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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




• Sur la “technique” du “chuchoteur”, voir ICI.
On utilise cette modernité technologique, le tuyau, dans des classes dites flexibles et jusque dans des écoles baptisées Célestin Freinet. C’est dire si la pédagogie Freinet a fait école.


Pour rétablir la vérité historique oubliée par ceux qui exercent dans une école à son nom, Freinet n’a pas introduit ses techniques modernes juste pour que les élèves « travaillent mieux » et s’instruisent bien. Il ne s’agissait pas de faire mieux mais de faire autrement une autre école. Il a remis sur la table la totalité des pratiques et des rôles consacrés : statut de l’erreur, statut de l’élève, droits de l’enfant, interactions entre pairs sur le mode et dans un but coopératifs, créativité, liberté d’expression, choix des chemins d’apprentissage, tâtonnement expérimental, doute scientifique, complexité, rapports avec le milieu humain et la nature, droit de savoir et aux savoirs sans condition, notes et classements, pouvoirs du maître, démocratie scolaire. Dans ce système ancien qui pratiquait le dressage pour fournir une main d’œuvre docile dans une société de castes sans véritable démocratie, il voulait offrir à ses élèves un monde meilleur tout de suite, ici et maintenant. Considérant que l’égoïsme, même collectif, n’est pas une vertu éducative, il faisait de ses élèves des acteurs sociaux pensants, coopérants, démocrates, fraternels, intelligents, responsables et autonomes, apprenant ensemble en prise avec leur milieu. Une école ouverte sur la vie. Il pensait abolir l’individualisme, le chacun pour soi et la compétition, en donnant la priorité à la formation de la citoyenneté républicaine, pour le temps présent, pour l’avenir et pour la fin des guerres. Cinquante ans plus tôt, c’était le programme de la Commune de Paris. Un siècle s’est écoulé depuis Célestin. L’école française, dont l’horizon bleu demeure la sauvegarde des inégalités, a oublié Freinet, Hugo, la fraternité et le civisme. Elle ne prépare ni à la démocratie ni à la citoyenneté.

Pourquoi un tuyau pour apprendre à lire ?

Les jeunes enfants ne sont pas les seuls à confondre le réel et l’imaginaire. 95 % des Français en général, croient qu’ils ont appris à lire, enfants, avec une méthode. Cela n’est pas sans effet et sans conséquence sur le mode de vie, la culture, les loisirs, le rapport à l’écrit, l’enseignement du lire-écrire et de toutes les disciplines. 95 % des adultes exerçant une activité didactique ou d’accompagnement, de toute spécialité et de tout grade (jusqu’au sommet de l’université), croient que :

  1. lire, c’est déchiffrer,
  2. sans méthode, ce manuel qui sert à la fois à enseigner et à apprendre (produit commercial pour clientèles captives), il est impossible d’enseigner la lecture et d’apprendre à lire,
  3. les rares maîtres de CP qui proposent à leurs élèves d’apprendre à lire en lisant et de lire pour apprendre à lire utilisent quand même, eux aussi, une méthode, la globale (l’Arlésienne).

En trompant les adultes, les méthodes ciblent et atteignent les enfants qui ne savent pas lire. Fin CP, les jeux sont faits, rien ne va plus. Les nés dans une famille de lecteurs lisent tous plus ou moins, plus ou moins bien. Tous savent que l’écrit est un message porteur de sens et non de sons. Les mal nés, venus à l’école pour apprendre à lire, déchiffrent plus ou moins, plus ou moins bien, mais tous ignorent que lire c’est penser avec les yeux. De ce fait, ils sont écartés de la compétition réservée aux sélectionnés, hors-jeu, évincés du dedans, sur le carreau, carton rouge pour mauvais travail dans le cartable. Ils n’encombrent plus la piste des concours internes, dits contrôles continus, pour lecteurs exclusivement. L’école primaire élimine les mal nés par un usage intensif des méthodes de « lecture », le collège organise les épreuves de qualification des lecteurs qui auront mérité de participer à la compétition, le lycée enfin organise, gère et arbitre la finale. Le statut socio-professionnel des parents d’un enfant de 6 ans est le meilleur prédicteur de sa « réussite scolaire » ou de son « échec ». Le meilleur indicateur de l’inégalité de destin dans la compétition, la sélection et l’élimination « républicaines », c’est le rang social.

Que faire avec et par l’écrit quand on ne sait pas lire ?

Les déchiffreurs vont additionner les difficultés d’apprentissage jusqu’à élimination confirmée par les « résultats », surnommée « échec scolaire ». Certains experts, docteurs du temple, vont courageusement lancer l’alerte : « l’école fabrique des crétins ». D’autres déploreront que le système scolaire français ne parvienne pas à faire réussir aussi les élèves issus de milieux « défavorisés ». Aucun chercheur en réussite scolaire ne semble entrevoir l’intention qui se cache dans les méthodes de « lecture », selon que vous naissez en tête ou en voiture-balai. À l’entrée en 6e, l’exclusion est définitivement consommée. Les officines de réparation et de soin externes n’y changeront rien. Les chantres de la réussite scolaire ne précisent pas s’ils parlent de la réussite des apprentissages ou de la réussite sociale. Il semblerait que l’une et l’autre soient confondues par les gardiens, confirmant ainsi que l’école est bien l’appareil de la division sociale et de la reproduction. Elle n’est donc pas la concrétisation républicaine de l’éducation pour tous. L’éducation se mérite est décliné à tous les temps tout le temps. La lecture, d’abord, les postes à privilèges, ensuite. Ce que ne dit pas le système : la lecture se gagne malgré la méthode par héritage familial. Les innocents qui ne contournent pas la méthode de syllabation, ne se doutant pas que c’est une arnaque à éviter, ne méritent pas la réussite en lecture.

Pourquoi, en 50 ans, les pédagogues n’ont-ils pas réussi à convaincre les instits, les conseillers pédagogiques et la hiérarchie de jeter les méthodes et les notes à la poubelle ? Parce qu’elles sont l’arme absolue des éliminatoires avant compétition. Sans maîtriser l’écrit, on ne peut pas se qualifier. Et comme elles ne lèsent que des pauvres, elles servent aussi de barrière devant la culture écrite et de crible culturel pour le tri social. Avec les classements pour confirmer « l’échec », chacun trouve la place qu’il mérite de naissance dans la pyramide sociale républicaine.

Les méthodes pour CP

  1. n’enseignent pas la lecture (lire c’est penser avec les yeux)
  2. n’apprennent pas à syllaber (pour apprendre à déchiffrer il faut d’abord savoir lire)
  3. conséquence de ces deux lacunes préalables, elles trient et éliminent mécaniquement les enfants des classes populaires qui entrent au CP non lecteurs, sélectionnent les enfants des classes favorisées, lecteurs.

Les méthodes valident les inégalités de naissance.

Pourtant, à condition d’être lecteur et non déchiffreur, les savoirs scolaires au programme sont un ensemble de connaissances susceptibles d’être acquises par le plus grand nombre, quelle que soit l’origine sociale ou ethnique,

  1. si on ne lui fourgue pas de prétendus savoirs,
  2. si on lui en fournit les moyens,
  3. si on lui en laisse le temps,
  4. dans un contexte d’entraide et de solidarité, sans compétition,
  5. si on autorise l’erreur par la suppression des notes
  6. et si on ne juge pas le civil au pénal.

C’était l’intention annoncée par la Réforme Jospin de 1989, la Belle au Bois dormant, révolution copernicienne appelée à démocratiser l’école en mettant l’enfant au cœur des apprentissages et du système. Une insulte à la dignité et aux valeurs sacrées de la noblesse de robe.

Apprendre n’est pas une virtuosité méritoire qui serait réservée à quelques bons élèves bosseurs et doués. Imputer la responsabilité de « l’échec » à l’élève, à sa famille ou aux pédagogistes, empêche les acteurs de l’enseignement de voir dans l’éviction scolaire une exigence de l’idéologie libérale qui proclame que « dans une école juste chaque élève a ce qu’il mérite ». Cette idéologie du mérite permet de trier sans mauvaise conscience, en toute innocence.

Les syllabaires modernes en couleurs (dits méthodes de lecture) qui enseignent le catalogue des sons, les SONS DE L’ECRIT [sic], le bruit des lettres et les règles pour les combiner (vérifiés et contrôlés par les dictées de sons) ne se contentent pas de ne pas enseigner la lecture et de tromper les enfants en leur faisant croire qu’ils l’enseignent. Ils empêchent les enfants mal nés, issus de parents non lecteurs (eux-mêmes trompés quelques décennies plus tôt), de s’apprendre à lire mutuellement par interaction entre pairs. En vertu de la concurrence libre et non faussée, la doctrine libérale n’autorise pas la mutualité. Jeudi, jour de rentrée, les journaux télévisés montrent un bon maître pratiquant une « méthode flexible » avec recours au chuchoteur (autoaudiophone sans fil bricolé avec des tuyaux de PVC) pour déchiffrer dans son oreille en circuit court (de l’émetteur des sons au récepteur soi-même). En classe flexible, l’oreille semble être l’organe de la lecture. Un Big Mac Do dans un 3 étoiles. Le sourd ne peut donc pas lire et apprendre à lire. Si, il peut, mais ne peut pas déchiffrer (avec ou sans autoaudiophone) et ce n’est pas un problème puisque l’écrit est une langue des signes. Il faut croire que les fabricants de méthodes, de trucs et de machins, les journalistes et les enseignants outillés n’ont jamais mis la pointe des pieds dans le silence d’une bibliothèque. Quand l’État ne le reprend plus à son compte dans la loi, le racisme de caste corrige astucieusement et discrètement, par de petites innovations apparemment anodines, les inconvénients d’une égalité indésirable entre classes sociales qui menacerait la nécessaire supériorité des classes dominantes. Il va de soi, c’est prouvé, qu’avec la bouche et les oreilles relayées par une tuyauterie, on lit plus vite et mieux qu’avec la tête et les yeux. Sous couvert de faciliter la lecture, le « chuchoteur » concrétise la syllabation en l’inscrivant dans le sonore PVC, consolide les croyances des agents d’enseignement qui l’emploient, installe dans le durable l’avance familiale des enfants bien nés.

L’effet et la conséquence de ces didactiques trompeuses, utilisées massivement dans la patrie des Droits de l’Homme, se concrétisent par l’impossibilité de lire les manuels et les consignes des devoirs scolaires (ce qui entraine illico la mauvaise note au devoir, « l’échec » au contrôle, la dévalorisation de soi et le sentiment d’incompétence, le ratage de l’ascenseur plus tard), l’inculture par impossibilité de déchiffrer quatre pages d’un livre et, cerise sur le déchiffrage indigeste, l’étiquette « mauvais élève » sur le front. Les indulgents disent « dyslexique ».

Les victimes de l’arnaque DPLG perdent la compétition scolaire par tricherie légalisée, dite concurrence libre et non faussée. Pour masquer l’exclusion interne, on la renomme « échec scolaire » dans le but de la localiser dans le cerveau de la victime, en tant que « faute » ou « déficit ».

La méthode dite de lecture sépare les non lecteurs des lecteurs, seuls en capacité de déchiffrer « juste ». Le tri méthodique élimine les non lecteurs en les mettant hors-jeu, hors compétition, hors culture. Les bons apôtres serinent que la République accorde à tous l’égalité des chances de prendre l’ascenseur social. Mais les places y sont comptées et numérotées. Pour tirer le numéro gagnant, mieux vaut être bien né. Les gardiens du temple qui déplorent la disparition de l’âge d’or scolaire semblent ignorer que les places au sommet et dans l’ascenseur sont limitées. Ils oublient qu’en ce temps-là, le bon vieux temps, les enfants bien nés suivaient la voie royale secondaire-supérieur tandis que ceux de la classe ouvrière arpentaient un parcours scolaire élémentaire clôturé par un Certificat de Fin d’Études Primaires. Une place leur était réservée, dès la naissance, en rez-de-chaussée d’usine et au sous-sol en mine.

Paradoxes

Aujourd’hui, tout le monde suit un cursus commun, en théorie. La nouveauté s’arrête là. Les outils, méthodes et contenus d’enseignement discriminatoires n’ont pas changé. Deux siècles après François Guizot, on enseigne toujours par syllabaire une syllabation sans lecture. La république se dit laïque, cependant. L’école n’est plus l’annexe de l’église, mais le phonisme est toujours une religion, la lecture scolaire, un cantique, la séance de lecture, un office chanté. Les enfants d’école doivent « suivre » et servir la messe avec un missel.

Pourtant, apprendre et enseigner sont des actes d’intelligence, de pensée et d’action, pas des signes de croix et de foi dont on apprend la liturgie en formation. Apprendre à lire (vraiment) est une jubilation de bonheur échappant à tout contrôle, aussi intense qu’apprendre à marcher et parler. Les enfants lecteurs volent la lecture en douce en simulant le déchiffrage oralisé à haute voix. Les enfants déchiffreurs souffrent en ânonnant.

Le doute didactique n’est pas un péché mortel. Mettre la « méthode » et les notes au feu n’envoie personne en enfer.

Laurent Carle
Septembre 2022

 
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