Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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Le cognitif et le symbolique dans les aides spécialisées à l’école

 

 
Texte de Philippe Cormier
Philosophe, ancien responsable du Centre de Formation pour l’Adaptation et l’Intégration Scolaires
et de la formation des rééducateurs (option G) de l’IUFM de Nantes.


L’exposé qui suit propose une approche du rapport entre le cognitif et le symbolique dans le contexte d’une réflexion sur les aides spécialisées aux élèves en grande difficulté scolaire.

La première partie définit le cadre institutionnel et pédagogique dans lequel va se poser la question de la place de l’activité cognitive des élèves en difficulté dans l’ensemble de leur vie psychique, celle-ci étant conçue non seulement comme vie affective mais, fondamentalement comme vie « symbolique » (signifiante, comportant une dimension de sens).

La deuxième partie explicitera d’un point de vue théorique l’articulation entre le cognitif et le symbolique, en prenant en compte le statut de la loi, le rapport à la loi, la place du langage et de la parole, à la fois du côté de la cognition et du côté de la symbolisation. Ce qui nous conduira à évaluer l’importance du rapport à la réalité et du « principe de réalité » dans l’articulation entre la vie « mentale »(1) (essentiellement la cognition) et la vie « psychique »(2) (essentiellement affective et relationnelle, mais envisagée ici principalement sous son aspect symbolique).

La vie du sujet (et, pour nous, de l’élève) repose en effet sur trois bases essentielles et irréductibles l’une à l’autre : la base affective, par laquelle le sujet est touché, affecté (sans quoi il serait sans rapport avec le monde et sans relation avec autrui) ; la base symbolique, qui introduit le sujet dans un univers proprement anthropologique de signification (sans quoi il ne pourrait donner sens à rien) ; la base cognitive, par laquelle le sujet apprend et connaît, traite l’information (sans quoi il ne pourrait rien comprendre à la manière dont la réalité fonctionne, aux rapports entre les choses).

La thèse développée ici est que l’activité mentale de nature cognitive, loin de se juxtaposer à la vie psychique (affective et symbolique) de l’enfant, est au contraire ce qui la structure, l’ordonne et lui donne sa cohérence interne, par opposition à ce qui en constitue à la fois le contenant et le contenu propres : le registre, l’activité et l’ordre symboliques du signifiant, de la signification et du sens, étant entendu que du sens ne saurait exister que pour un sujet vivant, sentant, parlant, pensant, désirant — éprouvant et s’éprouvant soi-même dans le monde où il lui est donné de vivre.

 

I – Du côté institutionnel et pédagogique

Définir la pédagogie spécialisée

Tout le développement qui suit part du principe que la relation d’aide, en tant qu’elle prend en compte et s’efforce d’entendre et d’accueillir la problématique à la fois globale et singulière de chaque élève en difficulté, est ce qui caractérise la « pédagogie spécialisée » dans son ensemble et au sens large. Celle-ci se scindera par la suite en pédagogie au sens strict d’un côté, dans le contexte de « faire la classe », et d’un autre côté en aide spécialisée, en dehors de la classe. Relation d’aide et pédagogie spécialisée ne sauraient exister que sur la base de projets individuels personnalisés : il n’y a pas de pédagogie spécialisée applicable « en général », mais seulement à la rencontre et dans la rencontre de personnes singulières (enfants – élèves) en difficulté.

Entendons ici par « pédagogie », dans un sens très général, l’action réfléchie (ici d’un enseignant) ayant pour but de faire entrer des élèves dans des apprentissages (ici scolaires) : d’une part donner accès aux premiers éléments d’une culture élaborée (travaillée, objet d’étude, conduisant à l’élaboration de « savoirs ») et d’autre part permettre l’acquisition de compétences « instrumentales » (maîtrise de la langue écrite et des éléments de base (usuels) des mathématiques comme outils pour penser et pour apprendre).Apprendre exige en ce sens le déploiement d’une activité cognitive interactive, langagière et logico-conceptuelle, mettant en jeu les éléments ou rudiments du savoir, celui-ci ressortissant en fin de compte (même si c’est encore de manière éloignée) à la culture « savante »(3). La pédagogie, soucieuse, pour commencer, du cadre et des conditions de l’apprentissage (confiance, discipline, autorité, organisation etc.), comportera ensuite une dimension et une préoccupation spécifiquement didactiques, portant sur les démarches de transmission et de construction des savoirs et des compétences.

Quant à la « pédagogie spécialisée », elle doit être comprise en premier lieu comme l’ensemble des actions d’un enseignant « spécialisé » visant d’abord à rendre possible ou restaurer la possibilité d’une entrée dans les apprentissages et même tout simplement à rendre possible, pour chacun des élèves, l’acte d’apprendre quelque chose de « scolaire » et de se mettre à étudier, et en premier lieu d’entrer dans le statut et la condition d’élève, dès lors que de tels objectifs n’ont pas pu et ne peuvent plus être atteints dans les conditions ordinaires. Elle définit donc naturellement l’action des enseignants spécialisés avec des élèves qui éprouvent depuis longtemps de grandes difficultés à apprendre : cette action n’est plus simplement construite d’abord à partir d’objectifs d’apprentissage (objectifs didactiques) comme c’est le cas dans l’enseignement ordinaire, mais d’abord en repartant des élèves eux-mêmes, tels qu’ils sont, dans l’état et les dispositions où ils se trouvent, en prenant en compte leurs difficultés personnelles, sans pour autant les y enfermer. La pédagogie spécialisée a donc pour objet premier la restauration ou l’instauration des conditions subjectives de possibilité des apprentissages chez des élèves en grande difficulté. Elle passe donc par une démarche que l’on peut apparenter à la démarche « clinique » (se « pencher » (klineïn) sur la personne à la fois pour l’examiner, s’enquérir d’elle, et pour intervenir, en termes de « remédiation » — par analogie avec le traitement ou le soin dans le domaine médical, après qu’a été établi un diagnostic). Cette démarche peut amener l’enseignant à suspendre le cours des apprentissages, chaque fois qu’il s’agit d’abord d’en restaurer la simple possibilité avec le sujet. Cela signifie qu’il n’est pas forcément question de travailler directement sur ce qui est difficile ou fait obstacle, mais, avec le sujet, sur son rapport à ce qui rend les apprentissages difficiles pour lui.

Il ne suffit pas, en effet, de mettre en œuvre un enseignement quelconque (même plus lent et avec un effectif réduit) à destination d’élèves reconnus en difficulté pour que l’on puisse parler d’enseignement ou d’aide spécialisés : il est nécessaire pour cela que soit mise en œuvre une relation pédagogique spécifique 1) qui soit effectivement d’abord une relation (entre des sujets) avant(4) d’être une « action », 2) qui se construise à partir du rapport que l’élève lui-même entretient subjectivement (intellectuellement, affectivement et symboliquement) avec ses propres difficultés pour apprendre, quelle que soit leur nature, sachant que le rapport en question ne va pas ou plus de soi, et cela de manière durable et non accidentelle : ce rapport (négatif) est à considérer comme inscrit désormais dans l’histoire du sujet.

C’est bien pourquoi la pédagogie spécialisée part de la singularité de chaque cas et s’achemine ensuite, le cas échéant, vers un projet collectif fédérateur, et non l’inverse.

Même si la « relation d’aide » tournée vers le sujet en difficulté constitue la caractéristique essentielle de la pédagogie spécialisée, néanmoins, dans un sens plus technique, « l’aide spécialisée » définit la pratique spécifique de maîtres spécialisés « personnes ressources », déchargées de classe, n’ayant plus de responsabilité pédagogique stricto sensu. Libérés de toute préoccupation didactique, Ils vont pouvoir se consacrer exclusivement, par un détours plus proche encore de la démarche clinique, à l’aide à la (re)construction du sujet – élève, en le prenant temporairement à part, en dehors de la classe (que ce soit individuellement ou en très petits groupes, selon les cas).


Compétence du maître spécialisé

La prise en compte effective dans la pratique et donc la compréhension théorique de la nature des difficultés des élèves requièrent une compétence spéciale par rapport à celle qui est demandée à tout enseignant ordinaire. L’enseignant spécialisé doit en ce sens posséder une culture suffisante dans toutes les disciplines qui permettent de comprendre les dysfonctionnements mentaux et psychiques, quels que soient leur degré, leur origine ou leur nature : même lorsque l’on a interprété, par exemple comme « d’origine socioculturelle », les difficultés d’un élève, il faut prendre conscience que celles-ci sont devenues les siennes propres et s’actualisent hic et nunc par de la souffrance ou un mal-être psychique et une activité mentale « inadaptée » (qui se traduit par des performances scolaires déficientes). De tels dysfonctionnements par rapport à la norme sont devenus une construction, un mode de fonctionnement personnel, dont il faudra aider le sujet à se sortir.

La culture du maître spécialisé dans le domaine de la psychopathologie ne signifie pas qu’il doive faire reposer son projet d’aide sur un diagnostic de type médico-psychologique, ce qui conduirait à faire de lui un « pédago-thérapeute » qui serait tenté de confondre les registres du soin et de la pédagogie — registres qui doivent rester à tous égards distincts (aussi bien pratiquement que symboliquement et institutionnellement). Il pourrait aussi avoir la tentation « remédiatrice » de croire qu’à tel type de « trouble » devraient être « appliqués » tel outil ou telle technique pédagogiques. Sa culture doit au contraire rester « générale » (non technique) et permettre à l’enseignant de développer une intelligence de la situation et un sens clinique chaque fois qu’il est amené à élaborer et à mettre en œuvre un projet à caractère pédagogique ou ré-éducatif pour tel élève en grande difficulté, mais dont les difficultés ne doivent pas être, pour autant, assimilées à des troubles revêtant un caractère pathologique et relevant du soin. Pour aider, il n’est jamais nécessaire de tout connaître (mais il ne faut pas non plus tout ignorer) de la vie (en particulier privée) d’un enfant ; il faut même à certains égards que le maître spécialisé évite de s’enfermer dans une connaissance de type nosographique, inévitablement réductrice et classificatoire ; il s’agit surtout et plus simplement de tenir compte du fait que chaque difficulté a une histoire, et de se mettre à l’écoute d’une personne. Ce qui est requis est plus de l’ordre de la disposition d’esprit — réceptivité à ce qui arrive, écoute de ce qui se laisse entendre —, que de l’ordre de la connaissance et du diagnostic médico-psychologiques.

Par ailleurs, les interventions du maître spécialisé reposant sur la prise en compte des difficultés d’individus déterminés et non pas de populations, les réponses « sociales » ne sont en principe pas de sa compétence mais de celle de l’institution scolaire en tant que telle (ou d’autres instances socio-éducatives), même si bien entendu la composante sociale des problèmes doit être prise en compte dans chaque cas et même si d’autre part le maître spécialisé peut être amené à collaborer, avec sa compétence propre, à des objectifs visant une population en difficulté (par exemple en ZEP). Quels que soient les déterminants sociaux, c’est à celui qui les vit en personne que l’on va s’adresser. Il n’est pas question pour l’enseignant spécialisé d’exercer son art dans le seul champ de la prévention (dans la mesure où celle-ci porterait sur des populations, ce qui n’est pas la seule définition de son champ), mais d’aider concrètement chaque élève en difficulté à construire pour soi, intérieurement, un rapport au monde et à soi-même aussi positif que possible, non pas en le conduisant à rejeter son histoire et son passé ou en les noyant dans du social mais au contraire en l’aidant à les assumer comme conditions d’un horizon pour lui : il ne s’agit jamais pour le maître de s’immiscer dans l’histoire privée de l’élève, mais de l’aider, à sa place et de sa place d’élève, à se la réapproprier comme rendant possible pour lui un présent et un avenir social, culturel et cognitif. Un avenir, certes, mais surtout un présent, car c’est au présent que l’enfant vit sa vie et peut former des projets (donc se projeter).


Le cas de l’aide spécialisée « rééducative »

En ce qui concerne l’aide spécialisée dite actuellement « à dominante rééducative »(5), elle ressortit, comme toute autre, à la « pédagogie spécialisée » prise dans son sens le plus large : elle est effectuée à l’école par un enseignant qui reste un maître et non par un thérapeute (cette identité symbolique d’enseignant ou mieux, d’instituteur — celui qui institue — est essentielle à la réussite de sa tâche) ; ce type d’aide demeure donc scolaire, l’école demeurant le lieu par excellence de la « pédagogie », de l’accompagnement de l’enfant vers le savoir. Même si l’aide spécialisée, en particulier rééducative, a éliminé toute dimension didactique (toute visée de transmission d’un savoir), c’est l’instauration ou la restauration de la possibilité d’apprendre quelque chose à l’école qui demeure son « horizon indépassable », vers lequel elle s’efforce de conduire le ou les élèves. Il serait même dangereux que la logique thérapeutique du soin à la personne privée pénètre et s’installe dans l’école, que ce soit par le biais de la psychologie ou de l’action dite rééducative. Le rééducateur scolaire doit admettre qu’il n’est pas tout puissant face à certaines souffrances ou à certaines inadaptations ; il doit pouvoir reconnaître les limites de son action, même si de fait c’est avec un enfant et non pas exclusivement avec un élève qu’il travaille.

Car en effet, l’école ne saurait se désintéresser ni se décharger du versant ou de la dimension psychologiques, autrement dit subjectives, des difficultés scolaires (du côté de l’élève – sujet, « dans sa tête »), en se refusant à les envisager autrement que d’une manière exclusivement pédagogique, voire didactique, et en renvoyant les autres dimensions de la difficulté à l’extérieur (quitte à les pathologiser et à les médicaliser abusivement). À travers l’aide spécialisée, l’institution scolaire prend en compte l’enfant empêché d’accéder pleinement au statut, à la condition et à l’identité d’élève : une telle prise en compte ne saurait s’envisager totalement hors de l’école : il est nécessaire que l’école l’entende.


Le cas du psychologue scolaire et du « suivi »

Le psychologue scolaire, quant à lui, s’il peut envisager de suivre un élève en difficulté (la notion de suivi psychologique restant à définir), se doit également de renoncer à toute thérapie à l’école. Il importe à tous égards que la mainmise de l’école sur la vie privée demeure de l’ordre de l’interdit. Le principe de séparation de droit, d’une part de la vie privée et de l’histoire familiale (qui constituent la matière de la relation psychothérapeutique ou psycho-analytique), et d’autre part de la vie publique des élèves, demande à être posé de manière claire et intangible, même s’il est vrai que la vie privée interfère de fait avec la vie publique et que la vie d’enfant interfère avec la vie d’élève. D’un côté cette interférence justifie le suivi d’un élève en difficulté et de sa famille par un psychologue scolaire, mais d’un autre côté le principe de séparation des sphères publique et privée demeure indispensable pour préserver et garantir ce qui est précisément la condition de l’adaptation scolaire : un minimum d’autonomie et de non-confusion psychiques des élèves. L’enfant a le droit de ne pas être cerné par l’instance scolaire, même dans la mesure où celle-ci entreprendrait avec les meilleures intentions de le « soigner ». L’identité d’élève est à construire comme composante, et comme composante seulement, de l’identité globale d’un enfant et non l’inverse. Cette composante repose sur l’opposition distinctive entre enfant et élève, voire écolier, entre éducation et instruction, et sur l’irréductibilité de l’enfant à sa condition d’élève et d’écolier.

C’est de manière très générale l’interdit portant sur la vie privée qui fonde l’école comme institution distincte de la famille, qui l’autorise (lui donne son autorité propre) et la rend capable de jouer son rôle en exerçant sa fonction qui est de permettre à l’enfant de s’émanciper, de devenir « grand » en s’appropriant des savoirs sociaux, non exclusivement familiaux. L’école comme médiatrice sociale ne peut conserver son rôle que si elle respecte et garantit elle-même les séparations symboliques nécessaires, autrement dit si elle n’est pas « incestueuse », confusionnelle (c’est pour la même raison mais en sens inverse qu’il doit ou devrait être interdit aux parents de se rendre maîtres de l’école...) Dans la réalité, il est certes évident que l’élève ne se distingue pas de l’enfant, son identité d’élève faisant partie de son identité personnelle globale. C’est pourquoi la distinction (l’opposition distinctive) doit être en droit respectée, même si en fait (en réalité) c’est l’enfant qui est entendu et écouté par le maître spécialisé ou par le psychologue scolaire. Il est de leur devoir de respecter symboliquement cette distinction dans le type même de relation qu’ils vont chercher à instaurer dans la réalité avec l’enfant - élève. Cette distinction demande à être entendue et intégrée à la relation d’aide elle-même : « En tant qu’enfant, tu n’es pas qu’un élève ; tu ne te réduis pas à ton existence d’élève, ta vie n’est pas tout entière enfermée dans ta condition d’élève : il y a pour toi des issues ; je suis là pour t’aider à les inventer ici, dans l’école ».

De même qu’ailleurs (en thérapie) l’enfant en souffrance doit apprendre qu’il ne se réduit pas à être l’enfant-de-ses-parents mais qu’il est aussi « quelqu’un » par soi et pour soi, capable de devenir l’auteur de sa propre vie (quelqu’un qui répond et commence à « répondre de » ses actes, ses choix etc., autrement dit une personne humaine).

Travail avec l’enfant, mais horizon scolaire, tels sont en résumé les ressorts communs aux démarches de suivi psychologique et d’aide spécialisée, en particulier rééducative.


Face au handicap

Dans les cas où il y a psychopathologie ou incapacité avérée, et si les oppositions distinctives ne fonctionnent plus (en particulier quand la famille n’est plus en mesure de jouer son rôle réel ou symbolique), ce n’est plus simplement l’école qui a affaire à un élève en difficulté ou inadapté, c’est la société et la loi (donc directement ou indirectement l’État) qui ont affaire à un enfant « handicapé ». L’institution de l’aide n’est plus d’abord scolaire et pédagogique mais, couverte par le secret professionnel (en particulier médical ou judiciaire) afin de préserver la dimension privée, elle est plutôt d’ordre psychologique ou psychothérapeutique, dans un contexte institutionnel et administratif sanitaire, social, judiciaire etc., en tout état de cause non scolaire. L’aide ressortit alors au primat du soin. Le renversement de la situation est tel que c’est désormais l’école (réputée « inclusive » depuis la loi de 2005) qui va devoir revendiquer sa place institutionnellement médiatrice ; sans quoi l’enfant avec sa vie troublée risque fort de se retrouver à perpétuité l’objet de soin et d’assistance, et de s’installer dans une identité de déficient et d’incapable, parce que le soin serait devenu une fin en soi et que plus aucune instance ne viendrait instituer ou réinstituer l’enfant dans la norme sociale, laquelle passe par l’école, au moins entre 6 et 16 ans.

De même que l’éducateur spécialisé a pour objectif l’intégration (ou la réintégration) familiale et sociale de l’enfant handicapé, l’instituteur spécialisé en institution ou en « structure d’intégration » (CLIS ou UPI, en attendant que l’école soit inclusive dans les faits) a pour objectif l’intégration sociale dans sa dimension scolaire (maîtriser des savoirs, acquérir des compétences de nature langagière et mathématique, étudier avec d’autres). La dimension et les enjeux culturels sont naturellement (si l’on ose dire) communs aux éducateurs et aux enseignants, ce qui doit normalement les amener à travailler ensemble et à articuler leurs objectifs propres tout en s’interdisant, ici aussi, les confusions. En l’occurrence, les composantes ou dimensions culturelles sont des médiations éducatives en même temps que des fins sur le plan humain (anthropologique) pour l’éducateur, tandis qu’elles sont des contenus en même temps que des médiations cognitives pour l’enseignant. Les uns et les autres, mais surtout « le scolaire » comme introduction du monde extérieur (d’une institution sociale autre) dans l’institution, c’est-à-dire dans l’établissement spécialisé (IME, ITEP), sont là pour empêcher que la thérapie ne se referme sur elle-même au point de devenir à son tour pathogène et pathologique (cela se rencontre...) Le scolaire a, de ce point de vue et sur un mode essentiellement négatif, une fonction doublement « thérapeutique » (vis-à-vis des enfants et vis-à-vis de l’institution de soin).

Quand des élèves en situation de handicap se trouvent être scolarisés en milieu ordinaire (que ce soit en CLIS ou UPI ou non), ils doivent pouvoir bénéficier, selon des formes adaptées (précisées dans le projet de scolarisation, articulées aux éventuelles interventions d’un SESSAD), des aides spécialisées dont ils auraient besoin : aide à dominante pédagogique en cas de scolarisation dans une classe ordinaire, pour aider l’enfant à construire des outils de pensée ou des outils à penser ; aide à dominante rééducative, quand l’enfant reste peu individué et ne se reconnaît pas dans son statut d’élève. Bref, un élève par ailleurs handicapé peut connaître des difficultés communes à tout élève en difficulté...


Caractère différencié des aides pédagogiques spécialisées

Quel que soit le contexte, quelles que soient aussi les évolutions réglementaires et institutionnelles, il est important de maintenir de la différence et par suite de préserver le caractère différencié des démarches d’aide. Dans le cadre général de la pédagogie spécialisée, face à l’infinie diversité des cas, il convient que les réponses apportées ne soient pas unidimensionnelles, ne se réduisent jamais au « tout pédagogique » au sens où les difficultés des élèves seraient interprétées a priori comme des difficultés d’apprentissage de nature uniquement cognitive, auxquelles il faudrait « remédier », l’école restant sourde à toute autre considération. Qu’il faille « médier » les difficultés, c’est certain ; qu’il faille entreprendre d’y remédier, cela demande une clarification des conditions.

Le paradoxe est ici que la « pédagogie spécialisée » repose sur la possibilité et donc sur le droit qui doit être reconnu à l’enseignant spécialisé de suspendre les objectifs didactiques, de suspendre l’acte d’enseigner et par conséquent de mettre les élèves en situation d’apprentissage (ce qui définit ordinairement la pédagogie). Suspendre ne signifie ni supprimer ni abolir : l’acte pédagogique spécialisé doit se suspendre lui-même dès lors qu’il est confronté à l’impossible du côté de l’élève, à l’élève qui ne peut pas, qui ne peut plus... Il devient nécessaire alors de commencer par laisser être l’élève tel qu’il est, pour le laisser se « déplier », se réassurer face à tout ce qui est scolaire, alors que pour l’instant il est plié sous la contrainte scolaire — contrainte qui demeure par ailleurs institutionnellement légitime dans son principe, parce que socialisante et humanisante, mais que pour l’instant il vaut mieux mettre entre parenthèses, pour pouvoir sereinement envisager avec l’enfant la question de son rapport à la chose scolaire.

Les difficultés scolaires, en effet (l’institution l’oublie sans cesse), ne sont pas que des difficultés pour apprendre et les difficultés d’apprentissage ne sont pas que de nature cognitive. Si tel était le cas, l’enseignement spécialisé aurait beaucoup moins lieu d’être et les « solutions pédagogiques » (effectifs réduits, plus grande attention à chaque élève, respect des « rythmes d’apprentissage » individuels) devraient suffire (quitte à être complétée par une aide à dominante pédagogique). Une « bonne » pédagogie ordinaire devrait permettre de réaliser le mythe de l’égalité des chances entre des enfants supposés potentiellement égaux.

Or l’égalité, si elle correspond à un concept valide en mathématiques, en droit ou d’un point de vue éthique, ne correspond à aucune réalité de fait, ni naturelle ni sociale. De ce point de vue, elle n’est qu’idéologique. Dans la réalité, il n’y a que des différences et des inégalités. Des différences avantageuses et d’autres désavantageuses, quelle qu’en soit par ailleurs l’origine. Il y aura toujours des enfants pour lesquels des facteurs constitutionnels ou acquis induiront une inadaptation ou un désavantage plus ou moins considérable eu égard aux impératifs socialement (et non individuellement) déterminés de l’école.

Même en réformant l’école dans le sens d’une meilleure adaptation aux élèves(6), il faudra donc toujours de l’enseignement ou de l’aide spécialisés, puisque la scolarisation demeure un impératif social majeur (une obligation légale pendant au moins dix ans de la vie d’une personne). La seule solution alternative serait... de déscolariser, autrement dit d’exclure au plus vite les élèves en grande difficulté (estimés en France à environ 15% de la population scolaire) ! Non seulement il est important et nécessaire d’aider certains enfants sur le plan intellectuel (les aider à se construire les outils de pensée qu’ils ne sont parvenus à maîtriser ni par eux-mêmes, ni à la maison, ni à l’école), mais aussi sur le plan du rapport affectif, relationnel et symbolique aux enjeux scolaires. Dans la réalité, il est important que ces plans soient bien distingués, mais non séparés.


Caractère bipolaire de l’aide pédagogique spécialisée

Chaque enfant ou adolescent en difficulté étant supposé pris en considération avec et dans son monde vécu (son histoire, sa culture, ses représentations), les difficultés ou les échecs de l’élève, tels qu’ils apparaissent à l’école, sont, en bonne méthode, à considérer comme des « symptômes », autrement dit, non seulement comme des signaux, mais comme des signes (signifiants) à « interpréter » : De ce point de vue, la capacité de déchiffreur et d’interprète des conduites enfantines (ou adolescentes), à travers un ensemble de critères construits, est un élément constitutif de la compétence « clinique » que l’enseignant spécialisé se doit de développer. Ces critères revêtent un caractère que l’on peut qualifier de bipolaire, puisqu’ils se situent entre le pôle psychologique, voire psychopathologique, et le pôle pédagogique.

Le premier pôle est en effet celui, dans un sens large, du registre irréductiblement non pédagogique : situons-le par conséquent, eu égard à la question de l’élève en difficulté, en direction de la psychologie et, à l’extrême, de la psychopathologie. Au moment où « le scolaire » n’a plus de sens pour l’enfant ni de prise sur lui, c’est en regardant de ce côté qu’il devient nécessaire de concevoir l’aide, une aide qui s’adresse à un enfant en souffrance à l’école, plutôt qu’à un élève rencontrant des difficultés pour apprendre. Aussi est-ce inévitablement en tournant les yeux vers la ligne de séparation entre la sphère scolaire et le recours thérapeutique que va travailler le rééducateur (tout en restant dans l’école, du côté du scolaire, et en ne s’installant pas subrepticement dans le champ thérapeutique). C’est par conséquent aussi de ce côté qu’il faudra éventuellement envisager de passer la main, de l’aide de type scolaire ou de l’aide « à l’école » à une aide extérieure.

L’autre pôle est naturellement celui de la pédagogie, de l’aide à la compréhension, de l’aide à la construction ou reconstruction des moyens d’apprendre et de comprendre, et en fin de compte, de penser. Cela ne requiert nullement de se cantonner dans des techniques de remédiation uniquement fonctionnelles, lesquelles présupposent que la pensée et le langage sont des fonctions ; à être trop instrumental, on en vient à instrumentaliser l’enfant, à le perdre comme sujet de sa difficulté. Cela ne veut pas dire qu’il faille exclure les médiations instrumentales, les « remédiassions » cognitives, mais à condition de les inscrire dans une perspective plus large, plus ouverte, qui ne fasse pas l’impasse sur l’enfant et sur les dimensions culturelle, affective, relationnelle et symbolique de la vie mentale et des apprentissages, et les intégre par conséquent pleinement à ses démarches — ce qui est loin d’être le cas la plupart du temps.

L’opposition distinctive entre les types d’aides ne repose pas sur une différenciation institutionnelle arbitraire (il faudrait de la différence, peu importerait laquelle), mais sur une différenciation conceptuelle, théorique, entre des pôles d’analyse réellement distincts qui permettent de différencier les critères de compréhension et d’interprétation des difficultés-symptômes. Le pôle cognitif est ici réellement distinct du pôle affectif et relationnel, ainsi que du pôle symbolique, même s’ils constituent ensemble les parties intégrantes d’une unique vie psychique — vie psychique dont on sait par ailleurs qu’elle n’est pas une de manière simple, en ce sens qu’elle est traversée par ses propres conflits internes, à la fois structurels et historiques.

C’est une différenciation fondée en raison (de nature conceptuelle) qui peut seule permettre légitimement à la fois de différencier les difficultés (de les penser comme complexes en elles-mêmes et se différenciant les unes des autres dans leur nature) et de différencier les aides comme devant et pouvant être de nature pédagogique ou non, même si la « frontière » entre les aides telles qu’elles sont définies par l’institution ne doit certainement pas être tranchée (aucun élève n’est strictement conforme ni prédestiné à un type d’aide, toute difficulté comporte une intrication de facteurs intellectuels, affectifs etc.). À cet égard, c’est très judicieusement que la circulaire du 9 avril 1990 créant les réseaux d’aides spécialisées parle de « dominante » ; cette conception permet en effet à l’institution et, concrètement, à la démarche et au projet d’aide, de s’ajuster à la problématique de l’enfant et non l’inverse. Ce n’est pas le tracé de la frontière qui est essentiellement pertinent mais les pôles de référence : à quel pôle se réfère-t-on de manière dominante pour mettre en œuvre un projet d’aide ? à quel degré fait-on jouer la dominante ? étant entendu qu’aucun pôle n’a le monopole de l’interprétation et que toute démarche de choix ou d’indication d’aide (en réunion de synthèse ou d’orientation en commission, ou encore de définition d’un projet individuel en institution) repose précisément sur l’irréductible complémentarité des approches : psychologique (avec la perspective des aides extérieures en cas de pathologie ou de handicap avéré), rééducative et pédagogique enfin, dans le cadre actuel des réseaux d’aides spécialisées. Ces derniers présentent l’intérêt d’introduire l’opposition distinctive entre pédagogique et non pédagogique au sein même de l’institution scolaire, ce qui donne une indispensable profondeur de champ au pédagogique lui-même, compte tenu que l’enfant n’est jamais absent de l’élève. Si la structure de réseau a peut-être de ce fait valeur de paradigme (de modèle conceptuel), on doit en retrouver les exigences dans l’ensemble des démarches spécialisées, sous des formes institutionnelles et pédagogiques spécifiques et variées.

On remarquera pour conclure ce point que la bipolarité des références détermine à elle seule une triple frontière : premièrement celle entre l’extérieur et l’intérieur du dispositif du côté non pédagogique, autrement dit entre le thérapeutique et le rééducatif ; deuxièmement celle, interne, entre les dominantes (rééducative et pédagogique) ; troisièmement celle entre l’intérieur et l’extérieur du dispositif du côté pédagogique, c’est-à-dire, dans l’école, entre la pédagogie « ordinaire » et l’aide ou la pédagogie « spécialisée ». La bipolarité garante des interprétations non réductrices (au moins en droit), et le double rapport intérieur-extérieur, induisent à la fois une triangulation institutionnelle interne au dispositif et la prégnance d’une réalité (d’un autre, d’un non-soi) que le dispositif devra continuellement prendre en considération, sauf à s’autodétruire. Réciproquement, la présence d’un dispositif d’aides devrait constituer normalement un facteur dynamique dans l’approfondissement des compétences pédagogiques des enseignants ordinaires, dès lors qu’il y a relation instituée entre les uns et les autres. Pour cela, aucun volontarisme excessif n’est nécessaire : dans le cas des réseaux d’aides, il suffit de faire le travail pédagogique et institutionnel correctement et d’entretenir des relations non conflictuelles et aussi peu opaques que possible entre collègues, en particulier en reconnaissant et en respectant la place et la fonction des directeurs d’école et des équipes pédagogiques dans les processus de décision.


Définition des deux types d’aides

Cherchons maintenant à préciser le contenu de l’opposition entre les deux pôles et par suite entre les deux dominantes (les deux types d’aides) dont quelque chose doit pouvoir se retrouver dans toute pratique pédagogique spécialisée.

Il faut en premier lieu avoir conscience qu’apprendre est intrinsèquement et de soi une activité d’une très grande complexité, à la fois du point de vue du contenu noétique (des “idées”, des concepts et des représentations à acquérir ou plutôt à construire) et du point de vue neuronal (puisque c’est le cerveau qui code, traite, organise, conserve l’information) — et naturellement, faisant en quelque sorte un pont entre les deux, du point de vue cognitif. Il n’est par conséquent même pas nécessaire d’avoir une existence personnelle perturbée pour rencontrer des difficultés de compréhension, de mémorisation, en un mot d’apprentissage. Les capacités ou potentialités naturelles (neurobiologiques) d’apprentissage, même si elles sont immenses chez la plupart des humains, sont néanmoins toujours limitées et par ailleurs inégales (même chez le même individu, entre deux époques de sa vie ou deux moments différents) : apprendre est toujours plus ou moins difficile et qui plus est prend toujours du temps. Outre la complexité, le facteur temps est psychologiquement et socialement décisif : celui qui apprend plus vite apprend mieux et dispose d’un avantage exponentiel sur celui qui apprend moins vite et plus difficilement. Or la concurrence sociale impose de fait à l’institution scolaire (comme à toute réalité sociale) des impératifs de rendement et de concurrence basés sur les performances des meilleurs qui lui servent de norme : cette norme est loin de coïncider avec la « normalité » définie par la moyenne statistique, si bien que nombre d’enfants d’intelligence « normale » sont mis en difficulté, voire en échec, par une norme foncièrement élitiste.


Le pôle pédagogique de l’aide

L’aide, quand elle est à dominante pédagogique, doit donc travailler non seulement à partir des difficultés centrées sur la cognition et ses composantes fondamentales (logico-conceptuelle, culturelle, langagière) mais aussi à partir des représentations construites par l’élève de son rapport à l’école, au savoir, aux apprentissages, à l’acte d’apprendre etc. C’est en quoi une aide spécialisée de ce type ne saurait se confondre avec du « rattrapage » ou de l’aide sur les plans didactique ou méthodologique. Un élève qui peut « rattraper » montre qu’il est capable d’apprendre plus vite que la moyenne : il n’a en principe pas (ne devrait pas avoir) besoin d’aide spécialisée. Quant au guidage méthodologique, il fait partie intégrante des tâches de l’enseignement ordinaire qui ne saurait se réduire ni à de la transmission de contenus ni à des cours de méthodologie (on apprend à apprendre en apprenant quelque chose). Etant admis que le maître de la classe demeure le garant des apprentissages (des nouvelles acquisitions) — ce qui garantit la place de chacun et interdit la rivalité — le maître chargé de l’aide spécialisée doit prendre garde, quant à lui, de ne pas se laisser enfermer dans une logique de contenus, mais par ailleurs doit se garder de céder au fonctionnalisme qui décontextualise l’activité cognitive et la vide de sens en la vidant de contenu. Si le contenu ou le support pédagogiques ne constituent pas pour lui un objectif, c’est que le support doit être envisagé comme une médiation et peut par conséquent ne pas être scolaire (pour autant que des contenus spécifiquement scolaires existent). La liberté des contenus ou des supports (à penser en termes de médiations) est l’une des conditions de l’aide.

On voit bien que l’aide sur les plans cognitifs et métacognitifs requiert une situation de mise à distance du cours des apprentissages scolaires (programme, progressions didactiques), au moyen d’une suite de parenthèses vitales pour la « respiration » cognitive de l’enfant. Ces parenthèses suspensives des apprentissages sont destinées à permettre à l’enseignant spécialisé d’accompagner l’élève ou les élèves dans un processus de réappropriation, de restauration et de reconstruction cognitive et de leur image d’eux-mêmes comme êtres apprenant, comprenant etc. Cette réappropriation passe par ce qu’on pourrait appeler une « anamnèse » cognitive caractérisant le travail avec l’enfant lui-même : travail de retour par des détours, vers les failles, les incompréhensions, travail en quelque sorte archéologique de reconnaissance de ce que l’enfant n’a de fait jamais maîtrisé en termes de conceptualisation, d’activité opératoire, de signification ou de sens, en vue de rendre possible les reconstructions cognitives nécessaires (s’il n’y a pas de déficience constitutionnelle, auquel cas c’est une démarche spécifique qui est requise dans le registre du handicap). Ce qui s’opère, c’est une mobilisation de l’histoire cognitive, une remontée vers l’origine des difficultés : ce qui est visé, c’est de permettre à l’enfant de réinscrire plus positivement son activité cognitive, considérée elle-même comme ayant une dimension historique, dans le contexte de son histoire personnelle. Notons ici derechef que l’histoire personnelle d’un enfant ne se réduit pas purement et simplement à son histoire familiale : l’enfant a son histoire propre ; ni l’une ni l’autre ne « regardent » l’enseignant, même si ce qui en surgit dans la relation d’aide doit être respectueusement entendu ; en fait, c’est l’enfant lui-même qui fait le travail psychique et mental de (ré)inscription de certains éléments du registre cognitif dans son histoire personnelle — la face cachée de l’enfant, l’autre côté de l’élève.


Le pôle non pédagogique ou « rééducatif »

Quant au pôle de l’aide dite à dominante rééducative, il faut se garder de l’envisager naïvement destinée uniquement à des élèves qui auraient plutôt des « troubles du comportement ». La dichotomie entre apprentissage et comportement est en effet excessivement réductrice relativement à une compréhension sérieuse de l’élève en difficulté. D’autant plus que les comportements de type passivité et inhibition, au contraire d’agitation et d’agressivité, sont souvent perçus comme des comportements peu gênants ; ils sont par suite facilement tolérés et mésinterprétés, ce qui introduit une grande confusion dans l’usage de la notion de « trouble du comportement ».

Par opposition à des élèves dont les difficultés sont identifiées comme à dominante cognitive, se pose en revanche la question des enfants dont l’identité d’écolier et d’élève s’avère problématique. Non seulement les apprentissages et le rapport aux apprentissages sont en question, mais l’acte même d’apprendre quelque chose de scolaire et, qui plus est, l’inscription symbolique dans l’école et dans la classe sont difficiles, refusés ou mal vécus. D’un côté on admet que l’enfant n’est ni « malade » ni handicapé mental, mais d’un autre côté les activités d’apprentissage sont inhibées, l’acte d’apprendre est « interdit » : l’univers de référence (l’école, la classe) est comme barré ou constitue une menace symbolique. Face à cela, la notion de rééducation « fonctionnelle » se révèle sérieusement inappropriée ; même si l’on a pour objectif indiscutable une « réadaptation scolaire » (appelons cela un apprivoisement à la vie scolaire et à l’apprentissage), entreprendre de traiter le symptôme scolaire relève d’une conception mécaniste et réductrice de la vie mentale (cf. Pain, 1980). L’idée d’un reconditionnement du comportement (behaviour) rôde toujours. On doit même concéder que le terme de rééducation est de ce point de vue assez fortement connoté, ce qui doit inviter le ré-éducateur à la vigilance...

Il va donc s’agir, ici encore, de prendre en marche l’histoire du sujet-enfant, mais maintenant pour l’aider à construire un rapport positif à l’institution scolaire, à la classe (à la vie d’écolier et d’élève), à l’acte d’apprendre (comme activité cognitive) et aux apprentissages (comme mettant en jeu des « contenus » de nature culturelle), enfin aux différents médiateurs du savoir et des apprentissages (les maîtres, mais aussi les parents et toutes les personnes impliquées peu ou prou dans l’éducation d’un enfant). Ici, on constate évidemment que l’histoire personnelle de l’enfant est lourdement dépendante de l’histoire familiale et du rapport symbolique aux origines. Si l’on estime qu’elle l’est beaucoup trop, que l’autonomie psychique de l’enfant est très précaire, voire absente, il faudra envisager l’orientation vers une aide extra-scolaire (le suivi de cette orientation faisant partie des tâches du psychologue scolaire).

Même si c’est « dans le symbolique » que l’on va travailler, c’est son rapport à la réalité qui permet d’évaluer l’autonomie psychique de l’enfant : entretient-il des relations extrafamiliales, a-t-il des camarades, des activités propres, joue-t-il, porte-t-il intérêt à des « choses » (mais de manière non compulsive ni obsessionnelle) etc. ? Si l’enfant a perdu prise sur la réalité, s’il passe à l’acte (« dans le réel ») de manière répétée et non maîtrisable, si corrélativement la réalité n’est plus pour lui assez clairement construite, alors l’enseignant, de sa place d’enseignant même spécialisé, n’aura à son tour pas de « prise » sur l’enfant (au sens d’un travail possible avec lui dans le cadre scolaire). L’enfant lui demeurera inaccessible et c’est la promesse d’un échec — ou d’une fuite dans l’amour interdit (cela se rencontre...)

La limite du champ rééducatif, c’est donc le scolaire comme horizon apparaissant possible (ce qui ne signifie pas : comme horizon immédiat, puisqu’il s’agit de restaurer un « désir d’apprendre » qui fait présentement défaut ou qui est obscurci). Inévitablement, le chemin rééducatif va croiser la problématique privée de l’enfant : autant il est nécessaire de l’entendre et que l’enfant entende qu’il est entendu, autant il est nécessaire dans l’espace scolaire de se défendre de la travailler au sens analytique (d’en faire le contenu et l’objet du travail). Ce maintien à distance (ce respect) et cet interdit s’accommodent assez bien de la mise en œuvre de médiations symboliques culturellement élaborées (contes, marionnettes, certains jeux etc.) qui doivent permettre déplacements et élaborations secondaires, autrement dit l’objectivation symbolique et conceptuelle d’objets ou de situations fantasmés (appartenant au registre de l’imaginaire).

Dans le cadre des institutions thérapeutiques, le recours éventuel, en classe, à des médiations de cette nature, suppose normalement une concertation des enseignants et des éducateurs avec les thérapeutes. A cet égard, les synthèses ont entre autres pour finalité une meilleure articulation entre le travail thérapeutique et la mise en œuvre du projet pédagogique par le biais de telles médiations.

 

II – Du côté du cognitif et du symbolique

Dans un type d’aide comme dans l’autre, malgré les enjeux différents en ce qui concerne l’élève (aider un élève à apprendre, aider un enfant à devenir élève), il s’agit de permettre le déploiement effectif et efficace de la dimension cognitive dans l’ensemble de la vie mentale et psychique de l’enfant. On ne saurait parvenir à un tel objectif sans se soucier de réinscrire les enjeux cognitifs dans un contexte plus vaste, celui sans lequel la cognition demeure privée de sens. La moindre « remédiation cognitive » ne conduit pas loin si de bout en bout elle ne réinscrit pas l’activité cognitive dans le registre propre de l’humain : le symbolique. Cela requiert un effort d’explicitation théorique du rapport entre cognitif et symbolique, à la croisée de la vie « mentale » (registre de la compréhension, de l’apprentissage et de l’adaptation) et de la vie « psychique » (registre de l’affectivité, de la relation et du sens).

Il est commode ici de s’installer au départ, quitte à la réaménager en cours de route, dans la topique lacanienne, celle qui distingue imaginaire, réel et symbolique.


L’imaginaire

Si l’imagination (la faculté de construire des « représentations ») appartient à la vie « mentale », l’imaginaire, quant à lui, ressortit à l’élaboration psychique des pulsions (elles-mêmes de nature primitivement organique). Dans ce registre, les représentations (mentales) ne peuvent être dissociées de la libido à l’œuvre dans la relation d’objet (Klein, 1932 ; Spitz, 1958) à partir de laquelle se construit le moi comme détermination et organisation narcissique du sujet (processus par ailleurs nécessaire pour qu’émerge l’auto-représentation et la réflexivité du sujet pensant ou réfléchissant : le moi comme sujet imaginaire n’est pas qu’un leurre !). Dès lors que les élaborations imaginaires porteuses de désir (les fantasmes) vont être investies comme signifiantes pour le sujet (ce qui relève de l’activité symbolique), c’est l’ensemble de la vie imaginaire qui va devenir susceptible d’élaboration secondaire (élaboration symbolique de l’imaginaire reconstruit de manière récurrente comme signifiant). Dans ses figures pathologiques, l’imaginaire pourra se confondre avec les autres registres psychiques, par exemple dans une organisation hallucinatoire qui ne distingue plus ce qui est imaginaire et ce qui est du réel, ou dans une organisation délirante qui ne distingue pas ou plus ce qui est imaginaire, en en faisant immédiatement du signifiant (paranoïa). Cependant, il est important de noter que les formes « pathologiques » de la vie psychiques vont pouvoir se rencontrer normalement dans tout psychisme en construction, à savoir chez les jeunes enfants (par exemple dans la fabulation). Sans cette caractéristique du psychisme enfantin, le travail « ré-éducatif » ne serait pas possible, puisqu’il repose fondamentalement sur la capacité spontanée de l’enfant à signifier ou à symboliser en quelque sorte directement dans l’imaginaire, sans mise à distance (celle-ci ne va s’élaborer que progressivement, par l’élaboration symbolique de matériaux imaginaires).


Le réel et la réalité

Si l’activité symbolique n’investissait que l’imaginaire, elle serait inévitablement délirante (comme c’est le cas dans les psychoses ou dans leurs formes atténuées), puisqu’aucun principe de rationalisation n’interviendrait plus. Or ce principe, le symbolique comme instance du signifiant, autrement dit interprétante, ne saurait le trouver en soi-même : un tel principe doit se constituer comme son autre (l’autre du symbolique, le non-symbolique). Ce principe, pour fonder un rapport possible à un monde possible, doit en effet représenter une instance tierce, ni imaginaire, ni symbolique. Autrement dit le principe de raison repose sur un principe de réalité : il y a du non-moi, comme ce qui « n’est pas seulement posé comme existant par le sujet, mais peut être retrouvé (wiedergefunden) à la place où il peut s’en saisir » (Lacan, 1954, Écrits, p. 389). Cependant ce qui est ainsi défini comme « la réalité », en ce qu’elle a pour corrélat la consistance du signifié et non pas sa simple subordination au signifiant, n’est pas ce qui intéresse Lacan : la logique et les concepts sont pour lui totalement de nature rhétorique et syntaxique, plus généralement langagière. Or la réalité est le corrélat de l’activité cognitive, en premier lieu perceptive (connaissance sensible) mais surtout rationnelle (logico-conceptuelle) : la réalité « objective » (et non pas « objectale », celle de la « relation d’objet » pour le désir) est construite par le sujet dans une visée d’adéquation avec la réalité comme réalité. La réalité est donc à la fois ce qui est et ce qui est construit par le sujet, étant admis que ce qui est n’est pas précisément ce qui est construit, mais que néanmoins ce qui est construit a à voir avec la réalité « telle qu’elle est ».

Pour Lacan l’horizon de la mort (pulsion ou désir de mort) et la folie nous renseignent plus radicalement que ne le fait l’activité connaissante rationnelle et “normale”, sur la vérité de l’existence humaine. C’est pourquoi c’est beaucoup plus « le réel » que « la réalité » qui lui importe.

Réservons donc au réel d’être la figure du manque (op. cit., 1957, p. 439), « le domaine de ce qui subsiste hors de la symbolisation », « bruit où l’on peut tout entendre, et prêt à submerger de ses éclats ce que le “principe de réalité” y construit sous le nom de monde extérieur » (op. cit., 1954, p. 388). Le réel est ce qui est extérieur au sujet (« expulsion primaire ») et lui résiste absolument, cette résistance étant l’image inversée de la « résistance sans transfert » du sujet. Le réel est ce à quoi le sujet se heurte, sans que jamais ce à quoi il se heurte — innommable, insaisissable, ce qui est là, mais aussi la disparition — puisse jamais être réduit. Lacan privilégie à cet égard l’expression « dans le réel » pour signifier ce qui advient dans l’extériorité du sujet (mais produit par lui), par opposition à ce qui advient « dans le symbolique », donc humainement saisissable, décodable parce que signifiant. L’absence de frontière entre le réel et l’imaginaire, dès lors que le symbolique est forclos, est patent dans l’hallucination (ibid., p. 389). De même l’aliénation du sujet (le sujet extérieur à soi) se manifeste-t-elle dans le « passage à l’acte » dans le réel. Ces deux exemples indiquent que le registre du réel est celui de l’en-deça de la parole, aussi bien dans le sujet que rejeté hors de lui.

La réalité au contraire est le réel pris dans le symbolique (mais pas seulement, comme on va le voir plus loin), et donc construit dans et par le langage, mais non pas construit comme langage : il y a de la réalité dans la mesure où il y a du signifié, quelque chose qui s’oppose au signifiant (et cela, même si secondairement on en fera aussi du signifiant), quelque chose qui soit l’autre du signifiant ; si en effet il n’y avait que du signifiant, non seulement le signifiant ne signifierait rien (pour Lacan le réel est ce rien à partir de quoi il y a quelque chose que l’on va appeler la réalité) mais de ce fait le signifiant comme système de différences (le langage) serait impossible : il faut de la différence pour qu’il y ait de la différence ; autrement dit, pour qu’il y ait de la différence dans le signifiant, il faut non seulement qu’il y ait de la différence dans le langage : entre signifiant et signifié (ce qui relativise la primauté du signifiant), mais en dernière instance de la différence entre le langage et du non-langage. Or le non-langage ne se ramène pas seulement au néant ou au négatif du réel et de la mort, il se ramène aussi (de manière certes moins pathétique) à la réalité et à sa structure intelligible (rationnelle), laquelle ne renvoie pas à une rhétorique et à une syntaxe mais à une logique : le signifié à la fois est pris dans les mailles (rhétoriques, langagières) du signifiant, et lui échappe en quelque sorte, parce qu’il relève d’un ordre qui lui est propre, celui de la logique de la logique (nécessité de l’ordre des raisons pour la pensée) et de la logique de la réalité (nécessité immanente d’un monde). On parle de principe de réalité parce que la réalité fonctionne comme un principe (quelque chose qui « commande ») : elle est l’effectivité d’un logos qui est raison et non langage. Il n’y aurait pas de langage et personne ne pourrait même devenir fou s’il n’y avait pas de différence entre raison et langage, même si pour autant toute raison devra être énoncée et donc signifiée par du langage.

Par opposition au signifiant linguistique institué par convention, la réalité est non-arbitraire (elle est nécessaire ou procède de la nécessité) et c’est secondairement qu’elle est désignée comme signifiante ; de ce fait, elle ne saurait signifier « arbitrairement », mais seulement en fonction de ce qu’elle « est » : c’est la définition même du symbolique comme ordre d’un rapport au monde de part en part signifiant, mais tel que l’on ne peut jamais faire signifier (arbitrairement) n’importe quoi à n’importe quoi, comme c’est le cas pour le signe linguistique. Le lieu de la symbolisation est par excellence le lieu des figures de rhétorique et en premier lieu de la métaphore, de la métasignification (à ce qu’un signifiant signifie — au signifié — on fait à son tour signifier quelque chose d’autre, mais non sans rapport avec la signification première ; on peut ainsi passer d’une signification objective à une signification subjective) Ainsi, tout n’est pas langage, mais de tout il peut être parlé et par la parole toute la réalité peut être faite signe ou symbole : à la fois il y a du référent, parce qu’il y a un monde, à la fois il y a du non-monde (le langage) et à la fois enfin ce que le langage fait du monde : il le fait parler, et c’est le symbolique. Le langage fait parler le réel en même temps qu’il l’éprouve dans sa différence. En le faisant parler, il fait advenir le symbolique ; en l’éprouvant dans sa différence, il le fait advenir comme réalité dont la loi propre n’est pas celle du langage : le langage est capable d’énoncer une loi qui n’est pas la sienne. Si en effet tout était langage, si le signifiant ne faisait que se signifier soi-même, il n’y aurait littéralement rien à dire que le dire du dire, et donc pas de langage du tout (il ne peut pas y avoir que du métalangage). Face au primat de l’organisation du signifiant (le primat de la syntaxe à la lettre), il y a la cohérence logique de la réalité comme l’autre du signifiant, et non pas comme « effet » (effet de sens) au même titre que le signifié ; celui-ci n’est pas qu’un effet de l’organisation signifiante mais un effet du jeu de sa différence avec l’ordre de son autre (l’ordre de la réalité). L’instance de la nécessité interne (« logique »), comme principe de la réalité, résiste à l’instance du symbolique qu’elle structure selon son mode propre qui ne coïncide pas avec le mode linguistique. C’est même parce que l’ordre symbolique, comme ordre d’un rapport au réel qui fait entrer celui-ci dans le signifiant, n’est pas structuré seulement sur le mode linguistique, que le réel peut se constituer comme réalité, comme l’autre du langage, et peut par suite entrer dans le symbolique sans pour autant se confondre avec l’ordre du langage ni s’y réduire. Par analogie avec le vivant, l’ordre symbolique comme ordre humain par excellence tient dans la double hélice de l’ordre du langage et de l’ordre de la logique (de la nécessité rationnelle immanente). La condition humaine tient dans le jeu de leur différence. Ce jeu est au cœur de tout apprentissage, de toute entrée dans la réalité, de toute édification ou éducation.

Ainsi le réel, construit comme réalité par le double mouvement du langage et de la pensée (logique), est-il aussi ce à partir de quoi l’imaginaire et le symbolique ne vont pas se confondre, et donc le registre tiers à partir duquel le symbolique comme tel va pouvoir se déployer.

Ce qui est caractéristique de la réalité (que PIAGET, en 1937, appelle le « réel », parce qu’il ne distingue pas réel et réalité comme le fait Lacan !) c’est sa permanence pour le sujet, sa cohérence interne (dont il suffit dans un premier temps qu’elle soit postulée), autrement dit le fait qu’elle « obéit » à un principe de nécessité interne ou principe de raison irréductible à un lien conventionnel tel que celui établi entre signifiant et signifié dans le langage.

Que la réalité existe comme conforme à un principe de nécessité interne est ce à partir de quoi l’opposition entre moi (sujet) et non-moi (objet) est possible, même si cette opposition, comme les autres oppositions inhérentes à la vie psychique (par exemple entre désir et réalité, entre moi et pulsions etc.), traverse et « divise » ou « clive » le sujet (FREUD, repris par De La Monneraye, 1991), celui-ci, comme être-au-monde, n’étant nullement un “pur” sujet, transparent à lui-même comme un cogito, mais un sujet assujetti. Si tel n’était pas le cas, si la réalité, et pas seulement le réel (chacun dans son registre propre), ne résistaient pas au moi, le non-moi serait une pure production du moi, donc l’imaginaire d’un imaginaire, invalidant du même coup l’opposition entre l’imaginaire et le réel (cf. les exemples du délire et de l’hallucination).

Ce principe de nécessité interne à la réalité est ainsi ce à partir de quoi il n’y a pas que de l’arbitraire, même signifiant. La réalité est donc ce qui peut être construit par le sujet comme présentant un caractère rationnel et intelligible (c’est ce que postulait de manière réaliste ou idéaliste la vieille métaphysique), autrement dit saisissable sous une loi : la loi est le principe nécessaire auquel obéit le réel pour être et demeurer comme réalité et par suite pour être saisissable comme telle par un sujet. C’est cette construction qui relève de l’activité cognitive proprement dite. Lorsque « la réalité » se dérobe à toute cohérence et ne semble plus obéir à aucune loi, elle n’apparaît plus comme « réelle », sinon comme peut apparaître réel le contenu d’un cauchemar.


La loi

La loi est à envisager ici dans toute la richesse de ses acceptions. Elle est tout aussi bien loi physique que loi mathématique, loi qui détermine des rapports entre des choses en devenir, que loi de composition interne qui détermine formellement le contenu d’un concept ; par exemple le caractère irréversible des événements (si X a eu lieu, il ne peut pas ne pas avoir eu lieu et toute la suite lui est subordonnée) ou encore (KANT, 1768-1787) le paradoxe des objets symétriques (non superposables dans le plan) établissent le caractère non imaginaire de l’espace et du temps (qui ne sont cependant pas des choses mais la forme de toutes choses). Ces formes, comme principes organisateurs de la réalité, donnent forme à la nécessité et de ce fait s’imposent a priori comme principe d’intelligibilité.

Les acceptions physiques et mathématiques de la loi sont gouvernées en dernière instance par un principe universel de nécessité logique : X étant posé, X ne peut pas ne pas être X. Si le principe d’identité est de nature tautologique, c’est que la tautologie désigne en fait et paradoxalement l’altérité radicale de l’objet posé par le jugement, par opposition au sujet qui pose : il y a quelque chose comme du non-moi ; il y a de la différence (en posant que X est X, je me pose comme non X pour qui il y a X). Dès lors que l’identité (X est X) et la non-contradiction (X ne peut-être à la fois X et non X) apparaissent comme loi de la réalité, ils deviennent légitimement loi pour le sujet, et de ce fait le moi peut être là comme non-monde, comme distinct du monde, inscrivant cependant la loi au principe de son rapport cognitif à la réalité, qu’il construit dans des jugements qui reposent sur l’archétype du tiers exclu : X est soit P soit non P (toute proposition tierce est exclue, sauf si l’on conteste factuellement que non P soit non P...). À partir de là, le monde peut devenir intelligible, et il le devient de plus en plus pour le sujet à mesure que celui-ci déploie concrètement son activité connaissante.

Le principe du tiers exclu est une transition fondamentale pour envisager la loi comme corrélat de l’existence d’autrui (J est soit P soit non P de E, le reste est folie). La loi est en effet aussi ce qui oblige et interdit, dans la sphère des relations entre sujets. On connaît le caractère symboliquement fondateur des interdits (Héritier, 1994), et en premier lieu de l’interdit de l’inceste (Lévi-Strauss, 1947) : celui-ci oblige (spatialement) à l’exogamie ; il interdit (temporellement) la confusion des générations : il permet d’avoir des relations et une histoire et par conséquent d’exister en tant que sujet. Pour que l’interdit fonctionne, autrement dit que de la différence symbolique advienne, on notera qu’il doit être respecté réellement : le fonctionnement symbolique (celui qui signifie) suppose le fonctionnement réel (celui qui est signifié comme signifiant), c’est pourquoi l’idée que l’interdit devrait être respecté seulement symboliquement est absurde (de même l’idée que « le père symbolique suffit » etc.). La forclusion de la réalité (son déni) entraîne l’enfermement dans la dualité imaginaire-symbolique, et par suite dans le délire interprétatif.

L’interdit de l’inceste n’est pas une institution arbitraire ou une convention contingente (comme les langues ou les us et coutumes), mais une institution originaire et fondatrice, non seulement instituée mais instituante, et de ce fait nécessaire, aussi nécessaire dans son ordre que le principe d’identité logique, puisque nécessaire pour fonder l’identité subjective (qui n’est certes pas une identité statiquement logique mais une identité dialectique, divisée, celle d’un sujet vivant, en devenir, donc susceptible de contradiction : seul le sujet peut délirer, pas la réalité). L’institution de l’interdit est nécessaire (quelles que soient les variations culturelles qu’elle peut revêtir) parce qu’elle est la condition de possibilité de l’humain en général, autrement dit de la culture et de l’ordre symbolique tout entier (celui-là même qui est intériorisé de manière singulière, propre à chacun en fonction de son histoire personnelle, comme registre psychique). On voit donc que c’est son caractère de nécessité interne qui définit à tous égards la loi. En cela il faut la distinguer de la règle qui n’est que la monnaie de la loi, sa traduction contingente (non nécessaire). Par exemple la loi veut qu’il soit nécessaire de rouler soit à gauche soit à droite ; la règle est de rouler à droite ici, à gauche de l’autre côté de la Manche. Les lois du langage (existence d’un système phonologique, double articulation etc.) sont les mêmes partout (Chomsky, 1972) ; les règles des langues (les grammaires) varient de l’une à l’autre, etc.

Il est donc capital de comprendre que la loi, quel que soit son domaine de définition, constitue un principe universel d’intelligibilité immanent à la réalité, sous lequel la réalité se donne comme donnée, autrement dit s’impose comme réelle pour moi.

La loi est donc pensable nécessairement à la fois comme principe auquel « obéit » la réalité et comme principe auquel obéit le sujet non seulement pour penser la réalité mais pour vivre « réellement » (de manière ni végétative ni délirante). En tant qu’elle subsume (recouvre, englobe, tient sous soi) à la fois le pensant (le sujet) et le pensé (la réalité), la loi est ce à quoi obéit aussi bien l’intellect (le sujet cognitif) que l’intelligible (le monde comme pouvant être objet de compréhension et de connaissance). La loi est ce sans quoi il ne pourrait y avoir ni sujet, ni monde, ni rapport sujet-monde, ni relation sujet-sujet. Elle est ce qu’il y a de plus commun.


La cognition : conceptualisation et catégorisation

Il convient donc de considérer la loi comme principe d’intelligibilité non seulement par rapport à la réalité mais, de ce fait même, dans la sphère cognitive elle-même.

On sait que l’activité cognitive est celle qui consiste, pour un cerveau capable d’apprentissage (en nous limitant ici à l’homme), à traiter de l’information (codage neuronal, mise en réseau, cf. Changeux, 1983) : mentalement, une telle activité revient à analyser des contenus (des informations initialement sensorielles), à les synthétiser dans des schèmes, à les mémoriser, à les exploiter en construisant des procédures de résolution de problèmes (une résolution ou procédure réussie étant à son tour une synthèse et une synthèse mémorisée un schème). C’est ainsi que l’on apprend toujours à partir de ce qu’on a déjà appris, selon un inépuisable processus de construction — on désignant pour nous, ici, les élèves...

Au-delà de l’activité sensorielle, l’activité cognitive commence dès le niveau des perceptions et des représentations (lesquelles schématisent des synthèses perceptives) et se poursuit avec les « résolutions » de problèmes sensori-moteurs (cf. les schèmes piagétiens), mais ce qui nous importe ici davantage, c’est la conceptualisation, qui n’est en aucune façon envisageable sans un substrat langagier et culturel interactif (cf. VYGOTSKY, 1934 ; BRUNER, 1983) occasionnant un codage neuronal multidimensionnel (en premier lieu neurolinguistique) du contenu conceptuel. Le concept pouvant être défini comme la « loi de composition interne » d’un objet (cet objet pouvant être plus « concret », comme chaise, ou plus « abstrait », comme siège), la construction de cette « loi » implique analyse et identification d’un ensemble nécessaire et suffisant d’éléments pertinents (ce qui permet déjà de comprendre qu’il existe une infinité de niveaux de conceptualisation et qu’il n’y a pas le concept de tel objet). Ensuite (mais ce ensuite n’est pas à prendre dans un sens chronologique) ce sont les rapports déterminés entre les éléments, propriétés ou attributs, qui doivent être construits et définis. En fin de compte c’est la synthèse déterminée de ces rapports déterminés (un système de rapports) qui donne son contenu au concept. Il ne suffit pas d’inventorier un ensemble d’attributs et de signaler qu’il y a entre eux inter-relation (Barth, 1987 et 1993) pour qu’il y ait concept, mais il faut passer à l’identification du contenu formel des rapports entre chaque élément ou attribut et tous les autres (par exemple l’élément A est situé à la fois sur et perpendiculairement à l’élément B. Ou bien E implique F. Ou bien encore D est la cause de G etc.). Ce qui est donc déterminant dans l’activité conceptuelle, c’est l’activité catégoriale, c’est-à-dire la conception et la mise en œuvre de métaconcepts ou concepts-outils ou encore concepts de rapports permettant de produire des jugements : les catégories (Cassirer, 1953). La catégorisation passe par la désignation (verbale) d’une opération cognitive abstraite de ses contenus et plus ou moins clairement et distinctement identifiée (ce qui suppose une importante activité réflexive et réfléchissante : c’est réflexivement et en réfléchissant que l’on comprend ; le codage verbal est loin de suffire). Lorsque les opérations elles-mêmes commencent à s’appliquer les unes aux autres (construisant de complexes structures métaconceptuelles), on accède à la pensée formelle (de ce point de vue, un énoncé du genre : « Il a dit que demain n’arrivera jamais » est déjà très abstrait ; il peut être cependant à la portée d’un enfant de cinq ans).

Ces quelques indications suggèrent que l’activité cognitive et les difficultés qu’elle peut rencontrer ne sauraient être « traitées » en les isolant. La cognition n’est pas un moteur que l’on pourrait réparer. C’est pourquoi il importe tellement de se garder de tout modèle uniquement mécaniste et fonctionnaliste pour se la représenter (ou plutôt pour la concevoir). Surtout, il importe de se rappeler son caractère historique pour le sujet, compte tenu que l’activité cognitive est coextensive non seulement à un développement organique mais à une histoire subjective (l’histoire du rapport et de la relation du sujet à soi et à son monde, cette histoire n’étant pas autre chose, concrètement, que la culture du sujet).


Émotion, relation, affect

D’un point de vue psycho-physiologique, rappelons en passant que toute activité d’un sujet et en particulier l’activité cognitive, s’accompagne constamment d’une activité émotionnelle mineure ou majeure qui contribue de manière déterminante à l’inhiber ou à la stimuler. Aussi bien les émotions peuvent-elles trouver leur source (stimulus) à l’extérieur du sujet, aussi bien elles peuvent la trouver dans l’activité cognitive elle-même, dès lors que celle-ci est génératrice soit de plaisir et de satisfaction, soit de douleur et de souffrance (ou des deux en même temps). C’est pourquoi les conditions de sécurité émotionnelle (ce qui ne signifie pas neutralité émotionnelle) dans lesquelles les enfants effectuent leurs apprentissages jouent un grand rôle dans leur développement et se répercutent dans leur histoire. Chez certains élèves, les situations d’apprentissage (par exemple être interrogé, aller au tableau, avoir oublié, avoir le sentiment de ne rien comprendre ou que ça va trop vite etc.) sont tellement génératrices de stress ou d’angoisse qu’elles correspondent à de véritables traumatismes psychiques. Si apprendre devient un cauchemar, mieux vaut passer pour stupide et trouver refuge dans la classe de perfectionnement (tant qu’elle existe).

Notons également pour mémoire l’importance des médiateurs humains (la littérature récente abonde sur “les bébés entre eux”, les “interactions cognitives” et les “conflits sociocognitifs” en tous genres), médiateurs enfants mais surtout adultes (Vygotsky, Bruner, déjà cités). À cet égard, le développement des approches cognitivistes ne doit pas faire oublier les dimensions relationnelle et affective (identification, projection, transfert) sans lesquelles il n’y a pas d’investissement psychique dans l’activité cognitive, en premier lieu langagière, et sans lesquelles on ne pourrait même pas parler de registre symbolique - mais qui ne constituent pas l’objet de la présente étude.


Le langage et sa structure métalinguistique

Pour faire faire un pas de plus au cognitif en direction du symbolique, ce qu’il importe maintenant de souligner, c’est ce qui achève de déterminer l’activité cognitive comme proprement humaine : ce n’est pas seulement sa dimension conceptuelle (qui la définit de manière immanente), c’est son caractère signifiant. L’activité cognitive en tant que telle, comme toute activité proprement humaine appartenant et faisant appartenir au monde (en particulier l’activité d’apprendre, de travailler...), comme tout événement contribuant à permettre au sujet de s’appréhender comme réel (et pas seulement comme moi imaginaire), requiert d’avoir un sens. Non seulement les contenus des apprentissages doivent avoir une signification et un sens pour l’enfant, mais, bien plus, l’acte d’apprendre doit également avoir un sens pour lui. Tout cela ne va pas sans parole ni sans langage.

En tant qu’instrument du sens, le langage n’est pas vraiment un “instrument” (Benveniste, 1958). En tant que médium de son rapport à soi, de sa pensée, de son rapport au monde, de sa communication et de sa relation avec autrui, donc en tant que médium “total”, le langage est bien plutôt coextensif à la structure du sujet. Il est permis d’affirmer que le sujet (et pas seulement l’inconscient) est structuré comme le langage lorsque l’on s’avise que le langage est structuré comme le sujet.

Ce que les linguistes identifient comme “fonction métalinguistique” (Jakobson, 1963) ou comme “illocutoire”(7) (Austin, 1962 ; Searle, 1979) représente en effet l’équivalent linguistique de la structure spontanément réflexive du sujet, celui-ci se construisant à son tour réflexivement sur le modèle de la structure réflexive du langage. La communication et les interactions langagières entre des sujets ne sont génératrices de subjectivité que dans la mesure où le médium lui-même (le langage) est vecteur de réflexivité, ce qui suppose qu’il fonctionne lui-même sur un mode structurellement réflexif (seul, bien sûr, le sujet vivant est “réfléchissant”, au sens où c’est seulement dans un sujet vivant que la réflexivité est consciente de soi et s’exerce en acte, s’exprimant dans des formules telles que : “laisse-moi réfléchir !” ou “je trouve que...” ou “je n’y arrive pas”, “je n’y comprends rien”, “j’ai trouvé !”, etc.).

Ainsi par exemple, pour illustrer le caractère réflexif de la langue et du langage en général, celui qui danse ne fait que danser (même si la danse est symbolique, il n’y a pas de “métadanse”) mais celui qui dit “je parle” fait déjà quelque chose (l’action de parler) alors qu’il ne fait que le dire (“acte de parole”, “quand dire, c’est faire”). De même il y a un mot (le signifiant “danse”) qui désigne l’action (réelle) de danser, laquelle se distingue du signifié du mot (ce que j’en comprends : sa “signification”) : en tout état de cause, la danse n’est pas un mot. En revanche il y a un mot (signifiant) qui désigne “ce qu’est un mot” (signifié), mais le mot “mot” n’a pas d’autre référent que son signifié. Le langage a donc bien une composante autoréférentielle qui le caractérise comme réflexif. C’est ainsi que le mot “je” désigne simultanément le sujet parlant (l’énonciateur) et le sujet de la phrase : le sujet se désigne ainsi comme sujet-parlant, sujet (auteur) de la phrase et sujet dans la phrase. C’est ce qui se passe sans cesse lorsque le locuteur s’introduit lui-même ou introduit un autre locuteur possible (tu, il) dans l’énoncé. De manière générale, tout peut être convoqué par un sujet dans un énoncé, et cet énoncé est lui-même compris dans le tout (le langage se “comprend” donc lui-même). En revanche il faudra bien que le danseur parle pour dire et qu’il danse et ce qu’est pour lui la danse. Ce n’est pas en dansant qu’il le pourra. C’est ainsi que le jeune animal joue, mais que l’enfant dit qu’il joue.

Il n’est pas moins vrai d’autre part que la construction du signifiant arbitraire à l’aide d’unités non signifiantes (phonèmes ou graphèmes : unités de seconde articulation, cf. Martinet, 1965) rend possible la production indéfinie de nouveaux signifiants donc de nouveaux actes de signification et par suite de nouveaux signifiés qui actualisent le caractère ouvert et historique du langage comme produisant et en même temps cristallisant le rapport au monde et à eux-mêmes des sujets. Bien plus, l’acte de signification indique que le sujet parlant ne se contente pas d’enchaîner des unités signifiantes pour leur faire signifier ce qu’elles sont supposées signifier, mais bien pour leur faire signifier ce que lui veut leur faire signifier : son intention de signification (cf. Caron, 1983). Dans un contexte donné, et en tant qu’acte d’un locuteur, la première articulation (signifiant - signifié) est toujours un objet intentionnel, une émanation du sujet. Ainsi la double articulation du langage est non seulement ce qui rend techniquement possible l’intentionnalité des énoncés (de leur signification) ; elle définit en outre le langage comme un système ouvert, fonctionnant sur le mode intentionnel. Le sujet qui parle fait parler le langage en lui faisant dire ce qu’il dit comme étant ce qu’il dit : le langage, dans le sujet, finit par être indiscernable du sujet lui-même (cf. la notion de langage intérieur chez Vygotsky), bien que la possibilité de parler repose tout entière sur le jeu qui existe entre langue et parole, entre signifié (relativement indépendant du sujet) et signification (acte de signifier).

Ce qui vient d’être mis en évidence suggère que le langage envisagé dans sa dimension métalinguistique est le medium par excellence de toute aide : il suffit souvent de mettre en jeu cette dimension dans de la parole autour de ce qui est en question dans l’aide pour que l’enfant construise son rapport cognitif et symbolique à l’objet.


Vers le symbolique

Nous venons de voir que la signification est l’acte d’articuler intentionnellement signifiant et signifié (le rapport signifiant-signifié n’étant par conséquent pas fixé une fois pour toutes et subissant le destin de son usage)(8).

Le sens, quant à lui, introduit une donnée encore plus complexe : d’une part la signification elle-même est finalisée (elle s’inscrit dans une visée intentionnelle d’ordre supérieur) et d’autre part la réalité elle-même est spontanément investie comme signifiante par le signifiant : “le ciel est rouge, ça veut dire qu’il fera beau demain”...(l’intentionnalité signifiante tend à recouvrir la réalité : si la réalité est signifiante, c’est dans la mesure où elle est signifiée comme signifiante par un énoncé (une parole). Si tel est le cas, c’est que le signifié est “réel” (est attribué à la réalité), ce qui est une autre manière de dire que la réalité a ou reçoit un “sens”.

L’acte de signification se développe donc dans plusieurs directions étroitement reliées : à un premier degré, il articule signifiant (arbitraire) et signifié, et c’est ainsi que l’on parlera couramment de la “signification” d’un mot (ou d’un énoncé) pour désigner le signifié. Chaque locuteur, réalisant chaque fois cet acte de signification de manière intentionnelle, contribue à modifier si peu que ce soit l’articulation signifiant-signifié et, partant, la valeur des mots.

À un second degré, l’acte de signifier (c’est ici qu’il devient proprement symbolique) articule quelque chose du monde qui se présente comme réel et qui est investi comme signifiant, avec également du réel qui est quant à lui investi comme signifié. L’acte de signifier introduit l’articulation signifiant-signifié dans la réalité elle-même et l’élève à la hauteur d’un “événement” : elle devient intentionnellement signifiante. D’où l’expression “cela veut dire que...” à propos d’un nuage à l’horizon etc. D’où la symbolique des formes, des couleurs etc. Le sujet-interprète se présente alors comme le “greffier” ou le “porte-voix” de la réalité (cf. l’idée de “personne d’univers” de MOIGNET, 1981, in Cervoni, 1987, à propos de “il” dans “il y a”, “il pleut” etc.) : le fait que le rapport symbolique, c’est-à-dire l’articulation du réel et du sens, ne puisse pas être conçu comme institué purement arbitrairement mais comme s’imposant à quelque degré à partir des choses même dès lors qu’elles sont dites, est une autre manière de dire que la réalité n’est pas décomposable en unité non signifiantes, n’est pas une “institution” comme l’est le langage. En revanche, tout (c’est le nom du dieu Pan) fait signe. Mais seul un sujet peut dire, en parlant avec des mots, que ceci ou cela signifie et ce que ceci ou cela signifie. Il n’y a pas de métasymbolique, ou plus exactement c’est le langage lui-même qui est le métasymbolique.

À un troisième degré intervient la reconnaissance qu’il y a du signifié réel et pas simplement du réel signifié. Autrement dit l’intention de signification, qui semblait œuvrer exclusivement dans les registres linguistique et symbolique, en investissant le réel sans pour autant le réduire à un effet de langage, fait advenir le signifié dans le réel et comme réel : cela implique l’entrée du sujet dans la réalité (la réalité ne se réduit pas à “la réalité extérieure”) et revient à envisager la relation sujet-monde comme devant être à la fois réelle, intentionnelle et signifiante. C’est ainsi que l’on passe de l’ordre de la signification à l’ordre du sens, lequel met en jeu l’orientation du rapport sujet-monde comme non seulement pouvant être signifiée (dans un discours) mais comme devant être réellement signifiante : comme ayant un “sens”. Il y a sens lorsque l’être-au-monde est vécu comme intelligible et signifiant mais également finalisé, autrement dit lorsque l’ordre du signifiant et la réalité se sont mutuellement recouverts, sans réduction mutuelle.

Le registre symbolique est alors celui dans lequel s’édifie subjectivement le rapport sujet-autrui-monde ; au cours de cette construction, la réalité se construit en entrant dans l’ordre du signifiant, et pour cela dans l’ordre du langage : en le “faisant parler”, le symbolique commence par soumettre le réel à sa propre “loi” (celle du signifiant). Le langage apparaît alors à lui seul comme univers métasymbolique englobant qui peut subsumer toutes choses dans les registres du symbolique, du réel - et de l’imaginaire : il suffit en effet de dire pour faire coexister tout avec tout. C’est ce que nous appellerons la “fonction”, mais aussi la “force symbolique” du langage, dans la mesure où celui-ci permet de faire “symboliser” toutes choses entre elles (cf. Leibniz, Monadologie, 1714), même les mots avec les choses, les choses avec les concepts, les concepts avec les images, les images avec les mots... C’est ce qui permet de dire que “la terre est bleue comme une orange” (Éluard, L’amour la poésie, VII).

C’est aussi ce qui permet de penser. Penser va impliquer la mise en activité de la cognition pour donner et trouver un caractère intelligible (logique) au réel pris dans le symbolique, d’une part dans la dimension du signifié et d’autre part dans la dimension du signifiant. En parlant logiquement (et non poétiquement) la pensée va pouvoir chercher et attribuer une intelligibilité à la symbolisation généralisée que permet le langage. Ce qui revient à dire que le signifiant, pour être signifiant, va devoir être structuré et donc obéir à la loi comme principe d’intelligibilité interne du réel signifié.


Mathesis ou le langage de la loi

Le règne du langage “naturel” est ouvert, intentionnel et polysémique ; il est loin de n’être que logique, même s’il est (grammaticalement) bien “réglé”. Ce règne, inscrit dans l’ordre symbolique, apparaîtrait absolu et sans partage si en son coeur même ne réapparaissait sous la forme de l’entreprise logico-mathématique de “caractéristique universelle” (mathesis universalis, cf. Leibniz, De arte combinatoria, 1666, etc.), autrement dit de langage “dur”, de langage univoque, le langage de la nécessité interne, donc de la loi munie de la raison de la loi (son caractère strictement défini), donc en dernière instance de la réalité qui par ce renversement se retrouve faisant la loi dans l’ordre symbolique même. Polysémie et rhétorique sont révoqués du langage mathématique. Il en va de même de l’intentionnalité signifiante : il n’y a pas d’autre “sujet” des mathématiques que le sujet universel et formel qui dit “on”.

Que la logique et les mathématiques soient possibles, et par suite tout langage et tout discours “scientifique” fait comprendre, dans l’ordre symbolique lui-même (l’ordre de la donation de sens), la non-réduction de la réalité au symbolique, autrement dit la non-réduction de la nécessité au sens (non plus que du sens à la nécessité) : la nécessité n’a pas de sens en soi. En énonçant l’ordre (nécessaire) des choses (le principe de raison ou de réalité), elle rend simplement possible la réalité comme réalité, condition pour que cette réalité puisse avoir ou recevoir un sens. La loi apparait donc comme la condition de possibilité du sens. En ceci réside, si l’on veut, le sens de la loi... mais cela, on ne peut pas le dire à partir de la nécessité mais seulement à partir du sens, c’est-à-dire comme une interprétation. Ce que l’on peut dire en revanche en terme de compréhension, c’est que l’activité cognitive comme construction du contenu intelligible de la loi (mais non de son “sens”) est nécessaire à l’ensemble de l’activité symbolique et linguistique qu’elle structure.


loi et sens : cognitif et symbolique

Observons d’abord qu’entre l’ordre du cognitif, qui est l’ordre de la compréhension rationnelle et du savoir, et l’ordre du symbolique, qui est l’ordre de l’interprétation et du sens, il y a conflit potentiel. Il y a à tout moment conflit possible, pour la conscience subjective comme pour la culture humaine, entre d’une part comprendre rationnellement la réalité (qui se construit comme monde), et d’autre part l’interpréter comme signifiante (autrement dit lui donner un sens). Lequel commande l’autre, lequel “fait la loi” à l’autre ? Ce conflit se retrouve dans l’opposition subjective (interne au sujet) entre cognition et symbolisation (la symbolisation ne se réduisant pas à produire du signifiant mais à convoquer ou invoquer le réel comme signifiant). On voit pourquoi élucider l’articulation entre cognitif et symbolique est nécessaire pour comprendre ce qui se joue dans l’apprentissage, celui-ci n’étant pas autre chose que le processus de construction du rapport d’un sujet à son monde : la construction d’une culture. Ce rapport sujet-monde requiert la conciliation de la loi et du sens, de la cognition et de l’interprétation. Si l’acte de donner sens n’est jamais réductible à un principe de raison immanente et nécessitante, néanmoins le contenu de l’interprétation doit nécessairement dans sa forme se soumettre à la cognition, sauf à voir se dissoudre la possibilité même de “donner sens”.

C’est donc à partir de l’opposition de la loi et du sens que l’opposition et l’articulation du cognitif et du symbolique peuvent être envisagée : – comprendre, d’un point de vue cognitif, signifie construire conceptuellement une loi de composition interne (ce qui va occasionner la production d’algorithmes et de règles, étant entendu que la forme des énoncés n’est pas à confondre avec la structure logico-conceptuelle de leurs contenus) ; – “comprendre”, d’un point de vue linguistique, signifie attribuer une signification à un énoncé (valeur sémantique, à partir de l’analyse de données syntaxiques et lexicales) ; – comprendre, d’un point de vue symbolique, signifie attribuer un sens à quelque chose (valeur existentielle). Un concept se comprend stricto sensu. Une signification est plutôt objet d’interprétation (d’où l’importance à accorder à l’herméneutique ou “science de l’interprétation” pour penser le langage et le rapport du sujet au langage et à tout ce qu’il interprète au moyen du langage). Un sens, enfin, comme signification de la réalité et dans la réalité, demande tout autant à être interprété : non seulement tout ce que dit quelqu’un demande à être interprété, mais également tout ce qu’il fait (ses actions) et de manière générale tout ce qui est de l’ordre de l’événement. A cet égard une révolution, par exemple, est un événement, tandis qu’une éruption volcanique n’est qu’un phénomène. L’événement a un sens, tandis que le phénomène a une explication (c’est pourquoi on ne devrait pas pouvoir enseigner l’histoire comme on enseigne la physique). L’explication se comprend en se construisant rationnellement (dans le registre cognitif) ; le sens, nécessairement pluriel parce qu’ouvert, se scrute, s’élabore dans une construction cognitivo-symbolique qui engage le sujet. Il y a des explications “objectives” ; il n’y a d’interprétation que subjective, parce qu’intentionnelle – ce qui ne signifie pas “fausse” ! La signification enfin, comme acte d’articuler signifiant et signifié, dans la mesure où elle peut avoir pour objet soit des “explications”, soit du sens, soit enfin elle-même, demeure le lieu, le médium dans lequel s’actualise et s’inscrit dans le sujet son rapport au monde, à autrui et à soi.

 

III – Retour à l’enfant

Le registre symbolique chez l’enfant se construit à la croisée 1) de l’histoire familiale et relationnelle (d’où affective), 2) de son histoire culturelle, sociale, et en particulier scolaire, 3) mais aussi de l’histoire personnelle du sujet comme auteur et origine de ses actes et de sa parole (l’enfant n’est certes pas origine du langage, mais c’est dans la mesure où il est si peu que ce soit “origine de sa parole”, qu’il est “sujet”). L’édification de ce rapport historique au monde et à autrui demande à revêtir d’une part un caractère sensé, d’autre part un caractère intelligible. Ces deux caractères et leur entrecroisement requièrent la mise en œuvre du langage.

C’est une condition première que le rapport au monde soit vécu comme sensé pour être vivable et acceptable, pour que l’enfant acquière même inconsciemment le sentiment que sa vie le conduit “quelque part”. On peut définir comme culture le rapport au monde construit et sensé : cela doit nous conduire à nous interroger sur les rapports entre la culture de l’enfant (le contenu du registre symbolique), la culture du monde auquel il appartient (l’ordre symbolique dans lequel il vit) et enfin la culture savante ou élaborée (commandée par un principe de rationalité) qui sert d’horizon de référence à la culture “scolaire”. Si la “culture” n’est qu’un entassement de connaissances apprises et si elle ne prend pas en compte ce qu’elle est par essence : le rapport symbolique d’un sujet au monde, elle est comme morte.

C’est une condition non moins radicale pour l’édification de l’enfant que ce qui ressortit à l’ordre symbolique puisse être saisi dans son identité et dans son organisation formelles, dans sa permanence dans le temps, dans ses raisons internes et externes, en un mot dans son caractère intelligible. C’est sur ce plan que la cognition est requise et elle l’est doublement : l’intelligence doit s’exercer sur les choses et les événements pour les comprendre, car l’interprétation elle-même requiert la compréhension qui, par un processus de rationalisation et de conceptualisation, lui fournit sa matière ; mais elle doit encore s’exercer sur “l’instrument” ou l’organon de la symbolisation comme de la cognition : le langage.

La compétence langagière de l’enfant se développe à mesure que se développe son intelligence de la langue. Cette intelligence, comme compréhension des régularités que sont les “règles”(9), n’a pas besoin d’être systématiquement consciente : l’enfant sait utiliser les verbes avant de “savoir” ce qu’est un verbe. L’intelligence de la langue s’actualise concrètement dans l’activité métalinguistique de l’enfant qui parle (de) la langue. Il n’y a donc aucune opposition pratique à faire entre l’usage de la langue à propos des “choses” et l’usage métalinguistique de la langue. C’est même le divorce entre ces deux usages qui est pédagogiquement préjudiciable : parler des choses du monde et de nulle part doit constamment justifier et motiver “faire de la grammaire”.

Les élèves en difficulté sont à tous égards mis en difficulté par l’approche des mathématiques et du français comme des “choses à apprendre”, comme des “contenus”, alors que, en tant qu’objets, ce sont des formes (comme l’espace et le temps...) et en tant que réalités subjectives, ce sont des activités (des opérations mentales) de maîtrise de la rationalité à la fois de la réalité et de la pensée elle-même (cf. Cassirer, 1953). Cette maîtrise est fondamentalement d’ordre logique, la logique étant la forme pure (abstraite) de l’activité cognitive.

Il convient par conséquent de ne pas confondre les “contenus” et les opérations en tant que telles. La maîtrise des contenus dénote une “culture”, la maîtrise des opérations dénote des “compétences”. La maîtrise cognitive des opérations s’actualise dans les compétences linguistique (morpho-syntaxique et lexicale) et mathématique (en premier lieu numérique), et il n’y a pas de véritable compétence sans métacognition, donc sans activité métalangagière et métamathématique, laquelle passe par une continuelle “conversation” avec l’enfant, portant sur ce qu’il dit et sur ce qu’il fait – et sur ce qu’il dit qu’il fait.

Du côté pédagogique, on doit en tirer la conclusion qu’aucune “forme” ne se construit sur le plan cognitif si elle n’est pas la forme d’un “contenu” (qui n’existe pas sans mise en jeu du rapport symbolique à la réalité), ce qui doit induire le primat des contenus culturels lorsque l’on a pour objectifs des savoirs construits et des compétences : place aux “disciplines d’éveil” pour apprendre à lire, écrire, calculer, mesurer, raisonner !

Quant à l’aide spécialisée, elle ne saurait se contenter de “traiter le symptôme scolaire” ni travailler au niveau des apprentissages, mais au niveau métapédagogique d’une remontée avec l’enfant (anamnèse) vers une réappropriation symbolique, culturelle et cognitive du monde (sans négliger la dimension des affects mis en jeu), autrement dit vers une réappropriation de son rapport personnel à ce monde dans lequel il coexiste avec d’autres. À partir de son caractère signifiant ou plus exactement sensé, chaque chose peut alors devenir intelligible et l’enfant peut exercer son intelligence à la comprendre – à partir de quoi il peut mettre en mouvement la compréhension de la compréhension.


Pour conclure

L’intelligence est, à propos et de la réalité et du symbolique, compréhension de la loi. C’est à partir de l’opération de subsomption (de subsumer) des “choses”, des significations, du sens et des règles (du symbolique dans son ensemble) sous de la loi, dans des énoncés bien formés, que se construit le corrélat entre sujet connaissant, sujet apprenant, et objet, d’une manière qui garantit la non-confusion entre le moi et le monde. La réalité se construit donc, par la médiation du langage, comme objectivation de la loi (réalisation de la loi dans des objets construits), et cette construction est structurante de l’ordre symbolique lui-même. C’est la raison pour laquelle travailler directement sur et dans l’activité cognitive n’aura pas de sens si le contexte symbolique défaille ou fait défaut. C’est à partir d’un “postulat” de sens que peut être posé et étayé un “postulat” de rationalité. Alors une suffisante “confiance” dans la réalité permet de “libérer” l’activité cognitive qui peut alors non seulement se soumettre à la loi mais faire son entrée dans la loi, c’est-à-dire s’engager dans un processus d’exploration et de découverte de la “raison interne” (du caractère intelligible en raison de sa nécessité interne) de la loi. L’activité cognitive, dans son contexte symbolique, peut alors être comprise comme activité de construction des savoirs, la nécessité interne apparaissant, non de ce que l’on “sait”, mais de ce que l’on comprend ce que l’on sait.

L’activité cognitive ne se développe pas à côté de l’activité symbolique. Elle est ce par quoi se construit l’intelligibilité de l’univers symbolique lui-même. Comprendre “comment ça marche” et comprendre “pourquoi et pour quoi c’est là” sont deux démarches irréductiblement différentes, mais qui doivent continuellement s’appliquer l’une à l’autre : c’est leur opposition irréductible qui introduit irréductiblement de la différence dans le rapport au monde ; de la sorte, ce rapport ne peut pas être unilatéralement rationnel et nécessaire, au point que le sujet n’aurait pas d’autre place que celle (nulle) d’un “on” ; mais ce même rapport ne peut pas davantage être unilatéralement “a-rationnel”, privé de raison et néanmoins (suppose-t-on) être tout-signifiant : le sujet, cette fois-ci, sombrerait comme le capitaine Achab dans le naufrage du réel.

La cognition se saisit du registre du sens pour en construire la cohérence interne, l’ordre qui le fait “tenir debout”, sans que jamais soit abolie la dynamique du sens qui vise l’au-delà de l’ordre immanent, de la pure légalité de la loi. C’est cette entreprise que l’enseignant spécialisé a pour vocation d’aider chez l’élève en difficulté.

Philippe Cormier
1996-97

 
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Bibliographie

 
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Notes

(1) Du latin mens, esprit, pensée, intelligence.

(2) Du grec Psukè, âme.

(3) La culture et les savoirs « savants » se distinguent de simples connaissances (acquises spontanément au cours des expériences de la vie courante), en ce qu’ils exigent une étude et des systématisations, d’où le passage par l’école et des médiations didactiques.

(4) Ce d’abord et cet avant ne sont naturellement pas à prendre en un sens chronologique mais eu égard au souci prioritaire que doit avoir le maître spécialisé d’établir une relation solidement construite avec les élèves, par opposition avec l’action d’enseigner ou l’action sur l’élève pour qu’il apprenne, actions qui doivent impérativement respecter certaines médiations à envisager dans le projet d’aide.

(5) Héritière de la « rééducation psychomotrice » (RPM), elle investit désormais plutôt les champs relationnels et symboliques que psychomoteur. Elle se distingue de l’aide « à dominante pédagogique » héritière des pratiques de « rééducation psychopédago­gique » (RPP).

(6) Les exemples scandinaves et en particulier finlandais sont probants, mais après tout, les « pédagogies nouvelles », toujours révérées mais peu pratiquées, sont nées beaucoup plus près d’ici...

(7) La valeur illocutoire d’un acte de parole indique que non seulement le sujet a produit un énoncé (locutoire), que non seulement l’énoncé a produit un effet non linguistique (perlocutoire), mais que ce qui est signifié par l’énoncé est réalisé par l’énonciation elle-même. Si je dis : “je promets”, l’acte de promettre est réalisé par le fait de le dire. Mais aussi, si je dis : “fais-le !”, l’emploi de l’impératif fait de l’acte de le dire l’acte effectif de donner un ordre. Si je dis : “il écrit”, écrire est un acte, mais le dire est aussi un acte. La valeur illocutoire de ce qui n’est qu’un simple “constatif” vient du fait que “en le disant” je fais le constat qu’il écrit, ce qui s’explicite dans le “performatif” : “je constate (je dis, je vois etc.) qu’il écrit”. D’où l’affirmation que le langage est structurellement réflexif (son caractère ”métalinguistique” ne constitue pas une propriété parmi d’autres).

(8) C’est ainsi que la valeur des unités linguistiques signifiantes (Saussure, 1915) est établie dans la langue à partir de l’acte de signifier qui détermine génétiquement leur usage, lequel en détermine à son tour la valeur.

(9) Sur la règle et le rapport entre la réalité et le langage, cf. Wittgenstein, 1918-1945.

 
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Dernière révision : samedi 18 janvier 2014 – 16:40:00
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