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Origine du texte  Ce texte fait écho à un billet d’Eveline Charmeux publié sur son blog le 15 avril 2011, intitulé Apaiser l’orthographe ou la remettre à l’endroit pour l’enseigner...? Il a d’abord été publié en commentaire à ce billet.

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Eveline, tu as mille fois raison. Mais comme tous les pédagogues qui ne pensent pas en empruntant des idées venues du temps des diligences, de la bougie et de la marine à voile, tu prêches dans le désert. Ou, plus exactement, dans le bruit assourdissant des clameurs « indignées » des innombrables prophètes du déclin de la connaissance et de l’école d’arrière-grand-papa, de tous les « combattants  de la civilisation », résolus à sacrifier 20 à 25 % de la population pour que perdurent les privilèges de « l’élite » et le monopole de la propriété sélective des savoirs et de la culture. On ne veut pas que tout le monde sache lire et écrire, pour que tombent les privilèges et que la démocratie advienne, on veut seulement entrouvrir un peu le portillon pour faire entrer dans le cénacle quelques enfants de prolétaires « méritants », qu’on exposera en vitrine. Dans une institution éducative où la seule motivation connue et encouragée est la réussite aux examens, on pratique la stimulation à la compétition par la « récompense » et, surtout, plus souvent, par les reproches, la menace, la punition, l’humiliation et le redoublement. On y organise la compétition permanente pudiquement nommée « contrôle continu ». Dans ce contexte « éducatif », on connaît bien les concepts de « réussite » et d’échec. On connaît peu ou pas celui d’apprentissage. Consé­quence logique, le système produit peu d’élus, beaucoup d’éliminés. On s’en étonne, on s’en indigne hypocritement, alors que l’enseignement de la lecture-écriture-orthographe, tel qu’on le pratique tous les jours, depuis toujours, est un procédé vieux comme l’école pour faire le tri, c’est-à-dire éliminer le plus grand nombre et écrémer une petite élite de gagnants, toujours les mêmes, les enfants de la bourgeoisie et des classes dominantes.

Enseigner une langue des signes en faisant le détour par le son, enseigner la clef des sons pour faire convertir les signes en sons et les sons en signes  (graphophone à la lecture, phonographe à l’écriture) avant de trouver du sens dans l’écrit, cette langue insonore, cette langue pour les yeux, comme tu dis, est un paradoxe qui ne choque pas l’intelligence des prêtres de ce culte religieux. Leur foi prend le pouvoir sur la raison. Ils croient au miracle et au « mystère » de la conversion phonographique. Tu auras beau dire et beau démontrer rationnellement, tu n’ébranleras pas la foi de ces « croyants », foi qu’ils ont, chevillée au « bruit » de la lettre, par lequel ils se sentent sanctifiés dans l’imaginaire et le délire collectifs. Dans un système scolaire où la sélection et la compétition sont des objectifs prioritaires, la démarche scientifique ou le simple bon sens ne sont pas de mise.

Il y a deux catégories de clercs défenseurs acharnés de la « dictée ».

  1. Ceux qui n’ont pas de formation pédagogique, parce que le métier de pédagogue n’est pas enseigné, ou simplement ceux qui ne sont pas enseignants, mais se mêlent d’enseignement, s’autoproclamant chantres des valeurs du passé (ils n’en connaissent pas d’autre), dans la presse et sur les plateaux de télévision. Ne sachant pas comment les enfants apprennent à lire et à écrire, ni rien de ce que c’est qu’apprendre, ils profèrent des « vérités révélées» puisées dans la tradition, somme liturgique de clichés sacralisés, de rituels « didactiques » et d’imaginaires « vertus » morales qui seraient transmises par la dictée. Ils ne connaissent que les outils et « méthodes » qu’on trouve au musée de l’enseignement, qui, tous, définissent l’élève comme un pré-délinquant, plus ou moins asocial et rétif à tout savoir, à qui il faut inculquer les règles d’orthographe, comme les règles de politesse, par la contrainte. Autrefois, il n’y a pas si longtemps, l’élève « fautif » recevait un coup de règle sur les doigts pour chaque infraction à une « règle » d’orthographe. La règle de bois a cessé d’être un instrument de châtiment, mais les « coupables de fautes » sont toujours stigmatisés. Les clercs, confondant enseigner et apprendre, enseignent la forme, faisant l’impasse sur le sens. Pire, ils renvoient le temps d’apprentissage aux heures post-scolaires, persuadés que ce qui est bon pour le maître (traditionnel) est bon pour l’élève. Ils confondent situation de contrôle et situation d’apprentissage. Ils aiment « dicter ». Ils y trouvent beaucoup de gratification et croient que la dictée, situation de contrôle, est un « excellent » exercice d’apprentissage. Ils font reproche à l’élève qui s’ennuie dans ce « travail » scolaire rébarbatif, sans effet formateur, mais anxiogène, de refuser le savoir, alors que celui-ci ne refuse que l’enseignement formel, sclérosé et pédagogiquement inutile, mais sélectivement efficace.
  2. Ceux qui utilisent la dictée comme l’arme du pouvoir magistral la plus destructrice pour faire taire les bavards et humilier les contestataires.

Les deux, n’ayant reçu aucune formation pédagogique, ou s’étant dépêchés de l’oublier, font l’apologie des vieilles méthodes qui ont fait la preuve de leur inefficacité pédagogique mais, en concordance avec l’idéologie dominante et les idées reçues, garantissent la conformité aveugle à la tradition, l’orthodoxie et la rigidité de pensée et donc la bonne conscience de celui qui les utilise, s’il est enseignant, les profère, s’il est journaliste ou « homme de lettres ».

PS : si tous les enseignants pensaient et travaillaient comme Mar­jolaine : privilégier les situations d’apprentissage, plutôt que le discours magistral, construire du sens, inciter à l’apprentissage actif en classe plutôt qu’exiger la mémorisation passive par cœur à la maison, encourager la coopération plutôt que la compétition, mettre les élèves en interaction sociale, comme le faisaient Freinet et Vygotski, le problème de l’orthographe ne se poserait pas.

Laurent Carle
Avril 2011

 
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