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à contresens

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Alain Bentolila, Stanislas Dehaene, Michel Fayol, Jean-Émile Gombert, Franck Ramus, Liliane Sprenger-Charolles (liste incomplète), experts en « mécanismes » de lecture et en « phonologie » des lettres de l’alphabet, chercheurs et docteurs émérites, recommandent chaudement la méthode d’enseignement explicite de la syllabation, du « décodage », du « bruit » de la lettre. À l’aboutissement de leurs travaux, ils n’ont pas trouvé une manière plus efficace, une autre façon, même, d’apprendre à lire.

« Dans un monde où la recherche forcenée d’un plaisir vite consommé est devenue un principe de vie ; dans un monde où le droit à "l’euphorie perpétuelle" fait quasiment partie du catalogue des avantages acquis, pourquoi donc l’école en particulier et l’apprentissage en général échapperaient à cette tendance majeure ?

Bizarrement, à mesure que l’échec scolaire se fait plus inquiétant, s’est installée l’idée que le plaisir devait être consubstantiel de toute démarche d’apprentissage. Cette consubstantialité a été présentée comme la meilleure garantie du succès des apprentissages. À l’opposé, l’obscur labeur a été dénoncé comme responsable de l’échec scolaire et de la désaffection des élèves...


... Lire – faut-il le préciser –, c’est être capable d’identifier et de comprendre un mot que l’on n’a jamais rencontré auparavant ; et cette capacité exige que l’on ait maîtrisé avec patience, et parfois difficulté, les mécanismes qui permettent au code écrit de fonctionner. Rien n’est plus dangereux que de faire croire à un enfant qu’il sait lire alors qu’il ne possède aucune autonomie de lecture.

Il faut au contraire qu’il accepte le fait que le plaisir de lire est au bout du chemin d’un apprentissage qui sera parfois aride, parfois répétitif, mais qui lui donnera le pouvoir de conquérir tout seul et avec précision le sens d’un texte.
 »
« Apprendre à lire : un chemin aride », Alain Bentolila, Le Monde, 14.06.05

« Contrairement à une idée reçue, parmi les enfants maîtrisant le décodage et ayant un bon niveau de compréhension orale, ceux qui ne comprennent pas ce qu’ils lisent sont des cas exceptionnels. ... La dichotomie « décodage-compréhension » est en contradiction avec la conception de l’apprentissage de la lecture diffusée dans les années 1970, via l’Institut national de recherche pédagogique (INRP), par Jean Foucambert et Eveline Charmeux, et qui a été largement médiatisée : à savoir, la lecture est un jeu de devinette et apprendre à lire, c’est apprendre à comprendre en mémorisant la forme visuelle des mots, sans recourir au décodage. »
« Oui, le décodage est essentiel en lecture ! » Liliane Sprenger-Charolles, Cahiers Pédagogiques, 22 novembre 2017

Aujourd’hui en France, un élève sur quatre entrant au collège, alphabétisé, n’est pas lecteur parce qu’il n’a pas appris à lire. Il déchiffre maladroitement, « ne comprend pas ce qu’il lit », disent les experts en didactique de la syllabation et en « échec scolaire ».(1) Pour les ministères de l’enseignement, de la Santé et des Affaires sociales, pour la médecine, il s’agirait d’une pathologie, qu’on soigne, mais qu’on ne guérit pas, avec des séances de syllabation renforcée, à doses de cheval. Pour les idéologues, ce serait la conséquence d’un déficit de volonté. Les traditions et les croyances, la théorie du savoir-lire qu’en déduisent les scientifiques et l’usage qu’en font les groupes de pression n’auraient aucune incidence sur la manière dont les petits Français sont formés à la lecture. À en croire les évangélistes de la conscience phonique, aujourd’hui, soixante-cinq millions de Français devraient lire sans difficulté en faisant le bruit des lettres avec la bouche, si, il y a quarante ans, deux pédagogistes diaboliques n’avaient répandu le doute, le péché et la tentation du sens dans le chœur des pratiquants, professionnels et bénévoles qui enseignent la MÉTHODE(2).

Néanmoins, si Liliane Sprenger-Charolles et autres savants et théologiens du « décodage » étaient plus pédagogues que prédicateurs, s’ils plaçaient l’enfant humain au centre du système éducatif, elle (ils) écrirai (en) t :
« Parmi les enfants qui comprennent ce qu’ils lisent, qui lisent avant de syllaber – qui mettent du sens, et non du son, sur les mots –, ceux qui ne savent pas déchiffrer ce qu’ils lisent sont des cas exceptionnels ».

Alors que l’écrit est une langue pour les yeux, les phonistes la présentent comme un enregistrement de sons sur papier, à sonoriser par le « lecteur », à fois décodeur, émetteur et récepteur, pour son oreille. L’artifice consiste à dire « apprentissage de la lecture » quand ils parlent de l’enseignement de la syllabation à l’aide d’un manuel dit « MÉTHODE ». Cet élément de langage permet d’abord de définir ce déchiffrage comme un geste de lecture, ensuite d’imputer aux pédagogues la responsabilité de l’échec produit par ce procédé, vendu comme voix royale vers le sens sous l’appellation « décodage », enfin, de se lamenter sur l’ampleur de l’échec, « dû à l’absence d’effort », qu’ils produisent méthodiquement avec bénédiction de la science de laboratoire. Et surtout, la substitution des termes à la demande crée entre lire et déchiffrer d’abord, apprendre et enseigner ensuite, une confusion qui profite au commerce de la syllabation. Comme dans tout enseignement centré sur le maître, sur les techniques didactiques et les savoirs, l’enfant, objet d’enseignement, n’est jamais, au centre, sujet de ses apprentissages. L’outil n’est pas au service de l’élève, c’est l’apprenti qui doit se soumettre à la méthode, à son fabricant et à son utilisateur, auxquels il doit confiance et loyauté. Le novice est invité à faire du son sans s’égarer dans la recherche de sens. « Moins on cherche à comprendre, plus vite on trouvera du sens » synthétise la pensée dominante chez les chercheurs en sciences de l’éducation, dont l’activité première est de créer des concepts modernes (prérequis, mécanismes d’identification, conscience phonique, neurones de la lecture, médiation phonologique, dys, code de correspondance, décodage, segmentation, fusion, non-mots, pseudo-mots, fluence...) pour rafraîchir le discours, sans changer le contenu et la méthode d’enseignement de la « lecture » en usage depuis deux siècles. Après avoir constaté les mauvais scores des élèves français dans les évaluations internationales, les savants, les enseignants français et leur ministre découvrent dans leurs laboratoires scientifiques qu’il n’y a pas meilleure façon d’enseigner la lecture que l’alphabétisation-syllabation pratiquée avec les « bonnes vieilles méthodes » dans les CP, depuis les origines de l’école primaire au début du dix-neuvième. L’école traditionnelle confirme les « découvertes » de la science moderne officielle qui valide ses pratiques archaïques. La même idéologie les réunit dans les mêmes croyances conservatrices et les mêmes rituels. Cette communion solennelle du temporel et du spirituel, cette alliance du pouvoir politique, du commerce, de la science et de l’enseignement consacrent la tradition et l’ancienneté comme évangiles des bonnes méthodes. Ainsi, floué et captif, entraîné à sonoriser lettres et syllabes, l’enfant de pauvres, sans parrain de lecture, qui n’a pas reçu l’écrit en héritage, ne peut que toquer à la porte du livre sans pouvoir y entrer parce qu’on lui a donné une clef qui n’ouvre rien. Pour justifier cette soumission et pallier cette privation de sens des mots, et des « non-mots » (sic)(3), il faut donc célébrer la vertu de l’effort, ce que font religieusement les prédicateurs du temple. En effet, « lire » sans accès au sens relève vraiment d’un effort surhumain dont aucun de ces savants n’aurait été capable à 6 ans, s’il n’avait lui-même « joué à la devinette »(4).

Moins il y a de sens, plus il faut d’efforts.

Pour celui qui syllabe avant de comprendre « ce qu’il lit », comme enseigné, l’erreur de « décodage » survient une fois sur deux, rendant la compréhension promise impossible. Lire du non-sens, c’est rouler les yeux bandés, sans guidon. Après quelques mois de chutes douloureuses par vaines tentatives de déchiffrage, qui n’abandonnerait pas ? Alors, la seule réponse didactique recommandée, conforme à la doctrine et à la science du neurone de la lecture, est : « travaille les mécanismes ! surtout, ne joue pas à la devinette, ce serait lire sans effort ! La lecture se mérite. ». De fait, nombre de spécialistes consacrent leur carrière, universitaire ou politique, comme un sacerdoce, à installer puis entretenir la croyance que lire c’est déchiffrer, « décoder », et qu’apprendre à lire sans manuel de « lecture », sans « méthode », n’est pas possible. Alphabétique, syllabique, phonétique, phonomimique, gestuelle, ou mixte, il faut que la méthode soit. Tant de professions s’en servent, tant de gens en vivent, tant de métiers en dépendent, tant de carrières y ont posé leurs fondations et s’abritent sous son toit ! « Le maître qui n’enseigne pas avec une méthode alphabétique doit forcément utiliser la « globale ». Non content de l’empêcher d’apprendre à lire en lui imposant la syllabation, technique antérieure à l’invention de l’imprimerie, héritée de l’Antiquité, et pour s’exonérer de toute responsabilité, on culpabilise la victime de la tromperie en lui reprochant sa paresse. Car le déchiffreur obligé de syllaber sans comprendre « n’aime pas lire ». Les consommateurs adultes sont mieux défendus par les ONG et la législation que les écoliers, consommateurs aussi, mais obligés et exposés sans protection aux produits didactiques qui paralysent leur intelligence et l’inventivité du professeur. Pire, ONG, universitaires, Ministère et marchands, en vertu du principe alphabétique, s’associent pour promouvoir la syllabation la plus « pure », c’est-à-dire la plus invalidante pour l’esprit.

Devant les maîtres boulangers-pâtissiers, Emmanuel Macron a loué, vendredi 11 janvier (2019), “le sens de l’effort”, en estimant que “les troubles que notre société traverse sont parfois dus au fait que beaucoup trop de nos concitoyens pensent qu’on peut obtenir” quelque chose “sans que cet effort soit apporté”. Voici ce qu’a vraiment dit le chef de l’État (francetvinfo). On se demande s’il parlait devant des maîtres-artisans ou des maîtres d’école. Question identique pour Alain Bentolila et Liliane Sprenger-Charolles : à qui s’adressent-ils ?

Au bout du chemin d’un apprentissage parfois aride, parfois répétitif, l’élève docile trouvera le pouvoir de conquérir tout seul et avec précision le sens d’un texte.

Depuis cette déclaration « audacieuse », le pouvoir de conquête du sens n’a cessé de se dégrader chez les petits Français. Que des chercheurs savants ne puissent penser que, pour entrer dans l’écrit, plusieurs voies sont disponibles et qu’ils ignorent que l’acquisition du savoir-lire peut être envisagée comme l’apprentissage, en situation de communication, d’une deuxième langue, sont des hypothèses peu crédibles, sauf à supposer, soit que leurs intérêts propres jettent un voile obscur sur toute réflexion différente de la théorie qui assure leur carrière et grandit leur audience, soit que leurs croyances leur interdisent tout écart théorique. Préconisant la voie indirecte, le « décodage » préalable, qui se prête à un outillage de masse commercialisé, la pensée unique dénie la voie directe vers le sens, forclos, pour mieux l’excommunier comme hérésie. Docteurs, chercheurs, universitaires, didacticiens ou politiciens, les gardiens du temple se retrouvent et s’assemblent autour d’une idéologie de dominants pour évangéliser pauvres et déshérités dans un emballage scientifique. Leur discours commun, « langue de bois », moralisateur, du type « dichotomie décodage-compréhension » ou « recherche forcenée d’un plaisir vite consommé », subtil artifice rhétorique pour masquer la manœuvre, évacue la recherche intuitive, spontanée, de sens, ou sa découverte fortuite, qui pourrait émanciper de leur « méthode » l’enfant naïf. Pour faire barrage à l’égalité, au bien commun, voire au progrès humain, il faut évacuer le sens des séances de lecture en l’étiquetant comme la conséquence, et la récompense, à terme, du travail scolaire de l’élève et non comme essence première et raison capitale des savoirs enseignés et de l’apprentissage accompagné. L’apprenti lecteur docile se garde d’anticiper. Il comprendra « au bout du chemin d’un apprentissage parfois aride », s’il a « bien lu », dans le respect des règles du « code ». Il n’entreprend pas d’emblée le questionnement du contenu « au programme » qu’on lui présente. Sur cette contrainte scolaire réductrice, intérêts privés et conservatisme font cause commune. Les hommes de pouvoir et de religion n’aiment pas les pédagogues qui placent le sens au cœur de leur enseignement mais ils aiment « faire de la pédagogie ». Ils disent : « écoutez bien, je vais vous expliquer – non pour vous aider à découvrir la richesse des œuvres du patrimoine et l’enrichissement personnel qu’elles procurent, mais – pour que vous acceptiez de croire que l’écrit n’est que la transcription graphique des sons de l’oral, comme je l’ai décidé, et qu’il suffit d’appliquer le « code » pour devenir lecteur. Faites-moi confiance ! Ne cédez pas à la tentation du sens de l’écrit ! Supportez d’apprendre à lire sans penser en faisant l’impasse sur la polysémie, sur l’orthographe, sur la ponctuation, sur le contexte, sur les interactions, sur le non-dit, sur l’implicite ! C’est en les ignorant qu’on parvient au sens du message, à condition d’avoir le sens de l’effort. La réussite est au bout du labeur besogneux. Je vous promets la compréhension de l’écrit quand vous maîtriserez parfaitement le déchiffrage. Si vous n’y parveniez pas, c’est que vous n’auriez pas suffisamment travaillé. Déchiffrez, bafouillez, souffrez, réussissez ou calez ! Amen ! »

Les enfants de pauvres n’ont-ils peut-être pas assez de foi au cœur pour recevoir la révélation du sens par les sons, cette grâce qui ne touche que les méritants ?

Laurent Carle
Janvier 2019

 
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Notes

(1) L’Hexagone arrive en 34e position du classement international Pirls réalisé tous les cinq ans.
À 10 ans, un écolier français lit moins bien que ses camarades européens, exception faite de la Belgique francophone. C’est ce que révèle le dernier « Programme international de recherche en lecture scolaire » (Pirls)*, réalisé en 2016 auprès des élèves de 50 pays du monde, à la fin de leur quatrième année de scolarité obligatoire - en CM1 donc, pour la France - et publié ce 5 décembre. « Il y a dans le monde plus de bons lecteurs qu’il y a 15 ans », constate l’édition 2016 de cette étude menée tous les cinq ans. Pour autant, deux pays enregistrent un résultat inférieur à 2001, année de lancement du programme : les Pays-Bas et la France...
L’Hexagone arrive en 34e position du classement, avec 511 points, juste au-dessus de la moyenne internationale (500). Derrière elle, des pays comme le Chili (494), Malte (452), le Maroc (358) ou l’Égypte (330). Devant elle, l’Espagne (528), le Portugal (ex aequo à 528), l’Allemagne (537), l’Italie (548), les États-Unis (549) ou encore l’Angleterre (559). lefigaro.fr

(2) Le phonisme est devenu religion d’État du ministère d’une république laïque qui excommunie pour hérésie ceux qui pratiquent la méthode « globale », mixte même, et pour apostasie les pédagogues qui enseignent à lire en lisant, autrement dit, la voie directe sans détour par la phonologie, sans méthode. Les gens qui doutent n’ont pas place dans cette communion consensuelle. Seules la foi et les pratiques conformes aux dogmes sont canonisées.
Quand le critère de publication dans une revue pédagogique n’est plus la réflexion sur l’émancipation de l’enfant et sur l’aide à lui apporter pour la conquête de son autonomie, il devient difficile pour le lecteur, simple mortel, fût-il enseignant professionnel, de distinguer entre la réflexion pédagogique et la communication pour placer des produits labellisés, élaborés en laboratoire loin des lieux de l’action éducative. Le conservatisme et la référence religieuse aux traditions, qui maintiennent l’enfant sous dépendance, deviennent la norme. L’innovation et les outils qui émancipent sont pointés comme symptômes de l’esprit dérangé de « pédagogistes » scandaleux. L’école devient temple et musée.

(3) Les non-mots permettraient d’éduquer à la fois la phonation et l’oreille, sans risque de parasitage par l’intelligence.

(4) Une simple virgule bouleverse l’information livrée par une phrase :
Laisser le GR continuer sur votre droite.
Laisser le GR, continuer sur votre droite.
Deux phrases identiquement sonores dont la compréhension se fait dans le silence. Car toute lecture est d’abord visuelle avant d’être communiquée à voix haute pour des auditeurs. La lecture « silencieuse » n’est pas une sonorisation dont on aurait coupé le volume. C’est le contraire. Lire oralement c’est sonoriser une lecture visuelle.

 
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Dernière révision : mardi 05 février 2019 – 12:20:00
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