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Monsieur de Robien plus fort que monsieur Jourdain
(À propos des polémiques sur la lecture)

 

 
Un texte d’Eveline Charmeux
professeur honoraire de l’IUFM de Toulouse
auteur de nombreux ouvrages sur l’enseignement de la lecture et de la langue


Autre publication  Cet article a été également publié sur le site de Philippe Meirieu (format PDF).
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On se souvient que monsieur Jourdain – et Jean-Marie Bigard nous le rappelle fort opportunément ces jours-ci – était tout bouleversé d’étonne­ment et d’admiration lorsque son professeur lui fit découvrir que « tout ce qui est prose n’est point vers et que tout ce qui est vers n’est point prose ».

Beaucoup plus fort, monsieur de Robien affirme, lui, avec une splendide assurance que « tout ce qui n’est point global est syllabique et que tout ce qui n’est point syllabique est global »(1). Las ! Monsieur de Robien commet ici une erreur de raisonnement, fort grave, et qui lui ferait perdre des points dans l’un de nos IUFM, au CRPE(2)... Heureusement pour lui, il n’y est jamais allé !

Il est possible qu’en matière d’Assurances(3), les modèles mathémati­ques du raisonnement par l’absurde – si A implique non B, alors non A implique B – soient un outil intéressant... Encore qu’on puisse être sceptique là-dessus, même dans ce domaine assez loin finalement de la rigueur mathématique, mais en matière de Sciences Humaines, en revanche, l’outil craque de partout.

Disons-le bien fort et bien haut : on peut être non syllabique et pas du tout global.

En fait, ce que le ministre appelle un point de départ global(1) n’a rien à voir avec cette notion. Deviner et mémoriser des mots globalement, cela ris­querait de saturer la mémoire de nos chers petits, comme il nous le rappelle, se fondant sur une étude attentive des Shadoks, dont on se souvient que leur mémoire ne pouvait retenir que 4 syllabes : GA, BU, ZO et MEU.

Mais justement aucun danger de ce côté-là : outre que nos enfants ont une mémoire plus grande que celle des Shadoks, nul ne leur en a jamais demandé autant, et ce, pour une raison très simple, qui est que l’identification des mots d’un texte (par le déchiffrage ou globalement, la différence est sans importance) ne saurait être la première activité d’une tâche de lecture. Sans un contexte, un mot, en français, ne peut pratiquement jamais être interprété. Pouvez-vous me dire ce que signifient les mots : « volume », « masse », « livre », « lit », « milieu », « droit », « gauche », « fort », « frais », « rouge », « neutre », ou des milliers d’autres ?

Pour savoir ce qu’ils veulent dire, il faut que je sache dans quel type d’écrits ils figurent.

C’est donc par les types d’écrits qu’il faut commencer l’apprentissage de la lecture, et par la découverte de cette propriété du lexique français de n’avoir de sens que par son environnement textuel.

Or, commencer par les types d’écrits et par une conduite d’exploration de ces écrits pour les reconnaître, et en repérer les fonctions, ce qui permettra de formuler des hypothèses sur le sens des mots qui s’y trouvent, cela n’a rien de « global ». Et pour utiliser l’argument massue des Neurosciences, c’est aussi de nature à stimuler les deux hémisphères du cerveau, dont on sait très bien qu’ils doivent l’être de façon équilibrée. Une telle exploration requiert en effet, des opérations nombreuses d’analyse, de raisonnement, de mises en relation (donc d’assemblages !) qui n’ont strictement rien à voir avec la mémorisation globale de mots plus ou moins isolés.

De plus, il est peut-être bon de rappeler à un ministre un peu trop enclin à éliminer ce qui le gêne, que lire c’est aussi autre chose que reconnaître des mots : c’est une autre manière de vivre, avec des objets particuliers qu’il faut savoir manipuler, et qu’il faut avoir apprivoisés. Lire, c’est être capable d’utiliser ce qu’on a lu, pour agir, pour réfléchir, pour apprendre, pour comprendre le monde où nous vivons.

Rappelons enfin qu’enseigner la lecture (ou toute autre chose), c’est un « jeu qui se joue à deux », selon la jolie formule d’Yves Chevallard. L’élève, en face, n’est point un récipient à remplir, mais une personne à part entière, qui a des savoirs, des représentations, des croyances, qu’il faut impérati­vement prendre en compte si l’on veut qu’il puisse les transformer et les enrichir.

Décidément, Monsieur de Robien ferait bien de revoir ses mathémati­ques et la logique des propositions : la notion de « ministre » implique-t-elle celle de « raisonnement juste » ? À voir...

Eveline Charmeux
Février 2006

 
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(1) Allusion à la Circulaire n° 2006-003 du 3 janvier 2006, Apprendre à lire, en particulier à ce passage : « L’automatisation de la reconnaissance des mots nécessite des exercices systématiques de liaison entre les lettres et les sons et ne saurait résulter d’une mise en mémoire de la photographie de la forme des mots qui caractérise les approches globales de la lecture : j’attends donc des maîtres qu’ils écartent résolument ces méthodes qui saturent la mémoire des élèves sans leur donner les moyens d’accéder de façon autonome à la lecture. » Dans sa conférence de presse du 05 janvier 2006, en ligne sur le site du Ministère, il s’enfonçait lourdement en affirmant : « En revanche, des méthodes « à départ global » continuent d’exister : j’entends par là, avec les chercheurs (...), toutes les méthodes qui font commencer l’apprentissage de la lecture par une approche globale, et font intervenir trop tard l’apprentissage syllabique. Ces méthodes à départ global, sous les noms de « semi-globales » ou « mixtes », sont très couramment utilisées encore aujourd’hui. »

(2) Concours de Recrutement de Professeurs des Ecoles.

(3) Gilles de Robien, quand il ne fait pas fonction de Ministre des Écoles, exerce, depuis 1965, la profession d’agent général d’assurances à Amiens.

 
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Dernière révision : dimanche 16 février 2014 – 17:40:00
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