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Pourquoi est-ce si difficile de se représenter
que la famille puisse ne pas être un havre de paix ?

 


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Un texte de Daniel Charlemaine,
psychologue




Au sortir d’un entretien d’une mère et de son fils, je me surprends à penser : « Cette mère est une agitatrice ». Par cette formule un peu étrange, je constate pour moi-même qu’au travers de ses interventions, elle sollicite en permanence son garçon et l’interrompt dans le cours de son dire, fractionnant ainsi son énonciation. La pensée de ce dernier ne peut se dérouler sans que l’inquiétude maternelle ne vienne s’interposer. La vogue des TDAH connaît une expansion croissante. Que se passe-t-il pour que les enfants agités soient aujourd’hui toujours plus nombreux ? Cette mère est-elle « coupable » ? Lorsque l’on veut critiquer la pratique psychanalytique, on lui attribue souvent cette culpabilisation parentale, alors que « grâce aux neurosciences », un trouble a été clairement identifié, puis catalogué dans le DSM V(1). Cette maladie, appelée « trouble du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité », exonère les parents. Parfois, l’argument génétique permet de renforcer la mise à distance. La transmission s’est faite malgré eux. Un diagnostic médical va être posé et un traitement sera prescrit. Ce sont des amphétamines qui pourront alors être administrées à l’enfant quotidiennement. On a en effet découvert un effet paradoxal d’apaisement chez l’enfant de ces psychostimulants initialement utilisés par les militaires au cours de la seconde guerre mondiale, notamment pour maintenir éveillés les pilotes de chasse(2).

On signale désormais le possible caractère héréditaire de l’hyperactivité. Ainsi, on peut lire sur Google™ que « lorsqu'un enfant est atteint du TDAH, il est probable qu'un de ses parents ou frères et sœurs le soit aussi. Quand un médecin diagnostique un TDAH à un enfant, il n'est pas rare que les parents présument qu'un membre de la famille proche en est atteint ». Par quel tour de force les neurosciences sont-elles parvenues à s’imposer en se prétendant « scientifiques » avec une caution médicale et surtout pharmaceutique ? Là où le « minimal brain damage (devenu dysfunction) », c’est-à-dire le dysfonctionnement cérébral minimal, indique bien qu’aucune lésion cérébrale n’a pu être localisée, on est parvenu grâce au recours à l’imagerie cérébrale à transformer le repérage de zones d’activité corticale en localisation à la manière d’une tumeur.

C’est ainsi qu’on catégorise aujourd’hui les enfants « dys » comme s’il s’agissait d’une maladie. L’imagerie cérébrale observe le cerveau en activité, elle remarque les zones corticales actives et opère ainsi des déductions. Que sont les enfants dys-, sinon ceux pour lesquels on a constaté une symptomatologie ressemblant à celle observée chez des patients cérébro-lésés ? Par quel tour de passe-passe est-on parvenu à faire passer à la trappe la culpabilisation parentale ? Il me semble que les parents sont souvent très autonomes pour se culpabiliser. Par contre, les déculpabiliser au nom d’une pseudo maladie me semble pour le moins discutable.

Au sein des écoles, l’inclusion scolaire a vu le jour. Elle donne accès de droit à l’école à tout enfant, quel que soit son état psychique ou physique. C’est une avancée, mais qui comprend aussi sa zone d’ombre. Quelle est cette gigantesque entreprise qui conditionne une part conséquente de l’aide aux élèves en difficulté au travers de la qualification de « porteur de handicap » ? Il est possible de nuancer cela en parlant d’enfants « en situation de handicap ». Lors de la création des MDPH, Maisons Départementales des Personnes Handicapées, le législateur a jugé prudent de ne pas dire « en situation de handicap », car les implications financières auraient été trop importantes. En effet, si je suis en situation de handicap, la société se doit de me permettre de pallier mon handicap et donc de financer les conditions favorisant l’accessibilité. Si c’est moi qui suis désigné comme handicapé, alors il va falloir trouver des systèmes de compensation plus individualisés : ainsi par exemple m’offrir l’accès à mon immeuble en fauteuil roulant, et non l’accès généralisé à tout lieu dans lequel je prétendrais à me rendre.

Ce dispositif de la MDPH a progressivement ôté l’autonomie dans la conduite des soins au sein des CMP, et plus encore des CMPP et des établissements spécialisés, en prenant la main sur ce qui détermine diagnostics, modalités de suivis et résultats des prises en charge. Cela s’est opéré au nom de l’efficacité des soins, de l’exigence adressée aux professionnels d’une réponse donnée à la détresse des familles. Réponse bien souvent superficielle, faite au détriment d’un accompagnement thérapeutique supportant les résistances au changement. La normalisation des manifestations, la codification des troubles a prétendu assécher la complexité humaine individuelle et familiale. Là où les décideurs pensent l’éducation, les soins et la prévention comme des coûts financiers, nous y voyons des investissements offrant une rentabilité à long terme au niveau sociétal.

Une volonté politique destructrice est clairement à l’œuvre. Le nombre de soignants diminue, la formation des étudiants est codifiée au service d’une idéologie réductrice. Après la mise en place de centres hospitaliers dits référents, désormais saturés tant les demandes ne peuvent être traitées dans un délai raisonnable, des plateformes téléphoniques ont été créées. Ce sont des coquilles vides de régulation de la pénurie : faute de moyens, on dispatche vers le libéral. Les structures publiques accueillent les cas les plus lourds et reçoivent les plus démunis, car elles n’ont pas le loisir de choisir leurs patients. Il est ensuite facile de faire le procès de leur inefficacité, d’autant que, saturées, elles n’offrent bien souvent plus, elles non plus, qu’une inscription sur liste d’attente(3).

Ce sombre portrait de l’évolution sociétale que je dépeins vient faire écho à un dispositif curatif d’antan, à savoir les internats thérapeutiques, dont l’un des leviers de soins reposait sur la séparation de l’enfant troublé d’avec sa famille. Au sortir des années 80, cela a cessé d’être « tendance ». Maintenir le lien familial à tout crin est devenu l’idéologie dominante, au point que même lorsque les parents sont reconnus comme maltraitants, le maintien du lien parents/enfants est privilégié, parfois au détriment de la protection de l’enfant. Comme s’il était impensable de penser la toxicité parentale. Peut-être la psychanalyse l’a-t-elle trop dénoncée et, forte de sa position dominante, certains thérapeutes ont-ils maladroitement condamné les parents. L’avènement des neurosciences associé à une volonté d’anéantissement de la théorie psychanalytique pourrait constituer le retour de bâton d’une certaine toute puissance de la psychanalyse à sa grande époque. La suffisance de certains a nui à la position humble que nécessitent les prises en charge thérapeutiques. J’ai entendu récemment l’expression « prise en soins », qui m’a semblée prometteuse en ce qu’elle pourrait ouvrir vers de nouveaux horizons...

Lorsqu’on est en difficulté avec son enfant, honte et culpabilité sont des voies d’accès spontanées qui s’offrent à nous : qu’ai-je donc « mal » fait ? Pourquoi mon enfant se fait-il remarquer ? Diverses modalités défensives s’offrent à moi : si j’ai honte, si mon enfant me fait honte, je peux me retourner contre ceux qui désignent ce qui ne va pas. Je peux également me retourner vers mon enfant en lui reprochant sa conduite. Ces réactions projectives m’exonèrent de la responsabilité des symptômes présentés par mon enfant. Je peux accuser l’enseignant de ne pas savoir s’y prendre. Je peux également m’en prendre à mon enfant en lui reprochant de ne pas se conformer aux attentes.

Le laboratoire des « devoirs » scolaires est une formidable usine à maltraitance. J’ai théorisé lesdits devoirs comme étant « le doudou de l’école » : là où le doudou a une visée de réassurance pour le jeune enfant, qui emporte avec lui du maternant hors de sa maison, de façon symétrique, les devoirs exportent l’école à la maison, pour en faire un matériau explosif, source potentielle de drames quotidiens. Une jeune fille me disait : « Je n’arrive pas à faire mes devoirs, je pars tout le temps dans mon imaginaire ». Je lui faisais part de mon étonnement que ce terme si prescriptif, « devoir », suscite autant d’échappées et d’insoumissions. Lorsque Freud invente le terme de « surmoi », il désigne une instance interne impitoyable, autoritaire, qui nous malmène au travers d’énoncés impératifs tels que « Tu dois ! Obéis ! Il faut/Il ne faut pas ! ». Le paradoxe de ces fameux devoirs scolaires, c’est qu’ils sont tantôt réclamés par les parents, tantôt imaginairement indicatifs du supposé professionnalisme de l’enseignant, alors que les devoirs sont interdits par une circulaire datant de 1956 ! Cela fait donc soixante-cinq ans que ça dure, avec pour seul bénéfice celui d’accroître les discriminations sociales et de semer quotidiennement la zizanie dans les chaumières. Le paradoxe de ces devoirs, c’est également de permettre aux enseignants de discriminer les « bons » et les « mauvais » parents. Il y a ceux qui coopèrent et ceux qui n’arrivent pas à faire face aux injonctions paradoxales de l’école. Cette école qui donne du travail à faire à la maison, pénalisant ainsi les élèves insoumis, qui piétinent durant la classe, et à qui on en remet une couche le soir après une journée éprouvante passée à échouer, à ne pas comprendre, à ne pas réussir…

J’avais annoncé que mon propos traiterait de la représentation de la famille comme pouvant n’être pas un havre de paix. En voici une modalité fortement répandue et, bien que ça ne marche pas, on persiste à cette diabolique mise en œuvre d’un enfer au quotidien. Jusqu’à présent, je me suis limité à l’enfant au singulier, mais si la fratrie s’agrandit, alors des différences peuvent apparaître. Comment vais-je vivre de boucler rapidement mon travail scolaire et entendre mes parents s’acharner devant l’incompréhension de mon frère ? Qu’est-ce qui se joue lorsque la petite sœur encore en maternelle répond plus vite que son frère déjà à la grande école et qui peine à entrer dans la lecture ? Comment les difficultés auxquelles se heurte mon enfant peuvent-elles me renvoyer à mes propres difficultés d’antan et produire un ressenti insupportable ?

Le cours de ma pensée chemine à la manière d’une excursion. J’avance en découvrant le paysage, ses aspérités et ses reliefs au fur et à mesure. Je m’inspire pour une part de la liberté conquise au travers de la psychanalyse et de l’expérience de l’association d’idées qu’elle promeut et permet. La structure de ma pensée n’obéit pas nécessairement à une logique de planification. Disons que je m’autorise plutôt une circulation planétaire modulée d’aléatoires... Le psychanalyste Jacques Lacan avait intitulé l’un de ses séminaires « Les non dupes errent ». Je vous invite donc à accepter d’être dupes le temps de mon discours, pour ne pas errer, mais plutôt accepter de vous promener en ma compagnie.

Il est un lieu nommé PMI, dont une collègue, y ayant exercé, disait qu’outre sa vocation première de Protection Maternelle et Infantile, on pouvait en décliner l’acronyme en Protection contre le Meurtre et l’Inceste. J’ajouterais « ou l’Infanticide ». Nous sommes encore loin de prendre la mesure de l’ampleur des violences intrafamiliales et, de fait, les mesures politiques, qui s’avèreraient nécessaires pour prévenir ces violences, abus, crimes et meurtres, demeurent bien insuffisantes. Je vous encourage à écouter la série de podcasts intitulée « Ou peut-être une nuit(4) », qui explore l’ampleur des dégâts causés par la stratégie de silenciation qui entoure les viols incestueux. Ce silence que l’agresseur considère parfois comme un acquiescement. Ce silence qu’il impose. Ce silence qui s’impose au sein de la famille et parfois au-delà. Ce silence que l’on retrouve également dans des situations de maltraitances. Non, on ne lave pas son linge sale en famille ! Lorsque les actes commis en son sein constituent des actes délictueux, ils doivent être poursuivis. L’époque actuelle s’oriente de plus en plus vers la dénonciation des agresseurs. On n’est pas dans la délation. Ce n’est pas « être une balance » que de ne pas accepter de se soumettre à la loi du plus fort. L’intimidation ne doit plus avoir force de loi.

Penchons-nous un instant sur la Bible et ses dix commandements pour constater que celui qui précède l’interdit du meurtre (« Tu ne tueras pas »), affirme : « Tes père et mère, tu honoreras »... « Tes supérieurs pareillement » est-il ajouté. Nous devons aujourd’hui nous interroger sur ce quatrième commandement, qui précède l’interdit de tuer. Respecter ses ascendants doit être conditionnel : s’ils se déshonorent en ne respectant pas leur descendance, alors ils cessent d’être respectables et deviennent condamnables. La loyauté ne s’applique pas face à la trahison. Les traîtres, les bourreaux font régner la terreur. Elle n’a rien de respectable, encore moins d’admirable.

Les romans La familia grande et Le consentement ont rencontré un fort écho médiatique, et c’est tant mieux. La supposée libération sexuelle a profité à nombre d’abuseurs et de pervers, les pédocriminels et les pédophiles s’en sont donnés à cœur joie avec la bénédiction d’une partie de l’intelligentsia germanopratine. Il ne s’agit pas d’une entreprise de moralisation sociétale. Il est des conduites et des actes qui étaient et sont répréhensibles. Femmes et enfants en sont et en ont été les principales cibles et il faut désormais que cela cesse et se sache. Dès la prime enfance, l’intimité du corps de l’enfant ne saurait être violée. Non, la pudeur n’est pas l’indication que l’on serait « coincé.e ». L’intégrité physique et psychique doit être respectée par tou.te.s et pour tou.te.s. Je choisis l’écriture inclusive pour transcrire cette affirmation.

L’écriture inclusive, vous savez, c’est celle qui fait geindre d’aucuns, en ce qu’ils y voient une attaque à la langue. L’enjeu n’est pas une affaire littéraire, mais constitue bien plutôt une question de représentation du pouvoir. Le féminin ne doit plus être contenu dans le masculin. Il n’y a pas d’implicite à inclure les deux genres dans un seul et non, il n’en a pas toujours été ainsi, puisque l’accord de proximité était une modalité grammaticale par le passé. Ce sont les modalités d’incarnation de la virilité et de la féminité, qui ont à être réexaminées, repensées. Qu’être un garçon et devenir un homme ne se résume pas à l’alternative entre montrer les muscles, être fort et courageux ou être une « femmelette ». Qu’être une fille et devenir femme ne soit pas être désirable, séduisante, soumise, mais pouvoir désirer, affirmer, refuser sans se réduire à être désignée comme « bêcheuse » ou « camionneuse ». Les modèles du masculin et du féminin doivent offrir une liberté de choix, qui ne soient ni rivalitaires(5), ni menaçants. L’enjeu féministe n’est pas de rapter le pouvoir aux hommes pour renverser le modèle dominant, mais plutôt de parvenir à un équilibrage dans la répartition des pouvoirs et des organes décisionnaires.

Parlons chiffres un peu. En 2018, l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime indiquait qu’environ 87 000 femmes avaient été tuées l’année précédente dans le monde. Parmi elles, 50 000, soit 58% d’entre elles, avaient été tuées par des partenaires intimes ou membres de la famille. Le nombre d’homicides d’hommes est bien supérieur, mais ce qui est à relever, c’est que les meurtriers sont majoritairement des hommes. Non seulement les hommes se tuent beaucoup entre eux, mais ils sont également les principaux assassins des femmes. À ce propos, lorsque je demande quel pourcentage de femmes sont détenues en France, le chiffre spontanément avancé est toujours surévalué : elles ne représentent que 3,3 % de la population pénitentiaire (2 057 au 1er janvier 2021) et n’ont jamais dépassé 4,5 % depuis les années 1980(6). Autrement dit, 95 % de la population incarcérée est composée d’hommes ! Cela nous laisse songeur sur la localisation de la violence d’essence masculine et également sur l’inefficacité de la prison comme traitement principal de la violence.

Du côté des infanticides, d’après l’Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales, en France donc, les enfants victimes du syndrome du bébé secoué seraient majoritairement le fait des hommes. Les infanticides semblent, quant à eux, être le seul crime majoritairement commis par des femmes. Ils touchent plutôt des enfants en bas âge (sans compter les néonaticides non déclarés). Je pense ici à Médée. Lorsqu’elle tue ses deux enfants, c’est un geste adressé à l’homme aimé, qui l’a trahie pour une autre. C’est la rivalité jalouse qui la conduit à commettre ces meurtres. Elle tue « comme » pour les féminicides. Les enfants ne sont qu’un prétexte. Ils ne comptent pas comme tels.

Dans mes lectures, j’ai découvert le terme « orgaste ». C’est un qualificatif qui se démarque de l’orgasme, en ce qu’il est un plaisir, une excitation déclenchés sans désir. C’est ce qu’ont subi un certain nombre de victimes de ceux que l’on a improprement désignés comme « pédophiles ». Sous prétexte que l’abus s’est déroulé sans violences apparentes, la victime s’interroge sur son éventuelle participation à l’abus, sur son désir potentiellement engagé. Pourrait-il y avoir eu consentement de sa part, se demande la victime. Et quelquefois, l’accusé surfe sur cette possible ambiguïté en semant le trouble chez celle qui a subi ses assauts.

Lorsque Jeanne Cherhal chante « Quand c’est non, c’est non », elle dit qu’il faut entendre le refus, que de ne pas l’écouter, c’est faire de l’autre un objet, dont on pourrait disposer à sa guise. Le prédateur agit au nom de son propre désir, il n’a que faire de l’existence de l’autre. Clotilde Leguil s’inspire des collages féministes sur les murs en titrant son récent ouvrage « Céder n’est pas consentir ». Formulation qui dit bien que parfois, ne pas dire non, cela ne signifie pas pour autant donner son accord. Pour le dire autrement, il est inexact, contrairement à ce qu’affirme le proverbe, de prétendre que « qui ne dit mot consent ». D’ailleurs, la formule voit le jour dans la maxime latine du pape Boniface VIII (1235-1303) : « qui tacet consentire videtur » (« qui se tait semble consentir »). Il aura fallu beaucoup de temps pour obtenir la levée du silence sur les exactions au sein de l’institution catholique. Il est des silences irrespectueux en ce qu’ils se font les complices des agresseurs.

Quand Vanessa Springora publie Le consentement, elle bénéficie de l’ampleur du mouvement #MeToo. C’est la collectivisation du refus du harcèlement sexuel qui a permis la publication de ce précieux témoignage. Ce qui est particulièrement troublant, c’est l’absence de haine, tant dans son récit que dans celui de Camille Kouchner, et l’accès à l’ambivalence de leurs propres sentiments, là où le prédateur n’a que le déni, la culpabilisation au travers de ses pathétiques déclarations de sa déception. La caractéristique du pervers, du prédateur, c’est de nier l’existence de l’autre, de ne lui donner d’importance que par rapport à lui-même. Il n’accorde pas d’autonomie de pensée à sa proie. Elle se résume à être son objet de jouissance.

Si nous acceptons le postulat que la famille soit le lieu constitutif de la névrose, il est possible d’en éclairer certains mécanismes au travers de la théorie du traumatisme. En 1897, Freud expose le cas d’Emma, une jeune patiente, qui ne peut plus entrer dans un commerce sans souffrir de panique. Un souvenir lui revient lorsqu’à l’âge de treize ans, elle perçoit la moquerie des vendeurs à son entrée dans le magasin. Est-ce sa tenue ? Une tache ? Son physique ? Qu’est-ce qui, dans son apparence, dans ce qu’elle présente au monde, pourrait être source de dérision ? Un détail apparaît dans l’examen de sa narration. L’un des vendeurs a suscité l’intérêt de la patiente. Elle trouve du charme à l’un des moqueurs. Son trouble s’entremêle donc à un désir diffus. L’exploration analytique, c’est-à-dire la narration de l’événement examinée avec intérêt et curiosité aux moindres détails par l’analyste, va conduire Emma à se remémorer un épisode plus ancien. Lorsqu’elle avait huit ans, cette fillette joliment apprêtée se rendit seule chez l’épicier pour acheter des friandises. Celui-ci se livra alors à des attouchements sur ses organes génitaux, qui provoquèrent la sidération chez l’enfant impréparée à une telle scène. Laquelle scène tombera dans l’oubli, que Freud désignera comme refoulement. Emma n’a plus accès au souvenir de cette scène. Y a-t-elle d’ailleurs eu un jour accès ? Il est probable que la sidération empêche l’inscription de l’événement dans la mémoire. Sa seule inscription serait localisée dans un corps, qui ne serait pas pris dans la parole. L’événement traumatique apparaît dès lors comme une sorte de « corps étranger interne ». Un non-événement pourtant advenu dans la réalité, mais qui n’a pas fait l’objet d’une plainte, d’un cri, d’une réaction hostile. Le refus n’a pu avoir lieu dans ce moment qui s’est déroulé entre un adulte concupiscent et une enfant même pas encore pubère.

La confusion des langues (pour reprendre la si belle formule de Sandor Ferenczi) entre le langage de la tendresse enfantine et la langue passionnelle de l’adulte est ici parfaitement illustrée : le courant libidinal de l’enfance n’obéit pas aux mêmes enjeux que la libido adulte. Affirmer le postulat de l’existence d’une sexualité infantile, ce n’est pas confondre les registres (ce que s’étaient empressés de faire ceux que l’on a improprement désignés comme pédophiles). Revenons à Emma. C’est de la survenue à treize ans d’une entrée troublante dans un magasin, que la scène inaugurale non advenue à la conscience va prendre corps (il faudrait presque dire « va la prendre dans son corps ») sous la forme d’un symptôme d’allure phobique : ne plus pouvoir entrer dans un magasin. La scène est troublante pour Emma, parce qu’un vendeur lui inspire du désir. La scène est troublante, parce qu’Emma est désormais pubère. La scène est troublante, parce que deux jeunes hommes semblent se moquer d’elle et qu’à treize ans, l’apparence compte énormément : nous sommes ce que nous montrons, il est même possible que les autres voient ce que nous dissimulons – l’activité masturbatoire par exemple... Emma se demande comment et pourquoi elle suscite leurs rires. Qu’ont-ils décelé chez elle qu’elle ignore ? Si l’on cherche dans cette scène la source du symptôme phobique, on risque de faire fausse route. Il faut supporter le détour de narrations réitérées de cette scène, mais aussi en passer par d’autres scènes dépourvues d’incidents. Il faut également accepter les associations d’idées éventuelles, les chemins de traverse, les explorations à mille lieues du symptôme gênant, pour qu’au détour d’une phrase, une sensation, une bribe de souvenir, un éprouvé chez la patiente ou chez l’analyste conduisent sur la voie de la scène première, inaugurale (à huit ans dans le cas d’Emma). C’est à partir de la seconde scène, qui fait événement propice à discours, qu’à un moment inattendu, imprévisible, une émergence de la première scène – celle du trauma – va pouvoir prendre forme au travers d’un dire inouï. Ce qui n’avait jamais pu se dire, encore moins se penser, advient au travers du lien transférentiel.

Voici comment en substance Clotilde Leguil(7) positionne l’analyste : Quand quelqu’un a vécu une effraction sexuelle ou psychique, la psychanalyse va faire entrer dans le monde le traumatisme (lequel est toujours exclu de l’histoire) à condition de trouver le bon destinataire qui va accueillir et aider à déchiffrer ce que le sujet a vécu. Je partage cette définition de la possible rencontre avec l’analyste, qui, comme toute rencontre, peut n’avoir pas lieu ou être ratée. Peut-être est-ce là que se situerait la ligne de démarcation avec les neurosciences, dans cette « a-scientificité de la psychanalyse(8 ». Pour complexifier un peu la situation, Emma se souviendra d’être retournée à l’épicerie après y avoir subi l’attentat sexuel. Comment s’expliquer ce paradoxe de retourner sur le lieu du crime (subi et non commis) ? Ce que permet le travail psychanalytique, c’est de supporter que la parole puisse se contredire, désobéir à la rationalité du jugement objectif. Freud mettra plus d’une vingtaine d’années pour parvenir à théoriser la compulsion de répétition, c’est-à-dire ces étranges conduites, qui peuvent nous amener à répéter une expérience désagréable ou nocive. Comment se fait-il qu’un scénario se reproduise alors que le ou les protagonistes ont changé ? Nous ne voulons pas que notre bien et cela nous reste hermétique, tout autant qu’énigmatique. L’analyste n’entre pas en complicité avec cette destructivité, mais il peut en pointer le caractère répétitif, souligner ce qui se reproduit en faisant le lien avec ce qu’il a déjà éprouvé dans son écoute. Il peut aussi repérer les loyautés inconscientes à l’œuvre.

L’un des films primés cette année au Festival International du Film de femmes de Créteil (où il a obtenu la Mention Spéciale), A thief’s daughter, de Belén Funes, relate l’histoire de Sara, une jeune mère célibataire de 22 ans, dont le père, récemment sorti de prison, tente de renouer avec elle et son jeune frère. Le père de l’enfant de la jeune femme, bien que séparé d’elle, est présent et soutenant. Constatant la toxicité du propre père de Sara, il la questionne : « Pourquoi tu ne tournes pas la page ?». Autrement dit : « Pourquoi ne renonces-tu pas à croire à ton père de tout temps défaillant ? » Et la jeune femme de répondre : « Parce que je le porte sur mon visage ». On ne renonce pas si facilement aux liens filiaux malgré le constat de leur nocivité. Parvenir à ce que « ni le son, ni l’image » puisse devenir réalité – c’est-à-dire plus de contacts – demande parfois du temps. Se séparer de parents toxiques suppose d’accepter d’être un.e traître à ses origines, de ne plus respecter le quatrième commandement biblique, faute d’avoir été considéré.e et respecté.e par celle et/ou celui à l’origine de notre venue au monde. La dette à l’égard de nos parents n’est pas un préalable, elle succède à la qualité de leur investissement à notre égard : s’ils n’ont pu nous offrir que de la haine et que nous sommes parvenus à ne pas hériter de cette haine transgénérationnelle en ne devenant pas nous-mêmes haineux, alors nous sommes quittes. Nous nous quittons, c’est là ma route(9), peut-on alors leur adresser sans culpabilité.

Que se passe-t-il au sein d’une famille ordinaire ? Un parent, deux parfois, chacun.e outillé.e d’une histoire familiale, dont il.elles sont dépositaires, font ce qu’il.elles peuvent pour élever leur enfant (l’élever ou parfois le rabaisser). Pour l’enfant, le monde, c’est ce que ses parents lui offrent, lui présentent (lui absentent quelquefois). C’est la boussole existentielle constitutive de sa représentation du monde. Bien entendu, du brouillage va survenir au travers des autres que l’enfant va croiser sur son chemin. Mais l’idéologie dominante, c’est celle qu’il trouve en rentrant à la maison. La crèche, la nourrice, l’école, les copains font partie des brouillages possibles. Ce sont des traîtres à lalangue(10) inaugurale. « Tradutorre, traditore » proclame l’adage italien : « traduire, c’est trahir ». En effet, les autres que je rencontre ne connaissent pas l’intimité de mon univers familial. Le leur diffère du mien. D’autres valeurs ont cours et c’est de pouvoir critiquer mes parents, ma famille, que je pourrai un jour m’en extraire pour aller faire ma vie ailleurs et autrement. Mais la source d’inspiration principale proviendra néanmoins de l’accueil reçu par les miens, de l’affection, du désarroi, de la présence, de l’absence, qu’ils auront pu me donner dès ma venue au monde. Selon la place que j’occupe, je vais porter le poids des aspirations, des déceptions, dont mes parents sont les dépositaires, peut-être les facteurs, et dont je serai le vecteur tout au long de mon existence.

L’enfant qui vient au monde constitue un symptôme potentiel, en ce qu’il va incarner tous les impensés familiaux. En grandissant, l’enfant interroge nos zones d’ombres. Ce que nous ignorons, ce que nous ne sommes pas parvenus à dénouer pour notre propre compte, l’enfant va l’interroger. La reconnaissance, c’est ce à quoi chacun d’entre nous aspire tout au long de son existence. Cette reconnaissance survient dès notre naissance, puisque l’état civil nous le réclame.

À l’occasion de recherches généalogiques, j’ai fait une découverte liée à la conjugaison d’un verbe, dont j’ignorais l’existence. Je lis sur un acte de naissance la formulation « dont il n’appert aucune reconnaissance ». La mère n’avait pas fait la démarche d’aller reconnaître son enfant et, s’agissant d’une fille mère, point de géniteur ne s’était non plus manifesté. « appert » est la conjugaison du verbe apparoir, un verbe impersonnel, qui a la particularité de ne se conjuguer qu’à l’infinitif et à la troisième personne du présent de l’indicatif. Sa signification est proche de se manifester, apparaître. Lorsque je lis cette curieuse formule, « dont il n’appert aucune reconnaissance », je ne peux m’empêcher d’entendre l’homophonie, qui m’indique qu’il n’y a pas de père dans cette histoire. Autant vous dire qu’à la naissance de mes enfants, je n’ai pas traîné pour me rendre à la mairie afin de déclarer leur naissance !

La reconnaissance nous poursuit toute notre vie durant au travers des signes que nous manifestent les uns et les autres. Souvenons-nous d’Emma, la patiente de Freud, qui questionne les signes de moquerie des vendeurs à son entrée : que reconnaissent-ils chez elle qu’elle ignore ? Parents, enseignants, ami.es, patrons et collègues, voisin.es et inconnu.es n’ont de cesse de nous envoyer, volontairement ou à leur insu, des signes de reconnaissance. Il est une catégorie singulière, qui manie avec brio ces enjeux, ce sont ceux qui naviguent dans les fonctionnements pervers. Ils décèlent avec une acuité remarquable nos zones de vulnérabilité et vont appuyer là où ça fait mal. Je crois que, pour s’en défendre, il faut outiller les enfants en les alertant sur l’inexistence du Père Noël et des princes charmants. Il faut également affirmer haut et fort combien la vie est injuste. Calimero(11) l’exprime sur le mode de la plainte, mais cette présentation est limitative. Je pense qu’il faut être plus radical et rappeler que l’adjectif juste peut renvoyer aussi bien à la justesse qu’à la justice. Nous pouvons lutter pour l’égalité des droits humains, mais ne pas nous illusionner en supposant que nous serions égaux. Notre venue au monde est totalement inégalitaire, que ce soit géographiquement, économiquement, ou d’un point de vue sanitaire. C’est un fait à affirmer comme base de départ pour affronter le monde ensuite. « Tu as choisi de naître », déclarait Françoise Dolto. Si nous devons tout à nos enfants (et non l’inverse), cela ne les exonère pas de leur engagement subjectif dans leur existence. Au plus, nous parents aurons fait un peu de ménage dans les désordres de filiation, que nous ont légués nos ancêtres, au plus nous permettrons à notre descendance d’entreprendre sa propre quête désirante.

Ce texte a été prononcé à Paris, le 31 mai 2021, incidemment jour de fête des mères, à l’invitation de Cecilia da Mota, sculptrice, dans le cadre des Journées Portes ouvertes des ateliers d’artistes du 20ème.


Daniel Charlemaine
31 mai 2021

 
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Bibliographie


Filmographie


Notes

(1) Le DSM est le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. C’est toujours intéressant ce recours au chiffrage des individus pour affirmer la scientificité de la démarche. Ce qui me pose problème, c’est que la méthodologie statistique nécessite de faire rentrer les individus dans des cases, dans des catégories, dans des tableaux et que les modalités de classement restent, selon moi, souvent discutables. Les repères de mon écoute risquent d’être différents, infléchis, si je dois remplir un tableau à l’issue ou au cours d’un entretien.

(2) On pourra approfondir cette question dans le chapitre 6, « Hyperkinésie et absentéisme », de mon livre L’inconscient à l’épreuve du scolaire, Col. Psychanalyse et clinique, Érès, 2002.

(3) Le film Hors normes d’Éric Toledano et Olivier Nakache donnait un aperçu saisissant du désastre sanitaire des possibilités d’accueil des troubles psychiques. Les signaux alarmistes de la pédopsychiatrie ne manquent pas.

(4) Clin d’œil à la chanson de Barbara, cette série de podcasts produits par Louie Media a été créée à l’initiative de Charlotte Pudlowski.

(5) J’ai créé ce néologisme pour l’occasion.

(6) Observatoire International des Prisons, section française, Femmes détenues.

(7) Lors de l’émission radiophonique sur France Inter L’heure bleue du mardi 16/03/21, où Laure Adler l’avait invitée en compagnie de Camille Kouchner.

(8) En hommage à Joël Dor.

(9) Hommage cette fois à Octave Mannoni.

(10) Référence au néologisme créé par Jacques Lacan.

(11) Charlemaine (Daniel), « En quête des origines – Enquête aux origines ».

 
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Dernière révision : jeudi 10 juin 2021 – 23:00:00
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