps. Et il me semble alors que tout cela revient « à prendre soin de l’enfant en favorisant l’émergence de mots et de questions qu’il n’a jamais pu formuler, mais dont il ne cesse d’être habité »(26). Des questions « brûlantes » dont les manifestations que nous observons au quotidien sont sans nul doute la signature(27) et qui, sans introduire cette distance, ne pourraient être abordées, rendues pensables et, pour le coup, plus supportables.

À ce stade de mon exposé, je souhaite prendre un temps pour illustrer mes dires et les effets de la fréquentation de ces mythes, par trois courtes vignettes, trois portraits d’élèves.

 

3. Éloge de « l’efficacité symbolique » (vignettes cliniques)

Franck et le rangement...

Franck a 11 ans et, dès nos premières lectures, il se montre très intéressé par les mythes. C’est un enfant qui manifeste un imaginaire très riche mais de ses premières productions et prises de parole, il ressort un grand « désordre ».

Franck, pendant l’année où il fréquente la classe, semble se saisir des histoires pour trier, organiser le monde ; dans ses dessins notamment, il range : les hommes et les femmes, les vivants et les morts, les dieux et les hommes,... Je constate qu’avec le temps, à mesure qu’il ordonne, ses textes, son discours, sa pensée s’organisent eux aussi. Et, sans surprise, tout cela a des conséquences sur ses apprentissages !

Nous touchons là à une des caractéristiques essentielles du mythe qui ne se contente pas de décrire le réel mais qui l’organise. Sous la forme d’un récit où tout se tient, il lui donne sens et « harmonie ».

En miroir, tout cela(28) semble avoir permis à Franck de mettre de l’ordre dans son monde intérieur, d’organiser « autrement » son rapport au monde. Et avec du recul, il me semble que la fréquentation de ces histoires semblent avoir beaucoup participé à ses progrès scolaires, avoir grandement contribué à son départ de la classe et à son retour dans le milieu ordinaire.

 

Alain ou quand la pensée mythique supplante les discours scientifiques et les réponses technicistes...

Alain a 11 ans et, dès nos premières lectures, je pointe une difficulté, un « impossible » : il semble dans l’incapacité de produire des textes d’anticipation, de se projeter dans l’histoire et il se cantonne à de simples évocations.

Quand je le lui fais remarquer et l’encourage à essayer, il me répond (je me souviens l’avoir noté sur un coin de papier) : « ce qu’il y a avant, ce qu’il y a après, je m’en fous... je ne veux pas savoir ! ». Cette difficulté, je la retrouve dans le domaine des mathématiques et rien ne le fait plus bouillir que de devoir rechercher le nombre juste avant ou celui juste après.

Au hasard de nos lectures, Franck se captive pour le mythe de Déméter et Perséphone, mythe qui illustre et nous donne le pourquoi du temps qui passe, de la succession des saisons. Quand l’histoire se termine, je vois le visage de Franck s’illuminer. Il dit, les yeux brillants : « mais c’est pour ça alors ! ». Ce qu’aucun discours rationnel, aucune réponse technicienne, n’avaient pu faire, il semble que cette histoire l’a permis. Et par la suite, l’impossible décrit plus avant tend à disparaître. Franck se met à écrire des suites possibles de l’histoire et semble plus en paix avec ses exercices mathématiques.

Il est difficile de répondre précisément de ce qui s’est joué pour lui au travers de ce mythe mais cela semble aller dans le sens de la thèse de Claude Lévi-Strauss. Cet auteur nous dit en substance et de façon très résumée, dans un texte intitulé l’efficacité symbolique(29), que la science et ses discours ne sont pas en capacité de répondre en totalité à certaines de nos souffrances (qu’elles soient organiques ou psychologiques) ; que la science et ses discours ne font que la moitié du chemin et que l’autre moitié s’appelle la « poésie ». Et par conséquent, que le mythe, la pensée mythique et « bricoleuse », en offrant un visage à la douleur, en rendant pensable l’impensable, supportable l’insupportable, sont susceptibles d’induire des changements chez celui ou ceux qui les reçoivent.

 

David et la question de la succession...

Je serai ici très court car il me faudrait bien plus de temps pour partager avec vous la richesse de cette situation que je tiens malgré tout à évoquer.

David a également 11 ans et, depuis longtemps, il bloque dans ses apprentissages et notamment dans celui de la lecture.

C’est dans l’après coup que je fis cette découverte et que je compris que David avait attaché au cours de nos lectures une attention toute particulière au mythe de Cronos. Cronos qui, comme vous le savez, fut comme tous les pères confronté à la douloureuse question de sa succession et qui y répondit d’une façon toute particulière en ingérant un à un ses enfants.

Cet intérêt, je vais le découvrir par hasard quelques mois plus tard quand David, alors que nous réalisions un simple exercice mathématique, s’adressa à moi en disant : « Mais toi, tu es comme Cronos, tu as peur que je prenne ta place ! ».

Il dépensera par la suite une certaine énergie pour faire venir son père dans la classe. Lors de sa visite, ce dernier me fait part de ses grosses difficultés de lecture et d’écriture, de la honte qu’il éprouve lorsqu’il doit se rendre dans une administration. Pendant ce temps, sans que je m’en aperçoive, David ouvre son classeur rouge et sort le texte qu’il m’avait dicté sur le mythe de Cronos. Il le met sous les yeux de son père qui, installé face à moi, se met à lire. Je l’écoute et lui fait savoir qu’il n’a pas à avoir honte, qu’il n’est pas si mauvais lecteur.

David observe la scène et, de cette rencontre, il découle un regain d’intérêt pour la lecture et des progrès conséquents. Il paraît maintenant pouvoir s’autoriser cet apprentissage.

Il me semble que, pour David, la fréquentation des mythes aura permis de rendre pensable, de faire émerger une question et une inquiétude qui jusque-là étaient à l’origine de son « empêchement » : puis-je m’autoriser à dépasser mon père ?

Nous touchons ici à une autre caractéristique des mythes qui témoignent des désirs, des craintes et problèmes auxquels, depuis la nuit des temps, les humains sont confrontés et avec lesquels ils ont « à faire ». En décrivant les affres, tourments et conflits des dieux mythiques, ils offrent un « visage » à certains de nos désirs, à certaines de nos peurs et de nos préoccupations. Pour paraphraser Bettelheim, les mythes permettent à mes élèves deux choses :

Ils constituent un réservoir de symboles et de représentations avec lesquels les élèves « bricolent »(31). Ainsi, en « recyclant » des matériaux contenus dans ces mythes, en prenant appui sur le « moule » de ces histoires, ils bricolent leur histoire... avec ce qui ne marche pas, avec ce qui souffre dans leur histoire.

 

Conclusion

Il me faut maintenant conclure et j’espère que les trois portraits précédents auront permis de vous faire entendre l’intérêt de ces médiations, auront permis de témoigner de ma pratique et d’un fait qui m’est cher : la fréquentation de ces histoires « ça fait quelque chose »(32) et, puisque c’est mon domaine, cela semble participer à ce que ces jeunes se rebranchent sur le scolaire.

Evidemment ces effets sont difficilement quantifiables et prévisibles à l’avance. Les choses se passent souvent à notre insu et au hasard des lectures ! Ce qui n’est pas forcement un mal : cela permet, d’un côté, à ces jeunes d’affronter certaines questions d’une façon suffisamment distante pour qu’elles ne soient pas vécues comme menaçantes et, d’un autre, à l’enseignant de rester à sa place.

Ce qui m’amène, pour terminer, à partager avec vous un épisode mythique, le mythe de Dionysos. Dionysos qui ; sur bien des points ; me semble devoir être entendu comme une figure des « enfants du désordre »(33), une figure mythique des enfants et adolescents dont je suis venu vous parler aujourd’hui. Car ; comme eux, il aura mis à très rude épreuve les adultes chargés de son éducation ; comme eux, et au grand désespoir de son entourage, l’école fut un temps le dernier de ses soucis ; comme eux, il aura dû faire bien du bruit pour voir un jour sa vérité dite et reconnue. Dans le dénouement de ce mythe, Dionysos donne aux Hommes une des plus grandes leçons qu’ils aient eu à recevoir et il leur dit en substance que la vraie folie n’est pas celle que l’on croit ! La vraie folie c’est de vouloir tout contrôler, tout maîtriser ! Bien sûr il faut faire bon accueil à la raison, mais il faut également faire une place à la surprise et à l’inattendu qui nous dérangent. Car c’est à ce prix que nous serons libres(34)...

Ce que j’ai essayé de vous faire savoir aujourd’hui, c’est qu’en laissant une place à la surprise et à l’inattendu qui nous dérangent, en ne voulant pas à tout prix les faire taire et/ou en les ignorant par des réponses uniquement techniciennes, alors « beaucoup » de choses redeviennent possibles !

Sylvain Pineda
Février 2012

 
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Notes

(1) Qui date de 2002.

(2) Décret n°2005-11 du 6 janvier 2006 paru au Journal Officiel du 8 janvier 2005 établissant les Conditions techniques d’organisation et de fonctionnement des Instituts Thérapeutiques, Educatifs et Pédagogiques.

(3) Ce qui n’est pas sans être source d’inquiétudes chez les professionnels chargés de leur accompagnement qui se trouvent inévitablement chamboulés dans leurs représentations et dans leurs pratiques.

(4) Je souhaite ici qu’il n’y ait pas d’ambiguïté avec cet autrement et pense que ces médiations n’ont d’effet (dans le domaine scolaire) que parce qu’elles sont amenées par un enseignant, dans le cadre d’une classe.

(5) Décret n° 2005-11 du 6 janvier 2006 concernant les Conditions techniques d’organisation et de fonctionnement des instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques et Circulaire interministérielle n° 2007-194 du 14 mai 2007 qui complète ce décret.

(6) Phillip C., « La notion de “troubles du comportement” et ses avatars », dans Handicap et inadaptation. Fragments d’une histoire : notions et acteurs, sous la direction de Stiker H. J., Vial M., Barral C., Alter, Paris 1997, p. 160.

(7) Des seuls psychiatres, psychologues cliniciens, psychomotricien, etc...

(8) Circulaire interministérielle n° 2007-194 du 14 mai 2007.

(9) Cf. intervention du Dr Constant, pédopsychiatre, lors de la journée d’étude de l’AIRE sur La dimension pédagogique en ITEP, Paris, 2009.

(10) Le choix des méthodes, la progression dans les apprentissages, la didactique...

(11) De ma formation d’enseignant.

(12) « M’obéir », « mes règles »..., ces tournures sont volontaires ! Car le fait d’opposer à leur désir mes désirs, de répondre à leurs passages à l’acte par d’autres passages à l’acte, de ne pas introduire de tiers et de ne pas faire appel à la Loi, est un des facteurs qui rendait la relation problématique.

(13) Dans la mythologie, Procuste est un aubergiste dont l’occupation principale est, en les couchant sur un lit qui lui sert d’étalon, de « formater » les voyageurs de passage.

(14) Dolto F., La cause des enfants, Robert Laffont, Paris, 1985, p. 401.

(15) Je ne vais pas m’y attarder car cela sera développé par la suite par un autre intervenant.

(16) Cette difficulté à pouvoir exercer nos fonctions respectives.

(17) Boimare fait référence à des craintes d’effondrement, d’abandon, de morcellement, de vide intérieur.

(18) Un mécanisme défensif que S. Boimare nomme « sacrifice de la pensée ».

(19) Dépendants de ceux qui les entourent dans un monde où l’écrit occupe une place centrale.

(20) En créant et imaginant des dispositifs permettant d’œuvrer sur cette voix, d’accueillir et entendre leurs voix !

(21) Auteur de L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, Paris, 2004.

(22) Afin d’entretenir le suspens, de susciter leur curiosité et de faire « naître » le désir d’en savoir plus.

(23) Pour beaucoup de ces enfants, le passage à l’écrit reste un moment douloureux et, un temps, leurs productions se font sous la forme d’une dictée à l’adulte (« tu es le cerveau, je suis la main... »).

(24) Les murs de la classe tapissés de leurs dessins et de leurs textes me semble en être la parfaite illustration.

(25) Besançon G., Manuel de psychopathologie, Dunod, Paris, 1993, pp. 8 à 14.

(26) Herfray C., La psychanalyse hors les murs, L’Harmattan, Paris, 2006.

(27) Car dans la classe « ça parle mal mais fort, tellement fort souvent que cela devient inaudible, insupportable et que l’on demande au médecin de guérir : de faire disparaître », de faire taire ! Cf. Oury F. et Pain J., Chronique de l’école-caserne, Maspero, 1972, p. 126.

(28) La fréquentation de ces histoires.

(29) Cf. Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.

(30) Bettelheim B., Psychanalyse des contes de fée, Laffont, 1976, p. 103.

(31) C’est ici un emprunt à Claude Levi-Strauss qui dans La pensée sauvage décrit une pensée mythique opérant par « bricolage » ; qui réutilise des matériaux préexistants pour en faire autre chose.

(32) Emprunt à Jean Oury qui nous dit, dans le cadre de sa théorisation de la psychothérapie institutionnelle, que « l’ambiance ça fait quelque chose ».

(33) Cf. dossier dirigé par Laurence Croix dans Le journal des psychologues, 2008/2.

(34) Busnel F., Mythologie grecque. Contes et Récits, Seuil, 2002.

 
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