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L’affolement identitaire

 

 
Un texte de Daniel Calin


Origine du texte  Ce texte a servi de base à une conférence intitulée Lorsque l’identité s’affole : Les enjeux de la construction identitaire, organisée par le réseau des médiathèques des Portes de l’Essonne, le 20 octobre 2012, à la médiathèque Raymond Queneau, à Juvisy-sur-Orge (91). Cette conférence était conçue comme une préparation à la programmation, le 26 octobre 2012, au théâtre voisin Jean Dasté, de la pièce Naz, de Ricardo Montserrat, adaptée et mise en scène par Christophe Moyer et interprétée par Henri Botte. Cette pièce, créée en 2010, a été écrite à partir de témoignages recueillis auprès de jeunes néo-nazis des cités industrielles dévastées du Nord-Pas-de-Calais, au cours d’un long travail préliminaire d’enquête réalisé par son auteur. Elle met en scène, dans un solo interminable, les sombres ruminations d’un de ces jeunes. Elle déstabilise les spectateurs, en suscitant alternativement mouvements de rejet et mouvements de sympathie.

 

Introduction

Parmi les convictions ordinaires de « l’intelligentsia de gauche »(1), qui fournit probablement une bonne partie du public des médiathèques et plus encore de celui d’une pièce comme Naz, il me semble qu’il existe une discordance très générale entre les attitudes à l’égard des jeunes d’extrême-droite et les attitudes à l’égard des jeunes marginalisés issus de l’immigration. Les premiers font l’objet, non seulement d’une condamnation morale et politique sans appel, mais aussi d’un mépris absolu et d’un rejet violent. Les seconds, même lorsqu’ils versent dans la délinquance ou l’islamisme radical, déclenchent malgré tout essentiellement des mouvements de « compré­hension », voire d’empathie(2), parce qu’ils restent perçus sur un mode essentiellement victimaire, sèchement refusé aux premiers.

Les jeunes gens, que je vais qualifier génériquement de néo-nazis en référence à Naz, sont pourtant sociologiquement similaires à la frange la plus problématique des jeunes issus de l’immigration : très souvent, ils vivent dans les mêmes quartiers, ils ont fréquenté les mêmes écoles, connu les mêmes difficultés scolaires, ils sont confrontés aux mêmes galères, peinent pareillement à trouver un emploi et ne connaissent guère, quand ils en trouvent, que des emplois non qualifiés, précaires et mal payés. Même marginalisation sociale, même pauvreté culturelle, même absence de perspectives d’avenir un tant soit peu acceptables : ces deux groupes ne justifient en rien des attitudes aussi radicalement opposées. D’autant moins que les jeunes issus de l’immigration qui versent dans l’islamisme radical relèvent eux aussi, à leur façon, d’une forme d’extrême-droite radicale, ce qui rend encore plus intenable une différenciation aussi forte des attitudes envers ces deux groupes au fond si proches.

Ces deux groupes n’appellent aucune « bienveillance » particulière, encore moins d’empathie. Par contre, l’intelligentsia de gauche devrait être capable d’inscrire ces deux phénomènes sociaux, aussi peu sympathiques l’un que l’autre, dans le cadre général de la question sociale, dont ils sont des sous-produits pareillement dramatiques(3). Karl Marx, déjà, avait un mépris sans frein pour ce qu’il nommait le « Lumpenproletariat », c’est-à-dire le « prolétariat en haillons », qu’il ne percevait que comme une masse de dangereux supplétifs potentiels des classes dominantes. Sa solidarité avec les victimes du capitalisme avait déjà d’étranges limites. Il serait temps que les citoyens de gauche soient capables de développer une vision plus globale et plus juste : le prolétariat en haillons d’autrefois comme les néo-nazis ou les djihadistes d’aujourd’hui sont produits à la chaîne par le désordre insensé et ravageur d’un monde laminé par la domination effrénée du capitalisme mondialisé.

 

La construction de l’identité

Pour une analyse plus fouillée du processus de construction de l’identité, je renvoie à mon article de fond sur cette question(4). Je me contenterai ici de rappeler ses principales caractéristiques.

Principes

La construction identitaire repose sur une double base, biologique, pour ce qui est de l’identité sexuée, et sociologique, pour ce qui est de l’inscription dans les rapports sociaux, médiatisée par l’appartenance familiale.

Toutefois, cette identité en quelque sorte “objective”, inscrite dans nos gènes et héritée de notre famille, « doit faire l’objet d’une appropriation subjective, longue et aléatoire, qui ne se consolide guère avant la fin de l’adolescence. L’identité “objective” ne prend sens et forme pour le sujet qu’à travers l’élaboration d’un sentiment identitaire de nature psychologique. »(5) Par conséquent, contrairement à des représentations fort répandues, la construction identitaire est un processus centralement psychique, avec la complexité et la diversité que cela implique.

 

Rappel des étapes

Il faut noter que l’identité n’est pas figée au sortir de l’adolescence : « À l’âge adulte, le sentiment d’identité reste susceptible d’évoluer, même chez les personnes les mieux construites, les plus assurées. Certaines étapes de la vie induisent invariablement des évolutions identitaires, plus ou moins fortes, plus ou moins difficiles, positives ou négatives. Devenir parent ou grand-parent, changer de profession ou de conjoint, partir en retraite, émigrer, tous les changements importants de statut personnel ou de statut social appellent des réaménagements identitaires. »(6)

 

Les jeunes néo-nazis

Analyse préalable

Il n’est pas question ici d’évoquer l’ensemble des électeurs ni même des militants de l’extrême-droite, mais seulement une petite minorité d’entre eux, caractérisée à la fois par sa jeunesse et par sa grande fragilité socio-psychique. Pour la plupart des autres, il faut renvoyer aux analyses proposées par Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire(7). Contrairement à ce que voudrait un angélisme contemporain de bon ton, le racisme a toujours été, non pas une exception anormale, mais la position la plus répandue et la plus « spontanée » des êtres humains. C’est le racisme qui est « naturel » et notre universalisme n’est jamais qu’une construction tardive et toujours fragile(8). Il est donc vain de rechercher les « causes » des racismes ordinaires, et plus encore d’en chercher les causes dans des pathologies personnelles ou des circonstances collectives exceptionnelles. Il serait même probablement plus intéressant de rechercher les dynamiques qui poussent certains individus à prendre le contre-pied de cette « pente naturelle » des racismes ordinaires pour adhérer à des valeurs universalistes : cela permettrait peut-être d’ouvrir de nouvelles pistes pour un travail de promotion de l’universalisme plus efficace que l’éternel « combat contre » de l’anti-racisme militant, avec ses mièvreries itératives. Promouvoir la xénophilie est certainement plus porteur d’avenir que combattre la xénophobie.

C’est ce racisme ordinaire « spontané » qui explique que, même dans notre nation qui a joué un rôle majeur dans la naissance de l’universalisme moderne, et indépendamment de la période troublée dans laquelle nous nous débattons actuellement, le racisme reste très actif dans de larges secteurs de la société, comme les militaires, les policiers, les travailleurs « indépendants », artisans et commerçants, et une partie non négligeable des professions libérales(9). Surtout, il faut garder à l’esprit que l’extrême-droite politique a toujours été animée en bonne partie par une frange de la bourgeoisie, y compris de ses couches supérieures. Si Jean-Marie Le Pen est bien un personnage pétri de haine, dont la santé mentale est pour le moins mal assurée(10), sa fille Marine(11) et plus encore sa petite-fille Marion Maréchal-Le Pen(12) sont dans la droite ligne de cette vieille tradition des héritiers et héritières qui ont toujours figuré parmi les dirigeants de l’extrême-droite. Elles sont l’une comme l’autre des personnalités platement « normales », banales, des incarnations de ce « racisme naturel » décrit par Lévi-Strauss. Jean-Luc Mélenchon, lors de sa campagne pour les présidentielles de 2012, a commis une grave erreur en traitant Marine Le Pen de « semi-démente ». D’une part, c’est complètement injustifié : toute analyse un tant soit distanciée de cette personne mettrait plutôt en évidence chez elle un sens des réalités assez aiguisé et une intelligence politique très supérieure à celle de son géniteur, ce qui la rend d’ailleurs d’autant plus dangereuse. D’autre part, étiqueter ainsi cette dirigeante politique, c’est renvoyer vers la folie les millions d’électeurs qui la suivent, au moment même où l’on se propose d’en reconquérir la partie populaire, ce qui n’est plus seulement une absurdité, mais une accablante erreur stratégique. Il est des incompréhensions de la psychologie humaine qui se paient cher politiquement.

 

Caractéristiques

Les jeunes des milieux défavorisés qui basculent dans la mouvance néo-nazie me semblent présenter les caractéristiques suivantes :

Il faut bien évidemment prendre ces affirmations générales comme de simples indicateurs. L’humain ne se réduit pas aussi aisément aux « facteurs » psycho-sociaux qui pèsent sur lui. Il existe probablement bien des jeunes qui cumulent les trois « facteurs de risque » que je propose ici et qui ne sombrent pas pour autant dans ces idéologies, tout comme il existe, on va le voir, des jeunes qui ne présentent qu’un seul de ces facteurs et qui passent à l’acte. Aléas de la vie et choix de vie peuvent toujours faire dévier les destinées les plus « tracées ».

 

La déprivation culturelle

J’utilise ici le terme « déprivation culturelle » au sens très global proposé par le pédagogue israélien Reuven Feuerstein, qui nomme ainsi les défaillances graves de la transmission culturelle de systèmes cohérents de représentations et de valeurs, induites par des ruptures brutales du statut social des groupes d’appartenance. Les chocs subis de plein fouet par les milieux ouvriers depuis plusieurs décennies sont des machines à fabriquer de la déprivation culturelle. Ils ont détruit ou vidé de leur sens les cultures qui solidarisaient ces groupes, qu’il s’agisse, selon les régions, du mouvement ouvrier politico-syndical ou du christianisme social. L’évolution a été trop rapide pour que quoi que ce soit puisse se substituer à ces cultures dévastées, sinon le consumérisme triomphant propagé par les médias, particulièrement mal venu dans ces groupes au moment même où ils sont largement exclus de la société de consommation.

La scolarisation, même prolongée, ne peut guère se substituer à ces effondrements culturels collectifs, sinon au niveau strictement individuel, parce que, justement, les pratiques scolaires dominantes sont furieusement individualistes, dressent les élèves les uns contre les autres dans une course à la réussite qui fabrique par définition plus de perdants que de gagnants, au lieu de les solidariser dans un élan collectif. À bien des égards, pour la plupart des élèves, ces pratiques scolaires ordinaires sont bien plus un facteur d’aggravation de la déprivation culturelle qu’un facteur de compensation. La « gauche de gouvernement » porte la lourde responsabilité de ne même pas avoir été capable d’infléchir ces pratiques scolaires ravageuses, par bêtise sévère sous le ministère de Jean-Pierre Chevènement(13), ou par manque de courage politique sous le ministère de Lionel Jospin(14), qui avait pourtant tenté d’aller dans le bon sens, avec la réforme des cycles dans le primaire et la création des IUFM en direction du secondaire. Quant au ministre actuel, Vincent Peillon, préoccupé avant tout de rythmes et de « morale laïque » (?), rien n’indique à ce jour qu’il s’apprête à impulser une rupture pédagogique majeure...

 

La référence paternelle absente ou fragile

Même s’ils ont des histoires assez différentes de celles des jeunes néo-nazis dont il est question ici, il est remarquable que l’absence ou la fragilité de la relation au père se retrouve chez les trois derniers auteurs d’attentats terroristes en France :

La déprivation de référence paternelle est aggravée dans notre environnement socio-culturel par une série de phénomènes, positifs en eux-mêmes, mais qui rendent encore plus difficile l’élaboration d’une identité masculine solide :

Qu’est-ce qu’être un homme, dans cet univers, quand on n’a pas côtoyé tout au long de son enfance un père qui en donne un modèle acceptable, voire désirable ? Qu’est-ce qu’être un homme quand, parfois, de surcroît, notre propre mère est mue par la haine ou le mépris des hommes en général, voire plus particulièrement de notre propre père ? Qu’est-ce qu’être un homme quand notre manque de références familiales n’est plus compensé par des modèles culturels valorisés et accessibles ?(16)

Il est difficile d’imaginer la violence de ce que je propose de nommer les « souffrances identitaires ». Elles sont très méconnues des milieux psychologisants, psychanalystes en tête, pour lesquels la notion même d’identité est le plus souvent ignorée ou secondarisée. Elles impliquent pourtant des vertiges insondables. Ne pas parvenir à « être quelqu’un », ne pas savoir ce qu’on est ni ce qu’on doit être crée un trou béant dans la psyché, une sorte de « dépression essentielle » dont on ne parvient à se défendre qu’en s’inventant de toutes pièces des cuirasses agressives, ou par des passages à l’acte destructeurs et auto-destructeurs.

 

Quelles « solutions » ?

Il n’y a évidemment pas de solution miracle, tant cette question a priori marginale est révélatrice de la crise profonde de nos sociétés, économique, politique et sociétale.

Tout d’abord, aucune régression de l’extrême-droite, sous toutes ses formes, n’est envisageable sans une rupture politico-économique majeure avec la contre-révolution conservatrice dans laquelle nous nous embourbons depuis plus de trente ans. Tant que tous nos politiciens dits « de gouvernement »(17) s’entendront pour poursuivre la guerre des très riches contre tous les autres(18) qui est le fond commun de ce que l’on peut nommer indifféremment « néo-libéralisme », « social-libéralisme » ou « mondialisation », cette machine infernale continuera à marginaliser et décomposer des pans entiers de nos sociétés. Dans un livre écrit juste après l’accession de Hitler au pouvoir, Karl Polanyi(19) avait déjà parfaitement montré que la destructivité sociale intense du capitalisme débridé ne pouvait que produire de violentes réactions de défense des sociétés ainsi malmenées, soit sous une forme ou une autre de fascisme, soit sous une forme ou une autre de socialisme. Nous assistons bel et bien, d’année en année, à une puissante montée des droites extrêmes dans toute l’Europe, résultante mécanique des politiques libérales conduites par tous les gouvernements successifs, par-delà toutes les pseudo-alternances. Le développement des groupuscules néo-nazis n’est que la frange extrême de ces mouvements profonds. Si une gauche digne de ce nom ne parvient pas à se reconstruire, nous sommes condamnés à connaître le retour au pouvoir des pires mouvements politiques de nos malheureuses nations. Entre ces deux perspectives, nos castes dominantes ont toujours su choisir : « Plutôt Hitler que le Front Populaire »(20).

Sur le plan sociétal, et plus spécifiquement à l’encontre des néo-nazis, il faudra bien un jour retisser la fonction paternelle et réinventer des formes acceptables de l’affirmation masculine. C’est un programme pour le moins audacieux !

La déprivation culturelle est le sous-produit croisé du manque de référence paternelle et de la marginalisation sociale. Cependant, une fois installée, elle a sa propre dynamique, comme le montraient les études de ce qu’on nommait autrefois le « quart-monde »(21). Quand des familles ou des quartiers se sont enfoncés dans la marginalité sur plusieurs générations, il ne suffit plus de résoudre leurs difficultés économiques pour leur rendre une pleine humanité. Il y faut tout un long et patient travail d’éducation populaire et de retissage des liens sociaux. Là encore, vaste programme !

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Pour les personnes qui se trouvent en situation, professionnelle ou personnelle, de devoir « accompagner » de tels jeunes, l’essentiel est d’éviter autant que faire se peut de « couper les ponts » avec eux. Une attitude authentiquement « humaniste » exige de les maintenir en position d’interlocuteurs acceptables, quelque répugnance que leurs discours nous inspirent. Jeune professeur de philosophie, j’ai eu dans ma classe, pendant une longue année, un élève qui affirmait à qui voulait l’entendre ses sympathies nazies(22). C’était dans les années 1970, bien avant la montée de l’extrême-droite, en plein au contraire dans les années contestataires. Le moins que l’on puisse dire est que son discours passait mal auprès de ses camarades de classe. Il était évidemment impossible d’établir avec lui une discussion rationnelle autour de ses « convictions politiques ». J’ai pourtant toujours maintenu avec lui, y compris en faisant barrage entre lui et les autres élèves exaspérés par ses prises de parole, une certaine forme de dialogue, peut-être au fond la forme même du dialogue, la forme seule, tout dialogue de fond étant impossible. Cette position m’a été facilitée par le fait que, par ailleurs plutôt bon élève, plutôt intelligent, pas radicalement antipathique, il était capable de développer des analyses rationnelles de bon aloi dans des domaines éloignés du champ politique(23). L’année est passée tant bien que mal – j’avais cette classe cinq heures par semaine. Deux ou trois années plus tard, il est passé chez moi. Il m’a confié qu’il venait d’être élu aux municipales de sa bourgade, sur une liste centriste, ce qui était cette fois probablement dans la droite ligne de son père agriculteur. Je ne l’ai plus jamais revu depuis, mais, des décennies plus tard, je considère encore cette visite comme un de mes meilleurs souvenirs professionnels, même s’il a été quelque peu cher payé.

Les identités folles sont des cuirasses défensives psychiquement vitales pour ceux qui les développent. Il est absurde et contre-productif de les attaquer frontalement. La seule solution, aléatoire et difficile, est de trouver, dans ces identités-forteresses, les ouvertures minimales, les zones de partage possible, un peu comme je trouvais, à l’aveugle, avec mon élève pro-nazi, des domaines « neutres », abrités par leur éloignement de ses élaborations identitaires maladives. Il ne s’agit même pas forcément de « failles » dans ces blindages défensifs, mais, plus simplement et plus banalement, de cette complexité humaine qui fait que nul n’est jamais uniquement ce qu’il croit être ou s’efforce d’être. Il s’agit plutôt de rechercher ce qui peut faire pont, rencontre, autour d’un goût commun, d’une expérience partagée, d’une représentation ordinaire. À partir de là, on peut établir une zone de vrai dialogue, même si c’est au départ dans un domaine strictement délimité. Mais, dès lors que notre interlocuteur, dans ces relations étranges, sait fort bien que nous ne partageons rien de ses constructions identitaires agressives, la seule existence de cette zone de dialogue fait faille dans cette forteresse, lézarde cette cuirasse, en rendant acceptable, au moins dans ce cadre étroitement borné, notre « différence », notre altérité. Or, c’est bien là le problème de fond de ces constructions identitaires monstrueuses, qui consistent à créer un fossé radical entre l’absolument semblable et l’absolument autre. Dès lors que nous sommes parvenus à nous faire reconnaître et admettre comme semblable acceptable « quelque part », nous qui sommes sur l’essentiel absolument autres, nous mettons en échec par cela seul la radicalité de la forteresse défensive de cet autre. Tout comme, d’ailleurs, à nos propres yeux, cet autre si difficilement acceptable commence ainsi à nous sembler moins autre, moins étranger, moins inacceptable(24)...

Comme psychopédagogue, je ne peux que rapprocher ce que j’écris ici des attitudes souhaitables face à de jeunes néo-nazis, de ce que j’ai écrit à propos des attitudes à adopter face à une forme très différente de forteresses défensives, celles des enfants autistes : « (...) avant de songer à transmettre à un enfant autiste un quelconque élément de la culture commune, il est indispensable d’aller d’abord vers lui, de se rapprocher de son univers mental. Les enseignements ne pourront être acceptés et « prendre » réellement qu’en se greffant sur ce qui travaille l’enfant, en particulier sur ses rites et ses obsessions. Cela exige que l’enseignant « entre » dans ces rites et ces obsessions, les partage a minima, en fasse la base, parfois très mince, d’un univers mental commun entre l’enfant autiste et l’enseignant, puis les autres enfants. »(25) Toute communication suppose, sinon un véritable « univers mental commun », tout du moins un « espace mental » minimal partagé. C’est cet espace mental qu’il s’agit de tenter de créer, de bricoler avec tous les moyens du bord, dans ces relations « extrêmes »(26) si difficiles à tisser qui nous mettent aux prises avec les limites de la possibilité d’une humanité commune. Il s’agit alors, au fond, de s’efforcer à l’humanisation de l’autre, ce qui, toujours, met en jeu l’approfondissement de notre propre humanité.

Daniel Calin
Avril 2013

 
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Notes

(1) Redondance ?

(2) Sauf chez une frange d’intellectuels issus de la gauche qui, depuis quelques années, versent dans l’islamophobie. Il est clair que ces personnages viennent dès lors gonfler les rangs de l’extrême-droite qui, de Mussolini à Doriot, s’est toujours nourrie de la frange psychiquement la plus malade de la gauche.

(3) À ces problématiques sociales s’ajoutent bien sûr, pour les jeunes djihadistes, des aspects spécifiques renvoyant aux colonialismes passés et à des conflits géopolitiques contemporains, mais je doute que ces particularités prennent vraiment le pas sur la misère sociale qu’ils partagent avec les jeunes néo-nazis.

(4) Construction identitaire et sentiment d’appartenance.

(5) Article cité.

(6) Article cité.

(7) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, UNESCO, 1952. Réédité dans la collection Folio-Essais, Gallimard, Paris, 1987.

(8) Les horreurs survenues lors de la décomposition de l’ancienne Yougoslavie au tournant des années 1990 sont venues nous rappeler brutalement ces réalités, d’autant plus que le peuple serbe, responsable majeur de ces horreurs, avait été le seul peuple européen à se libérer seul de l’occupation nazie, libération pour laquelle il avait payé un très lourd tribut (1 700 000 morts, sur une population de 14 millions d’habitants).

(9) Métiers de la « force publique » d’un côté et professions qui permettent de s’imaginer extérieurs aux rapports sociaux de l’autre.

(10) Il faut noter au passage qu’il a perdu son père à l’âge de quatorze ans. Nous reviendrons plus loin sur les liens entre le « manque de père » et les engagements dans l’extrême-droite.

(11) Marine Le Pen est solidement adossée à son père, pour des raisons pour le moins compréhensibles. À seize ans, elle subit l’abandon brutal de sa mère, qui s’enfuit avec un journaliste embauché pour écrire la biographie de son père. Dans son autobiographie, À contre-flots, publiée en 2006 chez Jacques Grancher, elle écrit : « Pendant un mois et demi, j’ai vomi tous les jours, j’étais incapable de me nourrir ». Trois ans plus tard, pour couronner le tout, sa mère pose nue dans Playboy, déguisée en soubrette lubrique. Dans ces conditions, on comprend que sa fille ait choisi, très raisonnablement, de s’arrimer solidement à son père... Cette forte identification à son père lui confère une protection précieuse face à l’indignité de sa mère et, par contrecoup, une incontestable solidité psychique, même si elle doit probablement porter définitivement la trace de son « mal de mère » et conserver l’identité féminine compliquée qu’implique une telle trajectoire.

(12) Son histoire personnelle est beaucoup plus « linéaire » que celle de sa tante.

(13) Ministre de l’Éducation Nationale du 19 juillet 1984 au 20 mars 1986, surtout connu pour sa tentative de réintroduction de La Marseillaise dans les écoles !

(14) Ministre de l’Éducation Nationale du 12 mai 1988 au 2 avril 1992.

(15) Citations extraites d’un article publié dans Paris-Match le 8 mai 2011, intitulé La nouvelle vie de Maxime Brunerie.

(16) Les filles sont rares dans la mouvance néo-nazie, sauf comme « femmes de ». C’est que, si elles souffrent elles aussi dans les familles évoquées ici de « manque de père », cette souffrance ne les empêche pas de se construire une identité féminine en s’adossant à leur mère, bien présente, souvent même très lourdement. Pour elles, c’est la construction d’un « objet d’amour » désirable qui est très difficile (sur les conditions ordinaires de la construction de la féminité, voir le très beau livre de Didier Lauru, Père-Fille : Une histoire de regard, publié en 2006 chez Albin Michel). Ce problème se fera sentir bien plus tard, après une enfance relativement préservée, par une « quête sans objet », à l’aveugle, vouée à l’échec répété. Nombre de femmes d’aujourd’hui me semblent condamnées à cette sorte de « quête perpétuelle ». Le « prince charmant » s’est fait « fantôme ».

(17) Pour des politiciens qui s’acharnent à gouverner le moins possible au nom de la « concurrence libre et non faussée », cette appellation relève de l’antiphrase.

(18) Voir la déclaration de Warren Buffett, sur CNN, le 25 mai 2005, reprise par le New York Times du 26 novembre 2006 : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner ». Selon le classement 2013 du magazine Forbes, Warren Buffett est le quatrième des hommes les plus riches du monde, après avoir été le premier en 2008. Héritier non négligeable, son immense fortune est essentiellement le produit d’une spéculation financière effrénée... et réussie.

(19) Karl Polanyi, La Grande Transformation (Aux origines politiques et économiques de notre temps), collection Bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, Paris, 1983. Édition américaine originale : The Great Transformation, 1944.

(20) Cette formule a la réputation d’avoir couru dans les années 1930, sans que l’on sache très bien si elle provient réellement de milieux bourgeois ou si elle était utilisée par des militants de gauche pour mettre en accusation ces mêmes milieux. Factuellement, elle est placée dans la bouche de l’un de ses personnages par Roger Vailland, dans son roman Drôle de jeu, paru en en 1945 aux Éditions Corrêa. Sur le fond, voir le livre d’Annie Lacroix-Riz, Le choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Armand Colin, 2010, qui démontre qu’une partie des élites françaises a bel et bien mis en pratique cette formule, à défaut peut-être de l’avoir prononcée.

(21) L’expression est manifestement en perte de vitesse. Nos médias et penseurs dominants lui préfèrent l’expression politiquement plus lisse de « grande pauvreté ».

(22) Il n’appartenait pas aux milieux marginalisés dont il est question ici. C’était au contraire le fils d’un paysan plutôt bien pourvu. À ma connaissance, ses parents ne partageaient pas ses convictions. Il était visiblement mal à l’aise dans son corps, pour des raisons que je n’ai jamais déchiffrées.

(23) Mon pire souvenir professionnel est un élève témoin de Jéhovah, par sa famille. J’ai adopté la même attitude à son égard, mais dans des conditions plus difficiles. En surpoids important, très entravé intellectuellement, il ne pouvait parler, ou écrire, qu’à coup de citations bibliques, quel que soit le domaine en question. J’ai toujours eu l’impression avec lui de dépenser en vain mon énergie pour tenter de le maintenir dans une possibilité d’interlocution. Je n’ai jamais eu de ses nouvelles par la suite.

(24) C’est ainsi que la pièce Naz lézarde chez ses spectateurs le rejet massif initial que suscite son personnage.

(25) « Enseigner à un enfant autiste », in Autisme et secteur de psychiatrie infanto-juvénile (Évolution des pratiques), sous la direction de Jacques Sarfaty, Actes du Colloque organisé par l’Association de Recherche sur l’Enfance et la Famille (AREF) les 12 et 13 novembre 2010 à Paris, collection Le fil rouge, Section 2 : Psychanalyse et psychiatrie de l’enfant, PUF, Paris, Mai 2012, pages 147 à 155.

(26) Au sens où Bettelheim évoquait des « situations extrêmes » parmi lesquelles il plaçait son expérience des camps nazis et celle de sa confrontation aux enfants autistes, à savoir des situations dans lesquelles notre humanité commune semble radicalement déniée.


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