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S’autoriser un ordinateur en salle de rééducation ?

 

 
Un texte d’Hélène Garrel et Daniel Calin


Publication initiale  Publié initialement dans la revue Envie d’école (Revue de la F.N.A.R.E.N.), N° 15, Juin/Juillet 1998, pages 4 à 8
Deux autres articles d'Hélène Garrel et Daniel Calin  Voir aussi sur ce site deux autres articles d’Hélène Garrel et Daniel Calin : Les apports de l’ordinateur en rééducation et Lucien.

 

Introduction

Les enseignants considèrent naturellement avant tout l’ordinateur comme un outil d’apprentissage. Ceci dit, la plupart d’entre eux perçoivent assez mal, ou sous-estiment fortement, les possibilités actuelles d’utilisation pédagogique de l’ordinateur. La formation des enseignants en ce domaine, tant initiale que continue, reste faible, voire inadéquate. Le plan Infor­matique pour tous, mal préparé et mal piloté, probablement prématuré d’ailleurs, a laissé de mauvais souvenirs à la plupart des enseignants qu’il a touchés.

Les rééducateurs, qui pourtant ont parfois expérimenté l’informatique éducative dans leurs classes avant de devenir rééducateur, hésitent à l’intro­duire en salle de rééducation. Leurs formations spécifiques ont longtemps totalement ignoré cet outil. L’ouverture actuelle de certaines formations à cette nouvelle technologie est trop récente pour n’être pas que balbutiante.

Il n’est pas dans notre intention de démontrer que l’ordinateur est un outil indispensable à tous les rééducateurs. Nous souhaitons seulement montrer que l’ordinateur peut être, dans le cadre ordinaire des pratiques rééducatives, un médiateur de la relation rééducative, parmi d’autres médiateurs possibles, plus traditionnels. Nous savons bien qu’il n’y a pas de bon médiateur en soi, mais seulement un bon médiateur entre tel rééducateur et tel enfant, comme le veut à l’évidence la définition même de la fonction médiatrice. Appliquée à l’ordinateur, cette prescription implique d’abord, bien entendu, le libre choix de l’enfant : à lui, tout particulièrement, l’activité sur ordinateur doit être cons­tamment présentée comme un choix possible parmi d’autres. Elle implique aussi que le rééducateur n’introduise l’ordinateur dans sa panoplie de média­teurs que dans la mesure où il se sent lui-même effectivement tenté par cette aventure, quelles que soient d’ailleurs ses compétences antérieures dans les usages possibles de l’outil informatique.

 

Le rééducateur et la culture ludique des enfants

Que fait-on, ou plutôt que fait l’enfant, en rééducation, avec les médiateurs qu’il choisit, ou qu’on lui propose, ou qu’on l’incite à s’approprier ? À ses yeux, il joue. Ou, peut-être plus exactement, préfère-t-il penser qu’il joue. Les médiateurs les plus couramment utilisés en réédu­cation sont des jeux ordi­naires (jeux à règles, jeux de construction, poupées, ballons, etc.), ou des objets à fort potentiel ludique (équipements de psychomotricité, équipements de dessin et peinture, etc.). Le rééducateur oriente pour une bonne part ses choix en fonction de ce qu’il connaît des goûts spontanés des enfants en matière d’activités ludiques. Il se réfère donc à ce qu’il pense être leur culture ludique. On imagine mal un rééducateur totalement coupé de cette culture ludique.

Notre résistance à l’usage de l’ordinateur, ou notre difficulté à lui imaginer un usage rééducatif, menace dès lors de creuser un fossé entre nous et les enfants qui nous sont confiés, dans ce domaine de la culture ludique de réfé­rence des uns et des autres. En effet, l’équipement informatique des familles s’accélère, même s’il reste très minoritaire (environ 15% des ménages), et les usages familiaux de l’informatique font une très large place aux jeux. De plus, du point de vue de la définition de la culture ludique des enfants d’aujourd’hui, les consoles vidéo sont équivalentes à l’ordinateur. Les jeux, maintenant, passent de plus en plus souvent d’un support à l’autre, dans les deux sens, en particulier les plus populaires d’entre eux, ceux qui alimentent les conver­sations des cours de récréation d’aujourd’hui. Or, si l’on additionne les consoles aux ordinateurs, c’est cette fois la majorité des enfants qui pratiquent ces jeux en milieu familial, au point d’ailleurs de commencer à infléchir à la baisse l’audience de la télévision. La culture ludique se numérise, en intégrant qui plus est nombre de jeux traditionnels, en particulier tous les jeux de société. Notre profession ne peut rester aveugle à une telle évolution, sous peine de ressembler à ces manuels de lecture qui continuent imperturbablement à graviter autour de la vie à la ferme, alors même que les paysans ne constituent plus que 5% de la population.

La salle de rééducation n’a certes pas à reproduire nécessairement l’environnement ludique habituel des enfants qu’elle accueille. Chaque rééduca­teur organise l’offre des supports dans la salle de rééducation en fonction des spécificités légitimes de ses goûts et de ses pratiques. On imagine mal cependant qu’une salle de rééducation puisse être en rupture radicale avec les pratiques ludiques usuelles des enfants. Il est au contraire raisonnable de souhaiter qu’elle soit suffisamment proche de ces pratiques, pour des raisons assez évidentes d’accueil et de facilitation des investis­sements. Si des différen­ciations sont souhaitables, c’est plutôt dans le sens d’une diversification, afin de prendre en compte la grande variété des problématiques des enfants pris en charge. L’ordinateur a de ce fait doublement sa place en salle de rééducation, d’une part parce qu’il fait partie de l’environnement ludique usuel de nombre d’enfants, et d’autre part parce qu’il autorise un enrichissement indéfini de cet environnement, de par la diversité inépuisable des logiciels disponibles.

 

L’espace rééducatif et l’ordinateur

L’ordinateur comme aide à l’accès à la symbolisation

La parole, dans son flot, exprime et effectue à la fois les opérations intrapsychiques qui constituent la matière et même la finalité de la cure psychanalytique classique... On sait que l’enfant, surtout très jeune, ne peut produire une telle parole. C’est que la projection de l’activité mentale à travers le verbe est une opération trop abstraite pour lui. Il ne peut guère utiliser le langage qu’au plus près du réel, coller ses mots aux choses, plus rarement à ses émotions, sans que puisse se glisser là toute la souplesse et la distanciation nécessaires aux élaborations symboliques. Ainsi, en rééduca­tion, les activités productives ou expressives des enfants manifestent plus les résultats de la pensée que la pensée elle-même, dans sa dynamique évolutive, même si elles peuvent laisser transparaître, à travers leurs tâtonnements éventuels, quelque chose des processus de leur élaboration.

D’où le recours, parfois, pour retrouver la dynamique même de l’activité symbolisante, à l’activité ludique libre, à l’expression corporelle ou théâtrale, aux jeux moteurs. Mais si l’on accède bien ainsi à une certaine dynamique de l’activité symbolisante, c’est alors la distanciation symbolique indispensable à « l’effet thérapeutique » qui menace en permanence de disparaître au profit d’un simple défoulement sans lendemains. Il ne suffit pas de symboliser pour se transformer, encore faut-il ne pas coller à ses symbolisations. En elle-même, la symbolisation fixe le symptôme plus qu’elle n’en libère.

L’ordinateur, doté d’outils qui facilitent considérablement les produc­tions graphiques (les outils classiques des logiciels de dessin, les tampons, la modifiabilité, etc.), voire nourri d’images préexistantes (ou de sons, de vidéos, de textes, etc.), permet, lui, la même expression dynamique de l’activité men­tale que la parole, mais à un niveau suffisamment concret pour être accessible à l’enfant (car il ne manipule pas que des mots). De plus, contrairement aux activités expressives trop incarnées, il assure la distancia­tion indispensable à une symbolisation effective. Ce que l’enfant produit n’est pas agi par lui immédiatement, ne lui colle pas à la peau. Ses actes s’inscrivent sur la froideur de l’écran, à bonne distance. Ils font trace sur l’imprimante. Ils s’enregistrent dans la mémoire de la machine. On peut ainsi les laisser là pour les revisiter à volonté, mais aussi les remodeler quand on le veut et autant qu’on le veut.

Francis

Francis est un garçon de 10 ans. Il présente une trisomie mosaïque, tardivement découverte, semble-t-il. Il est l’aîné de sa fratrie. Son père n’accepte pas le handicap de son fils. Sa mère ne travaille pas. Elle est effacée, très angoissée. Elle manifeste un immense besoin de parler. Elle est lucide quant au handicap de Francis. Francis est scolarisé dans un établissement spécialisé dans la prise en charge d’enfants présentant des troubles graves.

À l’observation, Francis présente de très sérieux troubles de la parole. Il est quasi mutique, il communique très difficilement, il bégaie un peu. Il est très instable. Le blocage de l’efficience intellectuelle est quasi total. La différence des sexes n’est pas acquise. Il a des crises d’insomnie. Il a peur de l’enfermement. Il présente des fantasmes envahissants, à coloration dépressive. Le dessin de la famille est impossible. Seule la mère est représentée, comme une poule sur son nid, vue enceinte, sans poussin autour d’elle, dans la solitude et la toute-puissance.

Le handicap de Francis se double manifestement de problèmes psychoaffectifs sérieux. Il est collé à sa mère, indifférencié.

Le projet rééducatif a pour objectif la séparation avec la mère, par la mise en place d’un contenant psychique autonome.

La rééducation démarre peu après la rentrée. Les premières séances sont surtout consacrées au hockey. Francis s’active seul, sans règles, de façon purement sensori-motrice, sans donner l’impression de vraiment jouer. Il abandonne le hockey pour cacher la balle. Il est très opposant, très buté, très agressif. Les dessins oscillent entre le chaotique et les apprentissages plaqués de style très féminin. Il n’utilise pas le je. Il refuse d’écrire son prénom. La relation ne commence à s’établir qu’à la troisième séance : il accepte alors les échanges avec la rééducatrice, à la boxe, puis au tennis. Il ne cache plus la balle. Il écrit son prénom. Il commence à manifester des affects, l’atmosphère devient ludique. Mais il se fatigue très vite et régresse ensuite.

À la quatrième séance, il choisit l’ordinateur, outil dont il a déjà l’expérience. Il utilise d’abord Adibou. Il effectue plusieurs des puzzles proposés par cet environnement, avec une relative aisance, surprenante par rapport à ses difficultés usuelles. Il colle à l’écran, ignore pour l’essentiel les interventions de la rééducatrice. Il finit cependant par accepter qu’elle joue à son tour. La rééducatrice choisit le casse-briques, et Francis accepte de jouer en alternance avec elle. Durant les séances suivantes, à travers diverses activités d’Adibou, y compris de lecture, il passera très vite de l’acceptation réticente de la participation de la rééducatrice à des attitudes de compétition avec elle, fortement manifestées et verbalisées. Ces activités se poursuivront durant toute la rééducation.

Après cette première phase durant laquelle l’établissement de sa relation à la rééducatrice est l’occasion d’un déblocage rapide de son agressivité, Francis va pouvoir entamer une longue et difficile construc­tion d’une représentation de soi fonctionnelle, centrée sur la tête.

À la sixième séance, il s’oriente de lui-même vers le logiciel de dessin Kid Pix. Une imprimante couleur est disponible. Dès lors, l’essentiel du travail rééducatif va se faire avec ce médiateur. Les premières réalisa­tions de Francis sont, selon son propre terme, des « crabouillages », qui ont certes une fonction d’exploration des fonc­tions de ce logiciel, mais qui présentent aussi un caractère nettement compulsif. L’outil, nouveau pour Francis cette fois, fait disparaître les apprentissages plaqués des dessins à la main, et montre du même coup le caractère extrêmement archaïque de ses réalisations graphiques.

Francis découvre ensuite qu’il peut introduire des lettres dans ses dessins : il couvre alors son « crabouillage » du jour de ses initiales et de celles de la rééducatrice. Après cet accès au symbolique sur fond de relation rééducative soutenue par l’écran, dès la séance suivante, Francis réalisera son premier dessin représentatif, « le roi lion », au cœur de son imaginaire du moment. En difficulté pour le réaliser, il accepte, pour la première fois dans ses activités graphiques, l’aide de la rééducatrice. Durant les séances suivantes, il s’efforcera très difficile­ment de dessiner le rocher du roi lion, aux allures phalliques évidentes, puis le roi lion sur son rocher.

Après cette première avancée, plusieurs séances seront marquées par une utilisation compulsive de la fonction Tampons, qui permet d’introduire dans la feuille de dessin des petits graphismes tout faits choisis parmi des propositions très diverses. Francis s’applique dès lors consciencieusement à remplir de grands cercles, ou ovales, de ces multiples figurines, qu’il entasse sans autre ordre notoire que cette enclosure, multipliant ainsi de belles métaphores de son indifféren­ciation symbiotique.

À la mi-janvier, après divers bidouillages sur fond d’affects dépressifs, il tente de dessiner une tête : un grand ovale, puis des points pour les yeux, les sourcils, le nez. Ensuite, il bute sur la bouche. Il sollicite la rééducatrice, qui propose diverses solutions, y compris un modèle qu’elle dessine sur papier, mais refuse fermement, à plusieurs reprises, de faire à sa place. C’est finalement Francis qui trouve lui-même une solution, en cherchant le tampon en cœur et en le collant à la bonne place dans son dessin.

Après cette avancée symbolique considérable, facilitée par l’ordinateur au point de ne pas être intégrable par lui dans l’immédiat, Francis présente une longue phase de régression, sur un mode très dépressif, avec retour aux dessins compulsifs à la fois morcelés et bien enclos. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il reprend et affine ses tentatives de dessin du visage. Dans une de ses productions finales, le personnage est représenté avec un visage carré, des cheveux, des oreilles, un chapeau. Il a maintenant tous les attributs de l’homme. Francis écrit son prénom et son nom, au clavier, à côté de ce visage, pour la première fois.

L’ordinateur comme outil d’appropriation d’éléments culturels au service de l’élaboration identitaire

La rééducation offre à l’enfant un espace relationnel particulier dans lequel il doit pouvoir projeter ce qui fonde sa difficulté à devenir élève, afin de lui faciliter les élaborations intrapsychiques qui lui permettront de surmonter ou de maîtriser ces difficultés.

Georges Devereux a montré la place de la culture dans le travail psychique. L’enfant comme l’adulte ne fonctionnent pas, même au niveau de la pensée inconsciente, de façon purement interne. Nos activités mentales, même dans leurs dimensions pathologiques, se nourrissent d’éléments culturels. Nous puisons dans notre culture les matériaux de nos rêves et de nos symptômes. Nous y puisons aussi des modèles tout faits d’intégration socialement accep­table de nos difficultés internes, tout spécialement sous la forme de ce que Freud nomme sublimations. En tous ces domaines, les créations pures sont rares. Le lot commun est un travail d’appropriation d’éléments culturels pré­existants, par investissements, réarrangements et intériorisations.

L’ordinateur est un extraordinaire outil de consultation, de manipulation et de mémorisation d’informations. C’est là sa vocation fondatrice. On peut aisément le nourrir de toute la mémoire collective, de toutes les symboli­sations préexistantes, grâce aux banques de données accessibles sur CD-ROM, ency­clopédiques ou spécialisées. Toutes ces éléments culturels, textes, nombres, images, vidéos, sons, graphiques, objets modélisés en 3D, sont immédiatement récupérables et indéfiniment modifiables dès lors qu’ils sont accessibles.

L’ordinateur offre ainsi à l’enfant en salle de rééducation la possibilité d’effectuer à travers lui le travail psychique visé par l’activité rééducative, non seulement par créations ex nihilo, mais, au plus proche de l’activité psychique réelle, par appropriations et manipulations de la mémoire collective qu’il met à la disposition de l’enfant. Prenons le cas de Hichem. Cet enfant a utilisé le dictionnaire Hachette sur CD-Rom durant une bonne partie de sa rééduca­tion. Il s’est intéressé aux animaux. Il a puisé dans ce dictionnaire numérique une série de photos d’animaux, par copier-coller, pour les modifier et les imprimer. Cette appropriation des images s’est doublée d’une lecture systématique des définitions des animaux représentés, puis finalement de la production d’un texte. Bien entendu, ces activités s’accompagnaient de verbalisations avec la rééducatrice. Mais l’essentiel de l’activité symbolisante de cet enfant, l’ossature symbolique dynamique de l’élaboration identitaire que constitue cette succession d’animaux, cela s’est fait par le biais de l’ordinateur.

Hichem

Hichem est un garçon de 7 ans, petit dernier d’une famille maghrébine, nettement plus jeune que les autres enfants. Il s’agit d’une famille « recomposée », dans des conditions qu’il n’a jamais été possible de clarifier. Le père ne vit pas au foyer, officiellement en raison de l’exiguïté du logement, lequel est de fait un petit deux pièces. Toutefois, le père vient régulièrement. De plus, il sort avec Hichem le dimanche, ravi, selon lui, de jouer avec son fils. C’est le grand frère qui assume au quotidien la fonction de chef de famille. De même, c’est souvent la grande sœur qui s’occupe de lui. Hichem, bien que couvé par toute sa famille à certains égards, est de fait souvent seul.

Hichem est un garçon petit pour son âge. Il ne s’habille pas seul. Il présente quelques énurésies. Depuis son entrée en CP, il mange peu. Il parle peu, avec un léger bégaiement. Il est passif, il attend qu’on fasse pour lui. Il est d’esprit très joueur, mais sans initiative. Le développe­ment psychomoteur de Hichem est tout à fait normal, harmonieux. Il n’est jamais malade.

Hichem choisit d’emblée de « travailler » avec l’ordinateur. Il attend d’ailleurs à ce moment-là une console avec deux manettes, pour son anniversaire et pour Noël à la fois. Il utilise d’abord des jeux, dont un Memory. Il est très timide, tout en manifestant sans problème ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas. Il joue seul, mutique, sans introduire la rééducatrice dans son activité. Il explore peu les jeux.

Dès la seconde séance, malgré l’apparente fragilité de l’activité de la séance précédente, Hichem se souvient bien des jeux, s’exprime à leur propos, et parvient à les retrouver sur la machine. Toutefois, son appro­che est toujours aussi peu structurée, aux limites de la pure activité sensori-motrice. À la troisième partie de Memory, la rééducatrice lui demande de faire un effort de mémorisation. Cela lui fait perdre aussitôt toute confiance en lui, et Hichem se recroqueville physiquement sur lui-même.

Après cette phase d’observation durant laquelle Hichem expose en quelque sorte la symptomatologie qui fonde sa présence en rééducation, suivra une phase d’entrée dans le registre de l’agressivité.

La troisième séance est très longue. Hichem choisit un nouveau jeu, Super Maze Wars, un jeu de tir sur des « robots » dans un labyrinthe en 3D. Le jeu, pauvre, très stylisé, sollicite fortement l’imaginaire, d’autant plus qu’on ne voit « l’adversaire » qu’au dernier moment. Hichem perd tout le temps, sans réaction notoire, mais joue longuement. Après cette première approche de l’agressivité, suit ensuite, très classiquement, une période fortement perturbée par des absences ou des retards. Plus tard, toujours avec le même jeu, Hichem gagne pour la première fois. Lors de la même séance, Hichem exprime lui-même le fait que « ça ne va pas très bien à l’école ». Sa mère s’inquiète de son devenir scolaire, et pense alors à le mettre en pension.

À la séance suivante, Hichem joue pour la première fois à Prince of Persia. Il s’agit d’un grand classique du jeu d’aventures, un des premiers à avoir représenté un personnage animé de façon relativement réaliste. Il s’agit de piloter un jeune prince dans les étages labyrinthiques semé d’embûches d’un palais persan, jusqu’à une jeune princesse qu’il doit délivrer. Il n’en fait pas grand-chose, le jeu est d’ailleurs relativement difficile. Mais il s’identifie massivement à son personnage, qui ne cesse pourtant de mourir empalé ou disloqué. La rééducatrice joue avec lui, soutient son identification en théâtralisant le jeu.

Les séances suivantes sont consacrées à l’utilisation du Diction­naire Hachette, dont Hichem va faire l’outil étonnant de son élaboration identi­taire symbolique. Dès lors, à chaque séance, Hichem arrive avec le projet de trouver un animal dans ce dictionnaire. À chaque fois, il annonce l’animal qu’il a choisi, il cherche sa photo, il lit la définition, assez longue, attachée à cet animal, et il en fait un tirage papier à partir d’une capture d’écran, en tentant de cadrer correctement l’image. Toute cette activité est initiée par Hichem, organisée par lui et reconduite par lui.

C’est ainsi qu’il choisira successivement, le lion, l’aigle (travail accompagné de longues réflexions sur la date de naissance), un dauphin représenté bondissant hors de l’eau (après avoir cherché en vain une licorne, puis un dinosaure), un phoque bizarrement représenté très droit dans l’eau, la tête seule hors de l’eau, une vipère, un cobra menaçant, bien redressé, un requin (pour lequel il trouvera la commande de réduction, et parviendra dès lors à cadrer correctement ses tirages sans couper les animaux sur deux pages), un loup, un scorpion, un lion à nouveau, une grenouille, un lièvre. À travers ce bestiaire, Hichem élabore manifestement peu à peu une représentation acceptable de son identité, de fantasmes terrifiants en images de sa genèse, jusqu’à ces petits êtres délurés que sont la grenouille et le lièvre. Le travail sur le lièvre, durant la dernière séance avant les vacances, est accompagné d’un texte élaboré par Hichem, dont nous retenons la fière première phrase : « le lièvre court plus vite qu’un humain », la touchante phrase médiane : « on dirait qu’il a trouvé un autre lièvre : il le regarde », ainsi que la jolie phrase finale : « il a une petite queue ».

Le rééducateur, l’enfant, l’ordinateur

Les fonctions essentielles du rééducateur ne changent pas quand on utilise l’ordinateur comme médiateur en rééducation. Comme toujours, il est d’abord le garant de l’ouverture à l’enfant d’un espace de symbolisation. Il autorise l’enfant à s’exprimer, et lui garantit la protection de ce qu’il exprime. Il garantit aussi à l’enfant une protection par rapport à ce qu’il exprime, une aide au contrôle des menaces psychiques que peut faire naître cette expression, une aide à la mise à distance des affects exprimés. Dès lors qu’il prend la responsa­bilité de lancer une dynamique psychique, il doit à l’enfant une garantie de non dangerosité.

C’est sur ce point que l’ordinateur modifie le plus clairement la problématique classique de la rééducation. Il modifie d’abord structurelle­ment l’adressage de l’activité expressive de l’enfant. Dans les formes usuelles de la rééducation, l’enfant s’adresse au rééducateur, directement, ou parfois s’adresse exclusivement à lui-même. L’introduction de l’ordinateur déporte inévitablement cet adressage vers l’ordinateur lui-même, et singulièrement vers l’écran. Le rééducateur, situé à côté de l’enfant, n’est plus l’interlocuteur incontournable, le destinataire exclusif de ses messages. Il est déporté, par cette inflexion du cadre rééducatif, vers des positions d’observateur ou de partenaire, entre lesquelles, d’ailleurs, lui comme l’enfant peuvent naviguer souplement.

L’enfant n’est pas pour autant replié sur lui-même. Il est au contraire tourné vers l’écran réactif de la machine, à laquelle d’ailleurs il s’adresse parfois comme à une personne. L’activité sur ordinateur introduit quasi mécanique­ment une distance entre l’enfant et sa propre pensée. D’une certaine façon, il peut se dire que ce n’est pas lui qui pense, mais la machine. Lui agit, pousse des boutons, frappe des touches, bouge la souris, introduit des CD. Mais c’est l’écran qui représente, qui fait exister la pensée. La forte technicité de la médiation informatique fait que les productions que l’enfant effectue avec elle lui semblent bien plus extérieures à lui que les mots qui sortent de sa bouche, les gestes que son corps dessine dans l’espace, ou même les traces graphiques que sa main imprime à l’aide de son stylo. L’ordinateur est ainsi un puissant outil de distanciation entre l’enfant et sa propre produc­tion symbolique. Cela aussi infléchit sérieusement la fonction classique du rééducateur. Alors que celui-ci devait garantir le faire-semblant, maintenir l’enfant à distance de sa pensée, l’interactivité enfant/ordinateur le délivre pour une bonne part de cette tâche. Sa tâche tend à s’inverser. Il s’agit alors pour lui de maintenir le lien entre l’enfant et ce qu’il produit à l’écran, de le renvoyer à une production qu’il est régulièrement tenté de dénier, ou de laisser là pour toujours. Il aide l’enfant à s’approprier ce qu’il a produit. Il garantit pour lui les liens de la causalité et de la temporalité.

 

Conclusion

Fort peu de rééducateurs de l’Éducation Nationale utilisent l’ordinateur en salle de rééducation. Le coût de cet outil, joint à la faiblesse parfois extrême des crédits alloués à l’équipement des salles de rééducation, contri­buent à décourager d’éventuelles bonnes volontés en ce domaine. Mais la méconnais­sance des potentialités rééducatives de cet outil entretient aussi la rareté de cette pratique. Nous espérons avoir donné quelques idées à nos lecteurs. L’ordinateur est l’outil le plus complexe et le plus ouvert qui soit. Nous n’avons fait qu’explorer quelques pistes. Nous souhaiterions que d’autres s’engagent dans cette direction, tracent d’autres pistes, ouvrent d’autres voies, et fassent vivre ici un espace de réflexion autour de l’exploration des potentialités rééducatives de cet outil.
 

Hélène Garrel, Daniel Calin
1998


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Dernière révision : samedi 15 février 2014 – 17:10:00
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