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Psychogenèse de l’agressivité

 

 
Un texte de Daniel Calin


Autre publication du texte  Cet article a été publié, avec une dernière partie largement augmentée, dans La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, N° 67, dossier intitulé Les dispositifs Itep en devenir, INS HEA, Suresnes, Novembre 2014, pages 43 à 61.

 

Sommaire


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Introduction

La définition de l’agressivité semble poser de sérieux problèmes à nos lexicographes les plus illustres. Ainsi, le Littré, après avoir défini le terme agressivité par « Caractère agressif », définit agressif par « Qui tient de l’agression » et agression par « Action de celui qui attaque ». Le Trésor de la Langue Française reproduit la même boucle. Il définit agressivité par « Caractère de (ce) qui est agressif », puis agressif par « Qui est naturellement porté à attaquer, ou à quereller les autres sans y être préalablement soi-même provoqué »(1). Ces définitions mettent l’accent sur des actes, très vaguement définis comme des « attaques ». Or, comme le terme agression dérive du bas latin agressio qui signifie « attaque »(2), on tourne décidément en rond de la plus belle manière.

Malgré ses origines latines, le terme agressivité est tardif et prend place dans une lignée de termes savants ré-introduits après coup dans la langue française : il n’apparaît qu’au XIXe siècle, agressif remontant au XVIIe et agression au XVe(3). Il est encore absent de la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie Française, publiée de 1932 à 1935. Par contre, le terme agressivité est bien présent dans la neuvième édition, démarrée en 1986 et encore en cours. Après avoir reproduit les boucles de ses prédécesseurs, « Disposition agressive » ou « Caractère de ce qui est agressif », cette édition avance une définition enfin intéressante, dans le registre de la psychologie : « Tendance plus ou moins extériorisée à manifester, en actes ou en paroles, de l’hostilité dans sa relation avec autrui ». Je propose pour ma part, dans la perspective ouverte par ce dictionnaire, de définir l’agressivité comme un ensemble de phénomènes émotivo-affectifs caractérisés par une hostilité, sourde ou agie, consciente ou inconsciente, à l’encontre d’éléments des réalités externes ou de composantes des réalités internes, parfois généralisée à l’ensemble des réalités externes, ou internes, ou des deux(4).

Je me tiens ici, très volontairement, aux antipodes des approches comportementales, anciennes comme celles des dictionnaires que nous venons de citer, ou actuelles comme celle qui inspire l’article Agressivité de Wikipédia(5) : « L’agressivité est une modalité du comportement des êtres vivants et particulièrement de l’être humain, qui se reconnaît à des actions où la violence est dominante ». On aimerait savoir à quoi l’on « reconnaît » « la violence » dans des comportements, d’autant plus que l’article se lance ensuite dans des distinctions subtiles dignes de la casuistique jésuitique : « Sans hostilité, la violence n’a plus le caractère agressif, comme dans une « joute amoureuse » des amants passionnés ou un débat intellectuel de haute intensité ». À mes yeux, bien sûr, joutes amoureuses et débats intellectuels sont profondément imprégnés d’agressivité. Et l’agressivité ne se réduit nullement à la violence : la moindre sensibilité aux nuances des émotions humaines permet d’expérimenter des gentillesses meurtrières et des colères amicales.

 
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Il faut affirmer fortement la normalité fondamentale de l’agressivité. Non seulement elle est consubstantielle à la nature humaine, mais elle est de plus indispensable au bon développement de la personnalité. Elle joue en particulier un rôle moteur dans les processus de séparation et d’affirmation de soi, chez le très jeune enfant comme chez l’adolescent. En milieu scolaire, l’agressivité n’est jamais en soi un problème, pas même quand elle est intense : les bons élèves ont presque toujours des personnalités très agressives, mais qui sont suffisamment bien construites pour pouvoir et savoir mettre leur agressivité au service de la volonté d’apprendre, qui puise toujours une bonne part de ses sources dans la volonté de dominer au moins intellectuellement son univers.

Le développement d’une réflexion psychogénétique sur l’agressivité a probablement été entravé par l’influence persistante de visions angéliques ou rousseauistes de la nature humaine(6) qui voudraient, comme encore le premier Freud, que l’agressivité soit toujours seconde et ne découle jamais que des agressions subies par un être qui en serait d’abord dépourvu. Comme dans la fantasmagorie biblique, il faudrait une puissance extérieure, un diable travesti en serpent, pour introduire ce mal absolu que serait l’agressivité(7) dans une nature humaine d’abord uniment bonne. Psychanalytiquement parlant, cette projection sur l’extérieur de ce qui nous est insupportable en nous est un phénomène bien connu : c’est le processus même de la paranoïa(8). On sait à quel point ce processus est ravageur, personnellement comme socialement et politiquement(9).

Ces représentations nient à la fois une évidence d’expérience et une vérité scientifique. Scientifiquement, nous savons aujourd’hui que nous disposons d’un équipement neuro-hormonal pour l’agressivité, phylogénétiquement hérité de la longue lignée de nos ancêtres animaux(10). Cet équipement biologique est centré sur le système limbique(11), dans lequel interagissent des zones stimulatrices et des zones inhibitrices de l’agressivité, en lien étroit avec des sécrétions hormonales(12) elles-mêmes stimulatrices ou inhibitrices. Ce système neuro-hormonal, en jeu dans tous les affects, est lui-même en interaction avec l’ensemble de l’organisme par l’intermédiaire, d’une part, du télencéphale(13) et, d’autre part, du système endocrinien.

Si l’agressivité fait bien partie des données premières de la nature humaine, il n’en résulte pas pour autant qu’elle prenne d’emblée les formes observables chez l’adulte, pas plus, d’ailleurs, que l’ensemble des composantes de la psyché humaine, sexualité et intelligence en particulier. L’être humain est ainsi fait(14) que tout ce qui est inscrit en lui n’est jamais au départ qu’un « potentiel » confus, qui doit s’actualiser au cours d’un processus développemental à la fois neuronal et psychique, fortement soumis à l’environnement dans lequel il se déroule, avec tout ce que cela implique de diversités, de complexités et d’aléas.

 
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La psychanalyse nous a habitués à décortiquer les stades du développement libidinal, c’est-à-dire, grosso modo, de la sexualité. La psychologie piagétienne s’ordonne autour de l’analyse des stades du développement intellectuel. Mais, à ma connaissance, aucun auteur n’a proposé une « psychogenèse de l’agressivité ». L’idée même de proposer un regard psychogénétique sur l’agressivité peut sembler déroutante, voire farfelue. L’agressivité est pourtant, tout comme la sexualité, une composante essentielle de la psyché humaine et plonge comme elle ses racines dans la biologie humaine.

Freud n’a jamais cessé de trébucher sur les relations complexes qu’entretiennent agressivité et sexualité. Dans sa théorie initiale des pulsions, la Libido occupe toute la place et l’agressivité n’y est guère qu’une forme secondaire ou dégradée de la Libido, induite essentiellement par des frustrations sexuelles. Dans sa seconde topique, au contraire, Freud oppose deux systèmes pulsionnels, les « pulsions de vie » ou Éros, et les « pulsions de mort » ou Thanatos(15). Si Éros englobe clairement les pulsions sexuelles(16), les rapports entre Thanatos et l’agressivité, évidents a priori, sont pourtant toujours restés beaucoup plus troubles dans la pensée de Freud(17), au point que dans son dernier ouvrage, posthume(18), il penche pour rattacher à Éros toutes les manifestations de l’agressivité. Ce sont peut-être ces hésitations récurrentes qui ont empêché les psychanalystes d’élaborer une réflexion psychogénétique sur l’agressivité.

Il me semble pourtant important, pour décrypter les manifestations agressives chez les enfants, en particulier pour évaluer leur caractère pathologique ou non, d’avoir un système de représentations suffisamment clair et cohérent des formes normales de l’agressivité à chaque âge. C’est ce système de références que je me propose ici d’élaborer, et de soumettre à l’évaluation de mes lecteurs.

Cette démarche suppose de postuler une relative indépendance du domaine de l’agressivité par rapport à d’autres secteurs de la vie émotivo-affective, et plus encore par rapport aux autres secteurs de la vie psychique, développement intellectuel en particulier. Il s’agit bien d’un postulat, discutable par définition, fondé plus sur les commodités de l’analyse que sur une affirmation de fond. Je me contenterai donc ici de postuler l’indépendance de la psychogenèse de l’agressivité « sous réserve d’inventaire ».

 
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Je propose de distinguer trois principaux « niveaux de développement » de l’agressivité au cours de la première enfance, dont résultent, même bien après l’achèvement du processus développemental, trois grands types d’agressivité nettement différenciés. Pour désigner ces trois premières phases du développement de l’agressivité, je reprendrai des formulations psychanalytiques classiques : agressivité « primaire », agressivité « sadique » et agressivité « œdipienne ». Vient ensuite, durant la seconde enfance, classiquement nommée « période de latence » par les psychanalystes, une quatrième phase dans l’évolution du registre de l’agressivité, caractérisée par son transfert hors de la sphère œdipienne et son investissement dans le processus de socialisation caractéristique de cette période. Trouver une dénomination adéquate à ce type d’agressivité est plus aventureux. Après avoir été tenté par l’expression « agressivité secondaire », pour souligner le caractère relativement tardif de cette forme d’agressivité, j’ai retenu finalement l’expression « agressivité socialisée », à références plus piagétiennes que freudiennes, mais qui dit bien l’écart qui la sépare de l’agressivité œdipienne. Enfin, l’adolescence, fortement individualisante quand elle se passe bien, comme Piaget l’a bien montré(19), peut voir se former une quatrième forme d’agressivité, repliée sur soi, axée sur la maîtrise et la promotion de soi, que je propose de nommer « agressivité narcissisée ».

Il faut souligner d’emblée que cette « psychogenèse de l’agressivité », comme toutes les composantes de la construction psychique, est constamment aléatoire et partielle. Une des leçons les plus fortes de la psychanalyse est que toutes les phases du développement laissent des traces actives tout au long de la vie, chez tous les êtres humains, même si cette « activité » varie considérablement en fonction des particularités de chaque personne et des aléas de son environnement. On peut y ajouter que ce développement est susceptible, non seulement comme on le sait bien, de blocages pathologiques, mais aussi, hors de toute pathologie avérée, de fragilités et d’inachèvements. Dans le domaine de l’agressivité, comme nous le verrons, la complexité et la conditionnalité des maturations œdipiennes rend particulièrement incertaines l’accès aux phases ultérieures que nous venons d’évoquer.

 

Agressivité primaire

Je désigne par l’expression « agressivité primaire » la forme que prend l’agressivité telle qu’elle émerge durant les premiers mois de la vie, en lien avec l’immaturité profonde de l’enfant humain à la naissance. Cette dénomination ne renvoie en rien à une quelconque idée de « nature ». C’est plutôt l’inexistence ou l’inefficience des régulations instinctuelles à l’œuvre dès la naissance chez la plupart des animaux, donc en quelque sorte notre absence de « nature », qui donne à cette agressivité primaire une forme très particulière, qu’on ne retrouve jamais dans les conduites animales ordinaires.

Elle se manifeste typiquement à travers les « crises » du nourrisson, que les adultes perçoivent bien généralement comme des « crises de rage » ou des « colères ». Même si le bébé n’agresse personne réellement, pas même lui-même, cette perception spontanée est correcte : cette forme très primaire d’agressivité met bien en jeu les mêmes centres cérébraux et les mêmes hormones que les formes d’agressivité plus élaborées et plus proches de ce que nous nommons couramment « agressivité ». Ces crises sont caractérisées par une agitation intense et désordonnée, avec pleurs, cris, mouvements convulsifs des bras et des jambes, voire de l’axe vertébral, doublée d’une forte activation du métabolisme, avec rougeurs, sueurs, accélération des rythmes cardiaque et respiratoire, parfois jusqu’à la suffocation. Elles culminent avec des cris perçants, accompagnés d’une agitation convulsive de tout le corps et d’une excitation émotivo-corporelle paroxystique. Elles sont suivies d’une phase de désespoir : sanglots hoquetés, puis état d’abattement silencieux d’allure « dépressive »(20).

Elles suivent ordinairement des modalités d’appel moins tonitruantes, geignements et agitations, restées sans réponse efficace. Elles surviennent donc systématiquement dès lors des vécus désagréables ne sont pas éliminés à temps par les soins « maternels ». On rattache souvent ces vécus à des « frustrations précoces ». Ce n’est que très partiellement pertinent : pour qu’il y ait « frustration » au sens habituel du terme, il faudrait qu’il existe d’emblée chez le nourrisson quelque chose de comparable à un « désir ». Or il n’y a de désir que s’il y a une orientation vers un « objet », même seulement esquissée, ce qui n’est guère le cas durant les premières semaines de la vie(21). Le nourrisson humain a plus des « besoins » que des « désirs », parce qu’il n’a au départ aucune représentation de ce qui pourrait éliminer les désagréments qu’il ressent. Dans ces conditions, ses vécus désagréables l’envahissent sans qu’il puisse les relier à quoi que ce soit, donc sans aucune élaboration psychique(22). Les processus en jeu sont des processus de bas niveau, plus neuro-hormonaux qu’à proprement parler psychiques. D’ailleurs, objectivement, nombre de « colères » du nourrisson n’ont rien à voir avec une quelconque frustration, mais sont provoquées par des inconforts mineurs(23) ou des sensations douloureuses(24) : leur inducteur est donc bien un « désagrément » ressenti, de quelque nature et de quelque origine qu’il soit, et non une « frustration » à proprement parler.

Le contexte psychique est marqué par l’indifférenciation entre expérience interne et monde externe, donc entre sujet et objet, ainsi que, plus globalement, par un bas niveau de repérage et d’organisation, sur le plan cognitif comme sur le plan affectif. Dans un tel contexte, l’agressivité du tout-petit se caractérise, outre par le caractère explosif précédemment souligné, par son absence d’orientation. Durant les premières semaines de la vie, l’agressivité n’est donc tournée vers rien. Elle se réduit à une explosion émotionnelle désordonnée, aveugle et envahissante.

Normalement, le bébé commence à sortir progressivement de sa confusion première dès le troisième mois au plus tard. Cependant, ses manifestations agressives vont conserver longtemps cette dominante désordonnée, au moins jusque vers la fin de la première année. Le bébé reste ainsi longuement incapable d’orienter son agressivité, même quand ses « crises » sont liées à une frustration déjà bien identifiée par lui, comme par exemple, très vite, la non satisfaction du désir d’être pris dans les bras.

Si l’agressivité jouera plus tard, comme nous le verrons, un rôle positif, voire déterminant, dans le développement psychique, il n’en va absolument pas de même à cet âge. Au contraire, ces crises émotionnelles explosives, chez un tout petit encore très mal organisé psychiquement, ont probablement toujours des effets désorganisateurs. L’étude de Spitz, citée plus haut, montre à quel point des crises répétées, non « consolées », peuvent être dévastatrices, au point d’induire des pathologies gravissimes et définitives, voire la mort du nourrisson(25). Il est probable que ces vécus catastrophiques, auxquels nul n’échappe totalement, sont la matrice des angoisses archaïques de morcellement ou de chute sans fin. Même l’espèce de dédoublement, fréquent chez les schizophrènes adultes, entre le sujet et son corps représenté comme extérieur à soi et plus ou moins éloigné de soi, est susceptible d’être interprété comme une résurgence de l’état d’hébétude, caractéristique de la phase « dépressive » des colères, telle que décrite par Spitz, durant laquelle on peut supposer que le bébé inconsolé se fait en quelque sorte spectateur accablé de lui-même(26).

Il faut tirer ici une conclusion pratique : contrairement à ce que prétend une vieille croyance qui a la vie dure dans notre pays, doté de sévères traditions abandonniques, il n’est jamais bon de laisser pleurer les nourrissons, en tous cas durant leurs premières semaines. À partir du troisième mois, l’amorce d’un nécessaire processus de distanciation entre le bébé et son entourage maternant ne peut que passer par des moments durant lesquels les adultes maternants ne répondent pas immédiatement aux sollicitations de leur bébé. Mais, même alors, il est dangereux de laisser se multiplier ou se prolonger les crises. Surtout, il est strictement indispensable de toujours faire suivre les crises de « colère » d’un bébé d’une phase de consolation qui, non seulement renoue le lien que la crise tend toujours à faire voler en éclats, mais est aussi l’occasion de soutenir le processus sous-jacent de réorganisation interne que le bébé effectue alors dans les bras de l’adulte consolateur(27).

Plus tard, cette forme primaire de l’agressivité est susceptible de ressurgir presque à l’identique : ce sont les « crises de nerfs », désorganisatrices et incontrôlables, que peuvent présenter des enfants ou des adolescents pas forcément très problématiques par ailleurs, et qui peuvent perdurer jusqu’à l’âge adulte. Tant qu’elles restent rares et liées à des circonstances particulièrement difficiles, elles ne présentent aucun caractère pathologique. On en trouve également des formes acculturées, en particulier dans tous les phénomènes de transe, qui me semblent relever, contrairement aux interprétations habituelles, plus souvent de l’agressivité que de la sexualité.

 

Agressivité sadique(28)

Cette seconde forme d’agressivité émerge aux alentours de la fin de la première année. Elle devient prédominante au cours des deuxième et troisième années de la vie. Elle correspond à la phase « sadique-anale » des théorisations classiques de Freud et d’Abraham. Elle est liée à la problématique de la sortie hors de la « symbiose mère-enfant », à ce que Margaret Mahler nomme la « phase de séparation-individuation ».

Dans un tel contexte, contrairement à l’agressivité primaire, cette seconde forme de l’agressivité est fondamentalement mise au service de « l’affirmation de soi ». Elle est le principal moteur du développement psychique durant cette phase. Contrairement à l’agressivité primaire, elle est très clairement orientée. Normalement, elle est tournée exclusivement vers l’extérieur. Les conduites auto-agressives sont rares à cet âge, et toujours alarmantes.

Les premières manifestations « sadiques » apparaissent généralement vers un an, sous la forme de morsures ou de griffures. Il s’agit plus exactement de glissements entre baisers et morsures, ou entre caresses et griffures(29), ce qui fait que les adultes qui les subissent tendent souvent à les considérer, dans un premier temps, plus comme des maladresses que comme des agressions. Ce sont pourtant bien, pratiquement dès leur émergence, de vraies agressions, intentionnelles, même si ça ne signifie pas pour autant que le bébé les contrôle. Tout comme les gestes de tendresse sont clairement intentionnels eux aussi. La superposition de ces deux registres est particulièrement difficile à vivre, ou même seulement à admettre, par les parents. Mais elle est également conflictuelle, au moins confusément, pour le bébé lui-même : c’est la première forme d’ambivalence, avec les tensions internes douloureuses que cela implique, bien avant les tourments œdipiens que nous aborderons plus tard.

Chez la plupart des bébés, les premières manifestations de « tendresse active » sont généralement contemporaines des premiers actes agressifs : baisers et caresses apparaissent en même temps(30). Ces deux types de comportement sont adressés aux mêmes personnes, les adultes maternants. Ils sont même fortement corrélés à la force du lien avec les personnes qu’ils visent : le bébé câline et agresse en fonction de son degré d’attachement. Ce phénomène déroutant pour les parents mal informés des réalités du développement psychologique s’explique par le fait que la tendresse active comme les actes agressifs sont tous deux induits, en parallèle, par la consolidation de la différenciation entre le bébé et son environnement qui s’est imposée peu à peu durant les trimestres précédents.

La concomitance de l’émergence de ces deux registres comportementaux témoigne de l’ambivalence du bébé par rapport à ce processus de séparation-individuation. D’une part, ce processus l’inquiète : il éveille ou ranime des craintes d’abandon(31), met en danger les attachements premiers. C’est pourquoi le bébé se met à manifester activement ses attachements pour tenter de les préserver par ses baisers, ses caresses, ses enlacements, alors qu’il se contentait fort bien précédemment de n’être que l’objet des manifestations d’attachement des adultes à son égard. D’autre part, le bébé investit cette mise à distance, s’efforce d’expérimenter et de creuser la nouvelle puissance qu’il se découvre, non seulement grâce à sa maturation cognitive, mais aussi et surtout par la maturation motrice qui lui ouvre en particulier l’accès à la marche, cette conquête majeure(32). Margaret Mahler a observé que les premiers pas des bébés, contrairement aux images, flatteuses pour les parents, qu’on en donne généralement, sont toujours effectués en direction diamétralement opposée aux adultes d’attachement. D’emblée, marcher, c’est partir. Le bébé qui souhaite retrouver des bras maternants ne marche pas vers sa figure d’attachement, il pose ses fesses par terre et tend les bras pour qu’on vienne le chercher(33). C’est logique : que la figure maternante vienne à lui et non l’inverse est la condition indispensable pour conforter le sentiment sécurisant que cet adulte reste bien à son service.

C’est la contradiction structurelle majeure à cet âge entre mouvements régressifs et mouvements « progressifs » qui amène le bébé à éprouver le besoin de manifester activement ses attachements, tout en éprouvant ces effusions comme menaçantes pour sa puissance nouvelle. Ce sont ces mouvements émotionnels contradictoires qui l’amènent à tenter de détruire ses figures d’attachement au moment même où il les enlace. Il y a là un complexe pulsionnel explosif, qui ne domine normalement la psyché du bébé que sur une période limitée, mais qui laisse des traces profondes tout au long de la vie.

Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur un fantasme majeur qui accompagne les comportements que nous venons de décrire : c’est le fantasme de dévoration. Il résume bien la complexité émotivo-affective de cette période. Il présente en effet deux faces à la fois contradictoires et complémentaires. Dans le baiser comme dans la morsure, le bébé imagine bien d’ingérer la figure maternante concernée. Mais cette ingestion, dans le baiser, est une ingestion que l’on pourrait qualifier de « fusionnelle », une ingestion heureuse, qui rétablit la symbiose sécurisante dont le bébé est en train de sortir bon gré mal gré. Par contre, dans la morsure, il s’agit d’une ingestion agressive, destructrice : la figure ingérée n’est pas gardée précieusement au cœur de soi, elle est digérée, déchiquetée, détruite. Et au bout du compte, ce qu’il en reste est expulsé, déféqué(34). Notons aussi que ce fantasme de dévoration est partagé par les parents qui, dans toutes les langues du monde, parlent de « croquer » leur bébé chéri en le cajolant. La seule différence entre eux et leur bébé est qu’eux, en général, ont profondément refoulé la face destructrice de ce fantasme, alors que le bébé est en train de la découvrir(35).

 
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Cette phase émotionnellement confuse du « sadisme oral » ne dure normalement pas longtemps. Non pas que l’ambivalence du bébé par rapport à ses figures maternantes disparaisse rapidement, bien au contraire, mais ces deux registres tendent à cesser rapidement de se confondre pour seulement, et fermement, cohabiter. Dès lors, l’enfant va osciller entre phases tendres et phases agressives. Cela reste difficile à vivre pour les parents, mais c’est quand même nettement moins confusionnant. Au niveau des conduites visibles, cette évolution se traduit généralement par de nouvelles formes d’agressivité, aux significations nettement plus « claires » : gifles, coups de pied, jets d’objets contondants, mais aussi, chez des enfants moins toniques, par l’apparition de bouderies interminables. Tous ces actes, bouderies comprises, supposent concrètement une distance physique entre l’enfant et sa figure d’attachement. Les actes tendres, eux, se font toujours dans la plus grande proximité. Ainsi se donne clairement à voir la signification psycho-relationnelle de ces deux registres : mouvement de séparation pour les premiers, mouvement symbiotique pour les seconds.

Il faut noter que l’alternance ne peut se substituer solidement à la confusion que si les adultes soutiennent ce processus par des réponses différenciées aux manifestations tendres ou agressives de leur bébé. Si les adultes ne parviennent pas à reconnaître l’agressivité agie par leur bébé, ce qui n’est pas immédiatement évident à un âge souvent dit justement « si tendre », s’ils réagissent de façon indifférenciée au baiser et à la morsure, à la caresse et à la griffure, le bébé tendra à rester lui-même dans sa confusion première, avec des conséquences potentiellement graves sur son processus développemental.

Il faut souligner que, du point de vue de sa maturation psychique, durant toute cette période, c’est l’agressivité qui pousse l’enfant vers le haut et la tendresse qui le tire vers le bas. Dès lors, les parents doivent non seulement soutenir la différenciation entre tendresse et agression, mais aussi admettre et soutenir, au moins dans une certaine mesure, les conduites agressives de leur enfant, tout en imposant les cadrages éducatifs nécessaires(36). Cela exige des ajustements suffisamment souples, mais aussi et surtout une capacité à supporter émotionnellement l’agressivité de son enfant chéri, voire à faire preuve de suffisamment d’empathie à son égard. Dans une société où l’investissement affectif de l’enfant s’est considérablement développé depuis quelques décennies, il est logique que nombre de familles soient en difficulté à ce stade délicat du développement de leur enfant.

 
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L’agressivité sadique émergente prend des formes d’abord destructrices. Le fantasme sous-jacent est l’élimination de la figure d’attachement, son effacement, son éjection, sa déjection. Fantasme horrifique pour l’enfant lui-même, d’où sa tendance à se précipiter aussitôt en sens inverse vers des fantasmes intensément fusionnels. De telles oscillations sont psychiquement à la fois épuisantes et désorganisatrices. C’est pourquoi cette forme première d’agressivité fait progressivement place à des formes dominatrices, sans que les attitudes parentales aient un grand rôle à jouer dans cette évolution enracinée d’abord dans les besoins internes de l’enfant. Trop inquiétante, l’élimination de la figure d’attachement est assez volontiers abandonnée au profit de tentatives pour la dominer, pour la soumettre à « ses quatre volontés ». Le comportement caractéristique de cette évolution, très positive en elle-même, est ce qu’on nomme le caprice, qui apparaît ordinairement au cours de la troisième année(37). Un caprice est un conflit initié par l’enfant, à froid, hors de toute situation antérieure de tension : c’est clairement une « expérience » que tente l’enfant. Ce conflit se joue autour de la volonté de l’enfant d’imposer une quelconque de ses volontés à ses parents. Le plus souvent, dans notre société de consommation, ce sera l’obtention d’un objet. On n’en prend pas assez conscience, mais le caprice, sauf stupidité précoce, est toujours soigneusement « choisi » par l’enfant : l’objet demandé est sans réelle importance pour lui(38) et la situation dans laquelle il le demande est la plus défavorable possible à la fermeté des parents (transports publics, caisses des magasins, présence des grands-parents ou d’amis, etc.). Un caprice est toujours une provocation délibérée. On ne saurait trop conseiller aux parents de ne jamais y céder, s’ils ne veulent pas se pourrir la vie pour longtemps, ni, à plus long terme encore, rendre leur enfant socialement insupportable. Cela ne signifie pas que les comportements dominateurs de l’enfant doivent être systématiquement découragés, ce qui serait une autre grave erreur du fait de leur positivité développementale. Cela signifie seulement que les parents doivent orienter l’agressivité dominatrice de leur rejeton vers des formes socialement plus acceptables, à travers des jeux bien sûr, mais plus encore peut-être, à ce jeune âge, en soutenant fortement les exploits moteurs de leur grand conquérant.

 
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Il faut retenir globalement de ces analyses qu’il serait catastrophique de réprimer toute manifestation d’agressivité chez les enfants de ces âges(39). Il s’agit seulement de canaliser leur agressivité, d’une part en décourageant les actes physiquement agressifs au profit de symbolisations, en particulier par la verbalisation, d’autre part en soutenant le glissement des formes destructrices vers des formes dominatrices nettement plus acceptables socialement. On pourrait résumer les attitudes adéquates en disant que, si un enfant ne doit pas avoir le droit de frapper(40), il doit toujours avoir le droit imprescriptible de clamer « je ne t’aime plus ! »(41).

Les cadrages socio-culturels des attitudes familiales sont ici de plus en plus souvent très défaillants. Nous sommes probablement passés, en quelques décennies, de traditions trop répressives vis-à-vis de toutes les manifestations agressives des jeunes enfants à un dangereux laxisme éducatif, voire à une sacralisation de l’enfant-roi. Pire encore : très souvent, les difficultés induites dans les relations entre les parents et leur enfant par le manque de fermeté éducative débouchent sur de constantes oscillations entre laxisme et autoritarisme, particulièrement désorganisatrices pour les enfants qui les vivent.

 

Agressivité œdipienne

L’émergence de cette nouvelle forme d’agressivité est liée à la phase d’intégration de la différence des sexes, qui induit des attitudes différenciées de l’enfant vis-à-vis de chacun de ses parents : « parent d’amour » pour le parent de l’autre sexe et « parent d’identification » pour le parent de même sexe. Freud situait, à juste titre, l’essentiel de la phase œdipienne assez précocement, entre trois et cinq ans.

Durant cette phase, comme le décrit parfaitement la théorie freudienne, l’agressivité tend à se concentrer puissamment sur le parent de même sexe, qui fait l’objet d’une intense rivalité amoureuse, souvent très explicite dès lors que les manifestations émotionnelles de l’enfant ne sont pas systématiquement bridées. Cependant, ce parent est aussi devenu, dans le même mouvement, le seul parent d’identification. En effet, même si c’est beaucoup moins décrit, les processus d’identification font eux aussi l’objet d’un puissant processus de concentration. Alors que les plus petits veulent « devenir grands », sans différenciation notoire entre les sexes, et le disent très généralement de cette façon asexuée, les enfants œdipianisés veulent, selon leur sexe, devenir « comme papa » ou « comme maman », et le signifient clairement ainsi. Ces deux processus de concentration différenciée des affects à l’égard des parents sont les deux effets indissociables du processus de différenciation sexuée. Si le garçon œdipien, par exemple, est amoureux de sa mère, c’est parce qu’il s’identifie à son père, en même temps que, s’il s’identifie à son père, c’est qu’il est amoureux de sa mère. Il est probablement vain de chercher ici un processus initial et un processus dérivé, tant les deux sont interdépendants.

Les psychanalystes ont beaucoup mis l’accent sur le désir de mort à l’encontre du parent de même sexe, en particulier chez le garçon. Mais le même enfant en proie à cet intense désir de mort est dans le même mouvement terrorisé à l’idée de la mort possible de ce parent haï, tant il éprouve, en même temps qu’il rêve de le voir disparaître, le besoin intense de s’adosser concrètement à lui pour soutenir son identité sexuée naissante.

Cela implique une erreur ordinaire dans la pensée psychanalytique, trop accrochée me semble-t-il au modèle freudien. Selon moi, ce ne sont pas les interdits qui mettent fin à la crise œdipienne. Tout d’abord, l’interdit du parricide ou du matricide est déjà bien posé durant la phase précédente, sans coloration œdipienne notoire, sous la forme des interdits généraux de l’agression physique, élément majeur de la prime éducation. Quant à l’interdit de l’inceste, il me semble plus à destination des parents qu’à destination des enfants. Si le garçon renonce à sa mère, ce n’est pas tant parce que son père la lui interdit que parce qu’il ne souhaite pas s’attirer outre mesure les foudres d’un père qu’il adule plus que jamais. Non pas tellement parce qu’il le magnifie lui, autre idée banale erronée, que parce qu’à ce stade, l’image qu’il se fait de son père est exactement équivalente à l’image de lui-même à laquelle il aspire. Durant la phase œdipienne, amour du parent de même sexe et narcissisme secondaire constituent une seule et même réalité psychique.

Cela implique à mon sens un phénomène d’une importance considérable : le système relationnel œdipien fonctionne pour l’enfant comme une machine à piéger son agressivité pour la canaliser vers des formes très différentes de ses buts destructeurs ou dominateurs initiaux. Le garçon œdipien est pris constamment dans ce que Freud appelait l’ambivalence, à savoir l’oscillation permanente entre des impulsions meurtrières vis-à-vis de son père et la peur panique de sa disparition. C’est terriblement déstabilisant, invivable. Pour échapper à cela, il n’a pas d’autre choix que de renoncer à détruire son père afin d’investir au contraire ses énergies psychiques dans une identification apaisée à lui. Il doit même renoncer à le dominer, tout du moins à le dominer ici et maintenant, à le dominer trop tôt et trop facilement. « Mon père doit être plus fort que moi maintenant pour que je puisse être plus tard, beaucoup plus tard, plus fort que lui ». La clef et le résultat de ce processus, c’est, vis-à-vis de son père, la transformation de son agressivité en rivalité. Ce processus est essentiellement interne. Contrairement à ce que voudrait la tradition analytique, les interdits des adultes n’y jouent aucun rôle notoire... à la seule condition qu’ils s’interdisent à eux-mêmes l’inceste et l’infanticide. Autant les attitudes parentales sont déterminantes durant les phases précédentes, autant elles sont relativement indifférentes ici, sauf déviances catastrophiques.

 
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À l’encontre des prétentions universalistes de Freud comme à l’encontre d’analystes contemporains qui admettent trop vite que l’enfant se débrouille pour « se faire son Œdipe » quelle que soit sa situation familiale réelle, il importe de souligner que ce processus exige une organisation familiale « traditionnelle »(42). En effet, pour que l’enfant soit piégé dans une structure relationnelle qui ne lui laisse pas d’autre choix que de transformer en profondeur sa propre agressivité, il faut, d’une part, qu’il soit de facto tiraillé entre son parent d’amour et son parent d’identification et que, d’autre part, ces deux parents constituent eux-mêmes un couple d’amants. Si l’une de ces deux conditions n’est pas réunie, l’enfant trouve aisément des échappatoires et l’on ne voit pas par quel miracle il pourrait accéder à une forme d’agressivité plus mature et plus socialement acceptable.

Si son parent d’identification n’est pas présent(43), ou se trouve invalidé pour quelque raison que ce soit, le conflit œdipien avec le parent de même sexe ne peut avoir lieu et l’enfant reste prisonnier de la forme sadique de son agressivité, avec généralement un alourdissement de sa relation à son parent d’amour dont il aura ensuite beaucoup de mal à se dégager, surtout si ce parent manifeste trop de complicité à l’égard d’un tel « amour ». La force de l’éducation(44) pourra au mieux canaliser son agressivité, mais seulement la canaliser, pas la transformer. Si le parent d’amour favorise des relations trop fusionnelles, comme c’est souvent le cas dans les relations mère-fils dans ce genre de situations, le garçon risque d’avoir le plus grand mal à la fois à prendre ses distances et à construire sa virilité, ce qui menace de déboucher soit sur de sérieuses distorsions du développement, soit sur des dérives particulièrement violentes(45).

Si ses deux parents ne constituent pas ou plus un couple aimant, l’enfant pourra indéfiniment se plonger dans son amour pour son parent de sexe opposé tout en s’identifiant pleinement à son parent de même sexe, sans que cela induise chez lui le moindre conflit intérieur. Si, comme c’est souvent le cas, un autre homme a pris place auprès de la mère, le garçon œdipien pourra se laisser aller à la haine la plus profonde vis-à-vis de ce rival sans entrer nullement en conflit avec lui-même(46). Le fameux « Tu n’es pas mon père ! » est la pierre angulaire de toutes ces familles dites « recomposées ». Cet intrus peut d’autant moins occuper une place de père de substitution que l’enfant garde généralement une relation, épisodique mais régulière, avec son « vrai » père. Cette relation est débarrassée de toute jalousie œdipienne, puisque ce gentil père a l’avantage extraordinaire ne pas coucher avec la mère. De plus, cette relation distanciée est souvent plus ludique que la vie au quotidien avec la mère et le « beau-père », nombre de pères profitant de ces rencontres pour se faire plaisir avec leurs enfants, leur fils en particulier, sans trop s’encombrer de préoccupations éducatives. Comme, de plus, il a souvent tendance, pour des raisons évidentes, à sympathiser avec l’agressivité de son fils vis-à-vis du « beau-père », la situation est parfaite pour consolider définitivement chez l’enfant, le garçon en particulier, une forme d’agressivité intensément sadique à l’encontre du nouveau compagnon de la mère ! Même l’investissement amoureux de la mère par son garçon est susceptible d’être fragilisé dans cette situation, puisqu’il n’est pas soutenu par la puissance de l’identification au père(47). La nature humaine et les modelages sociaux étant ce qu’ils sont, cela n’interdit certes pas l’accès à l’investissement amoureux de l’autre sexe, mais cela me semble tendre à donner à cet investissement des formes moins puissantes, plus « flottantes », plus incertaines. Autrement dit, la capacité à « faire couple » me semble largement conditionnée par la puissance de l’expérience œdipienne, donc fragilisée dès lors que cette expérience est absente ou atténuée.

 

Agressivité socialisée

L’enfant ainsi œdipianisé va pouvoir prendre le large par rapport à son milieu familial et se tourner vers ses pairs, en entrant dans ce que les psychanalystes appellent la période de latence(48). À vrai dire, les tensions fortes et douloureuses de la phase œdipienne sont probablement un moteur efficace de cette réorientation affective globale vers un groupe de pairs qui offre des opportunités d’investissements affectifs plus souples et moins chargés que le cercle familial. L’enfant bien œdipianisé apporte alors dans ses premiers investissements groupaux une agressivité remaniée par la traversée de l’Œdipe, à savoir une agressivité largement centrée sur ses camarades de même sexe et une agressivité puissamment limitée dans ses buts. Cela va consolider la forme d’agressivité forgée dans la relation œdipienne, en la déplaçant vers la socialisation dans la classe d’âge. C’est cette forme secondaire, extra-familiale, de l’agressivité œdipienne que je propose de nommer « agressivité socialisée ».

Un enfant bien œdipianisé est un enfant qui entre dans des rapports de rivalité uniquement avec ses camarades de même sexe, souvent intenses, mais de rivalité seulement. Cette modalité relationnelle a pour caractéristique d’inhiber sévèrement les buts destructeurs de l’agressivité sadique, et même ses buts seulement dominateurs. En effet, l’enfant œdipianisé éprouve le besoin d’avoir des rivaux « à sa hauteur », des rivaux qui soient au moins aussi « forts » que lui, sinon se mesurer à eux serait perçu par lui comme dénué de tout intérêt. Un tel enfant n’éprouve aucun plaisir à battre un plus faible que lui : son narcissisme dépend de la qualité de ses adversaires. Dans les cours de récréation des écoles élémentaires, la qualité de l’œdipianisation des enfants est ainsi très visible. Inversement, la présence de nombreux enfants qui n’ont pas bénéficié de ce processus tend considérablement les relations entre les enfants et les rend très difficiles à gérer.

L’enfant œdipianisé ne développe pas de rivalité avec les enfants de l’autre sexe, sauf éventuellement sous la forme d’une rivalité globale entre le groupe des garçons et le groupe des filles, à travers laquelle les deux sexes mettent à l’épreuve leurs narcissismes collectifs respectifs. Le plus souvent, les deux sexes se tiennent à bonne distance l’un de l’autre, faute d’avoir la maturité psychique suffisante pour se risquer à se côtoyer de plus près(49). À cet âge, être un garçon, c’est appartenir au groupe des garçons et adhérer à ses signes, et être une fille, c’est appartenir au groupe des filles et en présenter tous les signes extérieurs. Le conformisme groupal sexué est une caractéristique majeure de cet âge. Inversement, les rares enfants qui présentent alors des tendances à l’originalité sont presque toujours des enfants très problématiques.

À partir de ces analyses, on comprend à quel point les compétitions sportives sont entièrement construites sur ce modèle enfantin, dont elles constituent la meilleure mise en scène sociale, avec ses deux caractéristiques majeures : la séparation des sexes et la restriction des compétitions à l’intérieur de catégories de niveaux équivalents.

Il est souvent de bon ton, dans les milieux enseignants, surtout depuis qu’ils sont très féminisés, de mépriser l’esprit sportif et plus largement l’esprit de compétition. C’est une erreur pédagogique majeure. Non seulement c’est l’esprit de ce qu’il y a de meilleur dans la seconde enfance, mais l’école gagnerait elle-même énormément en qualité éthique à s’inspirer de ce modèle. En effet, à l’école, dans les pratiques anti-pédagogiques ordinaires, les forts peuvent écraser les faibles et en être félicités. Ils sont même constamment appelés à le faire, à y prendre plaisir et à en tirer gloire. Les mêmes enseignants qui grimacent à toute évocation de l’esprit de compétition ne s’interdisent pourtant pas des pratiques pédagogiques éthiquement et psychiquement très inférieures aux valeurs de cet « esprit sportif ». Les enseignants, « de gauche » pour la grande majorité d’entre eux, instillent quotidiennement dans l’esprit de leurs élèves, par leurs pratiques et leurs attitudes, dans une assez affligeante inconscience, l’esprit du capitalisme le plus sauvage, à savoir le sadisme débridé.

 

Agressivité narcissisée

Pour les enfants les mieux « développés », à savoir les mieux œdipianisés et les mieux socialisés, l’adolescence est susceptible d’apporter un nouveau degré d’élaboration de l’agressivité. Il s’agit d’une recentration sur soi des logiques de rivalité, susceptible d’émerger dès la grande enfance lorsqu’elle est fortement appuyée familialement(50), en particulier par le parent d’identifi­cation, mais qui ne peut guère se consolider en s’intériorisant avant l’adolescence. Je propose de nommer « agressivité narcissisée » cette forme ultime de la psychogenèse de l’agressivité.

La poussée hormonale et les maturations pubertaires induisent toujours, de façon plus ou moins visible et plus ou moins explosive, un ébranlement profond de la solide organisation psychique à laquelle ont accédé la plupart des enfants de la fin de la période de latence(51). Cette déstabilisation est d’ailleurs indispensable à l’achèvement de la construction psychique globale. C’est ce processus de déconstruction et de reconstruction qui seul peut permettre une intégration de la pulsion sexuelle et de ses buts concrets directs, abandonnés durant la période de latence, ainsi que l’accès à une véritable identité sexuée, basée sur les réalités du corps propre et non plus, comme dans la seconde enfance, sur la conformité au groupe de pairs de même sexe. Une telle réorganisation de la personnalité ébranle toujours le narcissisme des jeunes adolescents, tout en les amenant à mettre à distance des pairs désormais perçus comme tout aussi « insuffisants » que soi. Crise narcissique et tendance à l’isolement se conjuguent pour ouvrir à une forme relativement inédite d’investissement des énergies agressives. Ce à quoi se mesurer, ce n’est plus guère ce pair, aussi démonétisé que soi. C’est à soi-même qu’il va falloir se mesurer, c’est sa propre faiblesse d’enfance, insuffisance d’enfance, immaturité d’enfance, qu’il va s’agir de « dépasser ». Et c’est ce dépassement de soi qui est seul susceptible de restaurer un narcissisme mis à mal par la crise pubertaire.

On peut y passer toute sa vie. Nombre d’adultes ne parviennent jamais à vraiment surmonter la crise adolescente et tendent à « retomber en enfance » précocement, en réinvestissant des groupes de pairs mono-sexués, comme dans la seconde enfance, voire à ne jamais décoller vraiment de ce mode enfantin de socialisation. Il est clair que la plupart des sociétés traditionnelles sont construites sur l’institutionnalisation collective d’un tel modèle. Dans nos sociétés elles-mêmes, malgré la mixité généralisée des milieux professionnels(52), nombre d’adultes conservent des relations privilégiées avec leurs pairs de même sexe. D’ailleurs, nos sociétés, si elles favorisent légalement la mixité, ne favorisent absolument pas pour autant le retour vers soi de l’agressivité dans la recherche du dépassement de soi. Bien au contraire, les logiques concurrentielles n’ont jamais atteint un tel niveau d’intensité, y compris entre individus sur le lieu de travail. Cette logique concurrentielle ne renvoie en rien à la rivalité structurée de la seconde enfance, mais bien plutôt aux pulsions dominatrices ou destructrices de la phase sadique. C’est pourquoi, en milieu professionnel, le résultat de la mixité n’est pas du tout l’apaisement des relations qu’on aurait pu en attendre, mais plutôt un déchaînement concurrentiel extrême dans lequel « tous les coups sont permis » et dont les membres de l’autre sexe ne sont pas préservés, quand ils ne deviennent pas au contraire une cible privilégiée(53).

Nous vivons ainsi dans une période troublée et troublante, dans laquelle nos idéaux démocratiques nous poussent vers des solidarités coopératives adossées plutôt aux acquis de la seconde enfance, mais dans laquelle nos réalités capitalistes nous renvoient aux pires sauvageries des pulsions infantiles archaïques. Les plus construits parmi nous, les plus individualisés par une agressivité bien narcissisée, ne peuvent se retrouver ni dans les propensions trop collectivistes de la sociabilité enfantine, ni dans les concurrences forcenées de la mondialisation financière. L’avenir, un avenir respirable, reste, plus que jamais peut-être, à inventer.

Daniel Calin
Mai 2013

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Notes

(1) À vrai dire, il propose aussi, sous le registre psychologique, une définition moins faible, reprise textuellement du Vocabulaire de la psychanalyse de Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis.

(2) Selon la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie.

(3) Idem. Il faut noter que le Littré, publié de 1863 à 1872, considère encore l’adjectif agressif comme un « mot nouveau reçu et méritant de l’être ».

(4) J’entends par « réalités internes » des parties de soi, physiques ou psychiques.

(5)  Tout du moins à la date où je le consulte, le jeudi 02 mai 2013.

(6) De telles naïvetés restent très répandues dans le monde enseignant, en particulier chez les enseignantes. Dès lors qu’une enseignante est révulsée par les manifestations agressives les plus banales, en particulier chez les garçons, on voit mal comment une relation pédagogique efficace pourrait s’instaurer entre elle et ces élèves-là. Une bonne partie des difficultés scolaires des garçons, comme de leurs enseignantes, tiennent à de tels malentendus. D’ailleurs, quand on a l’intelligence de déplacer un garçon prétendu « problématique » vers une classe tenue par un homme (s’il en reste !), il est banal que ces « problèmes » s’évanouissent comme par magie.

(7) La Bible met plus l’accent sur la volonté de puissance que sur l’agressivité au sens ordinaire, mais nous savons à quel point ces deux registres sont liés. Nous y reviendrons.

(8) Et l’on sait que le « bon » Jean-Jacques Rousseau était un authentique paranoïaque.

(9) Hitler était un grand paranoïaque.

(10) Et pas seulement des reptiles, contrairement à une image très répandue ! Cette lignée évolutive commence bien avant eux et se poursuit bien après.

(11) Qui constitue ce que l’on nomme encore souvent le « cerveau reptilien », même si cette dénomination provient d’une théorie du cerveau largement obsolète, développée par le neurobiologiste Paul D. MacLean en 1970.

(12) Soit sécrétées par le cerveau lui-même, comme la noradrénaline, soit sécrétées par des glandes spécifiques situées dans d’autres parties du corps, comme la testostérone, produite par les testicules, le tout constituant un ensemble interdépendant dans la régulation duquel l’hypophyse joue un rôle central. Située à la base du cerveau, l’hypophyse est en interaction directe avec le système limbique.

(13) C’est-à-dire les deux hémisphères cérébraux, souvent nommés couramment « cerveau supérieur ».

(14) Du fait de la dérégulation instinctuelle qui le caractérise, induite par le double processus évolutif d’encéphalisation et de juvénilisation. Voir : Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Le Seuil, Paris, 1973.

(15) Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), Paris, Payot, col. Petite Bibliothèque Payot.

(16) Mais aussi la « pulsion d’autoconservation », renommée « Libido narcissique » dans la seconde topique.

(17) La seconde théorie des pulsions est liée à la découverte de la « compulsion de répétition », en particulier à travers les névroses de guerre. Si Freud considère constamment cette compulsion comme mortifère, elle n’est cependant pas assimilable à l’agressivité au sens ordinaire de ce terme.

(18) Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, col. Bibliothèque de psychanalyse, P.U.F., Paris, 1949. Traduction : Anne Berman. Édition anglaise originale : Imago Publishing C° Ltd, Londres, 1946. Ouvrage posthume, commencé par Freud en juillet 1938 et inachevé à sa mort en septembre 1938.

(19) Voir en particulier le chapitre IV de la première partie, intitulé « L’adolescence », dans Six études de psychologie, col. Folio Essais, N° 71. Texte original : Denoël, 1964.

(20) Ces étapes des crises émotionnelles des nourrissons ont été particulièrement bien décrites par Spitz dans son étude princeps sur l’hospitalisme : René-Arpad Spitz, “Hospitalism : An inquiry into the psychiatric conditions in early childhood”, Psychoanalytic study of the child, Volume I, 1945, pages 53-74. Voir aussi : René-Arpad Spitz, De la naissance à la parole (La première année de la vie), PUF, 1968, Paris.

(21) Piaget a montré le caractère relativement tardif de l’intentionnalité. Voir : Jean Piaget, La construction du réel chez l'enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel/Paris, 1937.

(22) Et dont l’archétype est le besoin de respirer et le « cri primal » qui le manifeste.

(23) Difficultés digestives, difficultés du transit intestinal, chaleur excessive, gênes occasionnées par des vêtements trop serrés ou insuffisamment doux, etc.

(24) La douleur doit être distinguée des autres impressions désagréables, parce qu’elle fait l’objet d’une organisation neurosensorielle spécifique, les sensations algiques.

(25) Notons que cette étude montre également que ces catastrophes ne sont pas systématiques : certains bébés résistent beaucoup mieux que d’autres et sortent sans traces perceptibles de ces hospitalisations précoces, même prolongées. Même si elle est rarement interprétée en ce sens, c’est là une des rares observations à fournir une validation objective à l’idée de facteurs constitutionnels de « fragilité » ou, au contraire, de « solidité » psychiques.

(26) Ce qui plaide en faveur de cette hypothèse, c’est le fait que les bébés, durant cette phase, restent certes prostrés, avec un faciès déprimé caractéristique, mais ne trouvent le sommeil que longtemps après. C’est donc qu’ils développent alors une activité psychique suffisamment intense pour les maintenir éveillés malgré les fatigues de la crise émotionnelle qu’ils viennent de traverser. C’est ce contraste entre hébétude apparente et activité psychique résistante qui est la matrice probable de ces vécus schizophréniques d’étrangeté à soi.

(27) Cela fait partie de ce que j’ai nommé ailleurs la « fonction d’adossement ».

(28) Ou « sadique-anale », si l’on veut mieux souligner le lien avec la théorie psychanalytique des stades du développement libidinal.

(29) Cela est à rapprocher de la notion psychanalytique de « sadisme oral », classiquement posée comme phase première du stade sadique-anal.

(30) Dans mon expérience personnelle, cependant, j’ai souvent observé un net décalage entre filles et garçons. La description que je donne ici me semble constante chez les garçons, hors pathologies précoces et graves, mais chez les filles les manifestations de tendresse active apparaissent souvent bien plus tôt, parfois dès six mois, les actes agressifs n’apparaissant qu’au même âge que chez les garçons. Ces observations nécessiteraient bien sûr d’être vérifiées par une enquête objectivée, mis je ne doute guère de leur pertinence. Qu’on ne voie pas là des manifestations œdipiennes précoces : les actes tendres précoces des filles sont bien destinés aux personnes maternantes, quel que soit leur sexe. Il faudrait probablement plutôt y voir une manifestation précoce de la plus grande force des investissements relationnels des filles, une de ces différences ordinaires entre garçons et filles dont il me semble difficile de nier l’enracinement biologique.

(31) Voir la notion d’angoisse du huitième mois proposée par Spitz.

(32) Dont l’importance est probablement sous-estimée par la majorité des psychanalystes, comme tout ce qui relève de la psychomotricité.

(33) En pleurant ou en souriant, selon ce que ses expériences antérieures lui auront appris de l’efficacité respective de ces deux techniques. Conseil aux parents : favorisez les sourires plutôt que les pleurnicheries, cela embellira votre vie, comme celle de tous ceux et de toutes celles qui un jour seront amenés à côtoyer votre progéniture !

(34) C’est là, bien sûr, la dimension « anale » de cette phase, bien mise à jour par Freud, avec ses alternances caractéristiques entre rétention et expulsion.

(35) Le fantasme de dévoration pré-existe probablement au sadisme oral. Né précocement de l’expérience de la tétée, il doit prendre au départ uniquement une coloration fusionnelle et heureuse. De même, encore inscrit dans l’indifférenciation première, ce n’est pas seulement la figure maternante qui est ingérée, encore moins le seul sein, mais plutôt toute l’expérience externe, le « monde », donc, en quelque sorte. L’évolution de ce fantasme doit ainsi se faire à la fois par centration progressive sur les seules figures maternantes et par développement d’une coloration agressive initialement inexistante.

(36) Voir mon article Du maternage à l’éducation.

(37) Les conflits de la seconde année ne présentent aucune coloration de mise en scène, ils sont plus durs, plus « à bout portant ». L’enfant y est « pris » totalement et tend à pousser le parent concerné à s’y enfermer également. Voir ce que j’ai nommé les « conflits éducatifs primaires » dans mon article Du maternage à l’éducation. Il serait dès lors pertinent, dans cette logique, de nommer les caprices « conflits éducatifs secondaires ».

(38) Si la demande est importante pour lui, il utilisera les techniques dont son expérience lui aura appris qu’elles sont les plus efficaces. Dans des familles à peu près normales, ce sont généralement plutôt des techniques de séduction que des pratiques d’agression.

(39) Ce serait de toutes façons probablement voué à l’échec, sauf à casser brutalement ces enfants, et encore...

(40) Ni de mordre, ni de lancer des objets contondants, ni de détruire les objets de son environnement...

(41) Ou : « je te déteste », « tu es méchant ! »... « Sont méchants mes parents ! », clamait mon fils, en y ajoutant un appel désespéré à la bienveillance inconditionnelle de sa grand-mère. Quant à l’enfant mal avisé qui dirait « tu n’es plus ma mère » ou « tu n’es plus mon père », il faut simplement le rappeler à la réalité, sur un mode facilement humoristique : « eh si, mon pauvre, que tu le veuilles ou non, et ça sera toujours comme ça, même après ma mort ! ».

(42) Tout du moins au moment où l’enfant est dans sa phase œdipienne, c’est-à-dire essentiellement entre trois et cinq ans. Les séparations ultérieures du couple parental n’ont certainement qu’une influence très secondaire sur le développement psychique des enfants concernés.

(43) La présence qui importe est plus une présence psychique qu’une présence physique. C’est pourquoi, si ce parent est mort et si sa mémoire est suffisamment soutenue par le parent survivant et son entourage, le scénario œdipien peut se dérouler sans changement aucun. La seule difficulté vient plus tard : à l’adolescence, la nécessaire désidéalisation d’un père mort est souvent très difficile. C’est la situation dont rend bien compte Jean-Paul Sartre dans son roman autobiographique Les mots, dans lequel cet ennemi de la psychanalyse offre un exemple d’auto-analyse de la plus belle facture.

(44) D’ailleurs rendue très difficile sans l’appui du parent d’identification.

(45) Voir mon article intitulé L’affolement identitaire.

(46) La fille œdipienne connaît sur ce point une problématique similaire : dès lors que la relation au père est suffisamment maintenue, c’est le père qui est son objet d’amour, mais sans que cela la mette en concurrence avec sa mère. Son agressivité n’est donc pas « retravaillée » et garde la forme sadique acquise dans la phase précédente.

(47) Par contre, dans la même situation, chez la fille, c’est l’investissement amoureux du père qui ne connaît aucune limite « en interne ». Je suppose que cela doit fragiliser l’identification à la mère : soit elle a été à l’initiative de la rupture et sa fille comprend mal qu’elle ait pu rejeter son père bien-aimé, soit c’est le père qui l’a rejetée et la fille ne peut s’identifier à elle sous peine de sentir menacée du même rejet. Investissement « absolu » du père et identification fragilisée à la mère, il y a là de quoi rendre difficile l’accès à une féminité adulte affirmée, avec un risque majeur d’hyperdépendance à l’homme aimé, tout du moins quand un homme parvient à « prendre la place du père ».

(48) Pour une analyse critique de cette notion « molle », voir l’excellent ouvrage de Christine Arbisio, L’enfant de la période de latence, col. Psychismes, Dunod, Paris, 2004.

(49) Cette immaturité concerne essentiellement la nature de l’identité sexuée, encore mal intériorisée à cet âge. De ce fait, l’enfant a besoin d’adosser cette identité sexuée mal assurée à son insertion dans le groupe de pairs du même sexe, dans lequel les enfants se confortent mutuellement leur identité sexuée flageolante.

(50) Ce qui est probablement assez rare : je doute que beaucoup de parents, même aujourd’hui, quels que soient leur milieu, demandent à leurs enfants de se mesurer d’abord à eux-mêmes.

(51) Ou de sa seconde phase, si l’on se réfère aux distinctions proposées par Christine Arbisio, dans l’ouvrage cité précédemment.

(52) Laquelle reste d’ailleurs relative : même si les barrières légales sont tombées, certains métiers restent ou sont devenus massivement féminins, alors que d’autres restent massivement masculins.

(53) La montrée en force du thème du harcèlement au travail trouve probablement sa source dans ces évolutions contradictoires.
 


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