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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Je viens de découvrir que mes textes « violents » avaient déclenché quelques réactions, bien compréhensibles, de la part de lecteurs non neutres (puisqu’ils sont utilisateurs des techniques que je dénonce). Dans un contexte scolaire où les croyances et traditions réunissent en une communion nationale et solennelle tous les Français, de gauche et de droite, autour des méthodes d’enseignement de la lecture, je qualifierais mes propos de brutaux, parce qu’ils rompent bruyamment la paix et l’harmonie idéologiques. Je comprends qu’il soit difficile de se désolidariser d’une théorie sur laquelle on s’appuie depuis toujours pour enseigner. Je voudrais rassurer tout le monde. Pour moi aussi, il fut une époque où je crus aux méthodes de lecture, aux tests psychométriques et, même, à la rééducation orthophonique des dyslexiques. Ma position d’observateur de l’action éducative en milieu scolaire et d’évaluateur de son inefficacité sur des élèves en difficulté m’a conduit à mettre en question, peu à peu, la philosophie éducative scolaire (la « tradition »), qui sert de fil rouge à tout ensei­gnant. Je n’ai pas rompu du jour au lendemain. Il m’a fallu une dizaine d’années – les années 70, comme de bien entendu – pour changer mon fusil d’épaule et lever le bras gauche plutôt que le droit. Ce n’est ni facile, ni confortable de renoncer à ses croyances et convic­tions. Il faut se faire violence à soi-même, d’abord, lutter contre les préjugés, les habitudes et la désapprobation générale, ensuite. C’est ce que je dis dans la présentation de ma Tribune. La force de l’idéologie est de nous persuader, sans violence, du bien-fondé des inégalités(1). On ne peut s’y opposer sans provoquer quelque indignation chez ses servants les plus convaincus.

Cette idéologie souterraine nous livre à cette philosophie : « À chacun selon ses mérites ! Chacun vit la vie qu’il mérite en fonction de ses mérites ou de ses torts et personne ne déraille sans avoir commis une faute ou une erreur de parcours. L’école est juste, comme la vie, guidée par la providence qui veille sur chacun. »

Les « méthodes », pourtant faites pour favoriser les favorisés et éliminer les autres, passent donc pour des outils scientifiques et neutres. L’école aussi. Le succès des uns, l’échec des autres ne sont imputa­bles qu’aux individus. J’ai pu vérifier, par mon regard de psy et mes évaluations par examen psychologique, que c’est faux. Les commen­taires que je lis dans le forum, je les ai entendus pendant les années 80 et 90, en termes beaucoup moins mesurés et pas polis du tout. Avant aussi, bien sûr. La tradition est éternelle. J’ai essuyé toutes sortes d’insultes de la part de gens dont je comprenais bien la fureur, que je déclenchais par mes propos à contre-courant. Comprendre la fragilité des humains incite à les ménager, pas à retourner ses propres convic­tions, douloureusement acquises. Je répète donc : « les métho­des, dites de lecture, ne sont pas des outils pour apprendre à lire ». Toutes pèchent et trompent, plus ou moins de bonne foi, en postulant que l’écrit n’est que l’enregistrement sur papier des sons de la langue parlée.

En fait, la véritable violence est surtout éducative, bien souvent involontaire et inconsciente. La « planète des Alphas », et autres instru­ments semblables de tromperie didactique, font subir aux enfants, en temps réel et à long terme, jusqu’à la fin de leurs jours, une violence tranquille et innocente, calamiteuse(2).

Quand je lus les orientations de la nouvelle politique scolaire de Jospin en 89, je crus que le grand jour était arrivé. Je déchantai dans le mois qui suivit. Que le gouvernement donne un coup de barre à gauche ou un coup à droite, 90 % des enseignants continuent à suivre la voie traditionnelle, comme s’ils n’avaient rien lu. C’est toujours la tradition qui fait loi.

Jusqu’aux instructions officielles de De Robien, j’étais scolairement incorrect. À présent, je le suis aussi politiquement. Ma violence ne s’adresse pas aux utilisateurs mais aux fabricants et didacticiens de la méthodologie, en réponse à celle qu’ils font subir aux élèves. Cepen­dant, je doute qu’elle fasse souffrir les fabricants, comme ils font souffrir les élèves.

Or, lire-écrire, ce n’est pas, tantôt réveiller les « sons » dormant sous les signes, tantôt les coucher sur le papier, c’est penser en langue des signes graphiques, comme les sourds pensent avec les gestes et lisent sans sons, puisqu’ils n’entendent rien. Preuve que l’écrit transporte du sens et non du son : si c’était le son, aucun sourd ne pourrait appren­dre à lire-écrire.

Ma position théorique n’est ni scolairement, ni académiquement correcte. La théorie qui prévaut en France, hégémonique, convient très bien, parce qu’elle fournit des outils didactiques clef-en-mains, qu’on n’a pas à élaborer, ni à penser. C’est, intellectuellement et professionnelle­ment, très confortable. Les enseignants ne sont pas à blâmer, car toute autre personne de toute condition jouant leur rôle, occasionnellement, procèderait comme eux. En outre, c’est une théorie que tous les profanes, l’opinion, les journalistes, les politiques, les comptoirs de café, les philosophes et courtisans du roi, bref tous ceux qui n’y connaissent rien, approuvent sans savoir. Ce n’est donc pas demain qu’on changera la recette de l’enseignement de la « lecture ».

Si les élèves en difficulté confiés aux maîtres spécialisés ne savent pas déchiffrer, raison de plus pour ne pas les gaver avec une didactique ringarde et inadéquate, cause première de leurs difficultés. Il est temps de leur apprendre que lire, c’est comprendre et que faire du bruit avec la bouche, c’est déchiffrer, même quand on coupe le son. On n’identifie pas les mots, on les reconnaît, comme on reconnaît un visage. On ne comprend pas ce qu’on vient de déchiffrer. On comprend directement sans détour par l’oralisation. On comprend par le contexte (ce que les prédicateurs du phonisme appelle « deviner »). Pas de lecture de mots isolés. Toujours des phrases ou du contexte. Déchiffrer est inutile.

L’emploi du temps officiel préconise 25 % pour les exercices d’apprentissage technique, surtout pas de la syllabation (ça c’est de moi), et 75 % pour la lecture en situation, la vraie.

Avec des enfants en soutien lecture, il faut faire ce que font beaucoup de mamans à la maison, que ne font pas, mais que devraient faire, les maîtres en classe : lire, un point c’est tout. Seul l’adulte, qui sait lire, peut lire à haute voix. Les enfants ont à devenir lecteurs. Pour cela, ils ont besoin d’apprendre en « soutien » ce qu’on n’apprend pas en classe ordinaire, à savoir, lire avec les yeux. Lire avec les yeux, ce n’est pas couper le son, ce n’est pas lire « silencieusement ».

 
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L’orthophonie

Le mot « orthophonie » est né en France en 1828, lors de la création par le Docteur Marc Colombat de l’Institut Orthophonique de Paris, dont le but était le « redressement de la parole et en particulier du bégaiement ». Un orthophoniste (ortho : correct, phonè : voix) en France ou au Canada, aussi appelé logopède (logos : parole, paideia : éducation) en Belgique ou logopédiste en Suisse, est un praticien paramédical, thérapeute des troubles de la communication liés à la voix, à la parole et au langage oral et écrit. Ses compétences peuvent être aussi sollicitées en matière de déglutition et de motricité bucco-faciale.

Comme le dit bien cette définition, l’orthophonie s’adresse aux troubles de la voix et de la parole. On peut en déduire que ce métier aurait pu exister avant l’invention de l’écriture. Pendant la formation des orthophonistes, la pédagogie de la lecture est inconnue. Bien évidemment, un orthophoniste, de par sa formation, ne peut que confirmer les méthodes de syllabation et de sonorisation de l’écrit pratiquées à l’école. Faute de formation, on se réfère naturellement à ce qui se fait depuis toujours. Il lui arrive même, par déformation professionnelle, de critiquer les méthodes « globales », qui ne sont pas assez phonologiques à ses yeux. Un enfant en échec lecture à cause de la méthode, confié à un orthophoniste, devra avaler la purge phonographique jusqu’à en vomir.

Laurent Carle
Février 2010

 
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(1) L’idéologie ne fut pas toujours non violente. Quand Dieu et la religion, qui va avec, étaient des vérités d’État, celui qui en contestait l’existence ou qui en discutait les dogmes, le dogme de l’immaculée conception, par exemple, à savoir la virginité imperdable de la mère du Christ, ne pouvait qu’être « possédé ». Il ne s’en tirait pas sans souffrir dans sa chair. Ce fut la condition des Français jusqu’en 1789.

(2) Partir d’une tromperie « innocente et amusante » (1) pour faire acquérir les « méca­nismes » de la lecture (2) est une double tromperie pour l’enfant. Pour le maître, qui sait lire, ça n’en fait qu’une. Par contre, à l’usage, avec les années, il court le risque de confondre « apprendre la méthode » et « apprendre à lire ». En ce cas, il est victime de sa propre innocence.

 
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Dernière révision : vendredi 07 février 2014 – 15:40:00
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