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Explorations autour de la notion de loyauté

 

 
Un texte de Daniel Calin


Cet article a été initialement publié dans dans le n° 56 de la revue enfances & PSY, intitulé Conflits de loyauté, Éditions Érès, 11 avril 2013, pages 26 à 34. Il est désormais accessible intégralement en ligne sur le site cairn.info

 

Résumé

À partir d’une exploration de l’étymologie et de l’histoire lexicale du terme loyauté, nous dégagerons ses significations générales. Nous suivrons ensuite l’introduction, récente, de ce terme dans les sciences humaines, en particulier dans le domaine des thérapies familiales. En privilégiant ses applications dans les systèmes familiaux et dans le milieu scolaire, nous mettrons en lumière la faible pertinence des usages de ce terme dans ces domaines. Nous conclurons par une mise en garde à l’encontre d’une notion généralement valorisée, mais en réalité enracinée dans des archaïsmes relationnels et sociétaux.


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Le terme loyauté désigne davantage une notion qu’un concept, tant ses significations sont rarement travaillées. Aucun grand système philosophique ne lui accorde une place significative. Il renvoie à des modes de relations sociales qui oscillent entre féodalités et organisations mafieuses, loin de nos idéaux démocratiques. Dans nos fantasmagories, le « preux chevalier » est probablement l’archétype de l’homme loyal, même si les prétendus « hommes d’honneur » du grand banditisme ne sont jamais loin. Malgré ces connotations archaïques, voire douteuses, être loyal ou faire preuve de loyauté sont des attitudes toujours valorisées a priori, sans que ces valorisations soient le moins du monde réfléchies. Le Dictionnaire électronique des synonymes de l’université de Caen(1) lui attribue des synonymes fortement appréciatifs, comme droiture et franchise, et des antonymes abominables, perfidie et trahison en tête de liste. En première approche, le terme loyauté apparaît donc comme éthiquement chaotique : bien qu’il renvoie à des systèmes relationnels très éloignés des idéaux politiques et sociétaux contemporains, les attitudes qu’il désigne n’en sont pas moins constamment appréciées.

 

Approche étymologique : loyauté versus légalité

Étymologiquement, le mot loyauté est un substantif dérivé de l’adjectif loyal. Le Littré(2) fait dériver cet adjectif du latin legalis, « conforme à la loi », lui-même dérivé de lex, legis, « loi ». Malgré la nette différenciation de ces deux termes dans la langue française actuelle, loyal est donc un exact doublet étymologique de légal. L’adjectif loyal est présent dès la naissance de la langue française écrite. Le Trésor de la langue française(3) le note dès 1100, sous la graphie leial, devenue ensuite loial. Le Trésor de la langue française de Nicot, paru en 1606, le donne sous sa graphie actuelle, ainsi que la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, parue en 1694. Ce deuxième ouvrage, fondateur du français écrit moderne, lui attribue deux significations. La première est « qui est de la condition requise par la Loy, par l’Ordonnance », en donnant comme exemples « marchandise loyale » et « vin loyal ». Ce premier sens reste très proche de celui de son doublet étymologique, même si loyal est spécialisé dans le domaine des biens marchands. On retrouve cette première définition, avec les mêmes exemples, jusque dans le Littré. Il faut attendre la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française, actuellement toujours en cours, pour voir ce premier sens considéré comme vieilli. La seconde définition proposée par le Trésor de la langue française est : « qui est sincèrement fidèle dans sa conduite aux engagements pris, aux lois de l’honneur et de la probité ». On trouvait déjà une définition similaire dès la première édition du Dictionnaire de l’Académie française : « plein d’honneur et de probité », tout comme plus tard dans le Littré : « qui obéit aux lois de l’honneur et de la probité ».

Au plus près de ce second sens de loyal, le Trésor de la langue française définit la loyauté comme la « fidélité manifestée par la conduite aux engagements pris, au respect des règles de l’honneur et de la probité », définition similaire à celle donnée par l’édition actuelle du Dictionnaire de l’Académie française : « respect de la vérité, fidélité à la parole donnée, aux engagements pris ; droiture, honnêteté ». La première édition du Dictionnaire de l’Académie française était déjà très proche de ces définitions contemporaines : « fidélité, probité ». Bizarrement, cet ouvrage considérait ce terme comme alors vieillissant. On retrouvera cette appréciation jusqu’à sa quatrième édition, en 1762(4).

Alors que loyal a longtemps gardé un contact avec une étymologie qui renvoie à la loi, loyauté a pris très tôt son sens spécifique actuel, duquel est absent toute référence à la loi. En effet, les traits sémantiques dominants du terme loyauté ne renvoient pas au domaine de la loi mais à celui de la relation personnelle à autrui : « fidélité », « engagement », « parole donnée ». Ses autres sèmes s’organisent autour de ce registre. Le terme honneur, par exemple, renvoie à « une conduite conforme [...] à une norme sociale », cette conformité permettant de « jouir de l’estime d’autrui(5) ». La droiture est une « disposition à se conduire sans s’écarter des règles du devoir, de la morale(6) ». La probité est une « exacte régularité à remplir tous les devoirs de la vie civile(7) ». On comprend ainsi pourquoi le terme loyauté renvoie plus à la féodalité ou à la mafia qu’à nos organisations sociales actuelles. Nos sociétés sont régies essentiellement par des lois. Ces lois, non seulement sont écrites, mais sont fortement corrélées à l’invention et au développement de la langue écrite. Cet univers juridique implique une dépersonnalisation de l’organisation sociale : la loi, médiatisée par un écrit, est indépendante de toute relation personnelle. Elle circule sans son rédacteur et peut lui survivre longtemps. Elle n’appelle ni à la loyauté, ni à la fidélité, ni à l’honneur, ni même à la droiture ou à la probité. Elle n’appelle qu’à l’obéissance, à la soumission. Se soumettre à la loi n’est pas récompensé : on n’y gagne pas l’estime d’autrui, encore moins un quelconque honneur, seulement la tranquillité par rapport aux autorités chargées de la faire respecter. Inversement, l’univers de la loyauté est un univers centré sur des relations de proximité entre les personnes, des relations non médiatisées par un pouvoir supérieur. Dans cet univers, l’écrit n’a pas sa place, seulement la parole. C’est un monde pré-étatique, dominé par une culture orale. La transgression n’y constitue ni un délit ni un crime, mais une trahison déshonorante.

C’est probablement cette distinction profonde entre loyauté et légalité qui fait le lien avec le domaine de l’enfance. L’enfant est à l’évidence un être de parole avant d’entrer dans la culture écrite. De même, malgré son inscription obligatoire dès sa naissance dans les registres écrits de l’état civil, malgré les conventions, lois et services qui le protègent et lui assurent des « droits », il reste longuement avant tout l’enfant de sa famille. Il ne devient un membre à part entière de la société, ou de la nation, ou de l’humanité, qu’à sa majorité.

L’univers de l’enfance, en particulier celui de la petite enfance, est celui du lien personnel et non celui de la loi commune(8), même si ces premiers liens sont bien la condition de possibilité de toute inscription future dans une société ordonnée par des lois(9), le préalable majeur pour que l’enfant qui vient de naître se construise peu à peu comme personne, ce que ne peut faire un enfant plongé trop tôt dans un univers impersonnel, comme le montre a contrario l’expérience de Lóczy (David et Appell, 1973).

 

Ancrage dans les relations personnelles : loyauté versus éthique

Malgré cette parenté entre les logiques de la loyauté et l’univers de la petite enfance, la psychologie de l’enfant a longuement ignoré toute référence à cette notion. Le premier à avoir fait un usage significatif de la notion de loyauté est Iván Böszörményi-Nagy, psychiatre américain d’origine hongroise(10). Si son inspiration première est psychanalytique, il a développé des théorisations et des pratiques originales, au carrefour de la psychanalyse et de l’analyse systémique. Sa pratique, dite « approche contextuelle », est restée à ce jour sans grand écho dans les milieux psychanalytiques stricto sensu, mais elle est désormais relativement influente dans le domaine des thérapies familiales(11), surtout depuis une dizaine d’années. C’est dans ce cadre que la notion de loyauté est le plus fréquemment utilisée aujourd’hui, en particulier à travers l’expression « conflit de loyauté ».

Il est vrai que l’approche clinique d’Iván Böszörményi-Nagy a de quoi révulser les psychanalystes, ou les faire sourire, en particulier par le rôle actif qu’il accorde au thérapeute dans la construction par ses patients d’une « éthique relationnelle ». La discussion de cette approche « thérapeutique » si particulière dépasse de loin le cadre de cet article. Il me semble cependant intéressant de m’arrêter un instant à la conception que cet auteur se fait de l’éthique. Selon lui, l’éthique renvoie à la responsabilité que chaque personne a envers, non pas autrui en général, mais envers les personnes qui constituent ce qu’il nomme son « contexte », à savoir les personnes avec lesquelles elle entretient des relations personnelles significatives, à commencer bien sûr par les membres de sa famille.

Une telle conception est évidemment très éloignée de nos représentations dominantes. Il n’y a guère d’éthique, selon toutes nos grandes philosophies, que par rapport à la façon dont nous traitons, non pas telle ou telle personne, mais les autres en général. Cette universalisation d’autrui est probablement enracinée dans le christianisme lui-même. Notre éthique prend ainsi une forme proche de la loi : c’est une éthique abstraite, une éthique à distance, une éthique mondialisée pourrait-on dire aujourd’hui. C’est peut-être pourquoi des personnes pétries d’éthique, de cette éthique-là, peuvent aisément faire preuve d’inhumanité. Kant, face à une situation où un mensonge pourrait sauver une vie innocente, recommande imperturbablement de se conformer à l’interdit éthique du mensonge(12). Notre éthique, en un sens, ne tient pas compte des personnes concrètes, réelles. Du point de vue kantien, il est par exemple condamnable de favoriser nos proches au détriment des autres. Comme nos lois, cette éthique interdit favoritisme et népotisme, pratiques pourtant universellement ancrées et qui, même chez nous, bénéficient d’une tolérance rarement démentie.

La conception qu’Iván Böszörményi-Nagy se fait de l’éthique nous renvoie à un monde entièrement réglé par des relations directes de personne à personne, des relations de proximité, des relations incarnées. C’est pourquoi il accorde tout naturellement une place essentielle à la notion de loyauté, dont nous avons montré l’inscription dans ces univers humains de la personnalisation des relations, dans lesquels les lois universelles n’ont pas leur place. Comme l’indique le sous-titre de son ouvrage majeur, Reciprocity in intergenerational family therapy, la loyauté est réglée par la réciprocité concrète : l’enfant se sent spontanément redevable de ses parents parce qu’il a d’abord reçu d’eux la vie. Ce qu’il nomme la « balance de justice » devient ainsi le régulateur principal des relations familiales. Bien sûr, Iván Böszörményi-Nagy a conscience de la dissymétrie des relations entre parents et enfants. C’est pourquoi cette réciprocité se fait intergénérationnelle. Elle se traduit par une sorte de loi anthropologique générale qui veut que nous payions à nos enfants la dette que nous avons à l’égard de nos parents. Le rôle du « thérapeute » est d’aider ses « patients » à tenir convenablement cette « balance de justice ». On est certes là bien plus proche du directeur de conscience que de ce que nous entendons généralement par psychothérapeute(13). Notons que, dans le même esprit, Iván Böszörményi-Nagy accorde beaucoup d’importance à la notion de confiance, laquelle résulte selon lui de ces relations loyalement réciproques. Il existe des relations évidentes entre la confiance et des notions maintenant très répandues dans le domaine de la petite enfance, comme la place que nous accordons au « sentiment de sécurité » des tout-petits ou aux distinctions entre enfants sécures et insécures(14).

L’idée qu’un jeune enfant puisse éprouver un « sentiment de loyauté » à l’égard de ses parents est probablement très contestable. Il est certes « attaché » à ses parents, mais il est probablement immergé dans cet attachement, pris dans ce lien, sans aucune distance psychique par rapport à lui. Or, pour que puisse émerger un « sentiment de loyauté », il est nécessaire que son contraire, la trahison, soit pensable. Ce n’est vraisemblablement pas à la portée des enfants les plus jeunes. Cela ne semble guère possible avant l’adolescence et son cortège de remises en cause des liens primaires. Même les enfants de la période de latence restent généralement incapables d’une telle distanciation. Si les sentiments de loyauté ou les jouissances de la trahison ne semblent pouvoir émerger durant l’enfance que dans des situations très déviantes, il n’en va peut-être pas de même pour ce qu’on nomme les « conflits de loyauté ».

 

La notion de loyauté à l’épreuve de l’enfance : quelle pertinence ?

Le bon développement de relations « confiantes », « loyales » et « réciproques » entre parents et enfants est susceptible de multiples perturbations. La source la plus ordinaire de dysfonctionnement est ce qu’Iván Böszörményi-Nagy a nommé les « conflits de loyauté », notion qui s’est répandue ces dernières années bien au-delà des cercles restreints directement influencés par cet auteur. Si les attentes des différentes figures d’attachement de l’enfant ne sont jamais parfaitement concordantes, ce qui est susceptible d’engendrer de tels conflits dans la vie familiale la plus ordinaire(15), c’est à propos des enfants du divorce ou de la séparation que cette notion s’est le plus banalisée. Lorsque ces séparations se passent mal, il est vrai que les enfants peuvent être fortement tiraillés entre leurs deux parents, parfois mis en demeure de « choisir » entre l’un ou l’autre, voire d’accabler l’un ou l’autre, y compris devant la police ou le juge(16). Or l’on sait que, même dans les cas où l’un des parents est maltraitant, l’enfant est attaché à l’un et à l’autre de ses parents(17), selon des modalités certes variables qualitativement, mais qui ne sauraient faire l’objet d’aucune comparaison sensée, d’aucune « balance », encore moins d’une quelconque mesure. Placés dans de telles situations, les enfants souffrent, bien sûr, de ces injonctions contradictoires, qu’ils ne savent pas comment « gérer ».

Peut-on pour autant nommer ce qu’ils éprouvent « conflit de loyauté », comme il est devenu banal de le faire ? J’en doute, pour les mêmes raisons que celles qui me font douter de la pertinence de la notion de « sentiment de loyauté » chez des enfants, jusqu’à la période de latence incluse. Qu’ils se sentent déchirés entre deux attachements est assez évident, mais que ces déchirements soient vécus sur le mode du conflit entre deux loyautés relève probablement plus de projections des adultes observateurs que de la réalité intime des enfants. En effet, ces situations ne mettent pas seulement en cause leurs attitudes, « loyales » ou « déloyales », à l’égard de l’un ou l’autre de leurs parents, elles mettent directement à mal, de façon interne, leur attachement à tel ou tel parent. Ils ne souffrent pas tant de l’attitude qu’on leur enjoint d’adopter contre leur gré vis-à-vis de tel parent que des sentiments qu’ils éprouvent à l’égard de leurs deux parents, mis également et concomitamment à mal par de telles injonctions. Dans les situations les plus conflictuelles, ils se sentent même « coupés en deux », et c’est alors le sentiment de leur unité personnelle qui menace de se lézarder, avec le risque de pathologisation grave que cela implique.

Même pour des adolescents, je doute que les tourmentes des séparations parentales donnent lieu à des « conflits de loyauté ». Elles doivent, comme chez les plus jeunes, attaquer en profondeur les attachements aux deux parents, dans des conditions d’autant plus déstabilisantes que ces attaques externes rencontrent les processus internes ordinaires de l’adolescence. Il est probable que le résultat le plus fréquent de telles situations est un blocage du processus intrapsychique de détachement, y compris lorsque les séparations parentales conduisent l’adolescent à prendre son indépendance matérielle le plus rapidement possible pour mettre à distance égale ses deux parents, voire pour rompre factuellement avec les deux, ce qui ne règle évidemment rien sur le plan intrapsychique. Lorsque le parent le plus attaqué est le parent du même sexe, ce que je nomme le « parent d’identification », c’est alors la reconstruction identitaire que doit effectuer tout adolescent qui est rendue plus difficile. Là encore, on est bien loin des « conflits de conscience » de surface auxquels renvoie la notion de « conflit de loyauté ».

La notion de « conflit de loyauté » est également évoquée, depuis quelques années, dans les réflexions sur les sources possibles des difficultés scolaires, par exemple par Chiara Curonici et Patricia McCulloch (2007). Pour que cette notion prenne sens en milieu scolaire, il faudrait que l’élève se sente attaché à ses maîtres ou, plus généralement, à l’univers scolaire, dans une mesure comparable à la puissance de ses attachements familiaux. C’est une situation pour le moins exceptionnelle !(18))

À de rares exceptions près, de tels usages de la notion de « conflits de loyauté » me semblent dépourvus de pertinence. Ce qui est susceptible de poser problème à certaines catégories d’élèves, c’est leur supposé « sentiment de loyauté » vis-à-vis de leur famille, dès lors qu’ils savent ou qu’ils pressentent que les valeurs de leur milieu entrent en conflit avec les exigences scolaires. Ces dernières décennies, la demande scolaire s’est tellement généralisée que de telles situations sont devenues assez rares(19). L’exemple persistant le plus banal en France métropolitaine concerne les enfants du voyage. À vrai dire, là encore, la notion de « sentiment de loyauté » n’est guère pertinente. Les enfants dont les familles ne les autorisent pas à apprendre à l’école n’y apprennent rien. Leur « blocage » ne résulte pas d’un conflit entre un prétendu « sentiment de loyauté » et les exigences scolaires, mais de ce que leur appartenance familiale ne laisse chez eux aucune place psychique à ces attentes scolaires. La seule solution envisageable pour cesser de se heurter en vain à un tel mur, c’est de tenter d’ouvrir une discussion avec les familles ou avec les autorités qu’elles reconnaissent, pour que les unes ou les autres autorisent leurs enfants à apprendre à l’école. J’ai eu à connaître une situation de ce genre en Nouvelle-Calédonie au début des années 1990. C’était peu après la période la plus conflictuelle entre opposants et partisans de l’indépendance. Le mouvement indépendantiste était alors tenté par la mise en place d’écoles « canaques ». Dans un tel contexte, les élèves canaques scolarisés dans les écoles « françaises » étaient bien sûr massivement en « échec scolaire ». Vers la fin des années 1990, dans un contexte d’apaisement politique au moins relatif, des négociations ont eu lieu, localement, entre autorités coutumières et enseignants, canaques ou caldoches, autour du choix de la scolarisation en langue française. L’extrême diversité des langues canaques rendait les écoles canaques inopérantes, voire menaçantes pour l’unité du mouvement indépendantiste, déjà mal assurée. Ces négociations ont le plus souvent amené les autorités coutumières à assumer la scolarisation en langue française. On a vu alors, en quelques mois, des écoles entières basculer de l’échec scolaire généralisé à une situation proche de la normale. Là encore, ni « conflit de loyauté », ni « sentiment de loyauté », aucune conflictualité interne, seulement la puissante mécanique des appartenances familiales et tribales.

Je doute donc fortement de la pertinence de tout usage de la notion de loyauté dans le domaine de l’enfance, qu’il s’agisse de l’enfant dans sa famille ou de l’enfant à l’école. C’est une notion trop adultomorphe : la loyauté suppose une distanciation suffisante entre l’individu et son entourage pour qu’il puisse choisir consciemment entre loyauté et trahison. Une telle distance est évidemment absente dans la petite enfance, exceptionnelle et pathologique chez les enfants. Un usage raisonnable de la notion de loyauté ne peut se justifier qu’à partir de l’adolescence, et plutôt de la grande adolescence que des premiers ébranlements pubertaires.

Dans le domaine professionnel qui a été le mien, la formation d’enseignants spécialisés, c’est chez mes stagiaires, donc chez des adultes, que j’ai croisé de vraies problématiques de la loyauté. La plus fréquente était ce qui les conduisait à opérer ce choix, fort étrange pour des enseignants, souvent mal compris de leurs collègues, de se spécialiser afin de travailler exclusivement avec de « mauvais » élèves. Dans la plupart des cas entrait dans ces choix une forme de loyauté : loyauté à l’égard de leurs parents, loyauté à l’égard de leurs frères et sœurs qui n’avaient pas connu leur réussite scolaire, loyauté à l’égard d’un enfant handicapé dans leur fratrie, loyauté, plus largement, à l’égard de leur milieu d’origine, de leurs camarades d’école ou de leurs copains de quartier restés loin derrière. On comprendra aisément que se cachent presque toujours, derrière ces sentiments de loyauté souvent conscients, parfois même proclamés, des sentiments inconscients de culpabilité, induits par l’impression taraudante d’avoir trahi ses proches par sa propre réussite scolaire.

Même appliquée à raison à des adultes, la notion de loyauté devrait faire l’objet d’interrogations, et non de la valorisation béate qu’on lui accorde ordinairement. La loyauté est une part de ce qui nous lie aux relations interpersonnelles qui font de nous ce que nous sommes. Mais en nous amenant à hiérarchiser entre nos proches et les autres, elle peut faire barrage à notre immersion dans la société de tous, dans l’ordre démocratique, voire entraver nos parcours de vie. La vogue actuelle de ce concept est peut-être à mettre en lien avec les mouvements de replis communautaristes qui travaillent nos sociétés malmenées par la mondialisation libérale. Même si la loyauté fait inéluctablement partie de nos sentiments humains, il est probablement bon de lui tenir la bride haute, quand elle menace de nous faire confondre nos attachements et la justice, donc de nous rendre injustes, dangereusement injustes.

Daniel Calin
2013


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Bibliographie


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Notes

(1) http://www.crisco.unicaen.fr/cgi-bin/cherches.cgi.

(2) Voir sa version en ligne : https://www.littre.org/.

(3) Voir sa version en ligne : http://atilf.atilf.fr/.

(4) Mais elle disparaît de la cinquième édition, parue en 1798.

(5) Définition du Trésor de la langue française.

(6) Définition de l’édition actuelle du Dictionnaire de l’Académie française.

(7) Définition du Littré.

(8) En ce sens, certains psychanalystes, lacaniens en particulier, font un usage imprudent de la notion de « loi ». Une loi organisée autour du « Nom du père » n’est pas une loi au sens ordinaire du terme, et encore moins au sens juridico-politique. L’univers dans lequel s’opère cette séparation entre la mère et son enfant « au nom du père » est marqué par la plus grande des proximités. Les relations sont là dans leur forme la plus éloignée des abstractions juridiques, la plus puissamment personnalisée. Corps, gestes et paroles y prennent pratiquement toute la place. Textes et lois n’y sont que de très lointaines références, sauf, précisément, en cas de dysfonctionnements majeurs qui appellent l’intervention des services de protection de l’enfance.

(9) Mais c’était déjà la condition de l’inscription dans des sociétés qui n’étaient pas encore organisées par des lois écrites.

(10) Né en 1920 à Budapest, mort en 2007 à Glenside, en Pennsylvanie.

(11) Toutefois, son ouvrage majeur, Invisible Loyalties, paru aux Etats-Unis en 1973, n’est toujours pas traduit en français.

(12) Sur un prétendu droit de mentir par humanité, 1797. Édition française actuellement disponible chez Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, traduction et notes de J. Guillermit.

(13) Mais l’idée que le psychanalyste, dans nos sociétés, s’est substitué au prêtre, au pasteur ou au rabbin, est après tout une des banalités de la pensée contemporaine...

(14) Toutefois, les théorisations dominantes ici, dans la foulée des travaux de Bowlby, mettent généralement l’accent sur la stabilité de l’environnement, sous toutes ses formes, et n’accordent guère de place à la réciprocité. Voir, typiquement, la notion d’invariant proposée par Maurice Berger dans Les troubles du développement cognitif (Approche thérapeutique chez l’enfant et l’adolescent), Paris, Privat, 1992.

(15) À vrai dire, les enfants s’accommodent généralement fort bien d’un certain degré de discordance, qui contribue à leur apprentissage de l’adaptabilité et dont ils apprennent vite à tirer avantage.

(16) La loi qui exige maintenant que l’enfant soit entendu sur la question de la garde contribue probablement à aggraver ces conflits si elle n’est pas appliquée avec la plus grande prudence et le plus grand discernement.

(17) Voir par exemple, Françoise Gaspari-Carrière, Les enfants de l’abandon, Paris, Privat, 1993.

(18) Bien sûr, les enfants, aujourd’hui comme hier, peuvent s’attacher à des maîtres qui leur conviennent. Mais ces attachements scolaires n’ont pas du tout la même intensité que les attachements familiaux. Sinon, chaque changement de classe serait un drame existentiel ! Sauf, bien entendu, quand ils fonctionnent comme substituts à des liens familiaux défaillants, mais c’est une autre histoire...

(19) Jusqu’à la première guerre mondiale, la scolarisation obligatoire fait l’objet de fortes résistances, dans diverses régions et milieux sociaux, qui se traduisent par un très fort absentéisme, que l’on estime en moyenne nationale à un tiers des effectifs. À l’inverse, les évolutions du monde du travail durant les Trente Glorieuses amènent pratiquement toutes les familles, non seulement à accepter la scolarisation et son prolongement, mais à exiger que leurs enfants réussissent à l’école. À compter de la fin des années 1960, il ne reste que quelques groupes sociaux marginaux pour résister à ce mouvement, en particulier ceux que nos circulaires administratives nomment maintenant les « enfants du voyage ». Voir par exemple Monique Vial, Les enfants anormaux à l’école (Aux origines de l’éducation spécialisée, 1882-1990), Paris, Armand Colin, 1990.


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