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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




De trisannuel en trisannuel, de test en test, depuis 2000 la participation de la France aux évaluations internationales des acquis scolaires révèle que les jeunes Français ne maîtrisent pas les « fondamentaux » lire, écrire, compter et penser, qu’ils ne sont pas heureux à l’école, que l’école française sait mener ses bons élèves au plus haut niveau de diplômes et de hiérarchie sociale mais ne parviendrait pas à instruire la majorité de sa population. En lecture, la sixième puissance économique mondiale se classe loin derrière les petits poucets, Irlande et Estonie. Ne sait-elle pas instruire ses citoyens ou ne le veut-elle pas ? Les commentaires de presse et les analyses des sciences de l’éducation déplorent la pauvreté linguistique et culturelle des familles « défavorisées », le désamour des Français pour le livre et la jeune maladresse des enseignants débutants dans les zones prioritaires. En général, après évaluation éplorée d’un phénomène déplorable chacun reconnaît, impuissant, ne savoir qu’y faire. Par aveuglement, par complaisance ou par cynisme complice, les experts n’examinent pas les enjeux du projet systémique, les choix pédagogiques, les préférences sociales des enseignants de tout grade, la propagande idéologique des gardiens du temple et la guerre de classe, dans la manière de conduire, répartir et classer les élèves en fonction de leur origine, de la maternelle à l’université. Faut-il pallier l’incompétence institutionnelle ou revoir le projet politique ?

Recevoir et accueillir les enfants tels qu’ils sont, suppose qu’en préalable l’école soit définie comme une communauté démocratique nommée Maison des enfants, les recevant tous sans condition, quelle que soit leur origine ethnique et leur classe sociale, comme cela se fait en Finlande. Pour que ce préalable s’impose envers et malgré la liberté pédagogique nécessaire et revendiquée, l’enseignement ne peut pas être une juxtaposition de disciplines cloisonnées, rivales. Il faudrait que l’ensemble des personnes se concerte en équipe coopérative dans l’unique intérêt de l’enfance, par-delà les antagonismes et les rivalités. C’est ce que voulut la loi Jospin de 1989, millésime historique aujourd’hui étudié par les archéologues, en prescrivant que l’enfant soit placé au cœur du système éducatif. Or, à l’époque et par la suite, la moitié des professionnels intervenant dans l’école ou en périphérie, n’ayant pas lu ce projet socialement ambitieux, n’en a pas pris connaissance, l’autre moitié l’a refusé. Car, selon les prédicateurs « républicains », le programme ne laisse pas à l’école française le temps de fonctionner comme un espace éducatif commun. Ce n’est pas seulement pour agir en pédagogue qu’on manque de temps, c’est aussi pour penser la pédagogie et faire une place à l’idée républicaine : Liberté Égalité Fraternité. Née sous une monarchie catholique, avec la Troisième République l’école pour le peuple est devenue laïque en conservant les principes aristocratiques des régimes monarchiques. Aujourd’hui, elle s’adapte sans effort à l’égalité des chances de s’instruire chacun pour soi et de gagner sa place dans l’ascenseur social, mais elle a du mal à convaincre les récalcitrants de faire des efforts pour mériter leurs chances de ne pas perdre quand ils ne gagnent pas. Comment mettre en acte une idée absente de la réflexion commune quand on est occupé à parer aux urgences dont la première serait, selon les gardiens du temple, d’empêcher la baisse du niveau avant de permettre l’accès à l’écrit pour tous ? Depuis qu’un ministre, René Haby en 1975, a ouvert à toutes les classes sociales le secondaire jusque-là réservé aux enfants de la bourgeoisie, la concurrence est féroce pour terminer le lycée bien classé et prendre sa place dans les concours d’entrée aux grandes écoles. Ce concours-programme laisse bien peu de créneaux pour un partage des savoirs auquel peu d’enseignants sont réellement disposés. Sa réforme a mécontenté les classes dirigeantes et les enseignants du secondaire. En mélangeant les classes populaires avec les classes supérieures, jusque-là séparées dans deux systèmes et deux cursus scolaires qui ne se rencontraient pas, elle a déclenché la guerre scolaire des classes sociales et la course aux trophées. Quand on veut entraîner, sélectionner, organiser et arbitrer la compétition, la diversité, donc l’hétérogénéité, est une plaie d’Égypte. Les familles de bonne cuisse n’apprécient pas cette promiscuité. Avant René Haby, les torchons ne se lavaient pas avec les serviettes. Chacun sa lessive. Sa réforme a contraint à inventer des recettes pour empêcher les enfants du peuple de rivaliser avec ceux des classes dominantes et il a fallu les faire avaler aux profanes comme aux professionnels : le travail, le sens de l’effort, le mérite, l’égalité des chances, l’ascenseur social, les méthodes de lecture, les classes d’allemand, les classes CAMIF. Aujourd’hui, la communale primaire, autrefois université du prolétariat, a pour mission d’assurer le tri sélectif, l’élimination des encombrants et le balayage de la piste de compétition. Après avoir multiplié les embûches sur le trajet des enfants du peuple, l’école arbitre, classe et récompense les « méritants », ceux qui sont nés entourés de fées, l’argent dans une main, le pouvoir dans l’autre. Les méthodes de « lecture » phonologiques, les dictées phonologiques, les notes, les classements, les « devoirs », les punitions « pour le travail », ne suffisent pas toujours à mettre les indésirables sur la touche. La médecine, alliée solide sur qui compter pour renouveler la panoplie des cartons jaunes ou rouges, fournit les alibis justificatifs. Les outils médicoscientifiques ou neuroscientifiques du nettoyage, de la dévaluation, de la requalification et de l’étiquetage sont variés et nombreux : dyslexie, dysphasie, dyspraxie, dysorthographie, dyscalculie, dysgraphie, dyskinésie. Tous nommés troubles DYS pour que les profanes ignorants et les professionnels croyants s’inclinent pieusement, baignant dans la lumière de l’esprit savant radieux. L’école est le vestibule du paradis terrestre qui se mérite, n’est-ce pas ?

La loi accordant un statut légal à la langue des signes française date de… 2005, soixante ans après la chute des régimes totalitaires racistes. Dans la dernière décennie du vingtième siècle, on trouvait encore des instits, y compris de sexe féminin, qui, dans un souci de normalisation, attachaient au dossier de leur chaise la main gauche des gauchers. Comme la plupart des conditions et pratiques scolaires défavorables imposées aux minorités, même supérieures en nombre comme ce fut le cas pour les ruraux non francophones jusqu’au milieu du vingtième siècle, ces deux formes de persécution ne sont pas dues à des erreurs éducatives ou à des maladresses pédagogiques par déficit de formation professionnelle. C’est l’expression affichée sans vergogne du racisme d’une institution d’État au service des classes dominantes. Si l’on avait accordé une légitimité à la langue des signes du silence, il aurait fallu admettre il y a longtemps que lire et apprendre à lire ne sont pas des activités orales « phonologiques » et tolérer que les sourds, et les provinciaux, ne parlent pas le français de Paris. Aujourd’hui naturalisée, la LSF ne menace plus le dogme de l’écrit comme simple transcription graphique des sons de l’oral. L’esprit des méthodes a pris racine dans les cerveaux profanes, professionnels ou savants. On ne déchiffre plus, on décode. On ne cherche pas du sens dans l’écrit, ce serait jouer à la devinette. On apprend à en faire les bruits. Dans les laboratoires, des savants, sans se poser les questions : « savoir déchiffrer, est-ce savoir lire ? enseigner la lecture et apprendre à lire, est-ce pareil ? », cherchent la méthode de syllabation parfaite qui plaira au maître, puisque c’est lui le client. L’esprit de placard règne sur l’esprit d’ouverture.

En France, pays historique des droits de l’homme, l’éducation à la citoyenneté républicaine et démocratique ne fait pas partie du projet scolaire. Dans l’école à la française il n’y a pas de projet éducatif. Le seul projet jugé sérieux, affiché dans les salles à café et les réunions scolaires, est de boucler le programme des contenus à transmettre dans l’année. À l’école, on n’apprend pas, on enseigne. On homologue les savoirs acquis ailleurs à travers des évaluations notées nommées contrôles qui, faute d’évaluer connaissances et compétences, mesurent à vue de nez ce qui reste du contenu enseigné. Les minorités non évaluables scolairement ne relèvent pas de l’enseignement « normal ». On les diagnostique, les décroche, les écarte et les relègue. Dans l’application de ce programme, l’institution éduque à la soumission, au conformisme qui fait de la différence un déficit, du déficit, une anomalie, une infériorité et un handicap. Le système, ses annexes et ses dérives concourent à écarter l’autonomie d’action, de pensée et la liberté de choix des chemins d’apprentissage. À ce propos, les libertaires antivax ne réclament pas, ne manifestent pas, ne protestent pas, ne refusent pas les syllabiques, les alphabétiques, les phonétiques et les interventions réparatrices médicalisées. Les pédagogues ne font pas école. Pourtant on connaît depuis longtemps les conséquences désastreuses à court et long terme du déchiffrage inoculé par les méthodes de syllabation. Sur le terrain, les mouvements pédagogiques soulèvent plus de soupçons, de méfiance ou d’indifférence que les mouvements de résistance pour la libération de la France sous l’Occupation. Une minorité de soignants refuse la vaccination au nom de son libre-arbitre et de chacun pour soi. Pour la défense des traditions, explication avancée, et de la méritocratie, à tous les niveaux du système scolaire, une majorité d’agents est franchement hostile à la pédagogie émancipatrice.

L’enseignement plébiscité est normatif, compétitif, procédant par évaluation normalisatrice, tri sélectif, élimination et exclusion des « anormaux » et des perdants de l’égalité des chances - même si une loi d’intégration les protège depuis février 2005, permettant en même temps le dépistage et la « prise en charge » des « troubles des apprentissages » ainsi que le commerce de la thérapie du déficit, plus lucratif que l’enseignement spécialisé. La sélection des gagnants est l’aboutissement normal de ce système totalitaire. Dans ce contexte, la pédagogie est un mode éducatif à réserver aux déficients « handicapés » et un os à ronger pour les enseignants marginaux non conformes. Dans les classes « normales », on travaille normalement, comme du temps où faire ses humanités était réservé aux enfants mâles de la bourgeoisie. Si l’école française était un terreau fertile pour la pédagogie et la démocratie, on observerait depuis trente ans sans téléobjectif la réalisation concrète des lois Haby et Jospin. On en récolterait les fruits dans les cagettes des évaluations internationales PIRLS et PISA. Le génie des gardiens du temple est d’avoir inventé l’échec scolaire comme aboutissement logique d’un trouble ou d’un déficit psychique, cognitif, familial ou de volonté. L’échec individuel dont le traitement est psychologisé, médicalisé et externalisé dans des structures médicopédagogiques balaie l’analyse sociologique des chercheurs observateurs du fait scolaire et absout l’école de ses préférences en faveur des favorisés, de ses intentions inégalitaires inavouées. C’est clair, un échec médicalisé ne trouve cause que dans l’individu. Il ne relève plus de l’enseignement, « étranger » à sa survenue. Avec le concours de la médecine, la lutte contre l’échec scolaire pose un voile pudique sur la triste réalité du « tri sélectif » après élimination des encombrants. Dans une compétition, serait-ce possible de supprimer les places de perdants ? Une institution scolaire qui lutte contre l’échec en faisant du tri sélectif, c’est une armée de l’air qui lutte contre la mort violente des civils qu’elle bombarde.

Le système « éducatif » dans son ensemble, ses pratiques et sa tradition, que se transmettent les générations d’enseignants, concourt à faire de l’école le territoire et la chasse gardée des classes dominantes d’une république oligarchique. Racisme et archaïsme vont très bien ensemble.

Laurent Carle
Août 2021

 
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