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La fonction d’adressement

 

 
Un texte de Claudine Ourghanlian


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Une importante dépendance caractérise le petit d’homme. On peut dire que c’est une dépendance à la fois physique, affective et symbolique.

Le nourrisson ne parle pas. Pourtant, sa mère perçoit des regards, des sourires, des cris, des tensions, des mouvements corporels... Elle les reçoit comme un langage, pas n’importe lequel, un langage « qui lui parle », qui lui est adressé et lui fait sens. Elle en interprète si bien les « mots » qu’elle peut y faire écho avec les siens.

Dès le départ, l’enfant est ainsi reconnu comme un être parlant et qui peut donc recevoir de la parole.

Dès les premiers jours, une place lui est faite dans un espace de parole qui marque à la fois la distance (il y a un « je » et un « tu ») et une proximité sécurisante (je suis là pour toi, tu es là pour moi, je t’offre le monde, tu me fais voir le monde autrement...). La distance est ce qui permet à la mère et à l’enfant de construire, d’exprimer, de revendiquer, leur unicité. La proximité est celle du partage d’une identité commune : la mère a besoin, pour se savoir plus « humaine », de le savoir « humain ».

Cette fonction d’adressement a parfois des ratés. Ainsi, dans certaines maisons, il y a certes de la vie, des bruits de voix, mais le bain de langage est très insuffisant si la parole n’est pas réellement adressée au petit enfant, si la communication est réduite à ses aspects utilitaires voire utilitaristes. Nous connaissons aussi ces situations fusionnelles où la mère est collée à son bébé au point de l’empêcher de respirer, où elle devance ses désirs et lui évite d’éprouver la frustration qui permet pourtant de dire et de grandir. C’est Pierre qui, en toute petite section, lève une main frappeuse dès que quelqu’un franchit le cercle de protection. La présence physique d’autrui lui est une agression puisqu’il n’a connu jusqu’ici que le collage fusionnel. Dans d’autres cas, la distance est niée par excès de contrôle et d’autorité : il faut que le bébé se fasse très vite aux exigences, à la dureté du monde, il importe de le dresser, de lui faire prendre le rythme et les bonnes habitudes dès les premières semaines, de le mettre sur le pot dès six mois, de le réprimander au moindre manquement. Cécile est entrée à l’école à deux ans et demi et il était stupéfiant de la voir, à certains moments, les yeux dans le vide, prise dans un jeu de miroirs, et devenant sa-mère-menaçante-parlant-à-Cécile : « Méchante Cécile ! Arrête ça tout de suite ».

En raison de ces ratés, toujours possibles, et dans la mesure où l’école ambi­tionne d’aider l’enfant à se construire dans sa différence et dans son appartenance, elle ne saurait négliger cette fonction d’adressement.

Qu’il s’agisse du moment de l’inscription, ou du temps d’accueil quotidien, quand l’enfant reçoit-il de la part des adultes de l’école, dite maternelle, une parole qui lui est destinée et qui le reconnaît comme quelqu’un dont la présence, ici, a de l’importance ? Être ignoré, être nié dans sa parole, est une réelle violence pour les jeunes enfants qui découvrent l’école, pour celui qui mouille sa culotte et que l’ATSEM change en disant « il », « il y en a assez de celui-là », pour ceux plus âgés dont la maman et la maîtresse parlent après la classe « comme s’ils n’étaient pas là » mais en espérant bien qu’ils entendent, pour tous ceux qui viennent se plaindre pendant la récréation et ne récoltent que de l’indifférence, pour l’enfant sans langage, scolarisé « parce qu’on ne nous a pas laissé le choix » et qu’on manipule comme un objet pour le déplacer d’un lieu à l’autre...

Pour tous les enfants, l’entrée à l’école correspond à l’accès à un monde plus grand, plus vaste, où l’on se sent bien petit quand on croyait être devenu grand, bien peu important quand on était « tout » pour ses parents. Un monde où l’on utilise un langage bizarre avec du « vous », du « vous » et encore du « vous » avec ses contours très flous, très ambigus. Un langage auquel le corps est prié de ne surtout pas trop participer. Certes, c’est le rôle de l’école, cette mise à distance des choses et des autres. Mais encore faut-il accueillir l’enfant comme il est et assumer sa fonction d’adresse­ment pour l’identifier, le sécuriser dans la construction de son identité à la fois individuelle et collective, lui permettre de se reconnaître dans son travail et lui assurer qu’il sera reconnu à travers lui.

Si l’on se réfère aux fonctions (communication/socialisation, identité, cohésion, protection, transmission intergénérationnelle) et aux caractéristi­ques (régularité, charge émotive, importance subjective, côté « sacré ») définies par Wolin et Bennet pour les rituels, on peut avancer que ces derniers permettent la mise en jeu de la fonction d’adressement sur un mode collectif. Je voudrais prendre l’exemple du conte. Dans le conte, il n’y a pas vraiment de « tu », mais il y a une parole offerte, une voix rythmée et un jeu de corps à corps. L’enfant interprète le corps du conteur (ses mimiques, ses postures, ses gestes qui accompagnent ou prolongent les mots). Et le conteur interprète le corps de l’enfant, voit si les oreilles écoutent, si la surprise joue. Il perçoit aussi si les enfants font « corps » pour partager les émotions et se protéger contre leur violence. Il propose, il n’impose pas, un système de relations, l’intégration de nouvelles caractéristiques identitaires, le partage de quelque chose d’extra-ordinaire. Accorder à l’école maternelle de la place pour les rituels, les vrais, pas les routines, c’est créer un espace de parole qui respecte la liberté de l’autre, qui « fasse de la confiance » afin que l’enfant accepte le groupe et que le groupe englobe l’enfant sans le dévorer. Si le « tu » de la mère permet l’accès au « je », le sentiment du « nous », autorisé par une parole offerte au groupe dans son humanité, ses différences et ses ressemblances, et qui ne demande rien en échange, permet d’entendre le « vous » sans se sentir nié dans son individualité.

Il y a des cas pathologiques. Je pense à Axel, enfant qui présente une importante dysphasie réceptive. Il a le sentiment que tout lui est adressé : les regards connus ou inconnus, toute voix qui hausse le ton, les odeurs, un changement dans l’organisation spatiale de la classe ou dans l’emploi du temps de la journée... Agressé par cette sur-stimulation, cet effort permanent d’interprétation du monde, il se sent persécuté et peut réagir de façon violente. Même les objets peuvent avoir des intentions vis-à-vis de lui, chercher à lui nuire. Seule la parole le calme. Une parole posée, contenante, qui lui est adressée, qui clarifie ce qui ne lui était pas adressé. Une parole qui lui dit les choses en posant comme principe qu’il pourra les comprendre. Elle l’inscrit, même de façon fragile, dans l’idée qu’il est un être de parole, capable de pleinement la recevoir et la donner.

Je pense aussi à ce jeune à l’identité gravement perturbée, accueilli voici quelques décennies à l’école de la Neuville. Il présentait un langage stéréo­typé, adressé à lui-même. Mais chacun s’adressait à lui comme à un autre enfant. On lui donnait des consignes, des responsabilités, on lui demandait de rendre compte de ses actes devant le Conseil. Posons aussi, enseignants, éducateurs, AVS..., comme principe que, même dans la folie, il y a une personne à qui il est possible de dire « tu » pour qu’elle s’identifie comme un « je », sujet de sa parole et de ses actes, et qui peut faire partie d’un « nous ». Aller, par la parole adressée, au-delà de ce qu’il est raisonnable de penser de l’autre dans sa capacité à parler et à comprendre le langage, c’est lui permettre de se reconnaître.

Claudine Ourghanlian
Hiver 2006-2007

 
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Dernière révision : dimanche 26 janvier 2014 – 15:20:00
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