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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Mercredi 03 février 2010,

Bonsoir,

Je me permets de vous adresser ce mail car je suis une maman désemparée. J’ai une petite fille 4 ans. Là, elle vient d’avoir son « carnet ». Il est noté qu’elle a sans cesse besoin d’être rassurée et qu’elle n’est pas assez active à l’oral. Je pense qu’elle est stressée à l’idée de décevoir si elle se trompe (elle est très sensible). Comment faire pour l’aider ? De plus, aujourd’hui, on a joué à la maîtresse. J’ai essayé de lui apprendre des lettres (elle en connaît déjà) et lui ai expliqué qu’en les « mélangeant » ça faisait des mots. Je lui ai fait un B et lui ai nommé la lettre 5 ou 6 fois. Elle m’a écouté et quand je lui ai demandé le nom de la lettre, elle m’a regardé comme si je venais de mars et n’a pas su me répondre (je lui avais dit 30 sec avant). Même quand elle arrive à retenir, 10 minutes après elle ne sait plus.

Est-ce normal ? Est-ce que je lui en demande trop ?

J’ai vraiment besoin d’un avis car en plus, quand ça se passe comme ça, je m’énerve et après je culpabilise.

Merci de votre réponse.

Cordialement.

Isabelle(1)




Jeudi, 4 février,

Bonjour Isabelle

Vous vous interrogez fort à propos, au bon moment, et vous vous posez les bonnes questions à propos de l’effarement de votre fille, quand elle est confrontée à l’enseignement des lettres de l’alphabet. Elle est à l’âge où se décide le style de rapport que la future écolière établira prochainement avec l’écrit. Les premiers contacts déterminent si, plus tard, elle aimera ou détestera lire. Quand elle vous écoute nommer les lettres (vous lui présenteriez des syllabes, ce serait pareil) et vous regarde comme une martienne, elle se trouve en état de surcharge cognitive devant une information non pertinente, « extraterrestre ». Les fusibles de protection, heureusement, coupent le courant. Ce qui n’a pas de sens ne peut pas être compris. On ne peut pas apprendre quelque chose qu’on ne comprend pas parce que ça n’a aucun sens. Et lire, c’est comprendre, seulement comprendre, c’est tout. On peut commencer à apprendre à lire à tout âge. Par contre, on ne doit pas commencer à enseigner la lecture prématurément. Apprendre ne signifie pas recevoir un enseignement. Il convient de bien distinguer enseigner et apprendre. On peut être enseigné et ne pas apprendre, comme les élèves « en échec scolaire ». On peut apprendre sans être enseigné, comme les autodidactes. On peut être enseigné et s’apprendre à lire en dehors des leçons de lecture. Les « méthodes de lecture » sont très utiles aux maîtres pour enseigner la syllabation. Elles ne sont pas nécessaires aux élèves pour apprendre à lire. La plupart des adultes bons lecteurs sont d’anciens écoliers autodidactes en lecture, qui se sont appris à lire malgré l’enseignement reçu. Pour être un maître de lecture efficace, mieux vaut être lecteur soi-même, un lecteur qui aime lire. D’ailleurs, l’un va avec l’autre. Ceux qui aiment lire, lisent vite et facilement, prennent plaisir à aider et accompagner les enfants dans leur conquête de la lecture. Ceux qui n’aiment pas lire, lisent lentement et difficilement, parce qu’ils portent les séquelles de la syllabation enseignée par une « méthode ». Ils dispensent un enseignement de lecture fastidieux et rebutant. Dans ce cas, il est préférable de passer la main. Sinon, on croit transmettre la lecture et on ne transmet que le dégoût qu’on en a. Le premier critère pour être un « bon prof » est d’aimer lire.

Pour comprendre ce qui arrive aujourd’hui à votre fille, essayons d’imaginer une situation semblable chez un adulte.

Supposons que, à ce jour, pour des raisons qui tiennent à votre histoire et à votre parcours personnels, vous n’ayez jamais vu personne rouler à bicyclette, ni même vu, de près ou de  loin, une vraie bicyclette, sauf en illustration sur du papier. Un parent proche ou un ami, sincère et dévoué, s’attellerait à la tâche de combler cette lacune et entreprendrait de vous apprendre. Il vous présenterait au fur et à mesure, à l’occasion et peu à la fois, par précaution, le guidon, la selle, un rayon, un maillon de chaîne, une dent de pignon, un câble, une valve, une chambre à air, bref, la liste complète des pièces, vous expliquant, pour chacune, sa nature et sa fonction mécanique. Il vous les nommerait et vous demanderait de les répéter sur-le-champ, plusieurs fois, vérifierait, ensuite, que vous les avez bien gardées en mémoire, quelques minutes plus tard. C’est d’ailleurs ainsi qu’on procède dans les leçons de lecture « méthodiques », jour après jour, unité après unité, parce que la théorie pédagogique dominante postule que lorsque toutes les unités élémentaires du catalogue des sons et toutes les règles de correspondance auront été acquises, mémorisées une à une, il ne restera plus à l’élève qu’à faire la synthèse de ces éléments séparés. Enfantin, mon cher Watson ! Mais peu pertinent, incongru et franchement antipédagogique ! Est pédagogique, ce qui est profitable à l’enfant et à lui seul, ce qui a du sens, une réalité fonctionnelle, ce qui apprend à faire en faisant, « en situation », ce qui est en harmonie avec l’intérêt et les intérêts de l’enfant, ici et maintenant. Comme dit Philippe Meirieu, « apprendre, c’est faire ce qu’on ne sait pas encore faire, pour apprendre à le faire ». Est pédagogique ce qui permet à l’enfant de conquérir son autonomie pour se soustraire à la tutelle de l’adulte, d’abord, du « marché », par la suite. Les méthodes de « lecture » ne sont pas des armes pour la conquête de cette autonomie. La lecture, la vraie, permet au lecteur d’entrer dans le monde de la pensée libre, dans le jeu social démocratique, d’y trouver place et d’y prendre sa part. Le chemin de la démocratie passe par l’autonomie et la liberté de pensée. Un déchiffreur dressé à « décoder », par une méthode – toutes dressent, aucune n’est libératrice –, n’est ni penseur, ni lecteur libre. Il n’est même pas lecteur. Un citoyen, électeur, libre et démocratique, refuse, doit légitimement refuser, le recours à ces méthodes. Car, elles aliènent l’esprit, en éloignant leurs victimes de la pensée active et critique, et, par conséquent, de la participation à la vie de la cité. Elles mettent leurs cerveaux en jachère, pour en faire des consommateurs abonnés au service clientèle, customers, dit-on aujourd’hui, qui s’abstiennent aux élections, dépendants de la télé, de la pub, de l’auto, de mac-do et de coca-cola, antichambres de la dépendance à l’alcool et à la drogue. Il n’est pas nécessaire de vivre sous la dictature pour perdre sa liberté de pensée et son autonomie. Le mode de vie à l’américaine, la société de marché et de consommation, la manipulation de l’opinion et la désintégration de la pensée par la télé sont des formes de tyrannie indolore, fonctionnant avec le consentement du sujet. Elles agissent comme un poison idéologique, attentatoire à l’esprit dont nous parlent les philosophes.

Voici ce que disait Alain, en 1930 :

« Quand je suis dans l’autobus, je m’amuse, comme chacun fait, à lire les réclames collées sur le verre et qui se montrent à l’envers ; je suis alors semblable à un illettré ; car je reconnais aisément chaque lettre, mais l’ensemble du mot m’est tout à fait étranger. J’épelle, mais je n’ai jamais cette perception instantanée qui me permet de reconnaître un mot comme on reconnaît un visage. Et si j’avais coutume d’examiner un visage par parties, le menton, le nez, les yeux, jamais je ne reconnaîtrais un visage. Au reste, si la règle de nos pensées était d’aller du détail à l’ensemble, nous ne penserions jamais rien, car tout détail se divise, et cela sans fin. L’esprit d’ensemble, c’est l’esprit. Ainsi, il se peut bien qu’épeler soit un très mauvais départ… »

La pièce, détachée de la bicyclette et de son contexte, hors de son emploi, abstraite, bien que tangible, peut-elle avoir du sens, vous dire quelque chose, vous parler ? Si, bien que cela ne vous apporte aucune satisfaction personnelle, par un immense effort de mémorisation, heureuse de faire plaisir à votre instructeur, vous parveniez, à peu près, à retenir la nomenclature, sauriez-vous rouler à bicyclette ?(2)

Le rôle des parents n’est pas d’enseigner les composants linguistiques de la langue écrite. D’ailleurs, ce n’est pas non plus en procédant de cette manière que les enseignants, professionnels de la lecture, peuvent enseigner efficacement la lecture à l’école. Le rôle des parents est simplement de donner le goût de la lecture, entre autres, en montrant comment ils s’y prennent pour lire. C’est aussi ce que devraient faire les enseignants en école maternelle, plutôt que s’occuper à « mettre en place les pré-requis ». Lire, à haute voix, pour l’enfant, des histoires qui font rêver, dans les albums et livres pour enfants de cet âge, lire pour soi, en silence, pour qu’elle voie, sans entendre, ce que c’est que lire, adulte, des livres, des romans, ainsi que les écrits usuels de la vie quotidienne. Autrement dit, il s’agit d’accompagner l’enfant sur ce chemin, dans la réalité de l’écrit authentique, – non dans de l’écrit scolaire, simulé, fictif, exclusivement destiné à enseigner des unités de langue décomposées – comme on l’accompagne sur les trottoirs du quartier, pour apprendre la ville, en lui montrant, en faisant, en lui donnant la main, sans la soumettre à des impératifs qui ne sont pas compréhensibles à son âge. Les unités de langue élémentaires, abstraites, ne peuvent être assimilées et retenues que par quelqu’un qui sait déjà lire et écrire. Car elles ne sont pas des unités de lecture, contrairement à ce que disent les méthodes. L’enseignement de la lecture à l’unité est une énorme tromperie, un abus didactique sur mineur. Ce n’est pas parce qu’on est à l’école, par devoir et par gratitude pour l’école, qu’il faut apprendre à lire. C’est dans le but d’apprendre à lire pour soi, en collectivité, que l’école existe et qu’on y va. Sans la nécessité sociale de s’instruire et de se former, point d’école. Comme la bicyclette, la lecture est une activité sociale, une pratique « de terrain », un mode d’échange, un média, un savoir-faire, non une connaissance scolaire abstraite. Imaginez-vous apprenant à rouler à bicyclette, à l’unité, roue après roue ! Ça roulerait ? Les premiers rapports entre l’enfant et la lecture ne peuvent qu’être ludiques, comme pour la bicyclette. D’ailleurs, il en est de même pour nous. Nous ne lisons pas un roman qui ne nous plaît pas. Voyez le bouquin « Comme un roman » de Daniel Pennac.

On n’enseigne pas ce qu’on sait, on enseigne ce qu’on fait.

Ne lui enseignez plus la lettre, ni la syllabe, allumez le feu, soufflez sur la braise, transmettez l’esprit, lisez avec ! Mieux, lisez pour elle !

Bon courage et bonne lecture à deux, sans leçon.

Laurent Carle
Mercredi 03 février 2010

 
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(1) Voir aussi sur son blog la réponse d’Eveline Charmeux.

(2) « En segmentant les savoirs pour les rendre progressifs et accessibles, on risque de leur faire perdre toute attractivité : autant un problème complexe peut stimuler la curiosité et déclencher une recherche, autant l’acquisition, palier par palier, de « bases », dont on n’entrevoit aucune utilisation future peut décourager, voire dissuader durablement… Autant la joie de comprendre « comment ça marche » peut réconcilier avec les savoirs, autant l’acharnement sur des procédures abstraites peut écarter pour longtemps tout espoir de trouver un plaisir intellectuel à l’école… »
Philippe Meirieu, Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Rue du monde, 2009.

 
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