Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Article précédent   En guerre, échec et maths   Article suivant

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Cause toujours, tu nous intéresses !

Peut-on améliorer l’enseignement sans changer l’école ?

J’estime et j’admire le génie, la philosophie, la théorie et la pédagogie de Stella Baruk pour l’enseignement des maths.(1)

Mais c’est la guerre, même si l’on n’entend pas le son du canon.

Je souhaiterais, quand elle parle pédagogie à des journalistes, qu’elle n’oublie pas dans ses explications et commentaires que l’école est le champ de bataille sur lequel se déroule la guerre mondiale que les classes dominantes mènent contre les classes « populaires », tous les jours et tous les ans depuis toujours. Sinon, elle prêche au désert. C’est la Guerre de Cent Ans renouvelée de siècle en siècle. Une guerre sans mitraille, seulement des mots. Une guerre de persuasion avec de bonnes vieilles méthodes et abus sur mineur. Pour que les démunis, les vaincus, ne sachent pas où et qui est l'ennemi, le camouflage la désigne par « moyenne des notes, égalité des chances, individualisme, mérite, chacun pour soi, on ne copie pas, ascenseur social ». Éléments de langage : « On ne vous fait pas la guerre, on vous fait faire du sport pour ses valeurs nobles, pour le gout de l’effort, pour le respect de l’adversaire, pour la persévérance malgré la défaite. Et, en plus, on vous paye au juste salaire des notes. On vous arme pour la vie de combat, on vous apprend pour quand vous serez grand. » Pas de quoi affoler les populations, les parents, les syndicats et les ONG !

Si l’on mettait en pratique la pédagogie remarquable de Stella Baruk, les enfants des classes « favorisées » en profiteraient les premiers avec bonheur. Les autres ? ... À travers les médias, elle s’adresse aux enseignants qui se trompent sur l’enseignement des maths pour qu’ils rectifient leurs erreurs.(2) L’égarement didactique et les impasses scolaires se limitent-ils aux maths ? Si l’école était un lieu de réflexion, de recherche et de rationalité, l’effet de ses propos se manifesterait assez vite dans les classes. Mais l’école est une institution religieuse qui transmet des croyances et une doctrine, non vérifiables et non discutables, par le biais de rituels admis et pratiqués par tous (95 % des enseignants, toutes fonctions et tous corps confondus). À quoi bon servirait de dire à des prêtres qu’ils se trompent en prêchant l’immortalité de l’âme, le jugement dernier et la résurrection des corps ? On ne peut prouver ni la réalité promise, ni sa fausseté. Comme à l’église, dans les écoles on ne se trompe pas, on croit. Après un nécessaire chemin de croix il y aurait un paradis où chacun recevrait la place qu’il a mérité par son travail scolaire. Un monde juste, suite à une pratique sportive imposée mais juste. Représentant sur pied de la volonté publique, l’enseignant de terrain qui veille au respect d’une règle divine aussi mystérieuse que supérieure n’a pas besoin de formation en pédagogie. Le chercheur en science de l’éducation, lui, ne se mêle pas de l’idéologie dans laquelle l’école baigne l’élève. Chacun son pré carré et le monde va comme il va. Ainsi, qu’on enseigne ou qu’on cherche, la pensée scientifique et l’esprit religieux ne se concurrencent jamais. Cet accord tacite autorise les enseignants à ne pas penser leur enseignement, laissant aux auteurs de manuels orthodoxes le soin de le penser pour eux, et les chercheurs, qui pensent l’enseignement sans guide de conformité, à ignorer que sur le terrain l’idéologie n’accepte que les résultats de recherche conformes à l’orthodoxie.

Cette idéologie de consensus est invariable et intouchable. Si elles étaient corrigées, les pratiques seraient hérétiques. La bonne foi serait ébranlée et la bonne éducation, menacée. De plus, les corps de profs et assimilés, quels que soient le rang hiérarchique et la mission spécifique de chacun, sont faits de prêtres-soldats sans uniformes qui n’ont pas « fait leurs classes » mais dont la mission, aussi spontanée que recommandée, est de fournir un enseignement d’apparence idéologiquement neutre, dogmatique, sélectif, inspiré par la discipline militaire. Chacun à son poste veille à empêcher la pédagogie, cette hérésie, d’entrer dans les lieux de rites. Pour se mobiliser ou se laisser enrôler, nul besoin d’être va-t'en-guerre, belliciste, ou activiste. La foi suffit.

Recommander d’enseigner les maths avec intelligence – ou prescrire l’intelligence et la compréhension de l’écrit « en lecture » (vous savez, ces enfants qui ne comprennent pas ce qu’ils lisent) – ne suffit pas à convaincre les gagnants d’accepter un armistice en préambule à un traité de paix. Il faudrait que les troupes de la coalition classes supérieures et moyennes supérieures dominantes déposent les armes sans attendre l’ordre de cesser le feu. Ces armes léthales qui détruisent l’intelligence du peuple dès l’âge de 6 ans, par syllabation des mots écrits (leur mise en son), sont nommées « méthodes de lecture, leçons de lecture et livres de lecture » par les enseignants de toute confession, de tout sexe et de tout grade qui ne savent pas à quel massacre ils participent. L’autre rituel funèbre sacralisé est la dictée, cette autre « erreur » didactique dont l’effet pervers se nomme « faute ». Célébrée comme séance de rencontre fertile avec l’orthographe, elle élimine les plus démunis péchant par « méconnaissance des règles ». Les uns et les autres ignorent qu’à travers leur apparente clarté ces noires « méthodes » sont destinées à couper les pattes d’éventuels concurrents indésirables dans la course aux concours d’entrée aux grandes écoles et aux emplois prestigieux bien rémunérés ou, simplement, à un emploi digne avec un salaire décent, à l’abri du chômage. « La compétition doit se dérouler entre élèves issus de bonnes familles ». Le président réactionnaire Georges Pompidou était fils et petit-fils d’instits. Les diplômes servent à justifier le « succès » des « méritants » et, sans deuil, sans pompe et sans douleur, l’enterrement des pauvres et nécessiteux dans le linceul de leur infériorité « de naissance ». Pourquoi les enseignantes femmes, majoritaires dans les écoles, militant dans un mouvement féministe, ne commencent-elles pas par gérer leur classe sur le modèle démocratique qu’elles revendiquent pour elles ? Au moins pour leurs élèves filles.

Une pédagogue exceptionnelle ne doit pas ignorer que la pédagogie est l’outil de la démocratie dans l’école, l’arme de défense et de protection des classes populaires sous Occupation, à condition que l’idéologie dominante soit neutralisée et que la pédagogie renonce à sa neutralité. Ce que fit Célestin Freinet.(3) Et ne pas oublier que les journalistes sont de grands ignorants en ce domaine. Comme les enseignants ! L’école est un trou noir dont les premiers ne savent rien et dans lequel les seconds s’engloutissent le matin pour en ressortir le soir, aveuglés, sans souvenir descriptible et analysable. Celui qui ne dispose d’aucun outil critique pour prendre recul fait confiance à l’évangile propagé par les gardiens du temple. Quel journaliste d’investigation, papier ou vidéo, quel documentariste, quel réalisateur de cinéma engagé, en sait quelque chose et révèle ce qui se passe vraiment dans l’école à la française ? Même un objecteur de conscience comme Edwy Plenel, Mediapart, François Ruffin, Merci patron !, Stéphane Brizé, En guerre, ou Philippe Lioret, Welcome ! S’il croit tirer des balles à blanc ou des fléchettes à ventouse, hampes d’un petit drapeau tricolore, le soldat continue à viser sa cible sans savoir qu’il tue. L’innocence massacre, casque sur les oreilles, bandeau sur l’œil. Si on saute à pieds-joints cette réalité, la pédagogie rapportée par les journaux est un cure-dents offert à un condamné, un luxe artistique qui ne tente personne. C’est Paul Bocuse exposant à des journalistes syriens comment cuisiner un repas de fête familiale, et pâtisserie, pour les populations du nord de la Syrie rescapées des bombardements de Bachar el-Assad et son ami Poutine, mourant de famine.

Laurent Carle
Mars 2020

 
*   *   *
*

Notes

(1) Enseignement des maths à l’école : et si finalement on s’y prenait mal ?, Télérama, 07/03/2020.

(2) « J’ose maintenant l’affirmer avec force : on se trompe. À vouloir donner une dimension concrète et ludique aux nombres, on passe à côté de l’abstraction et de tout ce que celle-ci a d’extraordinaire… On s’évertue notamment à apprendre aux enfants à compter dans l’ordre, alors que les nombres et leur écriture en chiffres leur apparaissent dans le désordre au quotidien. », Stella Baruk.

(3) Les violentes attaques au grand jour que Célestin Freinet subit en 1932 de la part d’adversaires sans camouflage et démasqués montrèrent que l’école est bien le terrain de la guerre des classes et que la démocratie n’y est pas la bienvenue. Guerre confirmée et renouvelée contre Don Lorenzo Milani, prêtre, curé et maître d’école émancipateur à Barbiana, en Toscane, dans les années 1960. Deux illustrations a contrario du projet « éducatif » dominant dans les écoles en guerre silencieuse sans combat violent, d’ici et d’ailleurs.

 
*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : mardi 24 mars 2020 – 16:30:00
Daniel Calin © 2014 – Tous droits réservés