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De la mère à l’école

 

 
Un texte de Daniel Calin


Un autre article de Daniel Calin  Sur la scolarisation à l’école maternelle, voir aussi L’accueil des jeunes enfants à l’école maternelle.
Coogle  Ce texte a fait l’objet d’une mise en diagramme avec Coggle (auteur inconnu)

 

Présentation

Les petits de 3-4 ans et plus encore les tout petits de 2-3 ans sont des enfants “normalement difficiles”, un peu comme le seront plus tard les adolescents des classes de quatrième et de troisième. L’affectivité bouillonnante et tourmentée de cet âge, basculant sans cesse des rires aux pleurs ou des câlins aux colères, ne s’accorde pas sans mal avec les rituels scolaires.

Aux difficultés naturelles à cet âge se surajoutent celles qu’induit la rupture que constitue l’entrée dans l’univers scolaire. Cette rupture est certes plus ou moins nette selon les vécus antérieurs de l’enfant. On ne peut pas dire en toute rigueur que tous ces enfants doivent passer « de la mère à l’école ». La généralisation du travail des femmes fait que la très grande majorité des bébés d’aujourd’hui sont élevés très tôt hors de l’univers familial, et passent le plus clair de leur temps de veille en nourrice ou en crèche. Cependant, même si ces modes de “garde”, comme on dit, sont plus ou moins collectifs, il n’en reste pas moins que le taux d’encadrement des enfants y est toujours nettement plus fort que celui pratiqué par l’école maternelle française, même en prenant en compte comme il le convient les assistantes maternelles. De plus, le rapport à l’enfant y reste essentiellement maternant, par l’importance des soins physiques, par la proximité et l’individualisation des relations et par l’absence d’organisation systématique des apprentissages. Tout cela change plus ou moins brutalement dès que l’on franchit le seuil de l’école, même dite maternelle. En ce sens, les enfants, autour de trois ans, doivent, quasiment tous, passer d’un univers maternant à un univers scolaire dont les finalités et les traditions sont très éloignées du maternage.

 

Les besoins affectifs et relationnels des petits

Le trait dominant de l’affectivité des enfants de l’école maternelle est le maintien d’une forte dépendance à l’égard des adultes. Il faut ici se méfier des apparences. Telle petite fille très affirmée dès deux ans, qui veut tout faire toute seule, peut sembler précocement indépendante. Moyennant quoi, on cessera aisément de s’en préoccuper. En réalité, à cet âge, son affirmation têtue d’autonomie n’est probablement que le meilleur moyen qu’elle ait trouvé pour se faire reconnaître et valoriser par les adultes qui l’ont entourée. Autrement dit, cela n’emporte aucune réelle autonomie affective de sa part. Cette fillette reste aussi dépendante émotionnellement du regard de l’adulte que tel petit garçon du même âge qui a pris lui l’habitude d’obtenir qu’on se préoccupe de lui en se pendant aux jupes des mamans à sa portée.

Cette dépendance peut éventuellement être reportée sur des “grands”, qui ont l’avantage d’être moins écrasants que les vrais adultes, et qui sont parfois plus disponibles. Pour un enfant de trois ans, un camarade de six ans est déjà un “grand”. Lequel “grand” se sentira grandir encore en s’occupant d’un plus petit que soi. L’école française a hélas horreur du mélange des âges. Maria Montessori savait jouer sur ces intérêts croisés pour enrichir et diversifier les expériences relationnelles dans des classes maternelles aux âges systématiquement mêlés...

Cette dépendance à l’égard des adultes ou des grands peut s’extérioriser, on l’a vu, sous des formes relativement diverses. Le fond émotionnel est cependant toujours, sauf pathologies gravissimes, de l’ordre de l’attachement, de la pulsion symbiotique, de désirs fusionnels. Il s’agit de rester encore un peu materné, de ne pas grandir trop vite, de retarder l’échéance de la solitude existentielle qu’est l’accès à l’autonomie affective, jamais pleinement atteinte bien sûr. L’enfant qui entre à l’école maternelle a encore autant besoin de bien nourrir son cœur de l’affection des grandes personnes que de bien nourrir son corps en croissance. La recherche de cette affection reste très normalement sa préoccupation prioritaire. Une satisfaction suffisante de cette quête, hors de l’école comme à l’école, constitue une condition préalable à une adhésion efficace aux activités scolaires. Enseigner en classe maternelle passe d’abord par une prise en compte convenable de ces besoins affectifs des élèves, en particulier en petite section.

Chez un enfant très jeune, les attitudes affectueuses sont perçues comme positives par les adultes, même lorsqu’elles sont quelque peu envahissantes. On y voit une marque d’amour. On est touché par la transparence de ces regards, par l’évidence de cette fragilité... Il est cependant dangereux pour un éducateur de s’illusionner sur la nature de cet “amour” que les petits peuvent leur manifester d’une façon parfois si exubérante. Leur “amour” n’est pas un amour de l’autre en tant qu’autre, mais seulement un amour d’autrui en tant qu’il sert leurs besoins matériels et affectifs, prêt à se changer en haine explosive dès qu’autrui prend ses distances ou tempère ses services. Le petit n’aime guère l’autre que dans la mesure où cet autre renonce à être vraiment autre. Sa relation à autrui reste égocentrique. Elle instrumentalise autrui. Avant quatre ou cinq ans au plus tôt, les petits ne sont pas capables d’amour, au sens de relation positive à autrui pour autrui, désirant donc respectant son altérité.

Cette capacité ne s’acquiert, ou plutôt ne s’ébauche que plus tard, en particulier à travers les tourments de l’expérience œdipienne. Mais il est clair que la scolarisation a un rôle à jouer dans cet apprentissage de l’acceptation de l’éloignement d’autrui, qui fonde la capacité à respecter l’autre en tant que tel. Elle le joue d’abord par son organisation même. L’entrée en classe fait de l’enfant un enfant parmi d’autres, sans relation privilégiée avec le maître de la classe. Elle le fait aussi par ses finalités. Elle ne se préoccupe pas de l’enfant en lui-même, mais de l’élève, c’est-à-dire de l’enfant comme acteur de ses apprentissages. Il est ainsi de la responsabilité éducative de l’enseignant en classe maternelle, non pas de conforter les manifestations d’attachement des petits, mais au contraire de les aider à prendre progressivement leurs distances par rapport aux adultes, en particulier pour investir les apprentissages scolaires. Satisfaire, certes, les besoins de maternage encore vifs des petits, mais a minima, en favorisant à l’inverse systématiquement toutes les aspirations à l’autonomie.

L’autonomisation des enfants s’appuie sur le second registre affectif caractéristique des enfants entrant en maternelle. Ce registre, à l’exact opposé des besoins de maternage, est leur tendance oppositionnelle, ou négativiste, ou sadique, reconnue par tous les psychologues de l’enfance. L’adulte perçoit inévitablement comme négatives et déplaisantes les conduites qui traduisent ces tendances, d’autant plus que les manifestations agressives des tout petits sont souvent extraordinairement virulentes. L’agressivité de ces jeunes enfants est pourtant la seule force émotionnelle qui contrebalance en eux, de l’intérieur, leurs tendances fusionnelles encore envahissantes. L’agressivité est le ressort émotionnel essentiel de la prise de distance, de la construction de l’indépendance, de l’affirmation de soi. Elle est aussi le ressort final des apprentissages : on apprend toujours au fond pour grandir, c’est-à-dire en fin de compte pour mieux contrôler son existence. Il est donc contraire aux objectifs fondamentaux de la scolarisation de trop réprimer les impulsions agressives des jeunes enfants, surtout si l’on flatte trop par ailleurs leurs tendances “affectueuses”. À cet âge, plus nettement qu’à tout autre, c’est l’agressivité qui pousse l’enfant de l’avant, alors que l’attachement le tire en arrière.

Il est cependant bien entendu hors de question de laisser libre cours aux entreprises agressives des petits. Comme dans tout groupe humain où les impulsions agressives peuvent se donner libre cours, les plus faibles se retrouveraient vite dans un piteux état. Même si nos sociétés se font volontiers, depuis Jean-Jacques Rousseau et sa postérité romantique, une image angélique de la petite enfance, tous les professionnels connaissent bien les capacités d’agression physique de ces charmants chérubins : morsures, griffures, coups de pied, arrachage de cheveux, jets d’objets contondants ou pointus, vers le visage et les yeux de préférence... Sans réprimer globalement les impulsions agressives du jeune enfant, il s’agit de l’amener à les contrôler, à les canaliser vers des formes acceptables, en particulier vers l’appropriation, fière et agressive, des savoirs et savoir-faire scolaires.

Tout cela fait des sections de tout petits ou de petits de l’école maternelle des classes particulièrement difficiles à tenir. Il faudrait peut-être plutôt dire que nombre de jeunes enseignants ont des difficultés à bien se tenir face à ces classes, à bien gérer les jeux relationnels subtils de rapprochement et d’éloignement que nécessite l’éducation de ces très jeunes enfants. Le jeune professeur d’école maternelle doit d’urgence régler ses comptes avec ses illusions sur la petite enfance, et probablement, au fond, sur la nature humaine. Il doit aussi régler très vite ses comptes avec ses ambivalences adolescentes prolongées par rapport à l’exercice de l’autorité. Il est vrai que l’expérience de ces classes favorise généralement une telle accélération de la maturation...

La dernière caractéristique des petits de maternelle est leur incapacité à se reconnaître entre eux comme alter ego, comme pairs. Pour se reconnaître semblable, il faut d’abord se connaître. La conscience de soi du petit est trop mal assurée pour qu’il perçoive cette parité, cette identité entre lui et son voisin de table. De plus, la dépendance à l’égard de l’adulte, parent ou enseignant, reste trop grande et mobilise trop le cœur pour que le pair soit investi, voire seulement perçu. À cet âge, en milieu collectif, les pairs sont donc ressentis avant tout comme des rivaux dans la conquête de l’intérêt des adultes. Enfin, les tout petits, jusque vers trois ans, sont encore attachés à une conscience mégalomaniaque d’eux-mêmes, nourrie par les conquêtes extraordinaires qu’ont été pour eux la marche puis la parole puis l’entrée à l’école elle-même, entretenue par l’admiration lue sur les visages penchés vers eux, renforcée par leur capacité à maintenir leur entourage à leur service. Cette image magnifiée qu’ils veulent garder d’eux-mêmes leur interdit de se reconnaître dans des pairs dont ils perçoivent trop bien la petitesse et la fragilité. Les pairs sont pour eux un miroir peu supportable, ce qui renforce encore à leur encontre la forte tendance à l’agressivité caractéristique de cet âge. L’organisation de la vie des petites classes de l’école maternelle devra bien entendu tenir compte de ces modalités dominantes des relations entre les enfants de cet âge.

 

Une porte de sortie

La France était traditionnellement un pays d’éducation autoritaire et plus encore distante, pour ne pas dire abandonnique. Nous avons été le pays des tours d’abandon et des mises en nourrice éloignée. Nous étions le pays de Cosette et de Poil de Carotte. Même le “bon” Rousseau a abandonné ses propres enfants...

Les années 1970 ont marqué une rupture très profonde, encore insuffisamment perçue, par rapport à cette tradition. Ces trente dernières années ont vu une évolution générale des attitudes éducatives des familles vers ce que des sociologues ont nommé le cocooning, c’est-à-dire vers des attitudes éducatives très enrobantes, très protectrices, appuyées sur un très fort investissement de l’enfant comme enfant, débouchant souvent sur une extrême permissivité, voire sur un total laxisme.

Les glissements dans les idéologies éducatives ont joué un rôle manifeste dans ces transformations, sous l’influence conjointe des humeurs antiautoritaires de la jeunesse post-soixantehuitarde et de la diffusion dilettante de certaines idées psychanalytiques. Ces influences idéologiques ont été puissamment renforcées et stabilisées par les évolutions simultanées des rôles familiaux et des structures familiales. Les enfants, raréfiés, sont devenus précieux. Le parent isolé, la mère dans la plupart des cas, noie sa solitude dans la symbiose avec son enfant. On vit pour lui et par lui. Révulsés à l’idée de reproduire l’autoritarisme de leur propre père, les pères, quand ils sont encore là, ne savent trop que faire de leur paternité, font un peu n’importe quoi, pour en venir de plus en plus fréquemment à se comporter comme des mères, ou plus exactement comme la caricature qu’ils se font de La mère.

Plus généralement, dans un univers où toutes les valeurs sont fragilisées, beaucoup d’adultes s’accrochent désespérément à l’enfance, à une enfance imaginaire magnifiée et sacralisée, et plus encore à l’enfance de leurs enfants qu’à leur propre enfance. Le plus élémentaire bon sens veut pourtant que l’enfant ait besoin pour grandir de percevoir l’état adulte comme un idéal à atteindre. Que peut-il vouloir devenir si les adultes qui l’entourent, faisant de l’enfance en elle-même un idéal, idolâtrent en lui cette enfance ? Quelle force le poussera encore de l’avant ? Où puisera-t-il le singulier courage de grandir, et d’apprendre pour grandir ?

Dans ces conditions culturelles, les attentes de beaucoup de familles par rapport à l’école, surtout maternelle, sont devenues très ambivalentes. D’un côté, ces familles voudraient une école maternante, qui prolongerait la couveuse familiale, vouée à choyer leurs chers bambins. Mais d’un autre côté, les mêmes familles, déjà pressées, selon les milieux, par la peur du chômage ou la course à la réussite, voudraient une école performante, infusant toutes les sciences à leurs futurs jeunes professionnels dynamiques... La contradiction fondamentale entre ces deux attentes est déniée. Établir le lien de l’enfant à l’école lorsque la relation des familles à l’école est si problématique ne va bien sûr pas de soi.

L’évolution générale est assez puissante pour que les professionnels de l’enseignement spécialisé constatent, même à ces franges extrêmes de la population scolaire auxquelles ils ont affaire, un glissement des problématiques familiales des élèves dont ils ont la charge. Les carences affectives classiques font place progressivement à des difficultés induites par des surprotections familiales. Le laxisme familial montant conduit à l’invention progressive de la notion de carences éducatives. On voit se multiplier les gros bébés attardés et les petits sauvages chaotiques.

Dans un tel contexte, l’école maternelle voit sa problématique traditionnelle s’infléchir sérieusement. Sa mission centrale de préparation aux apprentissages scolaires élémentaires reste évidemment inchangée. Mais les conditions d’exercice de cette mission se transforment en profondeur. La fragilité traditionnelle du maternage dans notre pays justifiait que l’école des petits soit avant tout une école maternelle, maternante, soucieuse d’offrir aux enfants un cadre de vie agréable, soucieuse de leur permettre d’exercer plus librement et plus intensément une activité trop bridée ou trop pauvre en milieu familial, soucieuse avant tout de leur bien-être et de leur épanouissement. Actuellement, une telle attitude ne ferait que redoubler les travers des nouvelles attitudes éducatives familiales. La tâche éducative prioritaire de l’école maternelle est en train de s’inverser. Elle joue de plus en plus nettement un rôle de séparation par rapport à un milieu familial trop enveloppant, ainsi qu’un rôle d’imposition des règles minimales face au laxisme familial. Elle doit distancier et cadrer, paterner plus que materner.

Pour beaucoup d’enfants, l’entrée à l’école maternelle devient soit la seule issue pour échapper à l’emprise familiale, soit le seul lieu pour faire l’apprentissage de la loi. Dans notre dispositif éducatif global, l’école maternelle devient de plus en plus l’indispensable porte de sortie du cocon familial. C’est peut-être pourquoi, de nos jours, le tout petit est souvent si pressé d’endosser son cartable pour prendre le chemin écolier des grands. Il emporte certes son nounours avec lui, et tous les trésors d’affection qu’il enclôt. Mais, agrippant d’un bras sa provision de tendresse, dents serrées et peur au ventre, il lève ses yeux là-haut, vers la grande montagne à conquérir. Loin, très loin, de toutes les mamans qui l’ont entouré jusqu’alors...

Les adultes qui vont le recevoir devront l’aider dans cette grande aventure, respecter scrupuleusement ce sérieux un peu trop crispé, l’étayer et le consolider au fil des jours. Mais ils devront aussi comprendre en silence que ce grand petit bonhomme est encore bien fragile et qu’il faut savoir, avec toute la discrétion qui s’impose, consoler ses peurs et assurer ses pas.

 

L’accueil

Les entreprises ont appris à communiquer. Tout conseiller en communication martèle l’idée que l’image de l’entreprise se joue pour une large part dans la façon dont elle se présente à ses clients. La qualité intrinsèque des produits est sans valeur marchande si l’accueil des clients susceptibles de bourse délier pour se les approprier ne sait pas les accrocher. Plus encore que l’image de marque de l’entreprise, c’est la concrétisation de la valeur financière de sa production qui se joue pour une bonne part dans cet “habillage” de l’entreprise et de ses produits. Même les services publics, voire les administrations, se lancent tant bien que mal dans de grands lessivages des façades offertes à leurs usagers et administrés. Le système scolaire, à peu près seul, reste à l’écart de ce grand mouvement de politesse sociale, gardé par ses hauts murs et ses portes closes surveillées par des concierges rogues et surchargées d’affiches impératives. Seule l’école maternelle, de longue date, offre un visage plus avenant. Là, les baies sont plus souvent vitrées que grillagées, et les circulaires grises cèdent la place aux bariolages des artistes du crû. Là, les parents peuvent passer les portes, monter les étages, se répandre dans les classes et les cours, tirant leurs enfants ou poussés par eux, selon les humeurs du jour...

C’est que les petits savent d’instinct le sens des choses et des visages. Ils ne sauraient se convaincre que des portes claquées sur eux enclosent un univers désirable. Leur adhésion à l’école est certes préparée par leur intériorisation des valorisations familiales de la scolarisation, désormais presque toujours très fortes, ainsi que par leur propre désir de s’éloigner du cercle familial pour grandir. Mais chez eux ce désir d’école reste aussi, massivement et immédiatement, un désir de plus grand bonheur. Ils pressentent mieux qu’on ne le pense à l’ordinaire les bénéfices à long terme de la scolarisation, mais ils ne peuvent conforter ces espérances que si l’école sait leur offrir au présent un visage avenant. Sinon, ils rentreront dans leur coquille puérile.

C’est pourquoi l’accueil des petits à l’entrée en maternelle est si important. Les moindres maladresses de l’accueil risquent de fixer pour longtemps une image négative de l’école. C’est surtout vrai au début de l’année scolaire, à la première entrée dans l’école et durant les tout premiers jours. Mais cela reste vrai par la suite, à l’arrivée quotidienne des enfants à l’école. Il s’agit d’apprivoiser l’enfant, de faire écho chaque jour à ses espérances intimes, pour assurer son pas sur le long chemin qu’il aborde.

Encore tourné avant tout vers l’adulte, l’ancrage du petit à l’école ne peut se faire que par le biais d’adultes sachant lui offrir la proximité affective dont il a encore besoin. Cela implique avant tout un accueil personnalisé. Le petit est encore incapable de se penser ni surtout de s’admettre comme un enfant parmi d’autres. Il est relativement indifférent à ce qui est fait globalement pour le groupe dans lequel on le place. Il ne s’agit donc pas d’accueillir “les enfants”, mais d’accueillir tel enfant puis tel autre. Le maître doit donc saluer personnellement l’enfant, le nommer pour lui signifier clairement qu’il le reconnaît et l’accepte comme individu. L’adulte doit, longtemps, prendre l’initiative de ces salutations. La politesse traditionnelle qui veut que les plus jeunes saluent les premiers les plus âgés ne peut s’appliquer avec des enfants si jeunes. Entrer en contact avec eux, c’est toujours de leur point de vue entrer dans leur monde. Dès lors, c’est une autre règle classique des salutations qui doit prévaloir ici, celle qui veut que les invités prennent l’initiative de saluer leur hôte à leur arrivée.

De même, lors du premier contact avec l’enfant, en principe en présence de ses parents, l’adulte doit avant tout prendre l’initiative de se présenter, de se nommer, aux parents bien sûr, mais aussi et d’abord à l’enfant. Il doit ensuite demander à l’enfant, directement, de se nommer. On a trop l’habitude de parler entre adultes, parents et enseignants, de l’enfant en ignorant sa présence, un peu comme les membres des équipes hospitalières parlent entre eux du malade qu’ils entourent. Ce qui est insupportable pour un adulte l’est encore plus pour un enfant. On n’accueille pas un enfant en discutant avec ses parents, mais en s’adressant à lui. C’est bien lui qu’il s’agit d’accueillir, lui qui fréquentera cette école qu’il découvre dans la peur, lui qui passera le plus clair de son temps avec ces étrangers inquiétants. On ne doit s’adresser aux parents qu’à travers lui. La relation de l’enseignant avec la famille doit d’emblée, non seulement être centrée sur l’enfant, mais passer clairement et concrètement par lui.

Il faut aussi tenir compte des modalités de relation dont le petit a l’expérience. Les salutations socialisées ordinaires n’ont pas encore de signification pour lui. Il est encore habitué à des relations plus proches, plus physiques. Saluer un très jeune enfant nécessite, pour que cette salutation en soit une pour lui, que les mots soient énoncés avec suffisamment de chaleur et qu’ils soient accompagnés d’un sourire et d’un geste d’accueil. Toutefois, on l’a vu, il ne s’agit pas d’enfermer l’enfant dans des relations maternantes, mais au contraire de l’initier progressivement à des relations plus distantes. Cet accueil chaleureux n’a pour fonction que d’assurer la transition de l’univers familial à l’univers scolaire, en garantissant un fond de sécurité affective dans ce nouveau monde. L’accueil du jeune enfant doit certes être maternant, mais sur un mode minimaliste. À moduler d’enfant en enfant, et de jour en jour, il doit assurer à chacun le coup de pouce que l’on sent nécessaire pour que tel enfant, à tel moment, franchisse le seuil de la classe sans panique. Cela vaut aussi pour tous les gestes d’étayage des enfants au fil des activités scolaires.

L’accueil de l’enfant doit aussi se faire par le biais d’objets ou de lieux qui lui seront personnellement réservés. Les autres enfants et l’espace collectif sont nécessairement perçus par lui comme des menaces. Il est absurde de présenter l’école à l’enfant en mettant tout cela au premier plan : les “copains”, la cour de récré, la classe... Il faut à l’inverse lui présenter d’abord “sa place”. Le petit ne peut s’insérer “nu” dans un lieu étranger, surtout aussi surpeuplé qu’une classe maternelle. Il a besoin de s’y délimiter et de s’y voir reconnaître un espace à lui, une enveloppe matérielle qui le protégera du contact trop direct des autres. Il a besoin de s’y faire quelque chose comme une maison à lui. L’enfant plus grand pourra certes “porter sa maison dans sa tête”, mais le petit a besoin de la retrouver physiquement. C’est pourquoi il faut aussi lui offrir la possibilité d’amener avec lui un morceau de cette maison, un de ces objets auxquels la plupart des petits sont farouchement attachés parce qu’ils exorcisent la peur de la solitude, objets que Winnicott a si justement nommés transitionnels. Il s’agit bien là d’autoriser, sans plus, l’enfant à introduire un objet familier dans l’école, sans perdre de vue que grandir impliquera, sinon de renoncer à tout attachement déraisonnable à des objets, tout du moins d’accepter des relations plus distanciées avec ses possessions.

Les petits doivent donc être reçus dans la classe, et non dans la cour ou le préau, espaces trop vastes paniquants pour eux, surtout quand s’y déchaînent les meutes bruyantes des plus grands. Ils doivent y être amenés par leurs parents, qui assureront ainsi le lien entre l’intimité familiale et l’école, tout en signifiant par là à leur enfant leur volonté de l’inscrire dans cette école et de lui assigner ses objectifs. En ce lieu, il faut indiquer à l’enfant, en lui donnant un repère facilement reconnaissable par lui, les objets et les lieux qui lui seront personnellement réservés : son portemanteau et son casier, au minimum. Il serait bon, d’ailleurs, que ce casier puisse être clos, pour symboliser cette reconnaissance du droit de l’enfant à une intimité maintenue au cœur même de l’école. Il faut ajouter à cela dans la mesure du possible, si l’équipement de la classe et son organisation le permettent, son lit, sa table et sa chaise...

Dans les sections de petits, des assistantes maternelles ont en principe la charge des soins physiques qu’appellent encore ces enfants. Vus les effectifs très chargés, elles sont généralement débordées, d’autant plus que les nécessités de l’organisation de la vie de la classe poussent à la concentration dans le temps des moments où ces besoins d’aide concrète se manifestent. L’enseignant est donc tout naturellement amené à prendre part à ces soins. Quelles que soient ces contingences organisationnelles, il est toujours bon que l’enseignant participe activement aux soins physiques des petits, ainsi qu’à leur alimentation, au moins pour le petit repas de 10 heures. Maria Montessori intégrait d’ailleurs pleinement toutes ces activités à la vie de la classe, en partie pour donner à la classe une atmosphère plus familiale, mais aussi et surtout parce que l’éducation d’un jeune enfant gagne à rester globale. On apprend mieux le vocabulaire des aliments au cours d’un repas que lors d’une “séquence de langage”...

 

Socialiser ?

En fait, chez les petits de l’école maternelle, il n’y a pas de vraie socialisation, au sens d’une réelle insertion dans le groupe de pairs, investie affectivement pour elle-même. Cette socialisation là ne devient sensible qu’avec les enfants de grande section. Au fond, il faudra attendre l’école élémentaire, et plus encore le cours élémentaire que le cours préparatoire, pour que soit effective ce qu’Alain nommait la société des enfants.

On parle pourtant beaucoup de socialisation dans les écoles maternelles. Encore faut-il s’entendre sur le sens que l’on accorde exactement à ce mot, et surtout sur la réalité de la sociabilité que l’on vise. Seule est vraiment possible à cet âge l’intériorisation des disciplines qui faciliteront ensuite la participation à une véritable vie collective : ne pas violenter les autres, ne pas parler à voix haute lorsque d’autres s’appliquent à un travail, ne pas briser le matériel scolaire, etc. À vrai dire, il s’agit plus là d’un dressage social que d’une authentique socialisation. Il ne faudrait pas confondre socialisation et militarisation. Ce que met en place l’imposition des “règles de base de la vie collective”, comme on dit, c’est une pseudo-collectivité organisée sur un mode purement disciplinaire, qui réduit le lien social à l’observance des règlements. Certes, il faut bien assurer la “paix civile” dans la classe en organisant convenablement la cohabitation des activités des uns et des autres. Mais il faut relativiser l’importance de ces acquisitions pour l’évolution personnelle de l’enfant. L’accès à la vie collective dépend pour l’essentiel de maturations psychiques globales, dans lesquelles le “dressage disciplinaire” ne joue qu’un rôle secondaire.

L’imposition des disciplines scolaires est cependant très importante pour le devenir de l’enfant, mais sans que cela concerne directement l’évolution de la relation à autrui. Apprendre à obéir au maître n’est pas apprendre à respecter son voisin, même si cela permet au dit voisin de vaquer tranquillement à ses occupations. L’apprentissage disciplinaire transforme par contre fortement la relation à soi. En apprenant bon gré mal gré à suivre des règles externes, l’enfant apprend en effet à cesser de suivre ses impulsions émotionnelles du moment. Il apprend à contenir ses instincts pour suivre une autre voie que la leur. En d’autres termes, il apprend la maîtrise de soi. Pour les enfants, de plus en plus nombreux, issus de milieux familiaux laxistes, cet apprentissage scolaire de la loi est une expérience maturante irremplaçable.

Il faut cependant prendre garde à ne pas multiplier les règles disciplinaires inutilement, sous peine d’étouffement de la personnalité de l’enfant. Toute règle bride les impulsions de l’enfant et entrave ainsi son narcissisme mégalomaniaque. L’éducation doit certes ramener l’enfant à une plus juste appréciation de sa personne et de la sphère de ses possibilités d’action. Mais elle doit veiller à ne pas trop restreindre la future capacité d’assurance de l’enfant en encadrant ses faits et gestes de façon excessive. Nos sociétés ont besoin de citoyens affirmés et d’acteurs responsables et inventifs, donc de personnalités affirmées. La seule obéissance n’est plus que marginalement une vertu. Même à l’école, on demande très vite aux enfants plus de sens de la coopération et d’esprit d’initiative ou d’invention que de simple obéissance. Dans ces conditions, l’imposition disciplinaire doit savoir se faire elle aussi minimaliste, pour préserver au mieux les futures capacités d’affirmation de soi de l’enfant. Il faut ne garder qu’un minimum de règles de vie, à sélectionner de préférence en fonction de leur degré de signification éthique, plutôt qu’en fonction de commodités institutionnelles. Dans cet esprit la règle essentielle est manifestement l’interdiction de l’agression d’autrui. Il est plus important d’interdire aux enfants de s’insulter que de leur apprendre à marcher en rang par deux...

Il faut également prendre soin de limiter les règles portant atteinte à l’autonomie motrice de l’enfant. Vers 12-18 mois, l’activité motrice est probablement le moteur de l’autonomisation de l’enfant, et la matrice même de ses futures capacités d’affirmation de soi. À cet âge, grandir, c’est par-dessus tout apprendre à marcher, puis courir, grimper, sauter... Toutes ces activités restent fortement investies chez les petits de maternelle, et doivent être respectées comme des manifestations de la personne, centrales à cet âge, même si l’enfant doit apprendre progressivement à se manifester sur des modes plus symbolisés, plus intériorisés et plus intellectualisés.

En ce qui concerne les activités scolaires, et contrairement à des illusions obstinées, aucune réelle coopération n’est encore possible entre des enfants de trois ans. Les activités dites  collectives » sont en réalité à cet âge des activités individuelles parallèles, juxtaposées sans autre coordination que celle qui est mise en place et maintenue par l’adulte. Les activités “collectives” à l’école maternelle sont perçues par les enfants, à juste titre, comme des activités “faites en même temps”, et non pas comme des activités faites ensemble. Ils en perçoivent essentiellement l’obligation de faire telle ou telle chose en même temps et au même rythme que les autres enfants. Et ils ressentent à juste titre cette obligation comme une contrainte pesante et dépourvue de signification.

Il faut cependant reconnaître à certaines de ces activités, qui sont par excellence “faites en même temps” une fonction contenante particulièrement efficace, qui prend le pas sur leur caractère contraignant, en particulier lorsqu’elles présentent un caractère rythmique (comptines collectives, chants, rondes, etc.). Elles construisent une expérience sociale fusionnelle, psychiquement proche des vécus du maternage. Elles soudent le groupe, comme on le voit bien, avec des adultes, à travers la place que prend de telles activités dans la vie tribale comme dans certains phénomènes de foule aujourd’hui. Mais il s’agit bien là d’une socialité archaïque, anti-individuelle. Elle est toujours susceptible de favoriser une massification des personnes en contradiction avec l’esprit démocratique. Si elle peut contribuer à abaisser les angoisses des enfants face au “grand collectif”, on ne peut en faire qu’un usage modéré, sous peine de s’éloigner fortement des modes de socialisation nécessaires à la formation de futurs citoyens d’une société démocratique.

Les contraintes imposées par la scolarisation en maternelle ont au fond une signification essentiellement disciplinaire, et non pas réellement socialisante, au sens élevé du terme. Le collectivisme ordinaire des activités à l’école maternelle, dès l’entrée, n’a pas de vrai fondement pédagogique, bien au contraire. Maria Montessori, encore elle, a démontré de longue date que les apprentissages à l’école maternelle pouvaient parfaitement se dérouler selon des modalités très individualisées, qui conviennent mieux à la fois à la diversité des rythmes des enfants et à leurs faibles capacités d’authentique coopération. Il est bien suffisant d’apprendre aux petits à cohabiter pacifiquement. Il est bon de consacrer son énergie à affiner cette exigence, à ne rien “laisser passer” en ce domaine. L’initiation à la coopération ne devrait guère commencer qu’en moyenne section, à un âge où commence à émerger un réel souci de l’autre, en particulier sous la forme initiale, et initiatique, d’une forte préoccupation pour l’autre sexe...

 

Daniel Calin
1999


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Dernière révision : mercredi 28 août 2019 – 18:10:00
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