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Cafard de fumier : un parcours d’apprentissage

 

 
Un texte de Claudine Ourghanlian
 


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J’ai vu récemment L’apprentie sage-femme, une pièce puissante à laquelle une comédienne hors normes donne corps et voix.

Dans l’Angleterre médiévale, une petite vagabonde puante ne tisse aucune histoire commune avec les humains. Au mieux, ceux qui la croisent la stigmatisent et la relèguent, parfois même leur cruauté passe par une maltraitance physique. Cette enfant sans nom est recueillie par Jane La Pointue, une femme rude qui ne lui témoigne pas vraiment d’attachement, ne cultive pas la relation, ne forme aucun projet d’éducation ou de formation pour celle qu’elle surnomme « Cafard de fumier ».

Mais cette personne âpre exerce un métier fascinant qui touche aux mystères de la vie : elle est sage-femme et Cafard, servile, est appelée à participer aux tâches, plus ou moins ingrates, liées à l’exercice de cette profession. Elle assiste ainsi « au miracle du savoir de la sage-femme qui n’est peut-être pas si méchante ». Elle assiste dans les deux sens du terme : elle est témoin, et elle contribue.

Auprès de La Pointue, la gamine qui n’était rien va peu à peu former le projet d’apprendre et même entrevoir la perspective de devenir quelqu’un.

Quelques semaines plus tard, je ressens encore l’onde de choc de ce conte initiatique, adapté d’un texte de Karen Cushman(1) par Philippe Crubézy. Mais, s’il continue à me happer, il sollicite aussi ma réflexion : quel est ce chemin initiatique qu’emprunte la fillette misérable pour naître au monde ? Comment se tissent apprentissages et quête d’identité ? En tant qu’enseignante, comment cette histoire me parle-t-elle ?

Peut-être vaut-il mieux que ceux qui projettent de voir cette pièce(2) diffèrent la lecture de ce texte... Rien de dramatique toutefois s’ils n’y parviennent pas, car la performance de l’actrice leur fera oublier tout ce qu’ils pensaient savoir de l’histoire pour le redécouvrir sous le souffle et les coups de poings des mots. Nathalie Bécue incarne parfaitement la rusticité des manières, la détresse et le sentiment d’indignité qui tordent les viscères, les petites lumières à fleur de peau...

Sécurité, stabilité

Observons tout d’abord que ce parcours initiatique commence lorsque l’enfant des rues trouve un toit la mettant à l’abri des grands dangers. Pour devenir, il faut déjà exister et donc que la question de la survie ne soit plus posée. Quand la faim, le froid, les pierres et les bâtons s’éloignent, un commencement devient possible.

Avoir un lieu de vie, c’est aussi entrer dans un réseau minimal de relations et dans une logique d’adaptation : il s’agit à présent pour Cafard de se situer par rapport à la personne qui la recueille, ses désirs, ses exigences. Pour se faire accepter, elle doit décoder ses attentes, comprendre ses réactions.

Ce « commencement » me renvoie à un autre : l’entrée à l’école maternelle. Nous oublions trop souvent à quel point l’école est un milieu complexe dont le jeune enfant ne maîtrise pas les codes. Combien d’enseignants de petite section organisent-ils la première année autour de la construction de sens que nécessitent la séparation et l’amorce d’une scolarisation.

Par ailleurs, si chacun admet assez facilement que l’enfant doit acquérir des repères pour se construire comme personne, se poser comme sujet et se situer comme élève, quel intérêt porte-t-on aux repères affectifs, pourtant essentiels au sentiment de permanence de soi sans lequel on ne peut ni penser, ni créer, ni percevoir le monde comme potentiellement compréhensible et maîtrisable ? Sommes-nous stables et prévisibles dans nos réactions ? Sont-elles contenantes ou explosives ? Acceptons-nous d’être support d’identification ? Aidons-nous chaque enfant à « se sentir accompagné de l’intérieur par une présence qui lui montre de la non-peur de grandir, tout en reconnaissant qu’il est légitime d’avoir peur, d’être maladroit ou désorienté »(3). « Qui peut prétendre faire abstraction de la relation pédagogique, de cette rencontre entre des personnes vivantes et désirantes (...) ? »(4).

Ressentir des émotions

L’éloignement des risques vitaux et la stabilité d’un lieu de vie fournissent à Cafard une sécurité à partir de laquelle les situations acquièrent peu à peu des significations. À travers elles, la fillette ressent bientôt des émotions qui lui étaient étrangères. Elle qui ne connaissait ni le rire, ni les larmes, devient un être sensible, capable de goûts et de désirs.

Notre école se fixe pour objectif « la raison ». Elle se centre de plus en plus tôt sur les dimensions cognitives et intellectuelles des apprentissages et suspecte, rejette ou dénie les dimensions émotionnelles liées aux contextes et processus d’apprentissage.

Quand elle envisage de prendre en compte les émotions, c’est bien souvent en important du Canada des « programmes » qui enseignent à comprendre et maîtriser des émotions, pour mieux favoriser la construction précoce de comportements pro-sociaux. Or avant de comprendre et de maîtriser, il faudrait vivre, ressentir, partager. Trop de jeunes élèves de maternelle restent « hors jeu », « hors je », pétrifiés, repliés ou au contraire explosés parce l’espace de la classe n’est pas suffisamment hors menace pour permettre de rire, de s’émouvoir, de s’attrister, de s’inquiéter, de s’offusquer, d’espérer, ensemble et parfois seul, et parce qu’elle accorde davantage d’importance aux savoir-faire qu’aux savoir-être, trop souvent limités au seul « être sage ».

Or, la capacité à se représenter, le désir de découvrir, d’apprendre, ne se développent chez le bébé que dans le cadre d’une communication essentiellement émotionnelle avec sa mère. L’école maternelle mais aussi tous les lieux d’éducation qui ont entre autres pour mission de faire entrer dans l’espace symbolique ceux qui y sont encore insuffisamment initiés, doivent réintroduire des temps de communication émotionnelle, ne serait-ce qu’à travers l’expérience du corps et le partage des histoires...Sans elle, la production d’images est trop restreinte pour permettre le travail de la pensée.

Se sentir responsable des vivants

Cafard sauve de la noyade un chat que d’autres gamins ont maltraité, puis un petit tortionnaire dont elle a été la victime, humiliée et battue. C’est en prenant une responsabilité vis-à-vis des autres qu’elle pourra progressivement se sentir responsable de son propre destin.

Le terme « solidarité » renvoie souvent à des attitudes et des actions qui s’exercent des plus chanceux envers les plus démunis. Il recouvre ainsi un processus un peu pervers, puisque renforçant une dissymétrie qui entretient un sentiment d’indignité. Celui « qui reçoit » est convaincu encore davantage de valoir « moins » que ceux qui sont en mesure de l’aider. Celui qui ne pourra jamais rendre ce qui lui a été donné se retrouve placé dans une situation de dette et de dépendance.

Nous pouvons pourtant par des moyens simples limiter ce processus, ne serait-ce qu’en reconnaissant et valorisant l’entraide spontanée, quelle que soit sa nature. Chacun rend des services aux autres : retrouver un objet perdu, consoler, ramasser un manteau perdu...Même le plus démuni a des témoignages de reconnaissance des autres, des gestes d’attention et de don. Les enfants apprennent très vite à saisir à leur tour ces gestes, à les valoriser. Lorsqu’ils peuvent dire « lui aussi se préoccupe de vous, on est importants pour lui », la place de ceux qui pourraient être tenus à l’écart du fait de leurs difficultés se trouve modifiée.

Nous pouvons aussi proposer des moments d’apprentissage informels qui permettent un tissu relationnel plus riche. En dehors des enjeux académiques et de la relation hiérarchique maître-élèves, tous les élèves peuvent se sentir et se montrer compétents dans un domaine ou un autre : le dessin, les constructions, la mémoire spatiale, les codes de la BD, .... Ils peuvent essayer et recommencer, sans souci de jugement, osent demander des conseils, de l’aide, vivent parfois des moments d’équilibre où chacun reconnaît la valeur de ce que fait l’autre. Ces temps contribuent fortement à faire du groupe-classe un groupe amical et sécurisant tourné vers l’entraide.

Mettre des mots sur ce qu’on vit

Cafard parle à son chat comme on parle tout seul, mais elle a le sentiment qu’il l’écoute, qu’il n’est pas indifférent à ce qu’elle vit. Cette relation affective la sort du sentiment de non-valeur. Quelqu’un compte pour elle et elle compte pour quelqu’un. À cet être qui lui est cher, elle raconte sa vie, d’abord de façon rustique, puis en lui donnant du sens. Sa langue évolue, s’enrichit au fil du récit en dépit des fêlures. D’abord, ses phrases sont sans sujet, puis elle parle d’elle à la troisième personne, et parfois ose le « je ».

Elle se trouve en reconstruisant son parcours, en contant son histoire, sa vie en attente de confirmation. Ce faisant, elle apprend à dialoguer avec elle-même, à s’accompagner de l’intérieur par le langage, à gérer à la fois la réalité extérieure et son identité comme deux instances complémentaires et non dissociables.

L’auto-biographie est à la mode et on y voit même une condition nécessaire pour s’intégrer à la société économique hypermoderne. Dès le collège, on apprend aux élèves à donner de la cohérence à leur parcours et à leurs « choix ». Espérons que l’école élémentaire sera encore un temps protégée de ces exigences qui font reposer sur le sujet la responsabilité d’une éventuelle exclusion. Nous ne devons cependant pas oublier que l’enfant a une histoire, qu’il est sur une trajectoire de vie et que tout n’est pas déjà écrit. L’école ne saurait réduire l’enfant à l’élève et, pour cela, elle doit prendre en compte son vécu, l’entendre dans ce qui fait sa différence. C’est à cette condition qu’il pourra comprendre, accepter et respecter les exigences de développement et ses préoccupations exogamiques du milieu scolaire. L’accueil que l’enseignant fait aux récits de vie spontanés, la façon dont il relève et relaie les réflexions du type « avant je...maintenant je... », la place faite à l’imaginaire, à l’anticipation du « quand je serai grand », contribuent à l’ouverture d’un horizon temporel. Comme le souligne Jacques Lévine, « Grandir c’est être constamment, et en même temps sollicité par ces deux directions. Cette lutte entre l’avant et l’après (...) peut devenir un pénible écartèlement »(5) pour les enfants qui n’ont pas, dans leur famille ou à l’école, les moyens de la verbaliser et de réaliser qu’elle est partagée par d’autres.

Voler le savoir pour sortir de la disqualification

Cafard comprend que la femme qui l’héberge sait des choses importantes qu’elle-même ignore, des choses qui la rende importante, voire indispensable. Elle identifie cette personne comme compétente et décide de s’approprier, par l’observation, au moins en partie son savoir-faire. Cette observation n’est nullement passive puisque « l’apprentie » se concentre de manière sélective sur certaines procédures et met en jeu extraction, association, mémorisation des caractéristiques de l’activité d’autrui. « Je la regardais faire, faufilée dans les chaumières. Une coquille d’œuf remplie de jus de poireau et de mauve précipite la naissance, savez-vous ? C’est comme ça. Caresser le ventre de la mère avec le sang d’un crâne rend l’accouchement plus facile. (...) Toutes ces choses, je les ai apprises en regardant la sage-femme dans son travail. »

Cela m’interroge à la fois sur le statut de l’imitation et sur celui du choix. Quand permettons-nous aux élèves d’identifier des camarades comme possédant des compétences non académiques qu’ils aimeraient bien acquérir (dessin, constructions, connaissance des chevaux, danse, mémoire... ?). Quand permettons-nous aux enfants et aux jeunes qui nous sont confiés de définir, au moins en partie, ce qu’ils veulent apprendre ?

Bandura(6) observe que si l’on apprend à travers ses propres actions et l’observation de ses conséquences, l’observation d’autrui peut également solliciter de façon intensive le raisonnement hypothético-déductif. On apprend aussi en observant les autres et les conséquences de leurs comportements. En tant qu’enseignante de maternelle puis enseignante spécialisée, j’ai pu observer que l’idée même d’un contrôle continu de l’action se développe plus facilement à travers le statut d’observateur : l’enfant qui observe pense plus facilement les possibles (« j’aurais dû faire comme ça, on peut faire comme ça...») que celui qui agit.

Cafard ne se contente pas d’observer, elle épie, en ayant conscience que certains savoirs lui sont interdits et qu’elle court le risque de déplaire en voulant y accéder. En épiant, elle franchit d’ailleurs les limites de la vie privée.

Rappelons que, pour la psychanalyse, le désir de savoir se développe à partir des grandes énigmes et notamment celles des origines et de la naissance. Boimare nous invite à parler des origines avec les élèves, en nous appuyant sur des œuvres culturelles, pour ne pas les laisser dans une pensée chaotique.

Muriel Briançon(7), menant une recherche sur le désir de savoir, en vient à s’intéresser aux élèves de l’école primaire qui expriment une vive curiosité à l’égard de leur maîtresse ou de leur maître. Elle se demande s’il existe un lien entre cette curiosité et le niveau scolaire. Elle conclut que c’est à la fois un puissant moteur pour apprendre et un risque « d’engluement potentiel de la pensée ».

Ouvrir son monde, avoir l’idée d’un ailleurs à conquérir

Cafard accompagne la sage-femme dans différentes maisons et découvre des réalités sociales qui lui étaient inconnues. Un jour, elle est chargée de se rendre à la foire. Profusion de vie, de bruits, d’objets, d’odeurs, de couleurs, brassage social...Elle découvre, par l’émerveillement, qu’il existe autre chose que le petit monde étriqué de son village, qu’elle a encore à découvrir, à conquérir, qu’il y a des réalités sociales auxquelles elle peut participer. En sortant de son lieu de vie habituel, elle sort de son identité-carcan de personne inintéressante, elle change de statut, devient une personne à qui l’on s’adresse par la parole, une personne qui mérite un nom et à qui on peut demander ce qu’elle veut. Elle comprend qu’elle n’est pas réductible à ce seul surnom « Cafard », Cafard s’appellera désormais Alice (parce qu’elle est passée « de l’autre côté » ?) Elle est devenue un être multiple, différente dans différents regards. Et qui va avoir à faire des choix. Sa vie vient de basculer.

Est-il inutile de redire que les élèves en grande difficulté, ou ceux des CLIS 1 pour lesquels on reconnaît un handicap cognitif en masquant un fréquent handicap social, sont ceux dont le monde est restreint, ceux qui ne sortent pour ainsi dire jamais de leur quartier, de leur village, qui ne partent pas en vacances, n’appartiennent à aucun club ?

L’ailleurs de la télévision participe d’un ailleurs « rêvé » mais ne pose aucunement un « ailleurs » à conquérir. Pouvons-nous repenser les « sorties pédagogiques » autour de cet objectif ?

Faire face à l’imprévu, prendre le risque de faire ce qu’on ne sait pas faire

Cafard se retrouve dans la situation d’aider à mettre au monde un petit veau, de mobiliser tout ce qu’elle a vu, tout ce qu’elle a retenu. Elle le fait sans parvenir à faire le tri de ce qui est pertinent ou non dans la situation présente. Parce qu’il y a une panique face à l’urgence, mais aussi parce qu’il faut dominer les sentiments d’incompétence et d’usurpation et encore parce qu’elle a une représentation « magique » du savoir, recherche la bonne formule.

Lorsqu’elle aide à la venue d’un nouveau-né dont Jane la Pointue a renoncé à s’occuper, elle pense être devenue quelqu’un qui sait « faire passer par le tunnel de la naissance les créatures de Dieu ». Mais lorsqu’elle échoue, ses illusions de toute-puissance s’effondrent, elle voit dans son échec la preuve de ses manques et de son insignifiance. Le regard moqueur et triomphant de celle qui l’a formée provoque une blessure narcissique profonde, Alice renonce et s’enfuit, convaincue à nouveau de son indignité.

Apprendre est une épreuve, le changement suscite des sentiments contradictoires. L’histoire d’Alice souligne combien le sentiment de compétence, qui détermine en grande partie la motivation à s’engager dans l’action et le maintien d’une activité cognitive adaptée à la résolution des problèmes, restera toujours fragile chez ceux qui ont connu la disqualification et n’ont pas la sécurité de base nécessaire. Pour eux, tout échec sera une remise en cause et suscitera des réactions émotives dévastatrices. Serge Boimare observe que les apprentissages qui sollicitent des qualités psychiques génèrent des déséquilibres qui déclenchent des craintes excessives et des projections violentes chez ceux qui ne les possèdent pas(8).

Se laisser approcher par les savoirs académiques

Alice est embauchée dans une auberge que fréquente « l’homme qui sait lire ». Un homme dont elle n’ose pas approcher, convaincue que quelqu’un comme elle ne peut pas respirer le même air que quelqu’un comme lui. Lorsqu’il s’adresse à elle, submergée par l’émotion, elle se ferme ou s’enfuit. Percevant et respectant ses défenses, il lui témoigne qu’il reconnaît ses peurs, il la sollicite doucement, à distance. Pour l’apprivoiser, pour lui parler, pour lui apprendre à lire, il a l’idée de s’adresser...au chat !

Cela m’interpelle sur la volonté d’enseigner qui, lorsqu’elle est trop « visible » ou trop exigeante ou lorsqu’elle ne respecte pas les défenses, renforce l’insécurité et le retrait des plus farouches. Un compromis avec ses propres désirs vis-à-vis de l’autre est souvent nécessaire.

Cela m’interroge aussi sur « la bonne distance » qu’il faut trouver face aux élèves les plus éloignés des savoirs scolaires, tout en étant bien conscient qu’il n’existe pas de bonne distance absolue, mais plutôt des ajustements successifs dans un contexte singulier, en fonction des personnalités présentes, sur la base des signaux reçus, pour peu que l’on y soit attentif.

Passer du désir de savoir au désir d’apprendre

Alice prend la décision de revenir chez la Pointue, d’affronter son courroux et d’affirmer ce quelle souhaite. Elle se dit prête à faire des erreurs, à les analyser, à recommencer en ajustant progressivement ses actes aux situations qu’elle rencontrera. Entre le rêve et le deuil, elle sait à présent qu’elle n’est ni impuissante ni toute puissante, qu’elle peut tout simplement APPRENDRE et que cela signifie ne plus être servile mais accepter une dépendance librement choisie.

Après s’être défendue de l’effondrement par la fuite, Alice rétablit son équilibre et sa volonté. Elle fait preuve de résilience en reparcourant les événements de sa vie et en les intégrant à son histoire personnelle. Elle ne nie pas ses erreurs et ses échecs et peut aussi prendre en compte ses progrès et ses réussites. Les uns comme les autres relèvent d’épreuves dont elle peut sortir grandie. Ce qui lui donne cette ressource, c’est essentiellement la rencontre avec la patronne de l’auberge et avec le magistrat Reese qui lui apprend à lire. Grâce à eux, elle prend conscience de ses potentialités et de ce qu’elle veut.

Ce conte initiatique nous rappelle que tout apprentissage :

Il nous invite à regarder, reconnaître et accompagner ces enfants discrets au risque de l’effacement, ceux qui ne se sentent pas dignes qu’on s’intéresse à eux, ceux qui n’imaginent même pas être capables d’apprendre, ceux qui trouvent normal qu’on les rudoie. Ceux dont on ignore la vulnérabilité et les parasitages émotionnels et relationnels pour se convaincre plus vite qu’ils sont « bien gentils mais surtout très limités ».

Il nous invite à regarder, reconnaître et accompagner ces vies précaires, ces enfants qui ont déjà conscience, dès l’école primaire, d’être au bord de la cité, de faire partie des insignifiants et des jetables, et qui, puisqu’aucune confiance en soi n’est possible, sont déjà exclus intérieurement, psychiquement.

Il souligne l’importance du sentiment de valeur de soi et combien il est tout autant dépendant des relations affectives que des réalisations. Si la famille joue généralement le rôle principal dans l’installation de la sécurité de base, les professionnels de l’éducation ont un rôle non négligeable. Ils contribuent à orienter, sur le long terme, la façon plus ou moins positive dont la personne se situe par rapport à elle-même, sa propre valeur, son avenir...à permettre d’envisager la vie comme une aire potentielle permettant de nouvelles rencontres et de nouvelles expériences. Ils peuvent aussi, si les sentiments d’insécurité et d’indignité ne sont pas reconnus ou respectés, les renforcer en secouant les endormis, en manifestant de l’agacement face aux inhibés, en traitant d’empotés ceux qui sont convaincus d’avance qu’ils ne sauront pas.

L’expérience de cette pièce qui à la fois me bouleverse et sollicite ma réflexion me renvoie une nouvelle fois à Jacques Lévine : « Se mettre en état d’écoute, c’est d’abord vérifier qu’on est porteur de deux épaisseurs de peaux » : le moi-peau émotionnel touché par les émotions et les sentiments contradictoires et le « moi-peau professionnel qui correspond à la fonction de tiers. Cette fonction s’alimente au fait fondamental que nous appartenons à un corps de métier ». Elle doit nous permettre d’utiliser intelligemment notre moi-peau naturel et sensible.

Claudine Ourghanlian
Décembre 2013

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Bibliographie complémentaire

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Notes

(1) Karen Cushman, The Midwife’s Apprentice, 1991 (1997).

(2) Les dates des représentations pour l’année 2014 se trouvent ICI.

(3) J. Lévine et J. Moll, Je est un autre, Éditions E.S.F., 2000.

(4) P. Meirieu, Apprendre oui, mais comment ?, Éditions E.S.F., 1987.

(5) Voir cet article de J. Lévine (format PDF).

(6) A. Bandura, L’apprentissage social, Pierre Mardaga éditeur, 1980.

(7) M. Briançon, Ces élèves en difficulté scolaire qui se dissent d’abord curieux du maître, L’Harmattan, 2011.

(8) S. Boimare, Ces enfants empêchés de penser, Dunod, 2008.


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Dernière révision : lundi 16 décembre 2013 – 14:30:00
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