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Élèves troublés, élèves troublants, élèves réfractaires ?

 

 
Un texte de Daniel Calin


Ce texte a servi de base à ma participation à un colloque sur Les troubles du comportement, organisé dans le cadre du master 2 intitulé Accompagnement de publics à besoins éducatifs particuliers par une pédagogie institutionnelle adaptée, réalisé en collaboration entre l’IUFM de Montpellier et le Département de Psychanalyse de l’Université Paul Valéry Montpellier III, sous la responsabilité de Sylvie Canat, le mardi 08 février 2011, de 08h45 à 17h00, à l’IUFM, 2, place Marcel Godechot, Amphi D.

 

Élèves troublés

Les enseignants ont toujours eu tendance à se décharger de la responsabilité de leurs échecs face à certains élèves sur ces enfants eux-mêmes, ou sur leurs familles : ainsi, les élèves en échec seraient paresseux par nature, ou disposeraient de moyens intellectuels limités, ou leurs familles seraient elles-mêmes déficientes, ou inaptes à éduquer leurs enfants.

Cette propension traditionnelle des enseignants, battue en brèche depuis des décennies par tous les mouvements pédagogiques, combattue plus récemment par certains ministères(1), a reçu ces dernières années le secours inattendu d’un puissant mouvement idéologique venu de l’Amérique du Nord, qui tend à médicaliser toutes les difficultés de scolarisation. Cette idéologie propose aux enseignants et aux parents en mal de déculpabilisation une collection complète de concepts pseudo-médicaux : troubles spécifiques des apprentissages, troubles spécifiques du langage, dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, dyspraxie, dysphasie, etc. Les problèmes que posent les comportements de certains enfants en milieu scolaire font l’objet du même traitement : TDAH(2), TOP(3), etc. Dans tous les cas, on présuppose ces troubles fondés soit sur des anomalies génétiques, soit sur des dysfonctionnements du développement neurologique. Même si les bases scientifiques de ces théorisations sont pour le moins fragiles, les recherches qui tentent de justifier ces postulats monopolisent les crédits(4).

Tout écart par rapport à la norme scolaire, cognitive, langagière ou comportementale, est ainsi interprété comme un « trouble » de l’élève, qui appelle un “traitement technique” de ce « trouble ». L’école n’a plus à se préoccuper de l’échec scolaire, mais seulement à « signaler » les enfants « inaptes » aux milieux médicaux qui seraient seuls capables de les « prendre en charge ». Ces conceptions présupposent donc que tout enfant est « normalement » pré-adapté à la scolarisation, dans toutes ses dimensions, sans tenir compte un seul instant du fait que cette scolarisation est une invention relativement récente, ni que sa généralisation est bien plus récente encore. Comme si, de tous temps, les enfants humains étaient « faits » pour aller à l’école afin de s’approprier la culture écrite ! Le ridicule, hélas, ne tue pas les idéologues.

Les promoteurs de ces conceptions font cependant, en général, une entorse à ce « style d’attribution » pour les enfants issus de familles défavorisées : pour eux, il semblerait que l’échec scolaire soit « normal », c’est-à-dire indépendant de tout dysfonctionnement interne. De ce fait, « privés » de traitement médicaux ou paramédicaux, les enfants des pauvres semblent voués à l’exclusion, ou à des « traitements » répressifs, et le plus souvent aux deux. On voit ainsi monter en puissance une nouvelle forme de racisme social, qui renoue avec la peur des « classes dangereuses »(5) qui hantait la bourgeoisie du XIXe siècle. Les réussites parfois brillantes de nombreux enfants issus de milieux très défavorisés, que certains sociologues nomment « réussites paradoxales »(6), sont superbement ignorées par ce genre de « réflexions ».

Élèves troublants

Ces théorisations sont particulièrement problématiques pour ce qui est des élèves présentant ce qu’il est convenu d’appeler des « troubles du comportement ». Cette notion de « troubles du comportement », réduite à elle-même, peut être considérée comme une forme insidieuse de dénégation. Elle suppose que chez les enfants qu’on fait entrer dans cette catégorie, seuls les « comportements » sont « troublés », non leur personnalité ou leur organisation psychique. D’ailleurs, le DSM-IV, pour chacun des « troubles » entre lesquels il fragmente cette notion générale, prend bien soin de spécifier que les « troubles » décrits doivent être différenciés de comportements similaires observables dans des pathologies plus classiques, en particulier dans des pathologies de type psychotique. Tout comme nous opposons d’ailleurs nous-mêmes ordinairement ces « troubles du comportement » aux « troubles de la personnalité »(7).

Or, si les enfants étiquetés « troubles du comportement » sont de fait aisément différenciables des autistes ou des psychotiques, il est cependant peu contestable que leur « personnalité » est pour le moins problématique, même si par ailleurs il est le plus souvent difficile de leur coller l’une ou l’autre des étiquettes dont nous disposons dans le champ des névroses(8). Ni psychotiques, ni névrosés, ces enfants déroutent nos références psychopathologiques ordinaires – avant de dérouter les pratiques psychothérapeutiques ordinaires, et finalement les thérapeutes eux-mêmes, qui, généralement, ne se précipitent guère, c’est le moins que l’on puisse dire, pour les prendre en charge. Au fond, cette appellation tend plus ou moins confusément à « avouer » un refus de prendre en charge ces enfants, voire à « inviter » à une prise en charge « comportementale » !

Toutefois, les esprits évoluent. Le dernier texte réglementaire dont nous disposons en ce domaine est le décret n° 2005-11 du 6 janvier 2005, qui transforme les Instituts de Rééducation en ITEP(9). Il définit le public des ITEP comme présentant « des difficultés psychologiques dont l’expression, notamment l’intensité des troubles du comportement, perturbe gravement la socialisation et l’accès aux apprentissages ». Ici, les « troubles du comportement » ne sont plus que « l’expression » des « difficultés psychologiques » de ces « enfants, adolescents ou jeunes adultes ». Le même texte oblige les ITEP à un « partenariat avec les équipes de psychiatrie de secteur ». Reste que cette reconnaissance officielle de « difficultés psychologiques » comme source des « troubles du comportement », même si elle constitue un pas en avant fort appréciable, ne spécifie en rien en quoi consistent ces bien vagues « difficultés psychologiques ». L’usage d’un terme aussi banal que « difficultés » peut d’ailleurs être considéré à son tour comme une forme de dénégation de la gravité des « difficultés » en question...

Une des caractéristiques de ces enfants est l’instabilité de leurs « troubles » eux-mêmes. Tout pronostic sur leur évolution est pour le moins hasardeux. Tout professionnel un peu expérimenté avec ce type de public se souvient de cas désespérants qui se normalisent, parfois brutalement et souvent sans cause vraiment lisible. Inversement, des enfants qui semblent bien évoluer peuvent « replonger » soudainement, sans que l’on sache trop bien pourquoi(10). Autrement dit, il est toujours hasardeux de spéculer sur l’enracinement ou non de leurs « troubles » dans leur personnalité. Dans l’immense majorité des cas, ces « troubles » sont très manifestement liés à des facteurs environnementaux. Il semblent rester liés à ces origines environnementales, ou, plus globalement, à des évolutions de leur environnement actuel. Troubles clairement « réactionnels » au départ, ils restent le plus souvent pris dans des dynamiques réactionnelles, positives ou négatives, sans entamer vraiment la personnalité de ces enfants, ou tout du moins leurs potentialités personnelles. On sait que leurs capacités intellectuelles restent généralement convenables, voire supérieures, malgré leur faible efficience en milieu scolaire. Il en va peut-être de même pour l’ensemble des composantes de leur personnalité, tout du moins chez une bonne partie d’entre eux.

Notons enfin que le milieu scolaire n’est pas sans influence, le plus souvent très négative, sur le devenir de ces enfants. L’obsession évaluative des pratiques scolaires traditionnelles, qui n’ont cessé de se renforcer au fil des dernières décennies, est ravageuse pour eux et ne peut que susciter des défenses violentes de leur narcissisme mis à mal.

Élèves réfractaires

Après l’adoption des lois Ferry sur l’obligation scolaire universelle, une partie importante des enfants soumis à cette obligation ne fréquentaient pas l’école, le plus souvent en accord avec leur famille. Cet absentéisme scolaire restera très important jusqu’à la première guerre mondiale, avec de fortes variations régionales et saisonnières. On nommait alors « réfractaires » ces élèves qui échappaient à l’obligation scolaire, sur le modèle des réfractaires au service militaire obligatoire.

Il m’a semblé amusant de tirer cette vieille expression de l’oubli pour désigner des élèves qui, dans le primaire tout du moins, sont rarement absents des salles de classe, mais qui n’en sont pas moins « psychiquement » absents. Amusant, mais peut-être également judicieux, car elle laisse entendre que ce que l’on présente ordinairement comme des « difficultés » ou des « échecs » de certains enfants, liés qui plus est à des « troubles », voire à des « handicaps », sont en réalité des témoignages de désintérêt, voire d’opposition vis-à-vis des apprentissages scolaires et des « disciplines » par lesquelles on les fait généralement passer. Collectivisme, contraintes corporelles fortes, apprentissages mécaniques, etc., ont de quoi déplaire souverainement à certains enfants tout à fait normalement constitués.

Ces mouvements oppositionnels sont évidents chez nombre d’enfants considérés comme présentant des « troubles du comportement ». Ils explosent et sont assumés comme tels chez nombre de collégiens, en particulier quand ils vivent dans des quartiers ghettoïsés.

Mais on peut se demander si certains élèves considérés comme présentant des troubles « dys » ne sont pas parfois eux aussi, même si c’est souvent moins consciemment, des enfants réfractaires aux apprentissages scolaires, des enfants qui déploient une énergie considérable pour ne pas entrer dans ces apprentissages dont on les dit ensuite incapables. On attribue probablement souvent trop vite à des incapacités ce qui témoigne peut-être d’une étonnante capacité de résistance. Ne pas savoir lire après des années de scolarisation, par exemple, relève pourtant de l’exploit, dès lors que l’on n’est pas sérieusement déficient intellectuellement. Il est des échecs qui sont peut-être de grandes victoires intimes.

Je fais l’hypothèse que les élèves réfractaires n’ont peut-être pas besoin de soins, mais plutôt de respect, y compris dans leur opposition aux apprentissages scolaires, en particulier les plus mécaniques, et ensuite d’une pédagogie « diplomatique » qui entreprenne de tisser patiemment et savamment des ponts entre eux, dans leurs positionnements personnels et/ou familiaux, et la culture scolaire.

Daniel Calin
2018


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Notes

(1) En particulier Alain Savary (1981-1984) et Lionel Jospin (1988-1992).

(2) Trouble de Déficit d’Attention/Hyperactivité, qui peut se décliner entre trouble « complet », mais aussi hyperactivité « simple » ou déficit d’attention « simple ».

(3) Trouble Oppositionnel avec Provocation.

(4) Par exemple, la circulaire interministérielle n° 2002-024 du 31 janvier 2002, concernant la mise en œuvre d’un plan d’action pour les enfants atteints d’un trouble spécifique du langage oral ou écrit, signée en particulier par Lang, Royal et Kouchner, comporte un volet « recherche » (point III-3) totalement orienté vers la validation de ces postulats et le développement de moyens pour leur application pratique.

(5) Sauf qu’elles sont désormais plus souvent oisives forcées que « laborieuses ». Voir Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Plon, 1958.

(6) Voir par exemple Francis Lebon, docteur de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), L’excellence scolaire en milieu populaire, in Diversité, n° 146, page 81 (09/2006).

(7) Ou, pour ceux qui veulent à tout prix dépsychologiser ces problèmes, aux TED, les « troubles envahissants du développement ».

(8) Rappelons au passage qu’un pédopsychiatre comme Ajuriaguerra considérait que la notion de névrose ne pouvait pas être sérieusement utilisée avant l’adolescence.

(9 Instituts Thérapeutiques, Educatifs et Pédagogiques.

(10) Voir une enquête nationale menée durant les années 1960 sur le devenir à dix ans des sortants d’Instituts de Rééducation par une équipe de pédopsychiatres (dont Roger Misès) avec la collaboration de l’AIRe. Référence introuvable.


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