Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Les difficultés de l’apprentissage de l’écrit
pour des personnes en situation précaire

 

 
Un texte de Daniel Calin


Origine du texte  Ce texte est basé sur la transcription écrite de l’enregistrement d’une intervention faite en Janvier 1998 auprès d’un groupe de bénévoles d’une association d’aide aux migrants en situation précaire.

 

Sommaire

 
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Présentation

L’essentiel de mon travail concerne la formation d’enseignants spécia­lisés dans diverses modalités de prise en charge des enfants en grande difficulté d’apprentissages ou handicapés mentaux. Ma préoccupation profes­sionnelle centrale est donc l’analyse des dimensions psychologiques, pédagogiques et sociologiques des difficultés d’apprentissage. Là réside le lien entre mes fonctions habituelles et votre travail de bénévoles en direction d’adultes en situation de grande instabilité.

Je suis professeur de philosophie de formation et de statut. Je ne suis pas un praticien direct de la didactique du français, même s’il m’est arrivé à l’occasion de donner des cours de français, dans des cadres qui sont allés de l’aide scolaire à des enfants en difficulté dans un cadre associatif à l’amélioration de l’expression écrite d’étudiants scientifiques en milieu universitaire. Je ne peux donc guère vous donner des recettes. Ce que je vais essayer de faire, c’est de vous indiquer quelques pistes de réflexion sur les problèmes que pose l’apprentissage de la langue écrite à une population migrante, soit émigrée, soit en cours de migration.

 

De la langue orale à la langue écrite

Il arrive que les enfants auxquels nous avons affaire dans l’enseigne­ment spécialisé aient des problèmes de communication orale. Certains sont incom­préhensibles, d’autres sont mutiques. Cependant, la plupart d’entre eux savent très bien se faire comprendre oralement. Certains sont même pétillants et prennent un vif plaisir à parler. Certes, leur lexique et leur syntaxe ne sont pas très académiques, mais c’est plus là une question de normalisation linguistique que d’apprentissage de la parole. Leur capacité à parler reste le plus souvent dans les limites de la normalité, sauf parmi les plus handicapés intellectu­ellement, ou les plus perturbés psychologiquement. La difficulté centrale sur laquelle butent beaucoup d’enfants, pas seulement dans les classes spécialisées, ce n’est pas la langue orale, c’est la langue écrite.

Contrairement à une idée très répandue chez les pédagogues et les didacticiens, les relations entre les difficultés de la communication orale et les difficultés d’appropriation de la langue écrite sont très distendues et très variables. Le passage de la langue orale à la langue écrite n’est pas évident, quelle que soit la qualité de la langue orale. Ce passage de la communication orale à la communication écrite est le plus souvent difficile, y compris pour les enfants qui apprennent à écrire leur langue maternelle, y compris pour nombre d’enfants « de bon milieu ».

Cette observation est rarement faite, souvent déniée. On a tendance à penser qu’écrire consiste simplement à mettre par écrit ce que l’on sait dire. Cela sous-tend l’idée classique d’une continuité fondamentale de l’oral à l’écrit avec, du coup, l’idée que passer de l’oral à l’écrit, dans le cadre de la langue maternelle, demande uniquement un apprentissage technique : il faut appren­dre à déchiffrer et à faire des lettres, et le tour est joué.

Mais à vrai dire le tour ne se joue pas comme ça. Pour beaucoup d’enfants qui apprennent à lire et à écrire dans leur langue maternelle, que la plupart d’entre eux maîtrisent et manipulent bien oralement, des difficultés plus ou moins grandes d’entrée dans l’écrit surviennent fréquemment malgré tout, pour des raisons très diverses. Il y a d’ailleurs beaucoup plus d’enfants en difficulté dans l’apprentissage de la langue écrite que dans l’apprentissage de la langue orale, même parmi ceux qui sont issus de familles de culture écrite depuis plusieurs générations. Inversement, un certain nombre d’enfants qui ne sont pas très brillants à l’oral, pas très performants, éven­tuellement des enfants qui parlent mal, ou des enfants timides, peuvent parfaitement réussir à l’écrit et y être très à l’aise. Contrairement à un préjugé très répandu dans les milieux pédagogiques, il n’y a pas de relations univoques entre les compétences à l’oral et les compétences à l’écrit.

Beaucoup de travaux pédagogiques, y compris des directives ministé­rielles, prescrivent de consolider d’abord la langue orale pour faciliter ensuite le passage à l’écrit. On demande en particulier à l’école maternelle de centrer ses efforts sur ce renforcement de la langue orale. Cela n’est pas en soi mal venu, mais le problème est que cela ne change le plus souvent pas grand chose chez les enfants « résistants » à l’apprentissage de l’écrit. Je pense que le vrai pro­blème n’est pas là. D’ailleurs, l’apprentissage de l’écrit est, pour tout le monde, la source d’une amélioration considérable de la langue orale. Quand on étudie ce qui se passe pour un adulte tout à fait ordinaire, on se rend compte qu’une bonne partie de ses savoirs linguistiques lui viennent de l’écrit. On estime qu’un lettré tire quelque chose comme 80 % de son bagage linguistique, lexical et syntaxique, de sa fréquentation de l’écrit. Ainsi, la langue orale est souvent plus le résultat de l’écrit que sa condition.

Indications pédagogiques

Cela veut d’abord dire qu’il n’y a aucune raison d’adopter un ordre dans les apprentissages. Autrement dit, pratiquement, il n’est pas néces­saire de commencer d’apprendre d’abord à parler, puis ensuite seulement à écrire, ni le contraire d’ailleurs. Ça dépend probablement des désirs des personnes, de leurs besoins, de leur personnalité, de leurs rapports culturels à leur langue, orale ou écrite. C’est une chose sur laquelle il n’y a pas à avoir de position de principe. Il est parfaitement possible de faire l’apprentissage d’une langue, y compris dans une situation de migration, fondamentalement par le biais de l’écrit. C’est souvent vrai pour les gens qui sont lettrés dans leur pays d’origine. Les personnes qui ont pris une solide habitude de l’écrit dans leur langue maternelle éprouvent généralement le besoin de passer par l’écrit pour apprendre une langue étrangère ; cela leur facilite considéra­blement les choses. Cette place de l’écrit dans l’apprentissage d’une langue étrangère dépend bien sûr du rapport que l’on a avec l’écrit dans sa langue maternelle, mais pas uniquement. On ne doit pas avoir une position de principe, il faut s’adapter à chacun. D’autant plus que ce qui est le plus difficile à maîtriser, c’est la langue écrite. On arrive toujours assez vite à se débrouiller à l’oral, quand on vit dans le pays.

 

De la communication orale à la communication écrite : une rupture

Ce qui explique la distance entre la communication orale et la communication écrite, c’est le changement des modalités générales de la communication quand on passe de la parole au texte. Quelle que soit la langue utilisée, et indépendamment d’elle pour l’essentiel, il existe une profonde rupture entre la façon dont on communique à l’oral et la façon dont on commu­nique à l’écrit.

Ce problème n’est certes pas le même selon que l’on s’adresse à un public qui est déjà lettré dans sa langue d’origine ou à un public qui ne l’est pas. L’écart entre les modalités générales de la communication orale et celles de la communication écrite est exactement le même dans toutes les langues. Ceux qui ont accédé à l’écrit dans une langue ont de ce fait intégré un « savoir communiquer par l’écrit » immédiatement transposable dans toutes les langues. Ils n’ont à faire, eux, effectivement, que l’apprentissage tech­nique d’une nouvelle langue, tout problème culturel ou affectif mis à part. Et cet apprentissage ne pose pas d’autres problèmes que les simples nécessités habituelles de la motivation et de l’effort. À l’inverse, pour un public qui n’a pas eu l’habitude de la communication écrite, dans quelque langue que ce soit, l’entrée dans l’univers de la communication écrite est un processus complexe et difficile.

La rupture qui existe entre l’oral et l’écrit n’est pas que technique. L’écrit est certes, grosso modo, dans notre langue comme dans beaucoup d’autres, une transposition alphabétique de l’oral. Malgré ces relations « techniques » étroi­tes entre la langue orale et la langue écrite, il existe cependant une rupture dans les modes de communication, dans les usages fondamentaux de la langue écrite par rapport à ceux de la langue orale. De l’oral à l’écrit, il y a une différence culturelle, psychologique, sociale, politique à certains égards, qui crée une rupture difficile, pour nombre d’enfants comme pour la plupart des adultes tardivement alphabétisés.

Les difficultés de l’apprentissage de l’écrit ne s’expliquent pas tellement par les difficultés techniques du déchiffrement ou du geste graphique. Elles tiennent surtout à la profonde différence de mode de communication entre l’écrit et l’oral. La communication orale est basée sur la proximité, on voit celui à qui on parle, excepté au téléphone. La première langue orale est dite « langue maternelle », car c’est la mère qui l’apprend à l’enfant, dans la plus grande proximité physique dont nous puissions avoir l’expérience. Les premiers mots que l’enfant apprend émergent dans cette proximité corporelle, à travers des jeux de corps, de mains et de voix. Les premiers mots se construisent à travers ces interactions. Ces échanges et ces jeux pré-verbaux construisent une sorte de pré-grammaire(1). Plus tard, même pour des adultes, cet enracinement corporel de la parole reste vif. La commu­nication orale s’appuie presque toujours sur des échanges de gestes et de mimiques, des jeux de rapprochements et d’éloignements. Elle reste profon­dément marquée par ce côté affectif, émotionnel, par ce face à face, cette proximité physique.

La communication écrite impose des modalités générales très différentes. D’abord, elle se fait à distance, avec quelqu’un que l’on ne voit pas, que très souvent l’on ne connaît pas. Elle est anonyme. La communi­cation écrite élimine toutes les composantes corporelles et vocales de la communication orale. Elle réduit la communication au seul canal linguis­tique(2). Elle est, litté­ralement, désincarnée. Les enseignants sont d’anciens « bons élèves ». Ils sont à l’aise dans la culture écrite. Ils ont oublié cette rupture de l’écrit par rapport à la chaleur vive de l’oral. Ils l’ont même refoulée pour pouvoir s’installer dans l’écrit(3), et la plupart ne la comprennent absolument plus. Cette incompréhension les pousse à prendre le problème de l’entrée dans l’écrit par le bout « technique », par la mémorisation des mots, les exercices répé­titifs, la répétition des consignes – aux antipodes de cette problématique d’un changement du mode de communication lui-même. Ils effacent les significations anthropologiques majeures de la transformation profonde à laquelle ils œuvrent, probablement pour se masquer à eux-mêmes ce que leur a coûté leur propre transformation.

Cette rupture brutale entre l’oral et l’écrit est susceptible de poser problème aussi bien pour des enfants que pour des adultes. Certains échouent complètement, ânonnent définitivement, produisent des écrits aberrants. D’autres font très bien ces apprentissages techniques, oralisent convenable­ment les écrits, parviennent parfois même à mettre correctement le ton, mais ils ne comprennent cependant rien. Beaucoup taisent et cachent leurs incom­préhensions, pour faire plaisir à l’enseignant, ou par honte de ne pas com­prendre. Si l’on se contente de mettre l’accent sur le côté technique de l’entrée dans l’écrit, on risque de faire barrage à la compréhension des écrits, d’enfoncer son public dans la honte d’un échec « incompréhensible ».

Le fond du problème des difficultés d’accès à la langue écrite est de parvenir à transmettre la logique même de la communication écrite, si radicalement différente de celle de la communication orale. Pour un public analphabète, l’écrit demeure quelque chose de magique. Les illettrés voient bien que tous ces « papiers » sont importants, surtout ceux qui n’en ont pas. Mais ils comprennent mal les raisons de cette importance. D’où cette impression de magie.

Devant cette nécessité de changer de mode de communication, d’accéder à une communication plus à distance, beaucoup plus « froide » et plus « abs­traite », l’enfant comme l’adulte ont forcément, à un moment ou à un autre, l’impression, très justifiée, de perdre énormément de choses en passant de l’oral à l’écrit : le dialogue, la chaleur, le contact. L’écrit est aussi une commu­nication à sens unique, ce qui est très difficilement compré­hensible pour des personnes de culture orale. Beaucoup d’immigrés ont bien du mal à comprendre qu’il suffit le plus souvent d’écrire aux administrations. Ils ne sont pas du tout persuadés que l’écrit est plus sûr que la parole, parce qu’il fait trace et qu’il a seul force de loi. Ils persistent à téléphoner, et surtout à se déplacer, à venir sur place, à désirer parler en face à face – ce que les employés européens les mieux intentionnés ne peuvent que percevoir comme du temps perdu en vaines « palabres »... Ceci est typique d’une difficulté d’appropriation de la logique globale de la communication écrite qui contribue à fragiliser ces populations en migration. On trouve bien entendu des difficultés similaires chez des familles « françaises de souche » mal alphabétisées.

Indications pédagogiques

Une des conséquences de cette rupture de l’oral à l’écrit est qu’il faut faire l’apprentissage de l’utilité profonde de la langue écrite. Il faut apprendre à quoi ça sert vraiment, d’où ça vient, pourquoi l’humanité a inventé l’écrit il y a quelques milliers d’années et ce que cela a impliqué pour les sociétés qui sont entrées dans l’écriture. Un écrit, quel qu’il soit, ne peut prendre sens qu’en référence à cette signification historique, sociale, politique, culturelle, intellectu­elle, psychologique, anthropologique de la communication écrite. Avec des adultes, il est d’ailleurs plus facile de traiter cela qu’avec des enfants, même s’il est nécessaire d’aborder ces sujets difficiles dès que l’on veut faire réellement entrer quelqu’un dans l’univers de l’écrit.

Il faut donc expliquer que l’écrit a été inventé au moment de la création des grandes États, pour permettre au pouvoir central de tenir sous sa coupe des populations nombreuses, réparties sur des espaces parfois très vastes et de les faire vivre ensemble, sous une loi commune. Les cultures orales sont des cultures de petits groupes humains, de groupes de proximité. Dans ces contextes, l’écrit n’aurait aucune utilité fondamentale. Quand il en existe des rudiments, cela reste anecdotique, voire décoratif. Par contre, dès lors qu’un pouvoir veut faire tenir ensemble, contrôler, imposer, y compris dans le sens fiscal, une population assez vaste, il entre dans une logique dans laquelle la langue écrite devient rapidement un instrument indispensable. Sans écrit, il n’y a pas de calcul méthodique, pas de recensement de la population, pas d’administration, pas d’ordre social commun possibles.

L’écrit que a été créé dans ce contexte. Pendant très longtemps, nul n’a seulement imaginé que l’ensemble de la population d’un pays puisse apprendre à lire, écrire et compter. L’écrit a d’abord été un instrument de pouvoir utilisé par le groupe dirigeant. Il était la langue propre de la caste qui permettait à l’État de se maintenir en place « pacifiquement ». Il a d’abord été la langue de l’administration, la langue des scribes ou des mandarins, c’est-à-dire, en termes actuels, la langue des fonctionnaires. Et il l’est resté durant plusieurs millénaires.

Les émigrés analphabètes, primo-arrivants, en situation instable, en cours de régularisation, sont encore en plein dans cette situation « histo­rique » où l’écrit apparaît comme un système de contrôle au service du pouvoir.

Beaucoup plus tard, au 18e siècle, un mouvement très important a vu le jour, révolutionnaire au sens littéral du terme. Il a réclamé l’apprentissage de l’écrit pour toute la population, en relation avec la volonté d’une refonte du pouvoir politique. En Europe, ce mouvement a progressivement triomphé au cours du 19e siècle. En France, il a fini de s’imposer avec les lois Ferry instituant l’école obligatoire (1882). Bien entendu, les pouvoirs conservateurs de l’époque ont souvent tenté de s’opposer à ces évolutions(4), car ils redoutaient, non sans raisons, que si l’on apprenait à lire aux ouvriers et aux paysans, ces derniers refusent de continuer à travailler dans les conditions de l’époque.

Il faut bien se rendre compte que, lorsqu’un enseignant apporte l’écrit à des analphabètes, il les inscrit dans ces deux histoires. Il les inscrit dans l’histoire de l’État, dans le pouvoir de l’État, dans le contrôle de l’État auquel ils doivent se soumettre. Qu’il le veuille ou non, il est un messager, voire un sbire, du pouvoir d’État. Mais en même temps, l’enseignant les inscrit dans un État qui est désormais un État démocratique, dans lequel l’écrit est également un outil libérateur, une clef de l’accès à une pleine citoyenneté, tout en restant d’ailleurs un instrument de cette forme nouvelle du pouvoir d’État.

D’une certaine manière, avec des personnes qui n’ont pas de papiers, leur apporter l’écrit, c’est les inscrire à la fois dans la langue de la préfecture de Police et dans la langue de la démocratie. Ces deux logiques sont l’une et l’autre particulièrement fortes dans notre pays, qui reste aux yeux des migrants à la fois un vieux pays colonial, très administré, jacobin, policier, mais aussi le pays de la Révolution et des Droits de l’Homme. Il existe une contradiction appa­rente entre ces deux inscriptions, l’une soumettant les personnes concernées au pouvoir de l’État, l’autre les libérant de son emprise absolue, même si ce n’est au fond qu’une apparence, puisque c’est là l’esprit même de la démo­cratie. L’humanité a mis plusieurs milliers d’années à commencer à faire cette mutation. Cela fait beaucoup de choses à s’appro­prier en même temps pour les malheureux illettrés qui débarquent chez nous, venus de pays qui n’ont au mieux qu’à peine ébauché cette longue marche vers la démocratie.

On ne peut soutenir l’apprentissage de la langue écrite que si, parallè­lement à l’apprentissage technique de l’écrit, on explique le fait que l’écrit est la langue constitutive de l’État et que la généralisation de l’écrit est l’un des ressorts fondamentaux de la démocratisation de l’État.

 

La rupture migratoire

L’autre idée générale que je voulais avancer concerne cette fois tous les migrants, alphabétisés ou non. C’est encore une fois une idée contestée et « brûlante ». L’acte d’émigrer représente de fait un acte de rupture. Il repose sur une décision, la décision de partir, quelles que soient ses condi­tions, ses motivations, même lorsqu’elle repose également sur de violentes contraintes politiques ou économiques ou culturelles. Quelles que soient ces contraintes, on a toujours, comme Sartre aurait pu le dire, la liberté de décider de partir ou de rester, même si c’est au risque de sa vie – sauf bien sûr en cas de déportation ou d’expulsion.

Les cas où cette décision de rupture est la moins claire sont ceux, de loin les plus nombreux d’ailleurs, où la volonté de partir repose sur des raisons économiques. L’émigration est alors en général pensée au départ comme un « séjour professionnel prolongé » à l’étranger, ce qui n’est pas du tout la même chose qu’une émigration définitive. Dans les migrations malienne et sahélienne, c’est aujourd’hui l’esprit de la grande majorité de ces migrants. Pour les migrations plus anciennes, l’arrivée en France a été également souvent pensée comme un simple séjour professionnel provisoire à l’étranger. Cette représen­tation peut d’ailleurs correspondre à la réalité. Elle ne devient inadéquate, voire mensongère, que lorsque l’émigration devient familiale – ce qui est d’ailleurs le cas des migrations sahéliennes, dont les enfants grandis en France ne rentre­ront pas plus « au pays » que les enfants des Italiens ou des Maghrébins.

Dans nombre de familles migrantes, on entretient cette idée que l’on va « bientôt » rentrer dans son pays d’origine ... la vie durant. Il y a là ce que l’on appelle, en psychologie, une dénégation, un refus de voir la réalité en face. On refuse d’accepter que l’on a rompu à un moment ou un autre avec son pays sans grand espoir de retour. C’est vrai qu’il est très difficile d’accepter cela, d’autant plus que, pour beaucoup d’immigrés, le pays d’accueil est aussi l’ancien pays colonisateur, ce qui rend cette acceptation d’autant plus doulou­reuse. Cette dénégation est parfois si intense et si profonde qu’elle se rapproche du déni, ce mécanisme psychique inconscient aux implications souvent dévastatrices.

Personne ne peut construire sa vie sur des mensonges fondamentaux. Quand on tente de le faire, on en paie le prix à un moment ou à un autre. Cela devient encore beaucoup plus gênant, beaucoup plus grave, si ces mensonges impliquent des enfants. Être élevé dans l’idée d’un retour au pays alors que celui-ci ne sera le plus souvent jamais réalisé est complètement déstabilisant, désorganisateur, c’est une catastrophe éducative. Cela donne à ces jeunes des repères fondamentaux qui sont faux, mensongers. Leur famille les nourrit des repères du pays d’origine, inadaptés au pays d’accueil, figés en l’état où était leur pays lors de leur départ, et souvent de plus mythifiés par la nostalgie. D’un autre côté, par l’école, par la rue, par la télévision, ils s’imprègnent tant bien que mal des repères du pays d’accueil, qui viennent chevaucher les valeurs familiales. Du coup, ils sont tiraillés entre des repères contradictoires. C’est encore pire que de ne pas avoir de repères du tout, car alors on se débrouille pour en rechercher.

La migration provoque souvent un rééquilibrage des relations de l’homme avec la femme, ce qui induit des perturbations dans les relations conjugales. C’est souvent très net dans les familles maghrébines ou sahé­liennes. On peut certes se réjouir de voir ces familles se rapprocher de nos valeurs, qui sont en l’occurrence celles de l’égal respect dû à tout être humain. On aurait tort cependant d’ignorer les sérieuses difficultés induites par ces évolutions, dans un premier temps tout du moins. Les équilibres conjugaux traditionnels étaient liés à des équilibres éducatifs. Le rééquilibrage conjugal tend à désorganiser les procédures éducatives fami­liales traditionnelles. La position du père, en particulier, est très souvent fragilisée par ces évolutions. Les mères n’en sont pas pour autant capables de se substituer à l’autorité paternelle défaillante. La plupart d’entre elles « profitent » au contraire de la dévalorisation du père pour choyer outranciè­rement leurs enfants, et tout particulièrement leurs garçons, conformément d’ailleurs à leur fonction traditionnelle. Si l’on ajoute à cela les effets désorientants du déni de la migration, les parents immigrés ont souvent le plus grand mal à élever leurs enfants. Inversement, les familles qui réus­sissent sont soit des familles dans lesquels les rôles conjugaux traditionnels se maintiennent pour l’essentiel, soit des familles qui assument leur migration face à leurs enfants, soit les deux à la fois.

Il faudrait que les parents migrants signifient à leurs enfants qu’ils vont grandir là, qu’ils doivent réussir en France, en particulier à l’école française, qu’ils doivent apprendre la langue française, qu’ils doivent rivaliser avec les petits français avec lesquels ils seront plus tard en concurrence sur le marché du travail. Pour que les enfants consentent aux efforts impliqués par le travail scolaire, il faut toujours, migration ou non, qu’il y ait au départ une injonction familiale. Quand celle-ci est absente, voire même inversée, cela complique beaucoup les choses. Les maîtres d’école peuvent difficilement se substituer aux parents en ce domaine. D’autant moins qu’elles sont des femmes neuf fois sur dix, difficilement acceptables comme autorité éducative de substitution par les nombreux garçons qui en manquent(5).

Indications pédagogiques

Pour aller à l’encontre des effets négatifs du mythe du retour au pays, on peut, dans l’apprentissage de l’écrit, proposer des exercices personnels afin d’aider les migrants à penser leur installation dans le pays d’accueil, et le nouvel enracinement promis à leurs enfants. On peut ainsi aider les migrants eux-mêmes ou leurs enfants à apprendre à écrire en leur proposant de rédiger leur histoire personnelle, de leurs racines dans le pays d’origine à la projection dans un avenir en France. Cela ne veut bien sûr pas dire que les migrants doivent abandonner toute référence à leur culture d’origine, ne serait-ce que parce que la culture française(6) est loin de régler convena­blement un certain nombre de problèmes familiaux et sociaux.

Toutefois, il ne s’agit pas de simplement additionner deux cultures. Mettre sur le même plan la culture française et la culture d’origine est une erreur. Pour les migrants qui s’installent de fait définitivement en France, la culture d’origine est la culture du passé familial. La culture du présent, et plus encore de l’avenir, est pour l’essentiel la « culture française ».

D’ailleurs, il faudrait préciser ce que l’on entend par culture française. La réalité de la culture française, sauf à admettre que l’extrême-droite xéno­phobe est plus représentative de la culture française que la majorité des citoyens, c’est en réalité essentiellement une « culture démocratique » de plus en plus large qui laisse une liberté croissante aux individus. Notre « culture », contrai­rement à toutes les cultures traditionnelles, la nôtre ou les nôtres comprises, nous abandonne sans aucune prescription face à toute une série de décisions. C’est d’ailleurs là une caractéristique « culturelle » qui fait problème pour les migrants, et pour leurs enfants qu’ils n’ont pas du tout su préparer à cela. Nombre d’immigrés vivent encore dans l’esprit que tout est réglé par le groupe. Ils se retrouvent dans une situation complètement différente dans laquelle ils ne peuvent plus se référer au groupe. Ils sont obligés de se débrouiller tout seuls, quels que soient les appuis communau­taires dont ils bénéficient parfois. Les prétendues « communautés » qui se reconstituent sont d’ailleurs des conglomérats très artificiels qui n’ont absolument pas la cohésion et la force régulatrice d’une véritable commu­nauté traditionnelle. Elles sont plus une terreau favorable à toutes les dérives intégristes ou mafieuses qu’un cadre socialisant efficace.

Chaque migrant doit transformer la façon dont il régulait sa vie auparavant, par un sentiment d’appartenance qui fixait précisément à la fois son identité et le mode de vie impliqué par cette identité. Cette modalité de socialisation est intransposable en France, tout simplement parce que la société française n’opère plus guère, et de moins en moins, ces assignations identitaires caractéristiques de toutes les sociétés de tradition. On voit souvent des migrants ou des enfants de migrants s’acharner jusqu’à la cari­cature à se donner l’air « français », à « vivre à la française ». Comme leurs inspirateurs ne peuvent être que socialement proches d’eux, c’est-à-dire eux-mêmes mal situés socialement, comme il n’existe ni « air français », ni « vie à la française », cela donne des conduites erratiques qui oscillent entre le ridicule et le tragique.

Le problème central de tout migrant est de passer d’une logique du sentiment d’appartenance à une logique de l’histoire person­nelle(7). La seule façon pertinente de préserver quelque chose de sa culture d’origine est de la traduire en termes de références personnelles, et non en termes d’appartenance groupale. On peut alors faire un tri, rejeter des aspects de la culture d’origine incompatibles avec la vie en France, en garder d’autres pour y adosser sa personnalité propre, et fonder ainsi en France une famille qui va dès lors fonctionner sur le modèle de la lignée en mouvement, et non plus du groupe qui s’auto-reprodruit sans se transformer. On peut observer un peu la même chose de plus longue date en France, dans certains milieux, des aris­tocrates aux paysans, qui transmettent un modèle très fort d’identification, de génération en génération, mais dans un cadre plus familial que groupal. On est là de telle famille bien plus que de tel milieu. Le modèle est bien ici un modèle de la lignée, fondamentalement individualisé et non collectif, et qui n’est pas de l’ordre de la « culture » au sens classique du terme.

À travers l’entrée dans la langue écrite, on peut en même temps aider à faire ce travail d’individualisation, de réélaboration de ses propres racines, de ses propres appartenances, en aidant à en faire une histoire. Mener ce travail par écrit fait bénéficier des avantages de la distanciation et de la permanence propres à l’expression écrite. Il peut aussi être fait sous la forme de mise en scène théâtrale, du départ du pays d’origine, de l’arrivée dans le pays d’accueil et du projet d’intégration que l’on y a fait. On peut donc faire écrire les migrants sur leur propre histoire, sur leur projection dans l’avenir. L’écrit a l’avantage par rapport à un travail oral de faire trace. De tels travaux peuvent devenir pour les générations suivantes quelque chose de sacré, qui recueille l’impulsion donnée à une nouvelle lignée par l’ancêtre fondateur. La mise écrit de cette migration et la clarification qu’elle apporte ont le double avantage d’inscrire solidement le migrant dans la logique d’une société de l’écrit et de faire trace pour ses enfants. Il permet aussi une appropriation personnalisée en profondeur de la langue écrite. Dans ce cas-là, l’écrit devient autre chose que du « papier », ou « des papiers », quelque chose de très personnel. « Je sais écrire ce que je suis, d’où je viens, ce que je veux devenir. » Cela me semble un bon moyen de motiver le migrant dans le passage à l’écrit tout en l’aidant à se repérer dans sa propre histoire (8).

 

Discussion

Un participant précise qu’il existe des méthodes d’apprentissage du français qui retracent l’arrivée du migrant en France et son installation.

Je réponds que cela va tout à fait dans le bon sens. Il ne faut surtout pas faire seulement un travail qui rattache les migrants au pays et à la culture d’origine – sauf à vouloir au fond les réexpédier là d’où ils viennent. Le pro­blème central des migrants n’est pas de rechercher leurs racines mais de construire une histoire, une trajectoire, un voyage. Et une histoire, une trajec­toire, un voyage qui les amènent ici, en France, où naîtront et grandi­ront leurs enfants. Travailler uniquement sur les racines est psycho­logique­ment catastrophique. Il faut surtout travailler sur le présent, et sur l’avenir souhaité. Rester mentalement accroché à son modèle social originaire est certainement rassurant, mais source d’inadaptation. En sortir est à la fois libérateur et angoissant. La seule bonne carte que les enseignants ont à jouer est comme toujours la carte de la libération. Quel qu’en soit la difficultés, le migrant doit construire un projet à long terme dans une société indi­vidualisée, sinon il est voué aux ravages et à la souffrance de la nostalgie.

Une participante demande s’il faut travailler sur la colonisation du pays d’origine par le pays d’accueil.

Je réponds qu’il me semble risqué de travailler sur la colonisation, sur le pourquoi de ce phénomène et sur ses effets dans le pays d’origine, d’autant plus qu’il est extrêmement difficile pour quiconque de proposer des analyses dépas­sionnées de cette période historique lourde et trop récente. Se focaliser sur un passé colonial souvent monstrueux à certains égards risque d’empê­cher l’enra­cinement dans le pays d’accueil. Ce n’est guère en s’enfermant dans la rumina­tion d’histoires collectives douloureuses et complexes que l’on peut préparer son avenir personnel. Le migrant est amené à poser ses valises en France, avec tout ce que cela implique. Il doit accepter de se trouver confronté à une population qui ne lui est pas massivement favorable, mais qui ne lui est pas non plus massivement défavorable. Après tout, il existe aussi un fort courant xénophile en France, même s’il est moins médiatisé que les mouvements xénophobes. Le migrant doit lui aussi assumer tout cela, quelles que soient ses propres difficultés ou ambivalences. Il doit au minimum accepter qu’il vient enraciner sa lignée dans le pays d’accueil, qu’il soit ou non l’ancien colonisateur de son pays d’origine. Faute de quoi, il est totalement irresponsable de sa part de faire naître et grandir ses enfants en France.

La participante dit que d’un côté le migrant doit s’installer ici mais que d’un autre côté l’administration française ne lui offre parfois pas cette chance, en ne lui donnant pas de papiers.

Je réponds que c’est vrai mais que cela ne sert pas à grand chose de s’enfermer dans des positions protestataires, et que cela ne change pas en soi le problème des choix à faire pour soi et pour ses enfants, avec ou sans papiers.

Une seconde participante, pour aller dans le sens de ce qu’a dit la précé­dente par rapport aux gens qui ont un vécu difficile avec les papiers, rappelle que le conférencier a proposé que toute ces affaires de papiers fasse l’objet d’un travail d’écriture d’autre chose, par rapport à leur histoire, à leur trajectoire, à une forme d’espoir.

Le première participante parle des enfants de migrants qui ne sont même pas sûrs de trouver leur place dans la société française, et que cela gêne à juste titre la clarification des attentes de leurs parents.

Je reconnais bien évidemment ces problèmes d’emploi, mais je souligne que se borner à ce constat tend à encore plus difficile l’intégration profession­nelle de ces jeunes. Il faut soutenir le choix de l’intégration, même si c’est difficile et problématique. Sinon, il faut être conséquent avec soi-même, et avoir le courage de « rentrer au pays ».

Une autre participante dit que les parents ont parfois beau faire ce qu’il faut pour leurs enfants, consciemment du moins, cela ne marche pas toujours pour autant.

Cela renforce à mes yeux la nécessité de travailler l’histoire familiale, ce qui est ô combien préférable au silence. Ceci dit, il faudrait s’entendre sur « ce qu’il faut » pour les enfants. Exiger est au moins aussi important que donner.

Conclusion générale

L’idée qui me semble ici la plus importante est que l’apprentissage du français écrit par des migrants en situation précaire gagne à être pensé en termes très globaux. S’enfermer dans des exercices techniques risque fort de déboucher sur des impasses. Il est bon au contraire d’approcher, à travers cet apprentissage, les difficultés générales des migrants, et tout particulièrement cette question sensible des choix fondamentaux qu’ils doivent faire pour eux-mêmes et pour leur descendance.

Daniel Calin
1999

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Notes

(1) Jerome S. Bruner, Comment les enfants apprennent à parler, Col. Actualités pédagogiques, Retz, Paris, 1987. Édition américaine originale : W.W. Norton & Company Inc., New-York, 1983.

(2) Accompagné toutefois par un « canal typographique », généralement discret, mais beaucoup plus présent dans certaines formes modernes d’expression écrite, comme la presse ou la bande dessinée.

(3) Le terme « refoulement » doit probablement être pris ici dans son sens psychanaly­tique fort. Les raisons et les mécanismes de ce refoulement de la « nostalgie de l’univers oral » sont souvent très puissantes et très personnelles, enracinées en profondeur dans l’histoire privée de chaque lettré.

(4) Les plus intelligents tentaient de contrôler ce mouvement d’alphabétisation, y compris parfois en le favorisant, comme Guizot en France.

(5) Qui sont loin d’être tous des enfants issus de l’immigration ! La désorientation édu­cative touche, de plus en plus semble-t-il, toutes les catégories de population. Il ne faut pas oublier que nous sommes tous, le plus souvent, des enfants d’immigrés, de l’extérieur ou de l’intérieur...

(6) Il ne me semble d’ailleurs pas du tout évident que cette expression signifie quelque chose.

(7) C’est aussi le problème d’une bonne partie de la population « française ».

(8) Voir ci-dessous l’adresse d’un article sur un thème proche.

 
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Lien

Un article de Jacqueline Zwoboda Rosel  Sur un thème proche des indications pédagogiques données à la fin de la partie sur la rupture migratoire, voir un article de Jacqueline Zwoboda Rosel intitulé Construction identitaire et récit : la place du sujet, publié sur le site SOS lire-écrire, animé par Frédérique Mattei.
 


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