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« Nous sommes inégaux devant la loi... »

 


Un texte de Sylvie Canat
Formatrice IRTS-LR – Responsable CAPA-SH
Chargée d’enseignement en Sciences de l’Education et Psychanalyse
Université Paul Valéry – Montpellier


Autres textes de Sylvie Canat  Voir sur ce site les autres textes de Sylvie Canat.
Un livre de Sylvie Canat  Voir aussi le livre de Sylvie Canat, Vers une pédagogie institutionnelle adaptée (Les besoins particuliers des élèves en situation de difficultés scolaires), Champ social, Nîmes, 2007, Préfaces de Serge Boimare et Jacques Pain. Contact avec l’éditeur : Tél 0466291004 ou E-mail. Vente en ligne : Amazon, Chapitre ou FNAC. Ou chez votre libraire habituel !

 

Sommaire

 
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Résumé : Les point de jonction entre lois de l’inconscient et lois sociales sont loin d’être uniformes ; ils dépendent fortement d’un entre-deux construit ou déconstruit. Nous sommes fondamentalement inégaux devant la loi, l’autorité dépend du traitement de cette inégalité. Si la société s’est édifiée grâce au refoulement collectif des composantes originaires individuelles, l’individu est lui-même structuré par le refoulement des composantes originaires de la communauté. Ainsi, l’articulation individu-société se fait autour du refoulement. Ce qui explique les difficultés rencontrées par les individus structurés par un autre processus. L’impossible à se conjuguer à l’institution est au fondement de l’impossible à connaître. Les élèves ayant des TCC ont un rapport-limite à la connaissance et à l’institution car le processus du refoulement est lui-même limite quant à son opération, c’est-à-dire inefficace à effacer l’insupportable et l’indésirable. L’égalité des chances, c’est d’avoir toutes les chances de vivre son inégalité par rapport à la loi sans que la loi sociale en fasse une situation de hors la loi ou de handicap.

Mots-clés : autorité, lois inconscientes, lois sociales, troubles du comportement et du caractère

 
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Introduction

Le désordre d’une communauté éducative ou pédagogique est souvent attribué à un manque d’autorité de la part des professionnels de l’éducation. L’analyser ainsi n’ouvre qu’un axe de lecture réduisant l’analyse de la difficulté au simple pouvoir ou au vouloir d’un individu isolé. Mais ce qui a lieu à huis clos est représentatif d’un phénomène sociétal.

À cela se rajoute une croyance démesurée en la puissance de la loi sociale : parents, éducateurs, enseignants, nous faisons comme s’il n’y avait que de la loi sociale qui ordonne nos rapports à l’autre et à la différence en dehors de toutes lois individuelles.

Or, les difficultés que nous rencontrons par rapport à l’autorité montrent bien l’importance des lois individuelles liées à une présence particulière et singulière au monde. Mon rapport à la loi sociale sera pour une bonne part marqué surligné par mon propre rapport aux lois les plus cachées et inconscientes. Lois psychiques ou de l’inconscient et lois sociales sont en écho mais la nature de leur articulation dispose différemment les individus par rapport à la communauté et aux règles du vivre ensemble.

Par exemple un sentiment de culpabilité exacerbé pour un individu sera une composante idéale pour s’agencer à l’institution qui la plupart du temps fonctionne avec des sujets très aliénés au collectif et à la loi sociale. Ces personnes passent leur temps à payer leur dette à l’institution. Du coup l’aliénation sociale peut œuvrer sans peine pour contenir et faire autorité auprès de ce type d’individu. Mais la crise actuelle de l’institution montre bien que l’aliénation et l’obéissance ne sont pas les ingrédients majeurs de notre époque.

Au contact d’enfants ou adolescents relevant d’une éducation spéciale, j’ai souvent eu cette impression que même si la société les avait étiquetés comme public en difficultés et en retard, ils étaient au contraire très en avance sur notre temps et nous montraient par la souffrance et l’échec ce que la communauté allait vivre un jour à une plus grande échelle. À savoir, le non sens, le délire, l’hyper réactivité, les passages à l’acte, le temps de l’urgence, la négation de l’altérité, le morcellement, l’absence d’identifications fonda­trices... Cette hypothèse partagée que dans l’amicalité n’est sans doute pas valable à l’échelle du scientifique et du mesurable. Mais ce qui est certain, c’est que ces enfants souffrent d’une distorsion entre loi sociale (loi des insti­tutions, au sein d’un ITEP par exemple) et lois ou logiques inconscientes. Face à la puissance des logiques inconscientes des élèves ou des enfants, les professionnels énoncent leurs difficultés et leur désarroi face à la déstructuration de certains par rapport à la loi et l’autorité. La figure paternelle ou de l’enseignant ne reflète rien d’un point de vue subjectif, un vide ou une défense face à la loi. Tant que les institutions et les professionnels penseront la ré-articulation à la loi sociale que par la rééducation à l’autorité, la sanction, la répression, la punition, elles seront elles-mêmes en échec éducatif. Une éducation spéciale s’adresse à la singularité de l’individu qui le détermine à côté de ce que sont les logiques de la normalité autrement dit les logiques d’un rapport ordinaire, pas ou peu conflictuel avec le cadre ou ayant cette capacité à déplacer le conflit pour le mettre au service de la sublimation...

Pour des enfants souffrant de troubles du comportement et du caractère, le chemin à faire est autre, les lois de l’institution ne peuvent emprisonner leurs turbulences et leurs troubles, l’emprisonnement ne protège que ceux qui se situent en dehors des murs.

La loi sociale doit au contraire s’assouplir pour entendre dans un premier temps leur logique et la puissance de leurs turbulences afin de détourner cette puissance pour la mettre au service d’autre chose sans pour autant apeurer l’individu ; cette turbulence est malgré tout un moyen de défense protégeant le sujet tout en le déroutant... La rééducation de ces jeunes passe par une ré-articulation à la loi mais celle-ci ne peut se faire du lieu d’une autorité normalisante.

Les point de jonction entre lois de l’inconscient et lois sociales sont loin d’être uniformes ; ils dépendent fortement d’un entre-deux construit ou déconstruit, sécure ou traumatique, lié ou complètement délié. Cet entre-deux dépend du rapport à la réalité qu’entretient une personne via un processus de défense. Les lois inconscientes des processus névrotiques sont beaucoup plus adaptées à la loi sociale alors que les processus s’écartant du refoulement secondaire mettent le sujet ou le collectif en danger par rapport à la loi sociale et l’autorité.

Nous sommes fondamentalement inégaux devant la loi, l’autorité dépend du traitement de cette inégalité.

 

Autorité, croyance et normalité

Autorité et étymologie

L’autorité – auctoritas (1174) – reflète la capacité d’obtenir l’obéissance d’un autre soumis à une parole, à un cadre, aux lois(1). L’autorité, que cela soit d’un texte, d’un père, d’une institution pédagogique, éducative, ou d’un législateur va engendrer du renoncement et de la limite chez celui qui se retrouve en position de soumis.

Autorité et Passé : le pouvoir des anciens

Pour Hannah Arendt, l’autorité est le terme que les romains ont établi pour exprimer ce qui dans le cadre d’une relation de pouvoir peut produire une augmentation de ce pouvoir qui permet d’obtenir l’obéissance « sans recourir à la contrainte par la force ou à la persuasion par arguments. »(2) « Les actions du peuple sont, comme celles des enfants, exposées à l’erreur et demandent donc une augmentation et une confirmation de la part du conseil des anciens. Le caractère autoritaire de l’augmentation des anciens se trouve dans le fait qu’elle n’est qu’un simple avis, qui n’a besoin pour se faire entendre ni de prendre la forme d’un ordre, ni de recourir à la contrainte extérieure. Aussi, les précédents, les actions des ancêtres et les coutumes qu’elles engendraient, étaient toujours liants. » L’autorité selon H. Arendt était donc liée à une transcendance théologique ou de la tradition. Pour les anciens, l’autorité était extérieure et transmise. Seul un petit nombre, par héritage, se partageait l’autorité.

La démocratie a renversé cette logique, transmission, tradition ne garantissent plus d’une certaine autorité : « La culture démocratique est traversée par l’érosion progressive de tous les contenus traditionnels, minés les uns après les autres par la conviction intrinsèquement moderne selon laquelle ce sont les individus eux-mêmes qui instituent au présent, leurs normes et leurs valeurs. Directement héritée des théories du contrat social du XVIIIe siècle, cette idée d’auto-institution qui est si présente dans la culture des sociétés contemporaines consiste bien, dans son principe, à fonder la loi sur la volonté des hommes, donc à la soustraire autant qu’il est possible à l’autorité des traditions. »(3) La croyance en une autorité divine s’est déplacée, l’homme contemporain offre sa croyance à la démocratie et à l’égalité en droits.

Autorité et Démocratie

Selon Meirieu, l’autorité participe à la sauvegarde de la communauté et œuvre pour le bien commun et l’intérêt de tous. Elle régule le « vivre ensemble » et le « faire ensemble ». Dès l’école maternelle, il existe et c’est à l’éducateur de les trouver, des situations permettant effectivement de parler, de se fixer des règles, d’apprendre à obéir aux règles qu’on s’est soi-même fixé. Des zones relèvent de l’initiative de l’enfant et d’autres relèvent des décisions collectives à prendre et à appliquer. Ce travail doit se poursuivre au collège et au lycée pour qu’au moment de l’accession à la majorité politique, les élèves aient réfléchi sur ce qu’est le bien commun, la volonté collective, et qu’ils ne confondent pas la somme des intérêts individuels avec l’intérêt de tous. C’est un travail fondamental, la formation à la démocratie. Il y a une crise du « vivre ensemble » aujourd’hui et celle-ci est traitée par un élan de communautarisme : être ensemble autour d’un signe particulier : couleur de peau, sexualité, ou habitudes sociologiques... Pour Meirieu, le communauta­risme mine l’autorité de la société puisqu’il la réduit à une juxtaposition de communautés. Pour réagir contre le communautarisme, il y a une tradition d’exaltation de l’autoritarisme. On augmente la pression policière en pensant résoudre les problèmes. Or ce n’est ni par le communautarisme, ni par l’autoritarisme qui est une forme de dressage que sera résolue cette crise du « vivre ensemble » mais par « le faire ensemble ». Dans l’action en commun, le peuple forge la légitimité de l’autorité. Quand on porte un projet ensemble, on est à même de reconnaître et respecter la compétence de celui qui sait faire. Le pouvoir n’apparaît plus tyrannique mais au service du projet collectif. Les éducateurs ou enseignants ont à transmettre en dehors de leur discipline, les règles démocratiques.

Que cela soit pour Meirieu, Houssaye, Pain, et d’autres penseurs de l’éducation, leur soucis porte sur la formation des jeunes aux règles du savoir vivre ensemble et ce dans un cadre dit démocratique au service de la démocratie.

Il est extrêmement rare de trouver des textes réfléchissant à la question de l’autorité par rapport à une réalité non pas collective mais individuelle et en fonction de la psychopathologie ayant envahi la réalité psychique de l’individu. C’est ce que je me propose de faire par la suite et ce essen­tiellement pour des enfants ayant un rapport troublé à l’institution et au cadre.

Autorité et réalité psychique

Pour ma part, il m’apparaît impossible de penser l’autorité comme un mécanisme indépendant ou comme attribut transcendant de tout créateur : le père, le maître, le juge... L’autorité participe à la conservation de l’humain et de l’humanité et est, de ce fait, intimement liée à ce qu’elle fonde. Et il m’est impossible de penser que nous sommes des récepteurs et des émetteurs égaux devant l’autorité. Se soumettre à une autorité engendre des attitudes et des comportements singuliers car celle-ci peut tout aussi bien être structurante pour certains, effrayante pour d’autres voire inexistante. On peut donc relever un fond commun à savoir la transmission de lois universelles structurant la communauté (lois symboliques, lois du langage, lois sociales...) et des appropriations singulières et multiformes de celles-ci par les individus, c’est-à-dire la production de lois singulières. Le tissage entre lois universelles et lois singulières se fait grâce ou à cause d’un système faisant interface entre la réalité sociale et la réalité psychique, celui-ci peut obéir à différents processus de défense à savoir la prise sur soi et en soi de l’écart entre cadres sociaux et désir individuel appelés par Freud – le refou­lement – (processus normal ou névrotique du traitement de la réalité par un sujet) ; – le rejet de la réalité (psychose) – ou le démenti de celle-ci (perversion).

Il me semble que deux grandes formes d’autorité organisent nos relations au texte, à autrui, à l’institution et au politique. La première obéirait à ce que Freud a appelé la pulsion de mort, l’autre serait régie par la pulsion de vie (conservation de l’espèce et renoncement à la jouissance immédiate médiatisée par une série d’interdits). Le modèle dichotomique serait beaucoup trop simple pour penser une chose complexe ; c’est ainsi que nous sommes amenés à penser qu’une autorité bienveillante, pour certains, peut être malveillante voire maltraitante pour d’autres. Notre hypothèse sur ce renversement pose ou suppose que l’autorité est non seulement liée au texte qu’elle défend, à l’objectif le plus inconscient qu’elle vise mais également à la structure subjective, langagière et culturelle qui la reçoit. L’autorité n’est qu’un reflet, au niveau conscient, du rapport caché et inconscient de l’individu aux lois de la communauté censées réguler le rapport à l’altérité et à la différence. L’ambiance collective, politique, économique et sociale force notre regard sur la crise « du vivre avec » -la différence- et du « faire ensemble ». Cette crise nous indique d’ores et déjà une mutation des repères ordonnant nos rapports à l’autre et à la culture. Cette crise ou cette mutation engendre selon Julia Kristeva de « nouvelles maladies de l’âme » dont un nombre important est soigné dans le champ de l’éducation spéciale ou de l’intégration scolaire à savoir les troubles du comportement et du caractère, les troubles de l’apprendre, les troubles de la consommation, les troubles du désir... (selon G. Agamben tous ces signes cliniques reflètent une communauté mélancolique qui se créée de nouveaux objets de désir pour ne pas voir s’absenter celui-ci).

Je rattacherai ce trouble du vivre ensemble à l’érosion d’un système sociétal basé sur l’intégration de l’arbitraire des lois du langage et l’inscription dans une temporalité et une filiation et sur la non efficience du refoulement collectif qui oscille entre refoulement et rejet.

L’ordre technico-scientifique du positivisme est en train de supplanter l’ordre idéaliste marqué par la négativité. La résultante est que : ce qui fait, de nos jours, autorité n’est plus un espace pour l’énonciation des lois mais un intervalle d’énoncés-vérité des coordonnées morcelées du vivant : l’ordre génétique, neurologique, cognitif, somatiques, des transmissions... L’ordre du langage des experts a supplanté l’ordre de la parole des pères quels qu’ils soient. Autrement dit un langage qui expulse le doute, la limite et qui répond à un désir sommeillant en chacun de nous à savoir désir d’éternité, d’infini... L’ordre des pères indiquait un ordre au contraire limité, borné, marqué par la castration créant un être doutant, souffrant et payant sa faute à l’église ou au social. Nous avons peut-être fini d’expulser cette faute originaire sortant l’individu du registre de la culpabilité. Les générations nouvelles sont beaucoup moins dans le registre de la culpabilité ; il y a eu un retournement de celle-ci sur l’autre, au lieu d’être dans une certaine dette, ils la font porter à l’environnement ou aux figures représentant l’autorité (l’enseignant, les parents, les éducateurs...). Du coup, l’autre leur doit quelque chose et est sans cesse défaillant par rapport à leur demande infinie et multiforme. Les enseignants le ressentent tout particulièrement et se sentent démunis voire incompétents face à cette démesure... Mais l’éducation ou la transmission ne vient pas colmater par un excès de compétences, de savoirs et de techniques l’espace du manque, bien au contraire elles respectent cet écart et laisse l’enfant ou l’adolescent faire le constat de son ignorance ou de sa castration. On ne peut pas malheureusement porter l’incomplétude et la castration de l’autre, on peut seulement lui indiquer des espaces qui s’organisent à partir de celle-ci des lieux de trans/formation à venir : des ateliers, l’école, la culture... construisant ainsi son devenir.

C’est pourquoi le rapport à l’autorité est intimement lié au rapport à la temporalité. Lorsque le devenir est menaçant, l’enfant ou l’adolescent est bloqué dans une temporalité régressive plutôt que progressive. Les figures représentatives de l’autorité et de l’altérité sont elles-mêmes sources d’angoisse car porteuses intrinsèques d’une temporalité non intégrée par certains et donc menaçante pour leur existence. En ITEP, les enfants souffrant de troubles du comportement et du caractère démantèlent l’autorité, les cadres car ils leur signifient une structure trop enfermante pour leur être en communication avec une arke qui refuse tout devenir, y compris le devenir inscrit en l’autre. L’altérité ne peut du coup être porteuse d’autorité ; elle n’est que  menace d’un temps inexistant. L’hypothèse sous-jacente à cette lecture du trouble de l’autorité confirme que nous ne sommes pas égaux devant les lois et ce pour diverses raisons. Seule, celle de la structure inconsciente du sujet ou de la psychopathologie des individus sera retenue. Si nous ne sommes pas égaux devant les lois, de quelles lois s’agit-il ?

Marquons une pause pour répertorier les différentes lois : naturelles, humaines, sociales et scientifiques.

 

Loi et inégalité

Différentes formes de lois bordent le lit de l’humain afin que celui-ci et l’enfant qui sommeille en lui, ne chute pas sur un sol menaçant - le Réel lacanien (qui échappe au Symbolique) et n’imagine pas des ténèbres grouillant de vilaines figures qui pourraient à tout moment le tirer par la manche et l’emmener dans les entrailles de la terre (pour ne pas dire des mères à l’image de la Gorgone ou das Ding pour Lacan).

L’ordre naturel (Réel)

Le premier pli dans lequel l’humain s’étire est ordonné par des lois naturelles qui échappent à notre volonté : certaines choses reviennent toujours à la même place : les corps, les astres, le ciel, le jour, la nuit, la vie nue... Elles obéissent aux lois dites Naturelles qui nous précèdent et qui perdureront bien après nous, une espèce de « passé pur » dirait Deleuze. À ce jour, les coordonnées des lois naturelles depuis qu’il y a de l’humain, n’ont pas été modifiées et l’homme doit s’agencer avec celles-ci car celles-ci, ni elles ne se discutent, ni elles ne se négocient... Ce n’est pas par hasard, si certains éducateurs en difficultés par rapport à leur propre autorité auprès d’un public souffrant de troubles du comportement et du caractère ou hors la loi, travaillent la question de l’autorité, non pas à partir d’une rééducation à la loi sociale mais à partir d’une confrontation aux lois dites naturelles. Le réel éprouvé et expérimenté n’est pas nuancé, la loi de la gravitation ne se conteste pas, l’individu suspendu à une corde au-dessus d’un torrent doit se plier aux codes de sécurité, s’il pense refaire les lois naturelles, ce ne sera pas l’enfermement comme punition mais par la confrontation à la limite du vivant.

L’ordre humain et social (symbolique)

Pour passer de l’ordre naturel à l’ordre social, de l’état de nature à l’état de culture, l’homme a renoncé à ses pulsions archaïques. Les lois de l’espace social, culturel et institutionnel ont ordonné les structures élémentaires de la parenté et les structures secondaires des institutions. Ce deuxième type de loi installe les structures symboliques de toute vie en communauté : la vie sociale. Freud nous le démontre dans son texte Totem et Tabou. Je ne reprendrai pas in extenso, le mythe de la horde primitive, je n’en garderai que les éléments éclairant pour notre propos. La loi dans ce mythe organise le lien social et sort la horde primitive d’une autorité tyrannique d’un père tout-puissant.

Même si Freud n’a pas rédigé de livres sur l’éducation ou la pédagogie, néanmoins ses écrits laissent apparaître des éléments de réponse et des hypothèses sur le passage de l’état de nature à l’état de culture. Il montre combien il est nécessaire pour l’homme de trouver des compromis entre principe de plaisir et principe de réalité, entre désir et loi, entre réalité interne et réalité externe. Le livre Totem et Tabou reconstruit un mythe sur nos conditions de possibilité à vivre ensemble et à alimenter ce désir de reproduction du collectif.

Le mythe de la horde primitive « imaginarise » la mise en place d’un ordre symbolique – la loi – comme au fondement de la fraternité et de la communauté réglée par une série d’interdits.

À l’origine de l’humanité, les hommes vivaient en petites hordes ou petites sociétés primitives et le plus puissant tel un gorille, possédait mères et filles et chassait les fils dès qu’ils atteignaient l’âge adulte.

Selon Freud, « Les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. »(4) « Si les frères étaient associés pour supprimer le père, ils devenaient rivaux dès qu’il s’agissait de s’emparer des femmes. Chacun aurait voulu, à l’exemple du père, les avoir toutes à lui et la lutte générale aurait amené la ruine de la société. Aussi les frères, s’ils voulaient vivre ensemble, n’avaient-ils qu’un seul parti à prendre : après avoir, peut-être, surmonté de graves discordes, instituer l’interdiction de l’inceste, par laquelle, ils renonçaient tous à la possession des femmes convoitées, alors que c’était principalement pour s’assurer de cette possession qu’ils avaient tué le père. »(5)

Pourquoi le meurtre du père fonde-t-il l’entrée dans la culture et instaure-t-il une sorte de contrat social ?

Et, comment se fait-il que les frères absorbent le père mort alors que le but de son anéantissement était d’avoir le droit de jouissance des femmes et de pouvoir dissoudre l’exclusion originaire de la sexualité ?

Selon Guy le Gauffey, ingérer du père, c’est ingérer du lien et celui qui ne mangerait pas de ce lien serait délié en tant que sujet non identique. Le rituel du repas totémique montre bien la nécessité de répéter et d’honorer cette liaison car une part ne s’assimile jamais.

Ce père tout puissant, infini dont le corps est sans limite, a un pouvoir d’indivision puisque chaque partie représente et contient la puissance du tout.

Si la jouissance du père était indivisible et ne pouvait se partager; le corps lui-même duplique cette caractéristique, même déchiqueté et partagé ; sa puissance unificatrice opère en chaque fils. Ils absorbent du lien, de la totalité et au lieu de dissoudre l’exclusion originaire, ils la font passer au dedans et la transforment ainsi en une inclusion originaire dont l’origine est la perte d’une autorité tyrannique.

Les traces de cette origine sont présentifiées par le totem et les traces signifiantes sont représentées et portées par les lois véhiculant les interdits fondamentaux :

Seuls, de nos jours, les interdits perdurent et sont un point d’appui pour reconstruire logiquement et mythiquement ces temps archaïques, hors-temps et hors-limite.

Le socle de la communauté ne tient que par la « contre-loi » archaïque (mise en place par les frères) du père de la horde primitive. Ainsi, ils ne sont plus castrés par une autorité tyrannique du chef de la horde mais par la nécessité symbolique d’une organisation des lignées et de la reproduction (l’exogamie). Ils sont alors marqués par le renoncement (grâce au refoulement) posant une limite entre ordre social et lois inconscientes.

« Il ne peut exister de corps social (d’institutions d’organisations) sans l’instauration d’un système de refoulement collectif. »(8) « La société repose désormais sur une faute commune, sur un crime commis en commun; la religion sur le sentiment de culpabilité et sur le repentir, la morale sur les nécessités de cette société d’une part, sur le besoin d’expiation engendrée par le sentiment de culpabilité, d’autre part. »(9)

Si la société s’est édifiée grâce au refoulement collectif des composantes originaires individuelles, l’individu est lui-même structuré par le refoulement des composantes originaires de la communauté (le meurtre du père). Ainsi, l’articulation individu-société se fait autour du refoulement. Ce qui explique les difficultés rencontrées par les individus structurés par un autre processus (cf. structure psychotique ou état-limite).

La structure originaire de la norme sociétale et individuelle est donc de type névrotique, l’une a pour père l’État et pour mère la Nation ; l’autre a pour père et mère, ses propres parents ou ses parents d’adoption. Mais l’une comme l’autre dépend respectivement de la fonction symbolique des États et de la fonction symbolique des parents.

Au regard des troubles sociaux et des individus, il semblerait que cet édifice commence à s’effondrer avec des conséquences catastrophiques pour la cité et le lien social. Des groupes satellites régis par d’autres lois mettent au monde des comportements très régressifs basés sur l’agressivité, la violence et la jouissance immédiate. Des comportements primitifs ressurgissent là où il y a des béances de sens et de symbolique.

Tout groupe (scolaire ou éducatif) fonctionne avec cet héritage archaïque donc il n’est pas surprenant de voir surgir sur la scène scolaire des comportements liés à un refoulement défaillant et une intégration symptomatique de l’autorité qui transmet les interdits comme relèves des limitations originaires. Freud nous avait avertis : « L’homme des origines s’est maintenu virtuellement en chaque individu pris isolément, de même la horde originaire peut se reconstituer à partir de n’importe quel agrégat humain. »(10)

Que retenir de ce mythe ? La naissance d’un ordre humain basé sur l’organisation des pulsions primitives par le refoulement et sur la gestion de la mort par les vivants (totem représentant le père de la horde), rituels d’accompagnement des morts autrement dit un ordre humain basé sur la gestion de la vie et de la mort et sur la reconnaissance de l’altérité.

 

Absence d’autorité et certitude

« L’introduction de la science moderne, selon Jean Lebrun, a progressivement délégitimé l’argument d’autorité. Jusqu’à la naissance de la science moderne, seule l’autorité de l’énonciateur était légitime, mais c’est désormais la cohérence des énoncés aptes à rendre compte d’un réel qui s’avère tenir lieu de légitimité. » /.../ « Ne resterait plus en piste que la seule autorité des énoncés, que le poids des experts... »(11).

Les espaces éducatifs et scolaires sont traversés par ce nouvel ordre. Il participe au désordre identitaire que peuvent connaître actuellement les professionnels de l’éducation. À la recherche de méthodes scientifiques, l’éducateur ou l’enseignant perd son autorité auprès des enfants et de leur famille car la nature de son discours et de son autorité n’apportent aucune preuve de son énoncé. L’interprétation est bannie car elle engage le sujet de l’énonciation alors que l’on préfère de l’objectivable, du quantifiable, et du statistiquement validé.

Nous avons alors un engouement pour la parole de l’expertise quitte à en perdre l’être expertisé. La parole de l’expert est une parole qui a expulsé le doute, la transcendance et la temporalité. C’est un énoncé vrai dans un cadre donné et un segment temporel défini. La parole de l’expert occupe la place du divin.

L’ordre culturel de la certitude est peut-être en train de supplanter nos modèles culturels jusqu’alors basés sur la croyance et l’enchantement.

On ne croit plus en l’école, la culture, les diplômes car nous n’avons aucune certitude d’exister socialement et professionnellement avec. C’est un détour pour le non-avenir. Comment motiver alors les élèves à faire ce détour ? Et comment faire preuve d’autorité alors que ce concept est fondamentalement lié à la croyance et que les élèves sont peut-être déjà inscrits dans le registre de la certitude ? La croyance ayant pour fond l’absence, l’invisible ; la certitude ayant pour fond la présence, le réel objectivé.

Dans le champ de l’éducation spéciale, enseignants, éducateurs, soignants sont confrontés à cette question depuis qu’ils accueillent des structures subjectives non fondées sur la croyance. Ayant enseigné les mathématiques à des enfants psychotiques, je peux vous affirmer que même avec toute la volonté du monde de la normalité, 1+1 = 1 et pas 2. Ils ne vous croient pas sur parole. Le 1+1 prend son sens dans un monde coupé, différencié où les choses peuvent s’additionner ou se soustraire. Lorsque cette structure souffre justement d’un entre-deux inexistant ou construit autrement que selon les logiques de la normalité, ce sera très compliqué de lui faire intégrer un système qui nécessite un socle en soi proche de ce qui s’énonce...

L’autorité a toujours été menacée car elle n’a aucune correspondance subjective pour certains. Ni légitimée par la transcendance, ni transmise par l’acceptation du pouvoir de l’ancien, ni suffisamment aliénante pour certaines subjectivités, l’autorité ne peut faire, malheureusement, point d’appui pour soigner, éduquer et enseigner.

Qu’est-ce qui peut remplacer l’autorité dans le champ de la psychose ou des troubles importants du comportement et du caractère ? D’où vient cette inégalité devant la loi et l’autorité ?

 

L’inégalité dans les troubles du comportement et du caractère

Les enfants accueillis en ITEP réinterrogent, de par leurs troubles et leurs comportements, les lois de la communauté ordinaire, ses normes, ses limites ainsi que ses principes d’inclusion et d’exclusion. Le conflit, le rejet ou/ et la peur, la dépendance envahissent et troublent profondément les liens tissés ou détissés entre eux et les autres. L’enseignant a, constamment, à réguler les rapports au sein de la classe. Si dans le cadre du milieu ordinaire, l’enseignant rappelle à certains moments les limites des possibles et les interdits, dans ce secteur, ce n’est pas un simple rappel. La loi est à construire et à reconstruire tous les jours comme si elle ne pouvait être assimilée une bonne fois pour toute et tomber ainsi dans le refoulement. Les « tables » de la loi sont à réécrire, à éprouver, à refonder, à ré-expliquer car celles-ci leur semblent immotivées et démesurées. La question de l’arbitraire fait problème. Pour un sujet à peu près « normal », l’arbitraire n’est pas à motiver, le lien entre le mot et la chose est tombé dans le refoulement et le langage n’est plus une grande énigme Œdipienne à résoudre. Pour ces enfants, les mots et les choses sont surlignés avec une encre indélébile qui leur donne un relief très particulier avec lequel l’enseignant est obligé de travailler. Les fondations du monde et de leur propre monde s’écroulent très facilement, l’énigme qui permet la reconstruction des rapports humains se repose. C’est pourquoi l’ambiance est très souvent chaotique, conflictuelle et à réguler. « L’entre-deux » est symptomatique, la loi dominante est celle du tout amour ou de la haine. L’autre peut incarner le « tout mauvais », le « tout bon » ou le « tout-puissant ». Du coup, la dialectique bon-mauvais et l’acceptation d’un autre « mitigé » ne se mettent pas en place. Les rapports humains sont alors très complexes, très instables et peuvent se retourner dans leur contraire. « L’être-ensemble » fait problème, l’ensemble-classe ne fabrique pas du « commun » ni de la communauté.

L’impossible à se conjuguer à l’institution est au fondement de l’impossible à connaître. Ces élèves ont un rapport-limite à la connaissance et à l’institution car le processus du refoulement est lui-même limite quant à son opération, c’est-à-dire inefficace à effacer l’insupportable et l’indésirable.

L’ordre de la communauté étant régi par les lois du normal (la structure névrotique) tout individu déstructuré ou ayant une structure-limite rencontrera des difficultés d’insertion dans un cadre institutionnel classique. Du coup, il mettra à l’épreuve l’autorité, le cadre et le représentant de celui-ci par un déversement de souffrance à ne pouvoir découdre sa propre chair pour pouvoir enfiler l’habit cousu avec les fils des lois de la normalité. La communauté n’est pas taillée à sa dimension psychopathologique. Le « corps psychique » ne peut pas toujours se sculpter et prendre la forme du « corps social ». Tout comme le  « corps social » ne peut pas éclater devant la diversité des individus le constituant.

Une équation pratiquement impossible à résoudre qui, on le voit au quotidien dans les institutions, engendre des doutes thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques importants. Comment faire ? Que faire ? Nier leurs difficultés et leur plaquer une camisole de la normalité en employant des méthodes pédagogiques identiques au milieu ordinaire et des lectures de l’échec en référence au développement normal donc ayant pour conséquences d’interpréter leurs compétences non ordinaires comme de l’incompétence voire de la déficience.

Cet état de fait pose questions aux professionnels car, s’ils ont pour mission d’inculquer des connaissances, ils ont également à transmettre des lois et des règles de la normalité dans lesquelles les enfants vont occuper leur place et jouer leurs rôles sociaux. L’enseignant doit réarticuler réalité troublée et troublante des élèves et réalité partageable, commune.

Comment retravailler « une inclusion » dans la « communauté-classe » avec des populations dont les dénominateurs communs sont l’échec scolaire, d’une part, et « l’exclusion » des institutions ordinaires liée à un refus de toute autorité, d’autre part ?

Comment prendre en considération des singularités et des formes multiples et étranges de présence au monde, pour néanmoins en prélever une petite part conjugable avec le commun ?

Comment reconstruire des liens non traumatiques avec le groupe et non basés sur la punition ?

Enfin, comment restaurer des rapports sociaux entre les élèves à la place de « non-rapports » de type « hordique » ?

 

Travailler l’entre-deux lois (subjectives et sociales)

Ne pas entendre uniquement leur faux-self comportemental : soigner l’écoute, apprendre à entendre leur peur, leur traumatisme plutôt que leurs troubles ou leur provocation.

Soigner le lien : un lien sécurisant qui ne s’identifiera pas aux liens chaotiques qu’ils voudront mettre en place.

Créer des espaces, des activités transitionnelles mettant au travail l’entre-deux (entre réalité interne et réalité psychique).

Soigner son discours.

Analyser ses jugements ou impressions face à l’autre (analyse du contre-transfert).

Poser avec soin les limites du collectif, les reprendre chaque jour comme des rituels.

Redonner sa place au rêve et à la rêverie (contes, mythes... des récits où les lois inconscientes dominent pour une bonne part...) échapper à la réalité, car n’oublions pas que leur réalité les place en échec familial, scolaire, social...

Analyser la nature des obstacles pédagogiques ou éducatifs, et apprendre à avoir un œil sur les apprentissages et un œil sur la nature du rapport de l’élève à ceux-ci.

Retravailler le vivre ensemble à partir d’une appropriation de l’espace et des activités.

Exclure la pratique de l’exclusion... en leur proposant des espaces de rupture où la demande est presque dictée par un ordre purement naturel...

Pour finir, bien garder en tête une logique de soin et non pas une logique administrative de restriction...

 

Enfin

La loi, l’égalité des chances... engendre de la crainte chez les professionnels du secteur médico-social à voir leur secteur disparaître au profit de l’éducation nationale prête à accueillir les différences et les situations de handicap. Il me semble que notre erreur – dans le champ du médico-social – a été de plaquer des méthodes d’une éducation ordinaire dans le champ de l’éducation spéciale et ce d’autant plus dans le cadre de l’école. Il fallait affirmer une lecture de la différence et donc un accompa­gnement adapté à celle-ci. Les méthodes ordinaires d’éducation et d’ensei­gnement ne fonctionnent pas pour des enfants ayant un point singulier de jonction avec la réalité. Les enseignants, du coup, se créent leur propre censure à leur créativité lorsqu’elle n’est pas renforcée par un système institutionnel basé là-dessus. Ces enseignants se retrouvent alors épuisés et vides de créativité remplacée par de la culpabilité à ne pas avoir su transmettre le capital connaissance.

L’égalité des chances, c’est d’avoir toutes les chances de vivre son inégalité par rapport à la loi sans que la loi sociale en fasse une situation de hors la loi ou de handicap...

Sylvie Canat
Janvier 2006

 
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Notes

(1) Rey Alain, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1998.

(2) Arendt H., La crise de la Culture, Gallimard, 1972.

(3) Renaut Alain, La fin de l’autorité, Flammarion, 2004, page 62.

(4) Freud Sigmund, Totem et tabou, Paris, Payot, 1965, page 212.

(5) Ibid, page 216.

(6) Freud S., L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, col. Bibliothèque de l’inconscient, 1986, page 172.

(7) Enriquez E., De la horde à l’état, Essai de psychanalyse du lien social, Millau, 1983, page 38.

(8) Enriquez, page 39.

(9) Ibid, page 219.

(10) Freud S., « La foule et la horde originaire » in Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, page 213.

(11) Lebrun Jean-Pierre, Un monde sans limite, essai pour une clinique du social, Érès, Ramonville Saint-Agne, 2001, page 180.

 
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