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Chronique 10
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Un texte de M. Barthélémy
 

Djamil n’est jamais allé à l’école. À 12 ans, il est allé 3 semaines en CLIS l’an dernier, et vient de faire son entrée, 7 heures par semaine, en UPI. Le reste du temps, il est à l’hôpital de jour ou à la maison où sa mère, amour fait femme, alternant espoir et abattement, essaie de le pousser vers la vie.

Djamil est un grand beau gosse, aux yeux d’un noir profond qui vous regardent bien en face, un sourire immense éclairant son visage. Il répond quand on l’interroge, lit remarquablement à voix haute, « avec le ton », malgré une voix qui hésite entre les graves et les aigus – l’adolescence est proche. Il compte plus vite que les calculatrices de ses camarades, annonçant avant tout le monde combien il va falloir acheter de bulbes à répartir dans le jardin pédagogique du collège. Il sait vous dire la dernière fois où il vous a vu, même un an auparavant, connaît son emploi du temps jusqu’à Noël.

Soudain, tout part en vrille. Djamil répète en boucle des propos incohérents, suite de mots ou de segments de phrases qui séparément pourraient avoir un sens, mais qui n’en ont aucun mis bout à bout. Aucune continuité, aucune répétition d’une fois sur l’autre, des mots de la langue française sans organisation, comme sans queue ni tête. Sa voix se fait plus aiguë, son débit plus rapide, son regard, incapable de se poser, papillonne d’un objet à l’autre, ses grands bras partent dans tous les sens.

Dans la classe, c’est la stupeur, la sidération. Certains camarades prennent peur, d’autres commencent à entrer en résonance, un se moque. Pas question de « sortir » Djamil de la salle, l’enseignante ne le veut pas. Pour elle, l’intégration, c’est aussi ce conflit entre le réel et l’idéal, la classe doit être contenante et sécurisante, pour Djamil comme pour les autres. Or les « dérapages » de Djamil ne sont pas prévisibles. Il va falloir « faire avec » toute l’année. Autant que chacun les apprivoise au plus vite.

Elle se met au piano, un beau vrai piano droit qu’elle a rapporté de chez elle. Elle plaque quelques accords dans les graves, sur un rythme lent, envoûtant. L’AVS, dans le même temps, a rassemblé les autres élèves dans le coin regroupement, assis. Djamil s’approche du piano, colle ses jambes et son abdomen contre le coffre, semble ressentir toutes les vibrations. Peu à peu, ses mots s’accordent au rythme du piano, toujours sans aucun sens. Deux minutes, trois minutes, le temps semble suspendu, mais tout est allé très vite. Djamil retrouve sa voix naturelle, de fausset en train de muer, ses yeux se posent sur l’enseignante qui prend le temps avant de le regarder en face. Elle sourit. Il sourit à son tour. Tout est fini. Djamil est revenu habiter chez lui.

La classe, ordinairement, n’est pas lieu de transes. Ce qui vient de se passer n’est pas explicable. Djamil réserve habituellement ce comportement à la maison ou à l’hôpital de jour. Ici, l’enseignante a su réagir, savoir d’intuition, savoir d’expérience, plus que savoir menta­lisé. Pas de temps pour penser, trouver le bon geste au bon moment, nourri de milliers de gestes et de moment antérieurs qui fondent un savoir professionnel. Une autre aurait fait autrement. Ou n’aurait pas su/pu faire...

Je pense à toutes ces jeunes collègues, qui débarquent en CLIS ou en UPI, et qui n’ont que leur bon sens pour réagir à des situations de ce genre qui, rares, ne manquent pas de se produire.

Djamil a sa place au collège. Il y fait des apprentissages, se confronte à la vie des autres. Mais combien sont-ils les Djamil qui n’ont pas la chance d’avoir des Isabelle comme enseignante (voir chronique 4) ? Combien sont-ils les camarades de tous les Djamil que l’on n’aide pas à mettre des mots sur ces comportements qu’ils découvrent chez tel ou tel de leur camarade fou, dont la folie n’est pas la même que la leur ?

Ce monde de l’autre côté, qui nous renvoie comme en miroir notre « normalité » à la figure, comment l’apprivoiser ? Comment voir en l’autre la part différente de nous-mêmes, que nous avons appris à cacher, mais dont nous avons peur, au plus profond, qu’elle n’appa­raisse à l’improviste ?

Djamil, dont j’accompagne le parcours scolaire et seulement le parcours scolaire, me murmure que la ligne de crête est étroite. Qui peut dire de quel côté se fera le basculement ?

M. Barthélémy
28 octobre 2008

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