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Enseigner, transmettre, construire
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Un texte de Pascal Ourghanlian
 

Quatre modèles(1) de l’apprentissage sont habituellement proposés par les didacticiens, à la fois selon une entrée diachronique (ces modèles recouvrent une évolution historique) et une entrée synchronique (chacun de ces modèles reste d’actualité et fournit une grille d’analyse possible de telle ou telle séquence de classe) : les modèles de l’« outre à remplir », du « stimulus-réponse », de « l’architecte » et de « la boîte noire ».

 

Des modèles soumis à rectification(2)

Historiquement, c’est le modèle transmissif qui vient en premier. Le savoir est l’objet – extérieur au sujet apprenant et dont celui-ci doit se remplir (d’où l’image de l’outre vide) – d’une transmission sur un mode cumulatif, le rôle du maître étant de dire et de montrer, celui de l’élève de mémoriser et de redire. L’élève est dans son métier d’élève(3) lorsqu’il se conforme à ce qu’il pense être l’attente du maître : « être attentif, écouter, suivre, imiter, répéter et appliquer »(4).

C’est à Skinner que l’on doit une première inflexion de ce modèle. Pour l’approche behavioriste dont il est le père, l’apprentissage se fait par paliers successifs, le passage d’un niveau à un autre se faisant par renforcement positif des réponses justes et des comportements que le maître souhaite valoriser. Il « suffit » de proposer des paliers dont l’écart n’est pas trop important pour rendre possible l’apprentissage, par réduction du nombre des fautes. Le rôle du maître est là encore essentiel, en ce qu’il pense le curriculum(5), le guidage des élèves et leur valorisation.

Le courant de la pédagogie de la maîtrise, couramment pratiquée aujourd’hui, a repris à Skinner la structuration de l’apprentissage en fonction d’objectifs très fins, organisés de manière spiralaire (pré-test, enseignement, test d’étape, remédiation, test terminal).

Ces deux premiers modèles ont fait l’objet du même type de remise en cause (passivité des élèves, conception trop linéaire et cumulative du savoir, maîtrise insuffisante des connaissances) qui a conduit à proposer une conception de l’apprentissage où le sujet apprenant tient la première place en ce qu’il construit ses savoirs, leur modalité d’appropriation et la possibilité de les utiliser à bon escient.

Cette approche constructiviste doit beaucoup à Piaget qui, à la triade ancienne environnement-expérience-maturation, ajoute l’équilibration : dans une situation nouvelle, un sujet, dont la structure cognitive est en équilibre – c’est-à-dire lui permettant de répondre de manière adaptée à toute situation déjà rencontrée –, la modifie par assimilation et accommodation pour parvenir à un nouvel équilibre. L’erreur(6) est alors le moment d’un apprentissage en cours d’élaboration et fait l’objet d’une attention spécifique du maître, dont le rôle est alors de mettre en place des situations permettant à l’apprenant ce travail de modification de ses représentations lui permettant d’intégrer des schèmes nouveaux et de modifier sa structure cognitive.

 

L’approche socio-constructiviste(7)

À la même époque que Piaget, mais de manière inconnue de lui dans un premier temps, un psychologue russe, Vygotski, va accorder une place essentielle à l’aspect social des processus cognitifs permettant l’apprentissage. En s’intéressant aux interactions sociales, il anticipe la place éminente de celles-ci dans les théories actuelles – selon les deux aspects des « interactions dissymétriques de guidage » (ce que Bruner appelle les interactions de tutelle, ou tutorat ; voir en 8.2.2) et des « interactions symétriques de résolution conjointe »(8).

Il ouvre aussi la voie aux fructueuses recherches sur le conflit socio-cognitif, confrontation des représentations que deux ou plusieurs sujets ont sur un même objet d’investigation, ou d’un seul sujet mis face à une remise en cause de ses propres représentations(9).

Une quatrième approche, cognitiviste, sert aujourd’hui de modèle de référence. Ses prémisses sont proches de celles du constructivisme structural d’un Piaget qu’elle inverse(10). Mais la mode du « tout neuro- » qui envahit actuellement ce courant de pensée, dans un souci d’objectivation de l’apprenant, la conception de l’être humain comme une vaste centrale de traitement de l’information (l’information processing model anglo-saxon), tend à lui nier toute dimension de sujet apprenant et s’éloigne du point de vue adopté dans cet ouvrage, plus humaniste. Ce modèle informatique, « computationnel », de l’activité cognitive se voit d’ailleurs battu en brèche par un cognitivisme connexionniste qui remet en cause l’analogie cerveau-ordinateur pour lui préférer une conception selon laquelle « le monde tel que nous le percevons dépend de celui qui le perçoit ».

 

Enseigner ?

Ces modèles de l’apprentissage semblent réduire l’enseignement et le rôle du maître à une portion de plus en plus congrue. Avec quelles propositions sont-ils encore compatibles(11) ?

« Enseigner, c’est maîtriser les contenus à enseigner » : évidence, surtout pour les PLC du secondaire ; évidence moindre pour les PE et, surtout, dans tous les cas où les savoirs sont émiettés en séances et non liés entre eux de manière à construire le cadre épistémologique de la discipline ;

« Enseigner, c’est communiquer » : il s’agit, à la fois, de maîtriser les techniques qui permettent à la parole de circuler de manière verticale (maître-élève) et horizontale (élève-élève), et de trouver une parole étayante pour l’élève en train d’apprendre et médiatrice de la discipline enseignée ;

« Enseigner, c’est modifier sa conception de l’apprendre » : c’est au plus près des stratégies d’apprentissage de l’élève que se positionne désormais le maître, prenant en compte ses représentations et ses erreurs pour mettre en place des situations qui permettent les acquisitions nouvelles ;

« Enseigner, c’est rendre les apprentissages signifiants » : le travail sur le sens (à la fois orientation et compréhension) est indissociable de la prise en compte de la motivation et de l’intérêt de l’apprenant ;

« Enseigner, c’est gérer des dispositifs » : la programmation, nécessaire, ne doit pas empêcher l’observation et l’analyse de l’élève en train de faire, d’apprendre, afin d’ajuster en permanence les réponses pédagogiques ;

« Enseigner, c’est faire vivre des valeurs » : la première de toutes, le pari essentiel (et existentiel), c’est de fonder l’action pédagogique sur la croyance en l’autre, en ses potentialités, en son éducabilité. Où l’on rejoint l’éthique...

 

Classification des apprentissages(12)

Au-delà de l’approche historique esquissée jusqu’ici, il est possible de proposer une classification des apprentissages ordonnée selon trois couples d’opposition.


a – Objets d’apprentissages vs processus d’apprentissage

Les objets d’apprentissage « renvoient à tout ce qu’un individu peut apprendre : langage, attitudes, concepts, comportements, faits, informations, gestes, méthodes » tels que regroupés, pour l’école, dans la taxonomie de Gagné(13).

Les processus d’apprentissage sont « les mécanismes internes qui sous-tendent les apprentissages et qui vont porter sur des objets ».

Cette première opposition rend compte aussi bien des démarches de conditionnement du behaviorisme, que de l’équilibration piagétienne ou des représentations du cognitivisme.


b – Apprentissages subsymboliques vs apprentissages symboliques

Cette deuxième opposition recouvre le seul champ du cognitivisme qui « classe


c – Apprentissage par l’action vs apprentissage par instruction

Du côté de l’action, on retrouve aussi bien l’apprentissages par essais-erreurs des behavioristes, le tâtonnement expérimental de Célestin Freinet, le constructivisme de Piaget, l’apprentissage par la découverte de Bruner, celui par situations-problèmes de Meirieu.

L’apprentissage par instruction, plus spécifique, fait dépendre l’acquisition des connaissances de la compréhension de textes.


Une manière commode et pertinente de synthétiser les points développés jusqu’ici serait de reprendre la formule de Jean-Pierre Astolfi et Michel Develay : « La comparaison des trois points de vue précédents met Piaget dans le rôle du réaliste montrant comment ça marche, là où Bachelard est le pessimiste expliquant pourquoi ça résiste (...) et Vygotski est l’optimiste désignant jusqu’où l’on peut aller »(14).

Il ne s’agit pas nécessairement d’opposer telle approche à telle autre ni, à l’inverse, de penser que « tout se vaut ». En dernière instance, c’est bien l’analyse de la situation de classe qui inscrira telle séquence dans tel cadre conceptuel.

 

Transposition didactique et pédagogie : des savoirs savants aux savoirs enseignés

Il y aurait quelque illusion à penser un savoir existant de toute éternité auquel il suffirait d’être exposé pour le faire sien. La pratique quotidienne de la classe montre que Platon n’a pas nécessairement raison(15)...

Tout savoir est construction. Et tout objet de savoir, élaboration. Le cheminement possible de ce que l’on nomme la transposition didactique(16) qui conduit des connaissances objectivées aux connaissances individuelles(17) peut être décrit de la manière suivante :

  1. dans un cadre social de référence, les chercheurs mettent à jour des savoirs « savants »(18) ;
  2. au sein de l’institution, des choix sont effectués parmi ces derniers qui conduisent à l’édification de programmes notionnels à faire acquérir aux élèves : ce sont les savoirs prescrits, ou à enseigner ;
  3. par son travail de préparation, l’enseignant s’approprie ceux-ci et les formule de telle manière qu’il puisse les transmettre : ce sont les savoirs enseignés ;
  4. selon l’organisation cognitive qui lui est propre (en particulier, selon que les notions présentées se trouvent ou non dans sa zone proximale de développement), l’élève réélabore ses savoirs antérieurs avec ces savoirs nouveaux : ce sont les savoirs appris (ou assimilés, au sens piagétien du terme).

Du côté de l’apprenant, tout se passe comme si le chemin suivi était le chemin inverse, « des conceptions des apprenants aux concepts scientifiques »(19), celui-ci reparcourant pour lui-même les étapes ayant conduit Homo à construire les connaissances de son espèce.

Pascal Ourghanlian
Septembre 2006


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Propositions bibliographiques


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Notes

(1) Le modèle n’est pas un exemple (il n’a pas de valeur illustrative) et il n’a pas valeur injonctive (il ne s’agit pas de le suivre). La notion de modèle est à comprendre ici dans le sens “scientifique” qui peut être le sien, « représentation simplifiée d’un processus, d’un système », Le petit Robert.
Voir, par exemple, Henri Planchon, « La modélisation », 2003 : « La modélisation est un système à la fois ouvert et fermé. Il est fermé pour soi, il est cohérence et cohésion, il se présente donc avec une certaine protection. Mais il est aussi ouvert et vulnérable s’il est soumis à des informations qui vont désorganiser son harmonie ; c’est un système ouvert et dynamique qui reste en perpétuel mouvement, que ce soit par des apports venant du concepteur ou de par des confrontations avec d’autres systèmes venant de l’extérieur [...] Réaliser une modélisation, c’est élaborer un tout, une globalité d’éléments en interrelations, une forme bouclée [...] elle se présente toujours à travers une complexité, un réseau à l’intérieur desquels les relations ont autant d’importance que les éléments eux-mêmes » (c’est moi qui souligne). De manière plus théorique, voir B. Walliser, Systèmes et modèles, Le Seuil, 1977 et J.-L. Le Moigne, La théorie du système général. Théorie de la modélisation, PUF, 1977 (1984, 2ème éd. revue).

(2) La notion de « rectification » se trouve, bien sûr, chez Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, 1938, dont je ne saurais trop recommander la lecture ou, dans Le nouvel esprit scientifique, 1934 : « (...) l’esprit scientifique est essentiellement une rectification du savoir un élargissement des cadres de la connaissance. Il juge son passé historique en le condamnant. Sa structure est la conscience de ses fautes historiques. Scientifiquement on pense le vrai comme rectification historique d’une longue erreur, on pense l’expérience comme rectification de l’illusion commune et première. Toute la vie intellectuelle de la science joue dialectiquement sur cette différentielle de la connaissance, à la frontière de l’inconnu. L’essence même de la réflexion, c’est de comprendre qu’on n’avait pas compris » (c’est moi qui souligne).

(3) Selon l’acception proposée par Élisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex dans l’article « Apprendre : des malentendus qui font la différence » in J.-P. Terrail, dir., La scolarisation de la France, La Dispute, 1997, pp. 105-122 : « Nombre d’élèves ne peuvent conférer sens et valeur à leur présence à l’école et aux activités qu’on y exige d’eux que dans une logique du ‘niveau’ et du cheminement, voire de la survie. Le sens de l’entreprise scolaire semble à leurs yeux ne guère être lié avec ce qu’ils sont censés y faire et y apprendre, mais se réduire à la course d’obstacles permettant de ‘passer’ de classe en classe, d’aller ainsi ‘le plus loin possible’ et de pouvoir prétendre ipso facto à ‘un bon métier’ ».

(4) A. Gagnebin, N. Guignard et F. Jaquet, Apprentissage et enseignement des mathématiques. Commentaires didactiques sur les moyens d’enseignement pour les degrés 1 à 4 de l’école primaire, Corome, 1997, p. 36.

(5) « Curriculum : énoncé d’intentions de formation comprenant : – la définition du public cible, – les finalités, – les objectifs, – les contenus, – la description du système d’évaluation, – la planification des activités, – les effets attendus quant à la modification des attitudes et des comportements des individus en formation. Ce terme (...) s’oppose à la notion de programme ». In F. Raynal et A. Rieunier, in Pédagogie : dictionnaire des concepts clés, ESF, 1997, p. 96.

(6) Sur l’erreur, relire (!) G. Bachelard, Le rationalisme appliqué, 1949.

(7) Pour une présentation plus complète, voir l’article de Jean-Paul Roux, « Socio-constructivisme et apprentissages scolaires ». Précédemment publié sur la site de l’IUFM d’Aix-Marseille, aujourd’hui disparu, il est disponible ICI (format DOC, 79 Ko).

(8) Voir L. Dubois et P.-C. Dagau « Les modèles d’apprentissage et les mathématiques ».

(9) Le travail de Vygotski et de ses « disciples » Alexander Luria et Alexei Leontiev se fonde sur une conception de la neuropsychologie que les tenants actuels des neurosciences auraient tout à gagner à faire leur : « si le cerveau se révèle de plus en plus comme une ressource insoupçonnée pour la pensée, il n’en est pas la source. Celle-ci se trouve dans le commerce des hommes entre eux (...) De l’enfant à l’adulte, subjectivité, société et cognition sont liées ou délies dans l’action » (Y. Clot, « Lev S. Vygotski : le social dans la psychologie », in Sciences humaines n° 170, avril 2006, p. 57).

(10) Voir, par exemple, le point de vue présenté dans J. Bideaud, O. Houdé et J.-L. Pedinielli, L’homme en développement, PUF, Quadrige, 1993, p. 101 : « La psychologie piagétienne a pour objet la transformation épistémique, à long terme, de l’action en connaissance ; l’objet du cognitivisme est la transformation pragmatique, à court terme, de la connaissance en action ».

(11) Je retiens ici les cinq propositions formalisés par Jean-Pierre Astolfi et Michel Develay dans leur Que sais-je ? sur La didactique des sciences, n° 2448 (6ème édition, 2002, pp. 106-108).

(12) D’après F. Raynal et A. Rieunier, article « Classification des apprentissages », op. cit., pp. 34-34, que je suis pour l’essentiel.

(13) Dès 1965 (dans The conditions of learning, révisé jusqu’en 1985), le psychologue américain Robert Mills Gagné propose de regrouper les types d’apprentissage en cinq rubriques : les apprentissages d’habiletés motrices, les apprentissages d’attitudes, les apprentissages d’informations verbales (noms, faits, connaissances organisées), les apprentissages d’habiletés intellectuelles (discriminations, concepts, principes, règles de haut niveau) et les apprentissages de stratégies cognitives.

(14) J.-P. Astolfi et M. Develay, La didactique des sciences, Que sais-je n° 2448, 1989 (6ème éd. 2002, pp. 103-104).

(15) Non plus que le christianisme ou Descartes, si l’on suit Michel Onfray dans la démonstration qu’il présente dans sa toute récente Contre-histoire de la philosophie, Grasset, 2006.

(16) Voir l’historique et l’exposé de cette notion dans Y. Chevallard, La transposition didactique, La pensée sauvage, 1985.

(17) Voir J.-M. Barbier, Savoirs théoriques et savoirs d’action, PUF, 1996, pp. 9 et ss.

(18) Ces savoirs savants peuvent être regroupés dans des ensembles de concepts-clés – des « champs conceptuels » – propres à chaque domaine de connaissances, logiquement hiérarchisés, qui structurent les disciplines (c’est le domaine de « l’épistémologie des savoirs de référence ») et conduisant à des difficultés d’apprentissage qui leur sont propres (c’est le domaine de « l’analyse des conduites et des difficultés des élèves »). Ce concept de « champ conceptuel » a été élaboré par Gérard Vergnaud. Voir par exemple : G. Vergnaud, dir., Apprentissages et didactiques, où en est-on ?, Hachette, 1994.

(19) Voir A. Giordan et G. De Vecchi, Les origines du savoir. Des conceptions des apprenants aux concepts scientifiques, Delachaux et Niestlé, 1987. Voir aussi, dans le domaine de l’écrit, J. Bernardin, Comment les enfants entrent dans la culture écrite, Retz, 1997.


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