Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Les violences institutionnelles en milieu scolaire

 

 
Un texte de Daniel Calin


Ce texte rend compte d’une intervention donnée lors des XIVèmes Rencontres du CMPP d’Orly, qui portaient sur le thème Les formes contemporaines de la violence, organisées sous la direction du Dr Jean-Pierre Drapier, le 17 mai 2014, à Orly (94).

 

Depuis 2001, à travers le dispositif SIGNA, puis SIVIS à partir de 2007, le Ministère de l’Éducation Nationale prétend recenser l’ensemble des violences graves dans l’ensemble des établissements scolaires secondaires. Éduscol, le portail officiel des professionnels de l’éducation, consacre une rubrique à la Prévention de la violence en milieu scolaire. Chaque année, la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) publie une « note d’information » sur la question(1).

Ces dispositifs, très révélateurs des obsessions sécuritaires qui envahissent notre vie collective depuis que nos politiques organisent la montée en puissance du chômage de masse, ont la caractéristique générale de supposer que les violences en milieu scolaire sont exclusivement le fait des élèves : les violences des adultes et de l’institution sont totalement écartées de ces enquêtes, et par conséquent des « réflexions » qu’elles inspirent et des « mesures » qui en découlent.

C’est ce vide abyssal que je me propose ici de dénoncer, en mettant à jour d’autres formes de « violences » en milieu scolaire que la sempiternelle violence juvénile(2).

 

La violence structurelle de l’institution scolaire

La première réalité à souligner est l’existence d’une violence structurelle de l’institution scolaire, qui fonde et justifie son existence. Cette violence se manifeste très explicitement par le principe de l’obligation scolaire. Il est évident que si l’on donnait le choix aux enfants et aux adolescents entre la fréquentation des bancs de l’école et la liberté de vaquer à leurs occupations préférées, il n’y aurait qu’une petite frange de personnalités toutes plus problématiques les unes que les autres pour préférer les austérités de la classe aux joies claires de la grande récréation.

Il ne s’agit évidemment pas pour moi de mettre en cause le principe de l’obligation scolaire, mais seulement de remettre en place les réalités fondatrices de la scolarisation, comme, au-delà, celles de toute éducation. En effet, toute éducation repose sur la nécessité de contraindre les impulsions spontanées du psychisme humain pour rendre tout simplement supportable la vie en commun, voire la vie tout court(3). Le rousseauisme, qui prétend le contraire, est une illusion ravageuse, ou plutôt un mensonge hypocrite. Le précepteur de L’Émile de Rousseau ne se contente nullement de livrer son élève à sa spontanéité et à la libre vie dans la nature. Bien au contraire, il organise systématiquement son environnement pour amener Émile là où il veut le conduire. L’éducation revisitée par Rousseau n’est en rien « libertaire », délivrée de toute contrainte, c’est une manipulation méthodique constante, laquelle constitue la pire forme de contrainte que l’on puisse imaginer, puisque l’invisibilité de cette contrainte rend impossible toute révolte. Ce système est d’ailleurs une bonne prémonition de la situation actuelle des sujets adultes du système libéral avancé, dans lequel la « liberté politique » proclamée est en réalité enserrée dans un système de manipulation de « l’opinion » tellement sophistiqué que cette liberté ne peut pratiquement pas se retourner contre un si merveilleux système(4).

École obligatoire, programmes obligatoires, horaires obligatoires, contrôles permanents, murs, portes, etc., l’institution scolaire est très lisiblement une institution où s’exerce une contrainte constante et puissante sur les jeunes esprits et les jeunes corps qu’elle « accueille ». Si cela est particulièrement visible en France du fait de nos fortes traditions caporalistes et militaristes, il en va au fond de même partout où il y a « école », selon des modalités qui ne se différencient guère que par les variations de leur degré d’hypocrisie.

On pourrait discuter à l’infini de la question de savoir ce qui est strictement nécessaire dans la contrainte constitutive de l’école et ce qui relève d’une sur-contrainte dont on pourrait ou devrait se passer. J’ai tendance à penser que cette approche est trop théorique, trop idéologique, pour présenter un réel intérêt. Je me propose pour ma part de prendre le problème par ses manifestations les plus concrètes, c’est-à-dire par la mise en évidence de violences scolaires tout à fait réelles dont on pourrait et devrait très manifestement se passer.

 

Les violences personnelles des enseignants à l’encontre de leurs élèves

Dans cette direction, il faut d’abord dénoncer les multiples violences exercées par nombre d’enseignants sur leurs élèves. « Nul », « débile », « crétin », « imbécile », etc., tout le vocabulaire de l’insulte, en particulier sa part centrée sur le thème de la déficience intellectuelle, continue à retentir bien trop souvent entre les murs des salles de classe. Certains enseignants mieux « tenus » ont un langage plus châtié, mais tout aussi ravageur pour les malheureux élèves sur lesquels ils exercent leurs talents. Les appréciations écrites sur le travail des élèves fournissent un terrible florilège de ce sadisme magistral : « limité », « besogneux », « trop scolaire »(5), « ne peut pas mieux faire », « manque de volonté », etc. J’ai pu observer un collègue « philosophe » fort fier d’être un artiste de l’affichage élégant du mépris le plus total à l’égard de toute sa classe, par sa tenue corporelle hautaine, ses intonations glaciaires, ses silences pesants, le refus de tout regard et de tout discours adressé, le choix de termes et de formulations systématiquement hors de portée de la quasi-totalité de ses élèves, etc.(6).

Il s’agit certes là, en première analyse, de violences personnelles des enseignants à l’encontre de leurs élèves, et non de violences institutionnelles à proprement parler. En réalité, l’institution est lourdement responsable de ces agressions quotidiennes en son sein, au moins parce qu’elle les laisse faire, comme le montre d’ailleurs l’absence d’enquête officielle sur ces attitudes inadmissibles d’une partie non négligeable du « corps enseignant ». Elle est également responsable parce que, non seulement elle laisse faire, mais il est très fréquent qu’elle couvre les pires attitudes. Une anecdote personnelle ici, comme tout parent à l’écoute de ses enfants peut en conter. Au collège, mon fils a assisté à une agression verbale ouvertement raciste à l’encontre d’un de ses camarades de classe, le classique « retourne dans ton pays ! »(7). Contrairement à mes habitudes de réserve commandées par ma trop grande proximité avec l’institution, je suis cette fois intervenu, en portant les faits à la connaissance du recteur et en demandant son intervention. L’administration rectorale s’est contentée de transmettre ma plainte à la principale du collège, laquelle, pour toute réponse, m’a adressé un courrier furibard dénonçant mon manque inadmissible de solidarité à l’égard de mes collègues enseignants. La famille du garçon agressé ne souhaitant pas porter plainte, les choses en sont restées là.

Au-delà de ces « anecdotes », trop récurrentes pour ne pas être révélatrices d’une faillite morale généralisée de notre institution, il faut ajouter que cette institution et ses tutelles politiques sont, plus systématiquement, responsables de cet état de fait par leur incapacité récurrente à recruter des enseignants respectueux a minima de l’éthique de leur métier, à former a minima les enseignants à respecter cette éthique, et à faire le ménage en son sein en excluant ses membres les plus nocifs.

 

Des violences institutionnelles ordinaires

En dehors de ces violences trop fréquentes, contre lesquelles l’institution réagit si rarement, mais qu’on ne peut certes pas lui reprocher d’organiser, il existe des violences quasi constantes induites par les principes organisationnels de l’institution elle-même, qui mettent donc directement en cause sa responsabilité.

La plus systématique de ces violences est celle qui consiste à placer un enfant en situation d’avoir à apprendre quelque chose qu’il n’est pas en état d’apprendre, pour quelque raison que ce soit. Cette confrontation à une exigence hors d’atteinte est d’une violence psychique d’autant plus destructrice qu’elle est fréquemment répétée indéfiniment pour les mêmes élèves, ceux qui sont d’emblée les plus éloignés des attentes scolaires. Cette violence est de plus quasi systématiquement redoublée par une évaluation qui « objective » l’échec de l’élève, à ses propres yeux comme à ceux de ses « camarades » et de sa famille, et tend presque toujours à se transformer en jugement négatif sur sa propre personne.

Il faut souligner que les lourdes tendances actuelles à la médicalisation de toutes les difficultés d’apprentissage est un puissant facteur de renforcement de ces violences institutionnelles ordinaires, parce qu’elle prétend valider « scientifiquement » la propension traditionnelle des enseignants à faire de l’évaluation d’un travail scolaire l’évaluation de l’élève lui-même.

Il faut poser ici un principe qui ne souffre aucune exception : mettre un élève face à un apprentissage qu’il ne peut pas réaliser est éthiquement intolérable et pédagogiquement aberrant dès lors qu’on ne lui donne pas en même temps les aides nécessaires pour qu’il parvienne à le réaliser. L’adaptation de tout enseignement aux possibilités actuelles de chaque élève devrait être inscrite en tête de toutes les obligations du système éducatif et de chacun de ses acteurs. Or il est clair que les principes organisationnels fondamentaux de notre système scolaire, à savoir le même enseignement pour tous, au même rythme et au même âge(8), sont en contradiction structurelle avec ce qui devrait être à la fois son exigence éthique majeure et son principe pédagogique organisateur.

Dès lors qu’elle s’ordonne autour d’exigences hors d’atteinte pour nombre de ses sujets, l’institution scolaire est pour eux d’essence tyrannique et ne saurait bénéficier à leurs yeux d’aucune respectabilité. Par rapport à une violence aussi intense et aussi constante, les incivilités et violences des élèves eux-mêmes sont une bien faible, et finalement bien rare, réponse à la violence qu’ils subissent entre les murs de l’école, souvent, pour les moins bien nés, dès leur entrée dans l’institution scolaire. Il ne faut pas s’étonner que parfois, même encore bien jeunes, ils en viennent à brûler une école qui n’a jamais su être la « leur ». Il faudrait plutôt s’étonner que cela n’advienne pas plus souvent et analyser les mécanismes forcément pervers par lesquels l’institution scolaire parvient à faire culpabiliser ses victimes d’un échec qui n’est pas le leur, mais le sien.

Daniel Calin
Mai 2014

*   *   *
*

Notes

(1) Voir par exemple la note d’information de décembre 2013.

(2) Sur le forum Passion-Histoire, voir le sujet intitulé Les jeunes ne respectent pas..., dont un message donne un florilège savoureux de citations d’une bêtise intemporelle, plutôt bien référencées.

(3) Pour approfondir ce point, voir mes articles Du maternage à l’éducation et Enseigner, éduquer, contraindre.

(4) Au besoin, d’ailleurs, le système s’assoit sur la liberté politique dont il se proclame le garant, comme le montre lumineusement la façon dont notre caste politico-médiatique a contourné le rejet très majoritaire par nos concitoyens du « traité constitutionnel européen » en 2005, malgré les manipulations massives dont ils avaient fait l’objet durant la campagne électorale qui avait précédé ce référendum.

(5) Déjà dénoncé en son temps par Pierre Bourdieu dans Les héritiers.

(6) Il était considéré par l’inspection comme un professeur exemplaire : c’est d’ailleurs en tant que stagiaire que j’ai dû l’observer pendant de bien longues heures !

(7) En l’occurrence, ce garçon franco-africain était de nationalité française et n’avait jamais quitté la France.

(8) Voir mon article intitulé Une logique de l’exclusion.


*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : lundi 19 mai 2014 – 18:00:00
Daniel Calin © 2014 – Tous droits réservés