Cinéma & psychanalyse
Que nous apprennent celles et ceux touché.e.s par l’autisme ?
Quelle folie !
Un texte de Daniel Charlemaine,
psychologue
L’actualité cinématographique récente m’a conduit à faire résonner plusieurs films dans lesquels s’entrelacent violence interne et violence déployée au dehors, perception et traitement de l’autisme et réponses politiques vs réponses individuelles.
En suivant son ami Aurélien,
diagnostiqué comme autiste de haut niveau, Diego Governatori
porte à l’écran la douleur éprouvée
dans le monde de l’autisme. Le mérite du titre de ce
documentaire, c’est qu’il rétablit un lien avec la
folie. En dépsychiatrisant le traitement de l’autisme,
en bannissant l’usage de la psychanalyse, il s’agissait
de dire que les autistes n’étaient pas fous. Mais les
« normopathes » (les gens ordinaires) non plus
ne sont pas fous ! Quand Aurélien s’exclame
« Quelle folie ! », il rend compte de la
folie du monde, de la complexité de communiquer ce qu’il
ressent, de dire en conformité avec ce qu’il éprouve
et que cela soit entendable. L’excursion pédestre avec
le cinéaste nous entraîne dans les montagnes espagnoles,
puis à la feria de Pampelune. La sauvagerie interne décrite par
Aurélien s’articule à la désorganisation pulsionnelle de
la foule et des taureaux lâchés dans les ruelles. Le
grand intérêt du discours d’Aurélien, c’est
qu’il peut s’articuler avec l’hypothèse de
l’inconscient. Le cinéaste s’emploie, lui, à
rendre perceptible la sensorialité singulière de
l’univers autistique : les bruits sont amplifiés et
agressent littéralement, la vision du monde est souvent
aérienne, parfois floue. La foule de Pampelune s’apparente
à une horde apparemment incontrôlable, si ce n’est
que les festivités s’achèvent au sein des arènes,
dont les frontières sont effectivement bien établies, à
la différence de l’éprouvé autistique,
dont les limites sont tour à tour excessives ou inexistantes.
Avec « Hors normes »,
on bascule dans la complexité de la prise en charge
d’autistes, dans un cadre associatif non homologué
par l’Agence Régionale de Santé. L’idée,
c’est de permettre à des jeunes marginalisés une
possible (ré)insertion sociale en se coltinant à la
prise en charge d’enfants, d’adolescents et d’adultes
souffrant de l’exclusion due à leur autisme. La
rencontre de ces exclus d’univers très différents
est parfois heuristique. Elle offre la possibilité d’une
expérience d’attention portée à/par
l’autre : ce que je fais a un impact réel, perceptible.
Lorsqu’un jeune reçoit, de la part du jeune autiste dont
il s’occupe, un coup sévère dans le nez, c’est
concret, imprévisible et incompréhensible. C’est
une expérience familière pour lui, mais là, il
ne peut répondre par une réplique violente en miroir.
La douleur physique qu’il reçoit lui donne un aperçu
de l’intensité de la souffrance et de l’enfermement
du jeune autiste porteur d’un casque protecteur fourni par
l’hôpital. Car la violence autistique, c’est
principalement une auto-agression. Qu’elle devienne
hétéro-agressive serait presque un progrès, si
elle n’était autant inacceptable socialement. Éric
Toledano et Olivier Nakache parviennent également à
montrer l’ampleur du désarroi des familles, que
l’insuffisance des réponses institutionnelles plonge
dans l’abandon. Il est aisé d’accuser la
psychanalyse d’avoir « culpabilisé les
parents ». Il est sans doute plus compliqué
d’apporter une présence soutenante à l’endroit
de ces familles en souffrance. Comment peut-on en tant que parents ne
pas s’interroger sur ce qu’on a raté avec nos enfants ?
Et lorsqu’on a engendré un enfant porteur d’autisme,
la condamnation est à vie. Pas besoin des praticiens pour se
sentir coupables, les parents y arrivent très bien tout seuls.
L’apport de cette approche singulière présentée
dans le film, c’est qu’elle est instituante : chacun
cherche, personne ne sait. C’est de cette ignorance partagée
qu’un savoir peut émerger. C’est parce qu’une
parole médiatise l’indicible, que de l’espoir
renaît. Le combat n’est jamais gagné, les
victoires sont infimes, mais ce sont ces avancées pas à
pas, ces régressions supportées, qui permettent qu’une
évolution soit envisageable. Ce pari sur la vie se fait
effectivement à la marge, parce qu’un crédit est
fait à chacun d’essayer de s’affronter à
l’intolérable.
Avec « Joker »,
on bascule dans un autre univers. La violence s’extériorise.
Cette fois, l’asphyxie du héros oscille entre
l’intrapsychique et la réalité sociale. Arthur
Fleck a de l’embarras à communiquer, mais chez lui, la solution psychique
n’est pas la position autistique. Ce clown triste prend en charge sa mère
avec laquelle il vit. Celle-ci l’affecte du surnom « Happy »
(clin d’œil au nain joyeux et déclinaison du
joker). Des troubles d’aspect neurologique lui occasionnent des
rires dissonants. Ses rires irrépressibles surviennent dans
des moments totalement inappropriés. Happy semble emmené
par les événements. Un collègue lui fournit une
arme pour qu’il puisse se défendre. Cela
l’entraînera dans une tuerie, dont il deviendra le héros
révolutionnaire. Mais ce qui apparaît peu à peu,
c’est son lien déréalisant à son
environnement. Est-il en proie à un délire ? À
des hallucinations ? Ce qui surgit dans le cours du film, c’est
que sa mère est folle et qu’Happy
a été absorbé par cette folie. Dès lors,
comment savoir ce qui orchestre ses actes ? Est-il mû par
le délire maternel, dont il ne découvre que tardivement
l’existence ? Ses passages à l’acte en
sont-ils le résultat ou bien, à devoir quitter le déni
du déséquilibre mental de sa mère, est-il
contraint à décompenser ? De meurtrier d’êtres
ignobles, il devient le héros révolutionnaire d’une
société, dont l’injustice devient trop criante et
insupportable. Le clin d’œil au mouvement des Gilets
Jaunes ne semble pas loin...
« Hors normes » s’appuie sur l’Association Le silence des Justes. Quel beau nom ! Venir en aide à ceux qui ne pensent pas comme la majorité des bienpensants a un coût. Une volonté politique, des audaces individuelles doivent se conjuguer pour que quelque chose se produise. Bruno, magnifiquement interprété par Vincent Cassel, associé à Malik, incarné par Reda Kateb, affichent une foi inébranlable en la possibilité d’altération de chacun.e. Cette capacité de penser l’altération dans son sens premier d’un devenir autre, c’est l’acte fondateur pour qu’une société bouge. Au lieu de produire du même, il s’agit d’ouvrir la possibilité que de l’autre advienne. Dans le cas de l’autisme, c’est littéralement une gageure. Mais pourquoi ne pas tenter l’expérience ?
Dans ces trois films, il y a de l’empêchement à dire, une parole qui ne peut émerger et s’il est bien un domaine où la théorie de l’inconscient a son mot à dire, c’est bien celui-là ! Sortons de l’image caricaturale d’une psychanalyse toute-puissante, interprétative au détriment des sujets dont elle s’occupe ou de leurs proches. On peut critiquer certains dogmes freudiens, mais renoncer à sa visée humaniste me semble dommageable. Pour penser la haine de soi et de l’autre et son corollaire, l’amour, pour élaborer l’ambivalence et le clivage, on peut s’appuyer sur l’écoute analytique. Le savoir issu de l’écoute de cette parole inouïe n’obéit pas à une logique de maîtrise et de contrôle standardisés. De ne pas faire science, elle n’en devient pas juste une idéologie. Ce que le film « Hors normes » démontre, c’est que le bricolage (avec toute la noblesse à accorder à ce terme) du un.e par un.e n’est pas une entreprise vaine. Le reproche fait par l’IGAS de recourir à des non experts, à des pratiques non codifiées, non validées par les autorités sanitaires, montre le gouffre entre la réalité complexe du terrain et des présupposés issus d’instances estampillées. La savoir issu de l’inconscient est une production chaque fois novatrice, non prévisible, mais reposant sur la conviction que le sujet sait et que le crédit fait à ce savoir est le moteur d’un possible changement. Ce n’est pas le spécialiste, l’expert qui sait, mais bien cel.ui.elle qui souffre. Aider les sujets porteurs d’autismes et leurs proches, c’est être là à leurs côtés, présents, ouverts à découvrir l’émergence de possibles, d’infimes changements.
Daniel Charlemaine
31 octobre 2019
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