Aux marges de l’école
Un texte de Daniel Calin
(...) la marge, c’est ce qui permet aux pages de tenir ensemble.
Jean-Luc Godard(1)
L’école, dans ses pratiques dominantes, fabrique mécaniquement ses propres marges. C’est la fameuse loi des trois tiers : dans toute classe, il y a un tiers de plus ou moins bons élèves, un tiers d’élèves moyens, et un tiers d’élèves plus ou moins mauvais. Bien sûr, tout enseignant ajoutera que cette répartition est susceptible de variations d’une classe à l’autre : il y a des « bonnes classes », dans lesquelles la répartition gaussienne des résultats des élèves s’écrase vers le haut, et des « mauvaises classes », dans lesquelles elle s’écrase vers le bas. Toujours est-il que, quartiers favorisés ou quartiers défavorisés, bons crûs ou mauvais crus, toute classe comporte son lot d’élèves plus ou moins marginalisés.
À Paris, dans le quartier où se trouvait autrefois l’École Polytechnique, vivent nombre de polytechniciens ou autres membres d’une bourgeoisie intellectuelle très installée, qui semblent généralement posséder, entre autres choses, l’art de se reproduire avec une régularité de métronome. L’école du quartier est d’un niveau... en relation avec son recrutement. Voici bien longtemps maintenant, l’inspectrice en charge de cette école m’a rapporté qu’elle avait été amenée à prendre la décision, hors de tout cadre réglementaire, de retirer de cette école le fils d’un concierge du quartier, qui s’y trouvait laminé, pour le scolariser un peu plus loin dans une école plus « ordinaire », dans laquelle il s’était instantanément inséré dans la « tête de classe ». Les enseignants de sa première école le considéraient pourtant comme un élève « en grande difficulté » et demandaient pour lui une orientation vers l’enseignement spécialisé. En toute bonne foi : l’écart entre lui et les autres était de fait considérable, et les enseignants ne peuvent pas ne pas appuyer l’essentiel de leurs jugements sur les écarts qu’ils perçoivent au quotidien. Référentiels nationaux et même évaluations nationales normalisées ne peuvent rien contre cette sorte de mécanique du regard enseignant. L’objectivité des écarts constatés pèse plus lourd que toute tentative administrative d’objectivation.
L’enseignement collectif produit ainsi inéluctablement ses propres marges, tout comme ses propres élites. Cette mécanique est aggravée par des pratiques compétitives ouvertes ou larvées, ainsi que par l’absence persistante de toute différenciation pédagogique sérieuse.
Cette « marge » de type statistique est large et floue. Les élèves qui s’y trouvent ne sont pas forcément marginalisés au sens fort du terme, d’autant moins qu’un certain nombre d’entre eux en sortent ou y entrent au gré des disciplines ou au fil du temps, même si cette « flexibilité » est probablement plus nette dans le secondaire que dans le primaire, grâce à la multiplicité des maîtres.
Pour certains, nettement plus minoritaires que le tiers que j’ai évoqué en introduction, la situation est plus pesante. C’est le cas des enfants dont les capacités émotionnelles, relationnelles et intellectuelles indispensables aux apprentissages scolaires sont défaillantes ou entravées. Ces obstacles internes à la réussite scolaire sont de natures très diverses. Ils vont des atteintes biologiques innées ou acquises aux défaillances du développement psychique en passant par les conséquences individuelles des situations sociales négatives. Ces diverses problématiques ne sont absolument pas exclusives l’une de l’autre. Bien au contraire, elles sont constamment entremêlées, parfois pour alléger les difficultés, souvent pour les aggraver.
Par exemple, la trisomie 21 est un accident génétique qui freine considérablement le développement intellectuel, mais les conditions familiales et sociales dans lesquelles grandissent ces enfants pèsent énormément sur leur développement et, partant, sur leurs possibilités scolaires effectives. Il y a quelques décennies encore, la plupart des enfants trisomiques n’accédaient ni au langage ni à la moindre autonomie et, le plus souvent, on ne tentait même pas de les scolariser, malgré l’obligation scolaire universelle. À l’inverse, nous avons aujourd’hui quelques exemples, lorsque toutes les conditions les plus favorables sont réunies, de scolarité conduite jusqu’à un baccalauréat général.
Ainsi, avant même d’entrer à l’école, nombre d’enfants présentent des particularités qui vont peser négativement sur leur scolarité. Certains sont repérés dès la naissance, voire avant, comme c’est le cas pour nombre d’enfants atteints d’anomalies génétiques(2). D’autres au contraire ne seront que plus ou moins tardivement abîmés par des accidents de la vie de toutes natures. La plupart de ces enfants décalés dans leur être seront mis en difficulté par un cadre scolaire dont les prétentions inclusives ont plutôt conduit à rogner les capacités d’adaptation à la diversité des élèves et à rigidifier à l’extrême les exigences normalisatrices. Ils sont bien, activement, en totale contradiction avec les discours officiels, mis en marge par le système scolaire et ses pratiques dominantes. Avec l’inclusion, la marginalisation a remplacé l’exclusion.
Dans un article intitulé Élèves troublés, élèves troublants, élèves réfractaires, mis en ligne sur mon site(3) en 2018, j’avais proposé l’idée que certains élèves en échec scolaire ne relevaient pas des problématiques de l’incapacité. Malgré les « diagnostics » posés sur eux, leur échec ne provient pas tant d’une incapacité à apprendre que d’une volonté de ne pas apprendre. Ils ne sont pas déficitaires, mais réfractaires. Ces enfants ne sont donc pas marginalisés, mais marginaux. Ce n’est pas le cadre scolaire qui les rejette sur ses marges, mais eux qui campent obstinément dans ses marges(4), avant probablement, plus tard, adolescence aidant, de s’absenter physiquement, après s’être, des années durant, absentés psychiquement.
C’est assez manifestement le cas pour la plupart des élèves présentant ce que l’on appelle, très confusément, des « troubles du comportement ». J’ai déjà souligné que ces « troubles », même graves, et à l’encontre de toute prévisibilité, sont susceptibles d’évoluer, voire de disparaître, sans que le plus souvent ces mouvements soient assignables à des causes précises(5).
Il y a une dizaine d’années maintenant, dans le cadre d’une intervention dans un ITEP, j’avais eu la surprise de trouver un établissement assez richement doté, alors même que la paupérisation méthodique des établissements médico-éducatifs était déjà largement entamée. Une responsable de l’établissement, à qui je faisais part de mon étonnement, m’a répondu que l’établissement était protégé par le député du secteur, qui était... un ancien élève de cet établissement, auquel il était resté très attaché(6). Tous les professionnels expérimentés des ITEP, et même nombre d’enseignants en milieu ordinaire attentifs au devenir de leurs élèves, se souviennent d’évolutions étonnamment positives d’enfants ou d’adolescents désespérants. Les « troubles » du comportement, à vrai dire, présentent souvent une dimension manifeste de rébellion, laquelle signe toujours plus une force de caractère qu’une faiblesse essentielle.
Mais, dans le même article, j’avançais aussi l’idée que chez des élèves beaucoup plus discrets, voire effacés, on pouvait soupçonner une opposition sourde mais résolue aux apprentissages scolaires. Cela me semble être fréquemment le cas avec des enfants chez lesquels des « médecins » ou des paramédicaux diagnostiquent l’un ou l’autre des « troubles des apprentissages » actuellement en vogue : « (...) on peut se demander si certains élèves considérés comme présentant des troubles « dys » ne sont pas parfois eux aussi, même si c’est souvent moins consciemment, des enfants réfractaires aux apprentissages scolaires, des enfants qui déploient une énergie considérable pour ne pas entrer dans ces apprentissages dont on les dit ensuite incapables. On attribue probablement souvent trop vite à des incapacités ce qui témoigne peut-être d’une étonnante capacité de résistance. Ne pas savoir lire après des années de scolarisation, par exemple, relève pourtant de l’exploit, dès lors que l’on n’est pas sérieusement déficient intellectuellement. Il est des échecs qui sont peut-être de grandes victoires intimes. » Ces enfants, qui se présentent volontiers comme incapables, avec la déculpabilisation et le confort que cela leur apporte, sont peut-être des enfants « capables autrement », en particulier capables de résister obstinément au rouleau compresseur de la normalisation scolaire(7).
Qu’ils soient marginalisés ou marginaux, les enfants aux marges ont vitalement besoin de trouver à l’école des personnes susceptibles de les comprendre et de les approcher. S’il est vrai que certains enseignants des classes ordinaires fournissent à l’occasion cette ouverture, dans la plupart des cas, ce sont les enseignants spécialisés qui ont vocation à « accueillir » ces enfants. Les enseignants spécialisés, toutes catégories confondues, sont en effet eux-mêmes aux marges du système scolaire. Ils sont certes d’abord des enseignants, recrutés selon les règles ordinaires, par la réussite à des concours généralement difficiles. Mais ce sont des enseignants qui ont ensuite l’étrange idée de se tourner vers des fonctions dans lesquelles ils ne travailleront plus qu’avec des élèves que les enseignants demeurés « ordinaires » considèrent comme de « mauvais » élèves. Qu’ils le veuillent ou non, cela les coupe profondément du milieu enseignant, parfois même de leurs propres amitiés professionnelles initiales, comme me l’ont souvent signifié mes stagiaires ou anciens stagiaires. Leur positionnement professionnel les rapproche nettement plus des travailleurs sociaux que de leurs collègues institutionnels, même si leur statut et leur culture professionnelle les tiennent également éloignés des travailleurs sociaux quand ils ont à les côtoyer.
Cette marginalité professionnelle est encore plus nette chez les rééducateurs, en rupture radicale avec le cœur de la professionnalité enseignante : l’enseignement structuré face à une classe. Ni classe, ni préparation de cours, ni correction de copies : les « vrais » enseignants ne peuvent que les considérer d’un regard torve. Ils sont suspectés des mêmes défauts que les élèves auprès desquels ils interviennent : paresseux, fumistes, bizarres, excentriques, et pour tout dire, au bout du compte, étrangers au système scolaire. Même si cette marginalité peut être vécue comme pesante, elle est au cœur de l’efficacité professionnelle des rééducateurs : enseignants marginaux ou marginalisés, ils « font écho » aux marginalités des enfants qu’ils reçoivent, ils tressent un pont symbolique et émotionnel entre le cadre scolaire normal, normalisé et normalisateur et tous ces élèves cantonnés ou campés aux marges.
Le laminage de l’enseignement spécialisé est largement avancé : suppression de milliers de postes, et, peut-être plus grave encore, « réformes » destructrices de la formation, dont la dernière en date a instauré l’oxymore institutionnel que constitue l’idée d’un enseignant spécialisé sans spécialisation. C’est une catastrophe pour tous les élèves aux marges. Les politiques dominantes abandonnent depuis des décennies la France périphérique comme les élèves périphériques. Il faut espérer que la révolte des périphéries finira par redresser la barre et restaurer ou instaurer une République attentive à tous ses enfants.
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(1)
Entretien avec Serge Kaganski, Les Inrockuptibles, 05 mai 2004.
Serge Kaganski :
Notre musique, c'est aussi le fracas des génocides. Que peut le
cinéma face au génocide ?
Jean-Luc Godard :
Je ne sais pas. Je tenais à ce que le film porte la trace du conflit
Israël-Palestine, un conflit dont on se sent proches depuis
très longtemps, avec Anne-Marie Miéville. On s'est
connus à la librairie Palestine à Paris. En tant que
marginaux, expulsés de notre jardin cinématographique
par ce qu'on appelle le cinéma américain, je me sens
proche de ceux-là, les Vietnamiens, les Palestiniens... En
tant que créateurs, on est devenus des SDF. Longtemps je
disais que j'étais dans la marge, mais que la
marge, c'est ce qui permet aux pages de tenir ensemble.
Aujourd'hui je suis tombé de la marge, je me sens entre les pages.
(2) Pas tous, loin de là : il reste fréquent que les difficultés de scolarisation révèlent des atteintes passées inaperçues, aussi bien par les familles que par le corps médical.
(3) Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(4) Même si ces deux mouvements sont probablement très souvent en interaction dialectique.
(5) Dans l’introduction de mon article intitulé Enseigner à des élèves présentant des troubles du comportement, publié sur mon site en Mai 2013.
(6) Je précise que c’était un député parfaitement honnête, très apprécié dans sa circonscription.
(7) Cette résistance aux apprentissages scolaires ne s’adresse pas forcément au système scolaire et à ses acteurs. Elle est probablement souvent adressée avant tout aux attentes familiales.
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