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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Ça y est, je suis inscrite à la faculté de Toulouse le Mirail pour préparer par correspondance la 3ème année de licence de psy tout en travaillant. Je suis très motivée pour cette reconversion pour la psy scolaire.

Après discussion avec mon collègue psy qui sort de formation, je reste convaincue, comme lui, que passer son temps à diagnostiquer ne fait pas avancer les situations d’apprentissage difficiles... mais animer des groupes de parole avec des parents peut améliorer les relations parents-enfants et enfants-savoir-école.

Qu’en pensez-vous ?




Bonne idée !

... sous réserve de rencontrer des interlocuteurs coopérants et, si possible, pédagogues, sinon, sans trop de préjugés irréductibles.




Il vous faudra beaucoup de talent, d’énergie et de solidité psychique, de résilience et d’obstination, d’une formation solide aussi, pour commencer le métier par cet objectif : améliorer la communication entre professionnels et usagers, plutôt que faire le compte des pots cassés. En effet, l’institution sollicite toujours le psychologue dans le registre qu’elle connaît le mieux, l’examen psychométrique avec bilan de l’élève signalé comme dysfonctionnel sur le plan scolaire, le seul qu’elle connaisse. Habituellement, le signaleur ne retient du portrait psychologique varié, nuancé, fouillé, approfondi que vous lui remettez, après examen, que ce qui confirme les aspects pessimistes de son propre diagnostic. Si le psychologue ne se donne pas les moyens de s’armer d’autres compétences et ne le fait pas savoir sans tarder à ses parte­naires, il risque fort de s’enfermer à perpétuité dans ce rôle d’expert en défectologie, à la fois refuge protecteur contre le stress de la vie scolaire, contre les mouvements d’opinion et prison dans laquelle il va devoir se livrer aux travaux psychométriques réclamés. Ces bilans psychologiques ne résolvent qu’une fois sur cent les problèmes présentés, parfois par hasard. Qu’est-ce donc qui pousse les usagers à persévérer dans leurs demandes d’examens ? La tendance naturelle de tout système à l’homéostasie. Le bilan, quels que soient les outils employés, confirme « objectivement », 99 fois sur 100, que la situation est désespérée et le problème, insoluble a priori. Le psychologue scolaire, chargé à son insu d’une mission de sauvegarde du système, pour le garder en son éternité, atteste involontairement que rien ne peut changer(1). L’expertise individuelle d’enfants signalés, répondant à la demande générale, réponse unique, univoque et redondante, ne change rien, renforce le statu quo et disqualifie de fait le psychologue examinateur : son intervention ne « guérit » pas. Par contre, il confirme que le traitement de l’échec scolaire se mène au coup par coup, au cas par cas, hors de la classe.

Analyser la « demande » pour démêler l’implicite de l’explicite

Quand quelque chose dysfonctionne dans l’individu, un groupe, une structure, une organisation ou une institution – un système –, diagnostiquer avant, afin de remédier ensuite, est utile en soi. Or, souvent l’élève signalé se présente déjà étiqueté par le signaleur, justifiant le signalement. Ce qui est inutile et contestable, voire néfaste, c’est de confirmer le diagnostic de l’insti­tution ou du maître signaleur, de ceux qui, n’envisageant un probable dys­fonctionnement que dans le psychisme de l’écolier, désignent répétitive­ment des individus élèves comme pathologiques. En examinant en série, parfois dans un couloir pour gagner du temps, à partir de listes d’élèves mentionnés sur une feuille de papier, dont il connaît à peine les signaleurs, le psycho­logue fait fonction de confirmateur de diagnostics, c’est-à-dire de comptable du rebut, portant caution de la mise sur la touche éventuelle de quelques indésirables. Sans réticence et naïvement, il se signale lui-même à l’attention de son public comme étiqueteur de mauvais élève désigné, voire de bouc émissaire.

Or, on peut supposer sans se tromper que, comme l’enfant signalé qui manifeste des troubles de l’apprentissage, du comportement ou de la conduite, le maître qui signale peut être affecté, lui aussi, par des soucis, des lacunes, des défaillances, des faiblesses, de l’embarras ou des troubles professionnels et relationnels. Ce maître-là, s’il ne craignait pas d’être stigmatisé par l’institution, irait probablement consulter le psychologue pour lui-même. Il n’écrirait pas : « tant d’élèves à problèmes », mais : « tel élève me pose tel problème » ou « j’ai un problème récurrent qui se manifeste souvent avec tel type d’élèves ». Le problème, justement, c’est que le psychologue, absorbé et débordé par les signalements papier d’enfants à examiner pour bilan et diagnostic, n’a plus une minute à donner pour écouter. Alors, les maîtres signalent, dans l’espoir, plus ou moins conscient, que le psy saura lire leur souffrance à eux, en filigrane de leurs signalements. Oui, mais plus les maîtres signalent et moins le psy a de temps pour les écouter. Et moins il a de temps pour les écouter, plus ils signalent, espérant, sinon être entendus, du moins faire savoir que leurs conditions de travail sont désespérantes et que, cette année, pour leur malheur, « on leur a affecté les pires élèves de l’école ». Chacun des signaleurs souhaite aussi que sa prise de contact avec le psy par le truchement d’une liste ne passe pas au regard de l’institution pour un symptôme personnel. Ainsi, le psychologue scolaire, toujours sollicité par quelqu’un pour quelqu’un d’autre, est-il défini a priori, par chacun de ses usagers, comme le psychologue thérapeute ou diagnosti­queur d’élèves pathologiques ou déviants, par rapport à une norme orale, fixée par la tradition.

Pour ne pas s’égarer dans l’impasse de la pathologie des autres et ne pas laisser aux usagers le soin de lui prescrire ses missions et ses méthodes, une annonce nécessaire : le psychologue scolaire est le catalyseur du changement pédagogique et le médiateur démêleur des relations nouées.

Pour être psychologue à l’école, il ne suffit donc pas d’être habilité par un diplôme d’État. On ne l’est pas d’emblée en entrant dans l’école. Il faut le devenir, malgré l’image d’Épinal qui accompagne, qui précède parfois, son personnage(2). Il faut vouloir exercer le métier en tant que psychologue déclaré, comme nulle part ailleurs et, surtout, hors des modèles de fonction­nement externes auxquels se réfère l’appellation psychologie clinique. Patho­logique n’est pas le qualificatif qui permette d’obtenir les meilleurs résultats quand on cherche à faire entrer la psychologie dans l’institution éducative, au contraire. Bien que le psychologue dans l’école soit toujours perçu par l’opinion comme le spécialiste de la pathologie des autres, la décision de choisir librement son rôle, son orientation et ses techniques lui appartient. S’il ne fait pas ce choix lui-même, « ce que je suis, ne suis pas, ce que je fais, ne fais pas », d’autres, ses usagers par exemple, ou son autorité hiérarchique, le feront pour lui. Ce ne sera pas le rôle d’agent de changement. Il sera invité plutôt à se conformer à la tradition, dont le rôle essentiel est de faire tourner le système de telle sorte qu’il ne varie pas. Il se croit psychologue, mission­naire et subversif briseur d’idoles, il portera avec élégance la blouse d’agent de maintenance. Un beau matin, il se réveillera sacristain, gardien de la liturgie, astiquant le bronze et l’or des ostensoirs avant de servir la messe en latin d’avant Jean XXIII.

À chacun selon son mérite...

Changer n’est pas facile. Il faut balayer les idées reçues, renoncer aux préjugés enracinés dans la tradition scolaire et refuser de se référer, comme de coutume, au droit coutumier plutôt qu’au droit écrit. Le plus répandu des préjugés traditionnels est celui qui, a priori, localise toute difficulté scolaire, tout incident perturbant la classe ou l’école, dans l’esprit inadapté de l’élève ou de ses parents, faisant du psychologue le détecteur-sondeur, le révélateur d’un trouble intrinsèque à l’enfant ou à sa famille(3). La plus ancienne des idées reçues, celle qui « légitime » l’intervention pour bilan et diagnostic, est encore, au XXIe siècle, « à chacun selon son mérite ! » À chacun selon son destin et ses prouesses, ou ses faiblesses. Comme le ciel pour les chrétiens, l’école serait le lieu de la providence où s’accomplissent des destins strictement individuels écrits à la force des poignets. Sans rapport avec l’appartenance sociale, ils se réaliseraient naturellement en concordance avec la parole de l’oracle. L’école serait impartiale, même si ceux qui y entrent privilégiés en sortent médaillés plus souvent que les autres. Au psy de trouver, avec ses techniques d’investigation exploratrices, l’éventuel grain de sable invalidant qui aurait mis en panne un concurrent malchanceux ! « La réussite ne peut être promise à tous. Si tout le monde réussissait, où serait le mérite ? L’école n’a pas à « sauver » tout le monde, mais seulement à récompenser les meilleurs et à consoler les faibles méritants, « ceux qui font des efforts ». Car tous les enfants ne sont pas éducables, le savoir se mérite, il ne doit pas être « donné aux paresseux », dit la tradition.

Ou selon ses besoins ?

Cette théorie n’est pas une éthique. C’est une morale, une injonction de soumission à l’usage de démunis, un enfermement dans une fausse destinée. Penser que le rôle de l’école est de faire « réussir » – gagner – tout le monde, après avoir soumis chacun à des épreuves de contrôle et de certification, c’est se placer d’emblée dans une logique paradoxale de l’échec. La mission de l’école publique, à la fois noble et prosaïque, est de donner une éducation et une instruction à tous les enfants, sans condition, quel que soit leur capital culturel de départ et hors de tout concours, de tout classement. Il suffit de ne plus imposer de compétition pendant les heures de classe pour qu’il n’y ait plus de « dernier ». L’école de la fréquentation obligatoire, l’école pour tous, de la maternelle à la sortie du collège, n’est pas, ne doit pas être une école de compétition, un sport de combat, un parcours du combattant. Il n’y a aucun mérite moral à se battre et à gagner contre les autres. Le mérite, c’est de partager ce qu’on apprend, d’apprendre à partager. L’école obligatoire et populaire doit donner à chacun selon ses besoins. Faute de quoi, elle n’est ni démocratique, ni pédagogique, seulement sélective, compétitive, individualiste et inégalitaire, comme on peut le constater tous les jours. Ce n’est donc pas l’institution appropriée pour former les citoyens solidaires d’une nation démocratique.

Apprendre chacun pour soi...

Pour faire triompher des vainqueurs, nul besoin de pédagogie ! Un sifflet et un chronomètre suffisent. Imaginez les effets de ce préjugé du mérite dans le domaine de la santé, appliqué scrupuleusement par l’assurance maladie, par les soignants dans les hôpitaux et les services de soins ! L’idée d’étiqueter les patients en bons malades, mauvais malades, malades méritants, après les avoir mis en compétition et classés selon leurs mérites, est-elle concevable ? Accepterions-nous que le droit à la santé et l’accès aux soins subissent les mêmes restrictions que le droit à l’éducation et l’accès aux savoirs ? Sur ce terreau idéologique, patrimoine culturel des universitaires autant que de l’opinion, germent et prospèrent des hyper experts, spécialistes du cerveau ou de la pathologie, des auteurs, des conférenciers, des centres de médico-psychologie, des officines de rééducation et de thérapie, des commerces, des charlatans aussi, tous spécialisés dans la « prise en charge », individuelle bien sûr, « des cas »(4). Plus forte est la croyance que la pathologie est indivi­duelle et la thérapie forcément individualisée, moins on sera tenté de chercher des solutions institutionnelles et globales. Dans cette école et ce climat de compétition, la réussite est une victoire. Ici, comme en champion­nat, la médaille appartient au vainqueur et malheur ou tant pis pour les vaincus(5) ! En présence d’un élève qui a de « mauvaises notes », d’abord on moralise, ensuite on psychologise, enfin on médicalise. Le psychologue n’a pas à cautionner ce dogme de l’individualisme. Il n’a pas à confirmer des trajectoires écrites d’avance par des destins gravés dans les préjugés de classe. Il n’a pas plus à prendre parti dans les confrontations idéologiques ou dans les conflits de personnes, mais à proposer sa médiation et à prendre part aux vrais projets pédagogiques, seuls tremplins pour changer l’école. Anima­teur de la foi éducative qui promet que rien n’est écrit d’avance, le psychologue scolaire est le psychologue de tous, de toute l’école, de tous les enfants, de tous les maîtres, de tous les parents, de toutes les situa­tions, problématiques ou lisses, négatives ou positives. En un mot, allié de personne, mais facilitateur de la communication entre tous les parte­naires de l’acte éducatif, agent de changement et de subvention péda­gogique. Il faut donc se donner des compétences en psychologie sociale et sociométrie, en gestion des conflits et des groupes, en médiation de la relation et en pédagogie, afin de devenir l’intervenant observateur mé­diateur par qui les préjugés tombent, la paix revient, le changement et la pédagogie arrivent(6). Le psychologue à l’école doit connaître la pédagogie parce que le facteur majeur de l’échec à l’école n’est ni le déficit intellectuel, ni la psychopathologie, ni le trouble cognitif, ni la paresse, mais la pauvreté pédagogique des enseignants. Dans les écoles où la pédagogie est absente, les plus nombreuses, l’institution recourt forcément à des motivations artifi­cielles : « apprends bien ce que je t’enseigne, ça te servira quand tu seras grand ! En attendant, travaille bien pour avoir de bonnes notes sur ton bulletin pour la Noël ! » L’école traditionnelle est religieuse autant que l’église. Toutes les séquences d’enseignement à l’emploi du temps s’y déroulent comme des rites répétitifs, comme autant de feedbacks négatifs, aussi. Le personnage central, le maître, y dit une messe païenne au cours de laquelle il expose magistralement sa leçon de « lecture » – qui n’est pas de la lecture – et autres enseignements au programme. Les élèves sont priés d’écouter, respectueux, muets et passifs jusqu’à l’heure de l’exercice d’appli­cation, qui sera noté, bien entendu. Celui qui n’écoute pas « bien » ne saura pas faire son exercice et aura « mal » sur la marge de son cahier. Si ces « maux » sont trop nombreux et trop fréquents, il s’agit probablement d’un élève « en échec » qui devra être signalé au psychologue. Les élèves sont censés apprendre, assis, immobiles, seuls, coude à coude mais séparément. Comment peut-on apprendre seul, passivement, oreilles grandes ouvertes, alors que le seul chemin qui mène à la connaissance, c’est l’action et l’inter­action entre pairs ? Les spécialistes des examens et « prises en charge » thérapeutiques ou rééducatives, les chercheurs en laboratoire de psychologie cognitive ne savent rien de ce qui se passe dans les classes. Ils en contestent parfois les abus didactiques mais jamais les règles traditionnelles qui, en limitant les bénéfices de l’enseignement aux « meilleurs », produisent de l’échec. Sous couvert de confidentialité, ils travaillent, de fait, dans le secret et en aveugle. Seul, le psychologue scolaire, parce qu’il intervient intra muros, posant un regard d’ensemble, peut entendre, voir et agir, au vu et au su, en tenant compte du contexte, si, toutefois, il ne s’enferme pas avec un élève dans son espace de travail clos et confidentiel et s’il s’est assuré du soutien de son supérieur hiérarchique.

L’école publique moderne est l’enfant de la république et du capitalisme. De la première elle a reçu l’humanisme, l’universalité des droits de l’homme et des valeurs sociales, de la deuxième, le mode de gestion, le productivisme, l’individualisme et l’esprit de compétition. Valeurs faussement rattachées au « mérite » : chacun pour soi, le maître pour tous, que le meilleur gagne ! Autant dire que les fées Égalité et Fraternité ne se sont pas penchées sur son berceau. Fraterniser en classe, c’est, comme en temps de guerre, trahir. Dans cette école-là, la solidarité est une faute. Le maître, mi-confesseur, mi-gendarme, fait la guerre aux « tricheurs », ceux qui, séduits par l’entraide et la coopération, « copient », souillant la bannière de la « moralité ». Comme le système capitaliste, l’école à la française interdit la coopération et encourage la compétition. Comme lui, se soustrayant à tout jugement moral, elle est n’est « ni bonne, ni mauvaise ». « On n’y peut rien changer. » Comme le disent avec pragmatisme les gardiens du temple et de la tradition, la réformer en y introduisant la pédagogie pousserait les riches et les gagnants à s’expatrier vers des paradis scolaires, de type enseignement privé ou confessionnel, ou les deux.

Ou en citoyens mutualistes ?

Dans cette école, la psychologie sociale n’a pas plus sa place que la pédagogie. On y fait une place au psychologue s’il se limite à l’individu et dépiste dans un espace discret et confiné, à l’écart des lieux où se joue la scène éducative. À lui tout seul, il ne peut ni changer l’école, ni réformer les mœurs, ni éteindre les traditions, les habitudes de pensée conformes, ni gommer les idées reçues, ni remplacer la stimulation à la menace, la punition et la peur par des renforcements positifs. Mais il n’est pas obligé de se conformer à ces règles « pédagogiques », ni de les adopter. Il n’est pas tenu de cautionner les redoublements, les classements et les notes. Il peut donner l’exemple en travaillant, sans discrimination au « mérite », autant sur les interactions entre élèves, sur la relation maître-élèves, sur les relations entre enseignants, sur les projets de groupes, sur le travail en équipe que sur l’intrapsychique de l’écolier. Bref, rien ne l’oblige à se confiner dans sa bulle « psychologicus » avec ses tests individuels(7).

Car la pédagogie est la seule attitude éducative qui place l’enfant au cœur du système éducatif, lui accorde une dignité et lui fournit les outils, les conditions, les compétences et les moyens qui l’émancipent de la tutelle des adultes, ici et maintenant. Acquisition des savoirs et conquête de l’autono­mie passent par l’apprentissage en groupe. Il faut donc encourager, faciliter et accompagner tous les projets scolaires qui convertissent l’école en lieu d’édu­cation pédagogique. Surtout ceux qui valorisent l’entraide et introduisent le travail en équipe, la coopération entre pairs(8). Malheureusement, la pédagogie n’est au programme ni de la formation des professeurs, ni de l’action didactique sur les élèves. C’est pourquoi peu de gens savent que ce qui se fait chaque jour dans les classes n’a rien à voir avec la pédagogie. Qui sait aujourd’hui que, parce qu’on est plus intelligent à plusieurs, on apprend mieux et plus vite en groupe dans des interactions entre pairs que seul ? Qui n’a pas peur de la transparence et des échanges en réunion de concertation ? Qui sait encore travailler en équipe et l’apprendre aux élèves ? En outre, la pédagogie, parce qu’elle n’est pas connue, inquiète, comme tout ce qui ne ressort pas de la routine et des traditions éducatives, auxquelles les maîtres sont loyalement attachés, parce qu’elles les ont fait bons élèves pendant leur propre scolarité. C’est pourquoi les gardiens de la tradition, qui combattent et dénigrent haineusement la pédagogie, avec les mêmes imprécations que les xénophobes à l’égard des étrangers, ne savent pas de quoi ils parlent. C’est pourquoi, être pédagogue reste un choix personnel et une décision coura­geuse, peu répandus. Le maître pédagogue est invisible et souvent introu­vable, par sa rareté. Le devenir reste soumis à l’heureuse rencontre, due souvent au hasard, d’un mouvement pédagogique. On peut passer toute une carrière d’enseignant, de psychologue, de chercheur en sciences de l’éduca­tion sans avoir jamais vu un pédagogue. Ce qui devrait être la règle reste l’exception. Cela n’empêche pas les gardiens du temple d’attribuer aux péda­gogues la culpabilité des péchés de la tradition. Or, c’est la seule véritable prévention et remédiation de l’échec à l’école, précieuse partenaire pour le psychologue qui choisit le changement plutôt que la maintenance. Édu­quer, c’est émanciper. Dresser, c’est soumettre. Plus on dresse, moins on éduque. Plus on prend en charge, moins on émancipe. L’éducation laïque dans l’école républicaine devrait être une éducation à la citoyenneté. Elle devrait viser l’émancipation des individus et former à l’intelligence multiple, au service de l’homme social en tant que participant à une société du partage, qui promeut la culture pour tous, également citoyens. Mais le partage n’est pas un concept scolaire. En contradiction avec les idéaux républicains, l’école publique calque ses objectifs sur la formation du sportif de compétition, du soldat et du religieux. En contradiction avec une organisation sociale démo­cratique, elle vise la soumission, la performance individuelle et l’intelligence spécialisée au service d’institutions qui promettent le salut uniquement aux « méritants », aux « meilleurs ».

Comment distinguer pédagogues et non pédagogues ?

Les non pédagogues croient qu’exercer le métier, c’est déjà être pédagogue. Ils sont persuadés que les élèves ne pensent qu’à jouer et qu’ils n’apprendraient rien si on ne les y obligeait. Ils croient qu’il suffit de les enseigner pour qu’ils s’instruisent, à condition d’obtenir leur attention, au besoin par la contrainte. Dans la tradition scolaire, enseigner et apprendre se confondent. Ils veulent des élèves dociles, polis, attentifs, appliqués, silen­cieux, qui fassent tout ce que dit le maître, mais rien que ce qu’il dit. Le maître sait tout, les élèves, rien. Le métier est donc de remplir les têtes vides dans le respect scrupuleux du programme. En fait, la table des matières du manuel utilisé. Le maître fait confiance à ses auteurs. Quand vous vous approchez de leurs classes, derrière la porte fermée, vous entendez soit la voix claironnante du maître dans un silence religieux, soit un brouhaha et des cris d’enfants excités, un maître qui ne sait plus comment rétablir l’ordre. Parfois, un puni fait le planton dans l’angle à gauche de la porte, côté tableau, ou dans le couloir. L’entrée d’un étranger interrompt momentanément la classe qui lui porte un instant toute son attention, en se mettant en pause automatique. Dès votre arrivée, le maître va vous dresser un inventaire détaillé des lacunes de l’élève qui motive votre venue, en en parlant à la troisième personne comme s’il était absent et ses camarades, sourds. Son sort est ainsi définitivement scellé. Vous aurez beau faire, vous ne redresserez pas son image dévalorisée(9).

Les pédagogues sont sans cesse en recherche de projets sociaux pour porter les apprentissages. Ils veulent des élèves autonomes, démocrates, curieux, actifs, coopératifs, discuteurs et inventifs. Le dialogue est perma­nent. Le pédagogue reçoit autant qu’il donne. Il met en place un jeu de construction qui s’appuie sur les savoirs des élèves. À intervalles réguliers, il fait une évaluation des acquis, mais jamais en contrôle continu et sans notation, ni jugement. Toujours en recherche de techniques d’apprentissage en concordance avec l’intérêt de l’écolier et non avec la tradition, il se demande comment il parviendra à se rendre inutile autant pendant les séquences en classe qu’en dehors des heures scolaires. Quand vous vous approchez de sa classe, au travers de la porte déjà ouverte, vous n’entendez qu’un léger bourdonnement d’abeilles et vous vous demandez si le maître est sorti. La présence de l’étranger n’interrompt pas les activités en cours, la ruche continue son travail. Ici, pas de récompense au mérite, les enfants ont un statut de personnes, d’artisans chercheurs, travaillant en équipes et en partenariat avec le maître, comme dans la vraie vie(10).

Sans pédagogues, que faire ?

Dans les écoles où la pédagogie est absente, la suspicion et les rivalités personnelles empoisonnent les relations, la communication se bloque, des clans se forment, dont les leaders sont logiquement les plus conservateurs, les interactions redondantes dominent, l’homéostasie règne. Symptômes immédiatement visibles : la routine y passe pour une vertu, la référence au passé, pour du professionnalisme, et le mépris affiché de l’enfance, pour une élégance intellectuelle. Les maîtres vulnérables, exclus des clans, multiplient les signalements au psy. Dans ce contexte-là, l’intervention conventionnelle à base de tests agit comme un feed-back renforçateur du statu quo. Si la communication n’est pas encore totalement bloquée, vous pouvez tenter d’offrir une médiation garantissant votre neutralité (dans les conflits, mais non en pédagogie), en déclinant toute offre d’alliance pour éviter de prendre parti(11).

Vous avez raison de viser l’expertise en relations humaines et chercher à faciliter la communication entre acteurs scolaires, parents inclus. Pour cela, il vous faudra des partenaires, une « clientèle » et des formateurs idoines. Cela ne va pas de soi. Passer de la psychologie de l’individu à la psychologie des groupes ne « répond » pas à la demande habituelle. S’intéresser à la péda­gogie, quand on est psychologue, est perçu comme une incongruité. La tendance nouvelle des formateurs de psychologues est de définir a priori toutes les problématiques scolaires comme troubles cérébraux, survenant indépendamment de toute action didactique, et de réduire à l’écolier, exclusivement, le champ d’intervention du psy(12). On trouve rarement des maîtres demandeurs pour entreprendre une reconversion de leur métier d’enseignant magistral frontal en maître pédagogue émancipateur d’élèves. Rarissimes sont ceux qui demandent à bénéficier d’un accompagnement au changement, d’une aide à la décision, à la relation, à la gestion de la classe et à connaître les effets psychologiques de leurs pratiques sur le collectif des élèves. Mais l’offre d’un nouveau service modérera les signalements et rajeu­nira la demande. Ce sera déjà un premier changement d’exposer les condi­tions et modalités de cette offre inédite sur le terrain et d’agrandir le champ de l’action psychologique à la classe et aux réunions d’école. Il vous faudra aussi un espace d’extraterritorialité matérialisé, neutre, silencieux, confor­table et sécurisé contre toute intrusion intempestive, où réunir vos parte­naires en table ronde autour d’une problématique à résoudre en commun et en collaboration. Pas de jury d’assises. On extrait l’incident de la tête de l’enfant où la rumeur l’a ancré, on l’installe pour le réexaminer dans un contexte élargi, dont on ne peut trouver le périmètre qu’avec le concours de tous les participants. Le psy a besoin de toutes les compétences. Seul, il est impuissant. Un espace-temps dans lequel chaque participant conserve sa spécificité professionnelle mais laisse son grade hiérarchique à l’entrée, espace-temps géré par le psy, et non par le plus gradé de l’organisation, garantissant à chacun, enfant compris, égalité de traitement et de parole. Définition du problème et élaboration de la solution doivent faire l’objet d’un consensus de tous les participants. Fonctionnement démocratique peu habituel dans l’école traditionnelle.

Je vous souhaite de négocier votre virage avec succès et d’en tirer des satisfactions nouvelles, qu’on ne trouve nulle part ailleurs.

Laurent Carle
Novembre-Décembre 2010

 
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Notes

(1) Bien entendu, il ne s’agit nullement de mauvaise volonté délibérée, mais d’une résistance structurelle au changement, une mécanique de sauvegarde échappant au contrôle des divers composants de l’institution scolaire. Tout système ancien et complexe déclenche automati­quement une alarme de sécurité en présence de « messages » de changement pouvant déséquilibrer le fonctionnement répétitif habituel. Ses membres se définissent comme gardiens d’éternité sur terre : « ce qui est fut et ce qui fut sera ».

(2) Le professeur aussi, une fois dans sa classe, doit devenir pédagogue. Je veux dire que le progrès humain et l’amélioration de l’enseignement sont liés à l’innovation et au non conformisme de tous les acteurs professionnels. Le ministère pourrait multiplier les postes par dix. Si les uns et les autres continuent d’endosser les habits conventionnels de la tradition et d’accomplir les gestes rituels de la liturgie, si on ne révise pas, sinon sa vision du monde, du moins celle de l’enfance, on améliorera la sélection et la promotion de « l’élite », certes, mais on n’éradiquera jamais « l’échec scolaire ». C’est à cette « révision » que le psychologue doit s’employer, seul acteur interne occupant une position suffisamment décentrée de l’action éducative pour avoir le recul nécessaire à l’analyse et à la réflexion, détachées des contingences et de l’événementiel.

(3) Pendant à ce préjugé, le cliché de la « globale », que, comme l’Arlésienne, personne n’a jamais vue : « Si les élèves n’apprennent pas à lire, c’est la faute de la globale ! » Préjugé et cliché mettent l’enseignement hors de cause.

(4) Évidemment, les institutions annexes extérieures à l’école peuvent rendre des services dans des cas bien précis. Mais leur inflation jusqu’à pléthore indique bien que, dans les circonstances actuelles, l’individualisme aboutit à la négation de l’enfant et à l’immobilisme de l’institution. À la suite de l’appel d’air des spécialistes, on finit par institutionnaliser et pérenniser les structures provisoires et par inventer des pathologies nouvelles pour les alimenter. En fin de compte, on ne sait plus si ces structures dispensent des soins aux élèves en difficulté ou si elles cherchent des enfants pour leur survie. Certains élèves ont un peu besoin de « prises en charge » en structures de soins ambulatoires. Ils ont surtout beaucoup besoin de maîtres pédagogues émancipateurs.

(5) C’est pourquoi la réussite scolaire est nommée par les partisans du statu quo « ascenseur social ». Ça fonctionne bien pour les enfants de profs et des classes favorisées. La corpora­tion des enseignants et les métiers d’éducation qui œuvrent à leurs côtés ou autour de l’école, issus de la petite bourgeoisie, crient des slogans de gauche dans les manifs. Mais, dans les murs de l’école, ils appliquent à la lettre l’élitisme et les préjugés de classe que la bourgeoisie avait hérités autrefois de l’aristocratie. L’intention affichée, plus ou moins ouvertement, est l’émergence et l’élévation d’une élite. La hauteur de son niveau et la rareté des élus rendraient compte de l’efficacité du système scolaire français, quitte à inscrire au registre des pertes beaucoup d’élèves aux résultats médiocres. Cette philosophie éducative concorde avec la théorie économique libérale : le bien public serait la somme des intérêts privés.

(6) Sous leur contenu manifeste, une information, un événement ne révèlent leur sens implicite que par la connaissance et l’analyse du contexte dans lequel ils se produisent. L’observation et la « découverte » du milieu sont plus riches d’enseignements que l’examen psychologique individuel. Pour la moisson des informations qui ne sont pas données, pour passer l’écran des évidences et des apparences, il faudra apprendre à observer l’école avec un regard « étranger » et à conduire un entretien avec les partenaires institutionnels.

(7) Un répertoire documenté pour comprendre la problématique de l’échec, versant enfant : « Les réactions psychologiques à l’échec scolaire » (Daniel Calin).

(8) Tout changement panique, a fortiori si celui qui change est solitaire. Changer demande du courage et un soutien. Concernant la pédagogie, c’est pire. Faute de modèle autour de soi, il faut inventer dans un milieu social hostile au changement et donc à la création. Alors que le commerce propose des leçons et des cours tout faits, se lancer en pédagogie, c’est chercher, tâtonner, se tromper, prendre des risques comme l’enfant qui apprend. L’inno­vateur hésitant et tâtonnant risque à tout moment d’être rattrapé par la tradition et le conservatisme.

(9) L’enfant scolarisé dans une classe non pédagogique est victime de la tradition scolaire. Rappelez-vous, les institutrices ont enseigné la constitution et les droits de l’homme pendant plus d’un siècle, sans avoir elles-mêmes ni droit de vote, ni droit de rien, jusqu’à l’après-guerre. En braves « sous-hommes » soumises, elles n’ont obtenu le droit d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur père ou de leur mari que 15 ans plus tard. Quant au droit de disposer librement de leur utérus, ce fut, pour ainsi dire, hier. Rappelez-vous la loi Veil ! Vos mères, vos grands-mères, vos aïeules n’en profitèrent que peu ou jamais. Eh bien, pour les enfants scolarisés, on en est resté à la représentation traditionnelle de l’enfance de 1810, des êtres inachevés, inconstants, immatures, inférieurs, adultes en miniature, sans droit, sans statut et sans existence légitime. Encore aujourd’hui, l’école ne voit dans l’enfant que l’élève, comme l’église ne voit que la reproductrice en la femme. Réduire pour mieux dominer et contrôler. Jusqu’en 1975, la loi et l’État ont placé femmes et enfants sous l’autorité tutélaire de l’homme. Depuis, l’État et la loi ont émancipé les femmes. Le sort des écoliers n’a pas suivi cette évolution. L’État tolère qu’on exerce sur eux une tutelle didac­tique sans contrôle. Pourtant, bien des nostalgiques du pouvoir absolu et de l’ordre moral, majoritaires, revendiquent un renforcement de ce statu quo. Parmi eux, curieusement, on trouve beaucoup d’enseignantes. Qui a lu la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989 ? Combien de profs sont au courant de son existence ?

(10) En fait, le maître traditionnel a reçu sa formation initiale pendant sa propre scolarité entre 3 et 16 ans, par « osmose ». Il la complète et l’actualise tous les jours au contact de ses collègues de travail qui ont de la bouteille (plus de 2 ans d’ancienneté). Il est donc guidé par un traditionalisme et un conformisme intégraux et intransigeants, sans concession à de « hasardeuses » modifications du statut de l’élève et de la relation enseignant-enseigné. Il croit à une école juste dans un monde juste, où ce qui survient de bon ou de mauvais dans la vie de chacun est logiquement et uniquement la conséquence, la sanction de ses actes personnels, voire l’accomplissement du destin. Le « mauvais élève » porte donc en lui l’unique et entière responsabilité de son errance scolaire. Aucun changement ne doit perturber cet « harmonieux » équilibre des choses « voulu » par la providence. Il milite pour une école centrée sur la transmission rigoureuse des savoirs dont il se considère unique détenteur-distributeur. Par le déni de l’idéologie, autant que de l’histoire (de l’enseignement comme de la société), il s’inscrit dans un monde anhistorique, intemporel, où les choses sont comme elles ont toujours été, comme il est bon qu’elles soient. Croyance parfaitement adaptée à tout régime de quelque couleur politique et de quelque division sociale.

Le maître pédagogue est en rupture délibérée avec cette croyance en une justice supérieure, presque magique, qui veillerait à la juste attribution, nécessaire et méritée, de toute sanction venant conclure actions, faits et gestes individuels. Il a conquis sa liberté d’action et son émancipation à l’égard de l’idéologie dominante, à la force de ses idées. Historique­ment, on pourrait le ranger dans le mouvement philosophique des Lumières et le créditer de l’engagement social de la philosophie politique des mouvements issus de la Résistance. Cependant, chacun des deux pense et fait son métier de bonne foi. L’un a cessé de se questionner, de douter, de chercher quand il a pris ses marques, le jour où, nanti de son précieux certificat d’aptitude, il a reçu sa titularisation dans son premier poste. L’autre continue d’être frustré du peu qu’il sait et de la formation qui lui manque. Il s’interroge et il cherche de jour en jour dans la classe et à l’extérieur de l’école cette qualification profession­nelle qui ne lui a pas été donnée. Le premier fonctionne avec des certitudes quasi religieuses, l’autre avance et progresse à partir de ses incertitudes.

(11) C’est plus facile si le personnel est mixte et à parité. Mais ne rêvons pas ! Mixte au moins. S’il est mixte, il faudra fonctionner sur le modèle de la concertation et dans un contexte de collaboration. Travailler ensemble pour le bien commun, sans préséance. S’il est exclusivement mono-sexué, il vaudrait mieux s’abstenir jusqu’au jour où de nouvelles règles de recrutement paritaires rééquilibreront un peu la balance. En attendant, mieux vaut offrir aux personnes en détresse une écoute empathique, personnelle et confidentielle, de restau­ration narcissique.

(12) Les neurosciences ne se contentent pas de réduire l’écolier à son cerveau. Elles prennent parti pédagogique et prescrivent aux enseignants et rééducateurs des méthodes d’avant l’an quarante.

 
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Dernière révision : vendredi 07 février 2014 – 18:15:00
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