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L’empêchement de penser des enseignants

 

 
Un texte de Claudine Ourghanlian
Enseignante spécialisée


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Publication originale  Ce texte a été initialement publié sur le site de Claudine Ourghanlian, liens & marges (enseignement spécialisé et culture). NOTA : Ce site n’est plus en ligne actuellement.

 

Le travail constitue en France une condition de reconnaissance sociale. Pourtant, le stress et l’insatisfaction pèsent de plus en plus sur la vie professionnelle, au point qu’il devient légitime de se demander si l’attente d’une réalisation professionnelle de soi ne crée pas un facteur particulier de vulnérabilité. Analysant ce phénomène, Yves Clot(1), professeur en psychologie du travail, dégage notamment le dilemme de la « qualité empêchée ». Les choix budgétaires, le management par la performance ou encore l’organisation du travail engendrent chez les salariés un sentiment d’empêchement à « bien faire son travail ». Non seulement ils estiment que leur expérience professionnelle n’est pas reconnue, mais ils souffrent de ne plus se reconnaître eux-mêmes dans la réalité professionnelle qui est devenue la leur.

 

Ce dilemme est particulièrement ressenti dans les métiers de la relation : lorsqu’ils impliquent une relation d’aide ou de responsabilité vis-à-vis d’autrui (professions de la santé, de l’enseignement, du secours), les métiers génèrent davantage de stress professionnel. Concernant les enseignants, plusieurs études (voir notamment l’enquête menée par la MGEN(2)) confirment la pénibilité de leur travail et mettent en évidence un burn-out (syndrome d’épuisement professionnel) lié à un état psychique particulier : le sentiment d’être totalement vidé des ressources nécessaires pour faire face aux exigences du travail. On reconnaît au burn-out différentes composantes : l’épuisement émotionnel, le vécu de dépersonnalisation, le sentiment de non-maîtrise de l’environnement, la perte du sentiment de réalisation personnelle. Qu’en dit-on ? Le ministère dénonce l’absentéisme ou le manque de performances ; quant aux médias, ils s’emparent régulièrement de ce « malaise » ou de cette « souffrance » comme d’un sujet convenu auquel est appliqué un raisonnement explicatif de type causal. L’état des enseignants est présenté comme déterminé par des conditions de travail de plus en plus « adversives ». Des « pertes » sont régulièrement pointées : perte d’un statut social enviable, perte de l’autorité liée au statut du maître, perte de la confiance absolue autrefois accordée par les parents aux enseignants (ceux-ci se trouvent contraints de faire en permanence leurs preuves dans un climat de suspicion et de judiciarisation).

Cet épuisement professionnel des enseignants tend désormais à devenir davantage un objet de recherches. Certaines se penchent, dans une approche plus systémique, sur les réactions à ces situations qui peuvent limiter ou au contraire renforcer leur effet stresseur (stratégies de coping), ou encore tentent de relier les logiques d’adaptation individuelles et les logiques d’adaptation collectives(3). La France étant très friande des modèles venus du Canada, un nouveau sujet de recherche émerge : la résilience des enseignants, présentée comme le parfait contrepoint de l’épuisement professionnel(4). Il s’agit de dégager les facteurs personnels susceptibles de garantir une adaptation dynamique positive et un développement personnel et professionnel alors même que l’enseignant est exposé à une situation d’adversité générant un stress significatif. Ces recherches invitent à se centrer davantage sur les facteurs de protection que sur les facteurs de risque, et s’intéressent prioritairement aux sujets capables de surmonter les obstacles. Cette approche propose une issue au fatalisme, c’est son intérêt, mais elle comporte également un double danger : celui de contribuer à requalifier tout problème social en problème psychologique et celui de légitimer le stress comme facteur de développement professionnel. Afin « d’être à nouveau fonctionnel et en mesure d’accomplir adéquatement son travail, l’enseignant doit entrer dans un processus de réintégration où il devra mobiliser divers processus de protection, par exemple, un processus de développement professionnel qui favoriserait l’amélioration de ses compétences professionnelles » (Leroux, 2008).

 

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Mon projet n’est pas de faire un état des lieux de ces recherches mais de répondre à une invitation, celle du psychanalyste Roland Gori, très engagé dans les débats actuels. Dans son récent ouvrage, La Dignité de penser(5), il dénonce l’expansion d’une civilisation technique et marchande qui instaure de façon insidieuse de nouvelles valeurs, de nouvelles façons de vivre et un formatage des subjectivités. Cette colonisation s’effectue selon lui par le biais d’un nouveau type de langage, voué à l’instant. Il s’agit du langage de l’information qui nous institue comme récepteurs passifs et nous impose des formes de communications standardisées. Un tel type de langage relègue tout autant la pensée critique que le « tricotage » fictionnel, si bien que la crise actuelle peut être interprétée comme « une crise du récit ». Le sujet individuel comme le sujet collectif, contraints d’utiliser des langages très formels, se trouvent empêchés de s’emparer de la parole pour « faire sens et histoire » à partir de leur expérience. Le « ressenti », le « narratif » et l’« interprétatif » sont devenus des modes de discours dépassés, à proscrire pour transformer sa pratique et conquérir à tout prix (et surtout à bas prix) la rationalité et l’efficacité. Les savoirs d’expérience qui passent par le récit se vident rapidement de la légitimité qu’ils avaient acquise. Roland Gori illustre en quelques chapitres les ravages du système technicien qui modélisent les hommes à travers des grilles standardisées. Il pose l’urgence de résister à la colonisation des esprits en retrouvant une capacité à penser et donc à parler avec soi-même et avec les autres. En tant qu’enseignante, je réponds à cet appel.

 

Penser ne va pas de soi dans le contexte actuel. Or, de cette capacité, dépend la dignité. La réflexion du psychanalyste-philosophe motive et fournit un cadre pour la mienne : je me propose d’interroger le malaise enseignant du point de vue de l’exercice de la pensée. Et si les enseignants étaient aujourd’hui « empêchés » de penser ?

Cette interrogation permet de ne pas rester « englué » dans le problème de la souffrance au travail des enseignants. Il ne s’agit nullement de l’ignorer, mais au contraire de la mettre en relief en la reliant à une nouvelle problématique : l’émergence d’un nouveau type d’enseignant.

 

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Si l’’envahissement de toutes les sphères de la société par l’esprit du management impose une façon de penser le monde en termes de rationalisation et de rentabilité économique, si les valeurs du savoir et de l’expérience, de la relation et de la parole, de la transmission et de la culture s’affaiblissent pour laisser place à une logique financière, on ne s’étonnera pas que même l’École ne soit plus protégée d’une conception économique de l’Homme. Elle ne fait plus rempart et cela installe chez les enseignants un vécu de désorientation : ils perdent le « sens » de leur mission. Sommés de produire des résultats mesurables, eux aussi doivent remplir des grilles, cocher des cases, référer à des normes de plus en plus étroites dans une frénésie d’évaluation. Leurs observations, leurs ressentis, leurs points de vue, leur capacité de juger sont disqualifiés à l’heure où les mots d’ordre sont l’objectivité, la régularisation, la normalisation. Ils sont poussés à n’appréhender les difficultés de leurs élèves qu’à travers des tests standardisés sans être amenés à croiser ces résultats avec ce que les élèves montrent et disent par ailleurs. S’installe alors parfois un sentiment de révolte, mais trop souvent un sentiment de dégoût et d’impuissance face à des réformes qui relèvent davantage de mesures budgétaires que de mesures pédagogiques et qui assurent la promotion d’individus bien adaptés aux exigences de l’entreprise.

La logique financière rencontre et entretient un climat d’insécurité. Les figures du chômeur, du SDF, de l’adolescent racaille et du pédophile fondent notre inconscient collectif. Dans un tel contexte, l’angoisse agite aussi le monde scolaire et atteint tous les acteurs de la relation éducative, celle de l’un renforçant celle des autres. Or, dès que la peur s’installe, apparaissent des phénomènes de diabolisation, de désignation d’un bouc-émissaire. Un climat de mépris renforce encore cette insécurité. Nous assistons à une dévalorisation collective des enseignants. Traités de nantis, de paresseux, de réfractaires au changement, accusés d’intolérance à la différence et d’incapacité à assurer la réussite de tous les enfants qui leur sont confiés, ils se sentent humiliés. Ils sont touchés dans leur image et dans leurs valeurs par des attaques émanant trop souvent de leur hiérarchie avant d’être reprises par les médias et les parents. Les dossiers « chauds », illettrisme, décrochage scolaire, harcèlement à l’école, sont mis en avant, ce qui constitue un mode de pilotage par le stress.

L’autre manette de ce pilotage est la surdité. Les difficultés concrètes des enseignants sont ignorées ou se heurtent au double langage des inspecteurs >qui compatissent, mais se retranchent derrière les textes officiels et défendent la mise en place des réformes qui s’empilent. Cela bien souvent sans y croire eux-mêmes et alors qu’ils constatent, impuissants, l’épuisement des enseignants et, dans certains cas, l’impossibilité de leur tâche. Fonctionnaires, ils « fonctionnent », et mettent en place des réformes dont ils perçoivent l’absurdité et l’inhumanité. Leur propre stress n’est pas moins lourd à porter que celui des enseignants.

Un tel déni des difficultés du métier conduit à demander aux enseignants toujours plus, à augmenter sans cesse la complexité des tâches : depuis 1989, la polyvalence attendue s’est considérablement élargie dans le champ de l’enseignement (langue étrangère, informatique, développement durable, histoire de l’art) comme dans ceux de l’évaluation (mise en place des livrets de compétences, des évaluations nationales, du livret validant l’atteinte des paliers du socle commun) ou dans celui de la remédiation (PPAP puis PPRE et maintenant aide personnalisée) ou encore dans celui du partenariat (projets d’école, projets de cycles, équipes éducatives, équipes de suivi...). Dans le même temps, la réussite de tous et l’adaptation aux besoins de chacun devenaient des exigences alors que les dispositifs-ressources tendaient à disparaître (suppression des aides-éducateurs, suppression des RASED, suppression des enseignants itinérants aidant à l’accueil des élèves en situation de handicap, réduction à peau de chagrin de la formation continue, pour ne pas parler de la quasi inexistence de la formation initiale sous couvert d’un recrutement disciplinaire au niveau du Master). On assiste ainsi à une non-reconnaissance des limites humaines et à une auto-dévalorisation des enseignants face à des demandes toujours nouvelles.

Ne négligeons pas non plus les défaites, et donc les atteintes narcissiques face aux élèves « difficiles ». Les enseignants sont de plus en plus seuls face à des élèves au vécu de cassure qui remettent en cause l’ordre scolaire, déstabilisent les certitudes et débordent les capacités contenantes. D’où parfois un envahissement par des émotions non élaborables qui conduit à une sorte d’empêchement de penser. Les supérieurs hiérarchiques de proximité n’ignorent pas cette solitude, mais ils n’ont guère de ressources extérieures à proposer quand les ressources internes du professeur sont mises à mal. Jacques Lévine avait imaginé le Soutien au Soutien parce que l’enseignant a besoin d’être soutenu pour être en mesure de soutenir ses élèves les plus vulnérables(6). Il comptait sur la capacité du groupe à lever l’empêchement de pensée qui touche l’enseignant face à « l’inacceptable de l’histoire d’un sujet ». Il s’agissait de rétablir l’équilibre entre le moi émotionnel et le moi professionnel, et de permettre un regard temporel prenant en compte le passé comme le futur du sujet et de la relation éducative et pédagogique.

Aujourd’hui, les enseignants n’ont plus d’espace d’échanges. Leurs collègues spécialisés des réseaux d’aides et les enseignants spécialisés itinérants qui permettaient de prendre du recul face aux situations difficiles et de reprendre « prise » sur un environnement instable disparaissent par choix politique, sous couvert d’une « bonne gouvernance » économique. Les stages de formation continue, qui remettaient en marche l’envie de chercher, de construire, d’apprendre, et favorisaient aussi une mise en récit de l’expérience, connaissent des limitations drastiques. Quant à la formation initiale, elle fait l’impasse sur le temps nécessaire à la construction d’une identité professionnelle et contraint à être à la fois étudiant, chercheur et enseignant dans une course qui épuise toutes les ressources. Chacun s’accorde déjà à reconnaître qu’elle ne permet aucun réel recul sur l’expérience vécue. Dès 1982, Schön affirmait la conviction suivante : les Universités « sont des institutions qui adoptent en grande partie une épistémologie particulière, une vision tronquée de la connaissance, nourrie par un manque d’attention sélective à la compétence pratique et à l’art du professionnel »(7). L’Université d’aujourd’hui, nouvellement chargée en France de la formation des enseignants, saura-t-elle avoir cette attention et cette prise en compte ?

Soumis à la dévalorisation, aux contradictions, à la surcharge de travail, au manque de formation, les enseignants sont convaincus d’indignité et de limitations et perdent malgré eux ou par choix leur capacité à penser. Ils manifestent cependant un plaisir à partager celle des autres. Lorsqu’ils assistent à une conférence, ils en ressortent souvent admiratifs et commentent simplement « ça fait du bien, on se sent plus intelligents face à des gens comme ça ». « Face à des gens comme ça » ? J’observe chez mes collègues un véritable culte de l’universitaire faisant la démonstration de la supériorité de sa pensée et de l’aisance de sa parole. Alors qu’il a souvent une réelle volonté de partage, alors qu’il souhaite ranimer une flamme, que se poursuive ailleurs la discussion, que la réflexion engagée vive et se traduise dans les pratiques, malgré lui, il interdit la pensée en faisant la démonstration qu’elle appartient à quelques uns dont il a l’honneur de faire partie. Il existe une conviction selon laquelle le travail de la pensée et de la parole appartient à une élite, identifiée par des titres universitaires. Cette conviction est renforcée par le règne de l’expert dans tous les domaines de la vie sociale mais aussi par l’observation des prises de paroles : les dispositifs de formation ne font plus guère intervenir de « simples enseignants », les journées de formation organisées par les CRDP, les associations ou même les syndicats les positionnent toujours en tant qu’écoutants recevant religieusement le savoir.

Il a souvent été question ces dernières années de la mise au ban de la pédagogie pour faire place à la didactique. Alors que la première reconnaissait le tâtonnement et faisait débat, la seconde s’appuie sur des recherches présentant des résultats objectifs. Elle s’impose donc comme un savoir savant qu’il s’agit de transposer et de transmettre, jamais vraiment de remettre en cause. Il s’agit de se centrer sur la dimension purement cognitive de l’activité éducative en estompant ce qui est plus « général » : les représentations du métier, les relations dans la classe, les doctrines et méthodes pédagogiques, et surtout la réflexion sur le type d’homme que l’on veut former. Alors que certains voient là une petite guéguerre comme il y en a tant dans le champ, parfois sanglant, de l’éducation, ce coup de gomme crée de multiples déconnections. L’enseignement n’est plus relié à une mémoire et une histoire, ni au quotidien des enseignants et surtout il ne se donne plus d’horizon : qu’en est-il de la libre émancipation du sujet ? On peut craindre aussi que la valorisation des didacticiens et la déconsidération des pédagogues ne prépare et ne masque un autre mouvement de bascule, plus grave encore.

Sans doute le modèle de l’enseignant réflexif a-t-il vécu. Ce modèle découlait de l’idée de la complexité des tâches d’enseignement et donc de la nécessité pour l’enseignant de réfléchir en contexte, dans l’action, tout en ayant la capacité de se dégager de ce contexte pour se retrouver des repères conceptuels, mais aussi pour interroger les valeurs de l’éducation, ses valeurs personnelles, son histoire professionnelle voire son histoire d’élève... Il est construit sur une reconnaissance des capacités délibératives de l’enseignant et du fin travail de médiation et de régulation nécessaires pour créer les conditions d’un apprentissage ou faire face à l’imprévisible. Cette reconnaissance des habiletés et de la capacité réflexive des enseignants se double de l’idée que leurs savoirs d’expérience sont nécessaires à la construction d’un savoir enseigner professionnel. Par contre, on admet qu’un accompagnement est nécessaire pour permettre la mise en mots d’une réflexion sur l’action et la rendre communicable. Helou et Lantheaume constatent une faible transmission des savoirs sur le métier tirés de l’expérience quotidienne avec ses bricolages(8), ses prises de risques, ses erreurs. Leur questionnement est le suivant : « Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans l’empêchement fréquent des enseignants (...) de faire récit de leurs pratiques afin qu’elles s’inscrivent dans une continuité et participent à l’histoire de l’éducation ? »(9).

Aujourd’hui, un autre modèle prend place. S’il s’installe de façon sournoise et diffuse, il s’implante très rapidement. Les enseignants se voient proposer d’utiliser des environnements informatiques d’aide à la conception des séquences d’apprentissage. Le ministère de l’Éducation nationale prévoit d’imposer un livret d’évaluation numérique commun à toutes les écoles élémentaires. La « mission impossible » imposée aux enseignants à travers une nouvelle formation initiale, de nouveaux programmes, de nouveaux dispositifs d’évaluation, ou encore de nouveaux dispositifs d’aide aux élèves en difficulté... deviendra possible s’il n’a pas à penser, pas à créer, s’il se contente d’utiliser des outils conçus pour lui « faciliter » la tâche. En avril 2006, un colloque organisé par l’INRP se tenait à Lyon sur le thème : « scénariser l’enseignement et l’apprentissage : une nouvelle compétence pour le praticien ? ». Si certains intervenants y ont affirmé le souci de concilier opérationnalisation de modèles didactiques et artisanat pour répondre aux préoccupations des enseignants, d’autres ont dénoncé la réduction de l’enseignement à une grammaire formelle et alerté sur le fait que les modèles les plus populaires s’inscrivent toujours dans une perspective de standardisation de l’enseignement, avancent une neutralité pédagogique qui est rarement réelle, et ne permettent pas de contextualiser les séquences (à la réalité concrète d’un groupe, d’une classe). À la lecture des actes de ce colloque(10), on peut s’alerter aussi de la conception d’outils d’évaluation renvoyant systématiquement l’élève à des activités de remédiation « adaptées à l’origine des erreurs ». Ce circuit court court-circuite tout processus de décision de la part de l’enseignant. L’outil mis à sa disposition l’empêchera de se pencher sur es erreurs de ses élèves, de discuter avec ces derniers sur ce qui les a conduits à donner ces réponses. Quand un élève juge qu’une phrase qui parle d’un match de foot est au passé « parce que le match de foot, c’était hier », comment en dehors de cet échange comprendre qu’il n’a pas encore construit l’idée qu’un écrit a sa réalité propre ? Le logiciel informatique va-t-il détecter ce problème et y répondre ? Il est pourtant à craindre que la surcharge de travail imposée aux enseignants et l’angoisse permanente de « ne pas savoir », ou de « mal faire » ou de « ne pas être conforme », les conduisent à accueillir avec enthousiasme et soulagement ce type d’outils.

 

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Philippe Meirieu(11) situe la dignité de l’enseignant dans « sa volonté inébranlable d’instruire tous les élèves et dans cette humilité nécessaire de celui qui sait qu’il ne peut se mettre à la place de l’autre » ou encore dans le fait qu’il porte « l’avenir de la culture et celui des individus à la fois ». Il en déduit qu’il n’est nul besoin de défendre la dignité des enseignants. « Chacun et chacune de ceux qui exercent ce métier la connaissent et en vivent. En revanche, il faut sans cesse rappeler la nécessité de leur reconnaissance (...) parce que nul ne peut donner le meilleur de lui-même sans être reconnu. Reconnu pour ce qu’il est. Reconnu pour les besoins qu’il a. Reconnu pour le travail qu’il fait. Reconnu pour la part qu’il prend à la construction du monde ». Une fois n’est pas coutume, je ne partage pas son point de vue.

Aujourd’hui, les enseignants sont attaqués doublement : sur le plan de leur dignité par une dévalorisation systématique, par le déni de la complexité de leur tâche et par l’ignorance de leurs difficultés, et sur le plan de leur pensée par la mise en place d’un système d’enseignement visant à en faire l’économie. Roland Gori affirme que la dignité dépend de la capacité de penser. Je postulerai plutôt l’interdépendance de la dignité et de la pensée, l’atteinte de l’une générant une atteinte de l’autre et créant une situation « d’empêchement ». Je ne peux pas terminer sans citer Serge Boimare, auteur de l’ouvrage Ces enfants empêchés de penser dont je détourne le titre dans cet article : « Remettre en route la machine à penser est une priorité dans la lutte contre l’échec scolaire »(12). L’empêchement de penser des enfants certes, mais aussi celui des adultes, car ils sont également parasités par des craintes archaïques et des préoccupations identitaires, et peuvent être conduits à ne plus prendre appui sur leurs capacités réflexives jugées comme dangereuses.

Claudine Ourghanlian
Février 2012

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Notes

(1) Clot Y., Le travail à cœur, La Découverte, 2010.

(2) Enquête de mai 2011. Voir sa présentation ICI (format PDF).

(3) Bergugnat-Janot L., Stress individuel des enseignants d’école primaire et médiation collective, thèse en Sciences de l’éducation sous la direction d’Eric Debarbieux, Université Bordeaux II, 2003.

(4) Théorêt M., « La résilience, de l’observation du phénomène vers l’appropriation du concept par l’éducation », Revue des sciences de l’éducation, 31(3), 633-658, 2002.
Leroux M., Théorêt M. et Garon R., « Liens heuristiques entre la réflexion sur la pratique et la résilience des enseignants en zones défavorisées », Travail et formation en éducation, 2/2008, mis en ligne le 13 juillet 2010, consulté le 01 février 2012. Voir ICI.

(5) GORI R., La Dignité de penser, Les Liens qui libèrent, 2011.

(6) LÉVINE J. et MOLL J., Prévenir les souffrances d’école – Pratique du soutien au soutien, ESF, 2009.

(7) SCHÖN D. A., Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Éditions Logiques, 1993.

(8) Rappelons la distinction proposée par Claude Levi-Strauss dans La Pensée sauvage, Plon, 1960, entre le bricoleur et l’ingénieur : « Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâche diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures (...) L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que “ça peut toujours servir”. De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d’opérations quelconques au sein d’un type ».

(9) Hélou C. et Lantheaume F., La souffrance des enseignants. Pour une sociologie pragmatique du travail enseignant, PUF, 2009.

(10) Voir ICI.

(11) Meirieu P., Vocation enseignant. Voir ICI.

(12) Boimare S., Ces enfants empêchés de penser, Dunod, 2008.

 
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Dernière révision : vendredi 31 janvier 2014 – 12:30:00
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