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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




C’est le CNESCO qui le dit(1).

Mais il va chercher les causes dans les collèges de ZEP qui seraient négativement discriminatifs. La focale de ses observateurs est bien trop microscopique pour saisir la situation dans son ensemble. Il leur manque le recul nécessaire pour une observation macroscopique et aussi, probablement, une autre grille de lecture. Si les résultats obtenus ne sont pas à la hauteur des moyens dont ils ont été pourvus, c’est parce qu’ils rééditent sans le savoir la fable de l’ivrogne qui cherchait ses clefs sous la lumière d’un réverbère, loin du lieu obscur où elles se trouvaient. La lumière dont ils disposent est mille fois plus puissante que celle de l’ivrogne, mais elle n’éclaire pas mieux les clefs. Ni la serrure, ni la porte(2).

Un symptôme tardif ne peut pas être l’élément premier qui détermine des effets observables dès l’école primaire(3). « L’échec » des enfants du peuple précéda de loin l’existence des collèges en zone prioritaire. Quand leur parcours scolaire se terminait avec l’école primaire, l’échec en lecture ne déclenchait pas d’échec scolaire parce les professeurs de collège n’avaient pas à gérer cette défaillance « secondaire ». Un simple certificat d’études primaires donnait accès à de nombreux métiers. Et c’était le plein emploi. La véritable cause, la « clef », se situe, depuis toujours, au CP, mais c’est le collège pour tous créé par le ministre René Haby qui a révélé l’ampleur du désastre. Et le révélateur n’en est pas l’auteur. Simplement, les enseignements du collège s’adressent à des élèves qui savent lire, les leçons du maître s’adressent à des écoliers sachant déchiffrer. Entre les deux la rupture est totale et… aussi obscurcie qu’obscure. Car, dans les milieux savants qui pensent l’enseignement de la lecture, la réflexion et le débat « pédagogiques » portent exclusivement sur les méthodes d’enseignement de la syllabation, avec un zéro sans appel pour la « globale » fantôme. Quel degré de confiance peut-on accorder à un expert qui croit à l’existence d’un outil fantôme ? Comme l’ivrogne cherchant ses clefs, les lunettes glissées sur le bout de son nez congestionné, les experts font silence sur la définition et la pédagogie de la lecture, la vraie, celle qu’il faut maîtriser au collège pour ne pas s’y trouver « en échec ». Lire, c’est penser avec les yeux, tandis que déchiffrer avec méthode c’est « lire » avec les oreilles sans penser. Le déchiffrage est un dressage de l’oreille à partir d’un stimulus visuel, par montage de l’arc réflexe : « je vois/j’entends ». Le but de tout dressage n’est jamais la réflexion et la pensée. Au contraire, il faut les écarter pour obtenir une réponse mécanique au stimulus. L’arc réflexe conditionnel court-circuite les grandes cellules pyramidales, les neurones de l’intelligence et du raisonnement. Depuis des générations, les élèves de CP n’entendent jamais que des phonopédagogues, experts en « médiation et conscience phonologiques », leur demander de mettre des « phonies » sur des « graphies » à l’aide d’un « code », selon une procédure purement mécanique, suivant les consignes et « conseils » des fabricants de méthodes. Hors séance de « lecture », on leur laisse l’initiative, à laquelle on les abandonne, de la démarche personnelle et solitaire d’entrer dans le sens des mots dont on se contente d’enseigner le bruit. Les favorisés apprennent à penser l’écrit en famille, les autres y renoncent, d’autant plus vite que la réflexion par l’écrit est taxée de « devinette ». À ceux qui piétinent désespérément dans la syllabation on diagnostique qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils lisent. C’est bien par les méthodes de déchiffrage phonistes, dès l’entrée à l’école, que se perpétue depuis deux siècles la « discrimination négative » repérée au collège aujourd’hui. Pour qu’aucun maître de CP ne soit tenté de renoncer à enseigner cette syllabation sans sens, des chercheurs en sciences de l’éducation, en quête de boucs émissaires, inventent des fables épouvantails : la « globale », la « dyslexie », l’ « âge d’or disparu » de l’école et la « baisse du niveau »(4). Il n’est pas facile au maître sous influence de passer au crible de l’examen rationnel l’outil de transmission du savoir-lire dont il a – dont il croit avoir – bénéficié pendant son enfance, outil qui lui est représenté à nouveau comme « savoir-enseigner scientifique des professeurs d’aujourd’hui ». Et les vérités sorties de la bouche des savants du cerveau sont plus vraies que celle qui sort du puits.

Or, pour trouver la source de l’aggravation des inégalités entre nantis et défavorisés, « 30 années » durant (???), et les solutions appropriées, il faut impérativement :

  1. observer ce qui s’enseigne dans les CP sous le programme « lecture »,
  2. savoir que déchiffrer n’est pas lire et lire n’est pas déchiffrer,
  3. proposer une alternative à la syllabation primaire enseignée depuis que l’école existe.

Pour savoir que la rupture entre les classes sociales est consommée dès les premiers apprentissages fondamentaux, et avec quel instrument sélectif, il faudrait cesser de focaliser les observations sur le collège – le creusement des inégalités y est flagrant, c’est sûr – et balayer du regard l’institution dans ses différents niveaux et le long de son histoire. De quel enseignement et par quelle formation scolaire, les élèves diagnostiqués en échec au collège sont-ils héritiers et victimes ? Il suffirait d’envoyer de simples observateurs, sans grade universitaire, sans spécificité mais sans préjugés, lecteurs pratiquants quotidiens sachant ce que lire veut dire et ce que lire n’est pas, dans quelques classes choisies au hasard sur le territoire, pour découvrir que les CP français enseignent la « méthode » mais pas la lecture. Espérer qu’un jour les maîtres de lecture cesseront d’adhérer massivement à la « querelle des méthodes » et de croire dur comme fer à l’épouvantail de « la globale », témoigne d’une généreuse espérance. Ne nous faisons pas d’illusion ! Les pratiques enseignantes courantes sont vécues par chacun comme un choix personnel, librement décidé, alors que tout dans l’école transpire l’idéologie dominante, les murs, le mobilier, sa disposition en auditorium, jusqu’au moindre cahier d’écolier et aux mots magistraux. Dire « récitation » pour enseigner la poésie n’est ni anodin, ni innocent. Cet élément de langage est déjà discriminatif. « Mécanismes de lecture » ! Comment peut-on mécaniser une activité humaine aussi intelligente ? Les « bons points », cette monnaie de singe, pour ceux « qui lisent bien » ! Peut-on qualifier « éducatif » un système scolaire qui trie, sélectionne, infantilise et élimine, dès le CP ? Si Freinet a introduit dans sa classe des outils sans lien avec l’enseignement magistral, ce n’était pas seulement pour faire moderne, comme il le disait lui-même, mais pour faire entrer la vie dans l’école et se protéger du retour des vieux démons de la scolastique. L’outillage façonne la main et le cerveau de celui qui s’en sert. Changer l’outil pour changer les pratiques ne se fait pas sur une idée surgissant dans le bruit des dictées et leçons de « lecture ». Freinet n’avait ni « méthode », ni manuel de « lecture ». Il ne faut rien attendre de réformes, modestes ou ambitieuses, déclenchées délibérément ou spontanément par la seule initiative des diverses organisations d’enseignants du primaire ou d’ailleurs. Dans l’école traditionnelle, largement dominante, sinon unique, en France, la pédagogie n’est pas évolutive. Vieille dame percluse, elle est restée figée sur le modèle de l’enseignement primaire du XIXe siècle, s’adressant à un enfant réduit au statut de sous-homme qui serait hostile, si on ne l’y obligeait, au savoir transmis comme parole d’évangile. Sans ce traditionalisme régnant, sur lequel veillent toutes sortes de groupes de pression, gardiens du temple, les « méthodes de lecture » seraient depuis longtemps des pièces de musée. Les traditions ont vocation à reproduire le passé. Le progrès pédagogique n’y est pas au programme et les conservateurs dénoncent le progressisme scolaire comme une perversion. Rien ne se fera pas par évolution « naturelle » du système, par inclination spontanée de ses acteurs ou sur rapport de commissions d’experts. Le progrès humain n’est pas inscrit dans les gènes de l’homme. Pas plus que des conjonctions astrales du zodiaque, il n’émergera du croisement des égoïsmes individuels et corporatifs. Trop d’intérêts en jeu chez ceux qui influencent les mentalités, trop de préjugés et de résistance au changement chez ceux qui sont à l’ouvrage ! Les arguments de vente, les motivations d’achat, les habitudes des consommateurs encouragées par la propagande des clercs pèseront toujours plus lourd sur les mentalités que les plaidoyers argumentés et documentés des avocats de la pédagogie.

Les décideurs n’ont jamais pris la mesure de la nocivité de la syllabation. Pourtant, l’école est née malade, avec ce virus dans le sang. A l’époque il est passé inaperçu parce qu’on n’avait aucun moyen de le détecter ni d’en évaluer les dommages. Aujourd’hui, pour guérir les « dyslexiques », les « soignants » l’injectent à forte dose remboursée. Si votre enfant souffre d’acidité gastrique, donnez-lui à boire un grand verre de vinaigre de pharmacie. Dans cette logique de l’absurde, un jour ou l’autre, un comité d’experts, en réunion au sommet, ayant découvert la différence entre lire et déchiffrer, préconisera la partition en deux collèges, l’un pour déchiffreurs ne sachant pas lire, l’autre pour lecteurs sachant déchiffrer. Le mauvais génie de l’école française réside dans sa préférence exclusive pour les solutions qui ne changent rien. C’est pourquoi, l’école de 2016 alphabétise obstinément ses élèves depuis 1816.

L’information concernant les dangers, les dommages, les méfaits des pratiques sociales traditionnelles ou coutumières, ne fait jamais renoncer leurs assujettis, malgré tout. Le confort des habitudes prime toujours sur la santé physique ou mentale. Jamais les fumeurs n’auraient cessé de fumer dans les lieux publics sans une loi d’interdiction.

C’est donc d’une mesure politique décidée au sommet de l’état que dépend l’avenir de l’école française et non de mesures ponctuelles, recommandées par le CNESCO. Nathalie Mons, sa présidente, et Georges Felouzis, ignorant la syllabation en tant que facteur d’échec des enfants du prolétariat, proposent de corriger les dysfonctionnements au collège, en ZEP, au lycée et de « lutter contre l’échec scolaire » dont ils ne savent pas qu’il est produit mécaniquement par l’enseignement du déchiffrage. Avant de « lutter contre l’échec », il faut cesser de le produire. Le mot « syllabation » les interroge-t-il ? Est-il un des termes de leur vocabulaire ? Connaissent-ils la différence entre lire et déchiffrer ? Il n’y a pas de mystère. Le miracle du sens n’aura pas lieu. Soit l’enfant entre au CP, lecteur de famille, et il restera lecteur malgré l’enseignement de la syllabation. Soit l’enfant entre non lecteur au CP et il deviendra déchiffreur par méthode. Le CP, première année de la sélection, fait office de bureau d’homologation des savoirs acquis en famille, ou de mur infranchissable aux innocents. On vous annonce un savoir-lire et on vous vend un savoir-déchiffrer intitulé « méthode de lecture ». Après enseignement de la syllabation comme « technique de lecture », on sélectionnera les élèves sur leur maîtrise de la lecture, qui n’a pas été enseignée. Aller en première intention, sans détour par « l’identification » des mots syllabés, chercher du sens dans l’écrit, met en route les synapses d’attitudes d’esprit et de gestes mentaux qui vont « bénéficier » tout de suite aux lecteurs uniquement. À l’opposé, tenter de déchiffrer au lieu de lire, c’est apprendre à ne pas penser. Et c’est définitif. Pour le jeune déchiffreur, désormais l’insignifiance de l’écrit fera écho aux syllabes sonnant creux sur ses lèvres. Ce sera une certitude ignorante qui imprégnera à jamais ses « rencontres » avec l’écrit. Ce savoir-non-penser acquis au CP, paradigme de la manière d’être en présence d’un document quel qu’il soit, déterminera le rapport de l’enfant au savoir, aux apprentissages, à l’école et aux enseignements pendant toute sa scolarité et plus tard. Quand un enseignement est toxique, plutôt qu’y consacrer plus de moyens et de crédits il faut y renoncer. Quand le renoncement se heurte aux conflits d’intérêts, l’autorité politique doit décider dans l’intérêt de l’enfance. Jamais la pédagogie de la lecture n’entrera dans les classes de France sans l’interdiction par la loi des « méthodes » qui sont les racines du mal.

L’État est-il informé de l’enseignement pathologique de la « lecture », des maladies scolaires dont parlait Freinet ? Là est la question.

Laurent Carle
Septembre 2016

 
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Notes

(1) Comment le système éducatif français aggrave les inégalités sociales, in Le Monde du 27 septembre 2016, par Mattea Battaglia et Aurélie Collas.

(2) Vingt-deux équipes de recherche, françaises et étrangères, y ont collaboré, mêlant plusieurs disciplines – sociologues, économistes, psychologues, didacticiens, etc.

(3) 39 % des élèves sont en difficulté à la sortie de l’école primaire : ils ne sont pas en capacité d’identifier le sujet principal d’un texte, de comprendre des informations implicites et de lier deux informations explicites séparées dans le texte.

(4) Comparer La méthode globale, cette galeuse ! (format PDF) par Célestin Freinet (1959) et Education : la méthode globale “éloigne” l’enfant de la lecture (Site de la RTBF, le jeudi 18 septembre 2014 par C. Biourge).

 
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